La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin

Éditions Agullo, 2021
ISBN 9782382460030
288 p.
21,50 €
Gênes, juillet 2001.
Les chefs d’État des huit pays les plus riches de la planète se retrouvent lors du G8. Face à eux, en marge du sommet, 500 000 personnes se sont rassemblées pour refuser l’ordre mondial qui doit se dessiner à l’abri des grilles de la zone rouge.
Parmi les contestataires, Wag et Nathalie sont venus de France grossir les rangs du mouvement altermondialiste. Militants d’extrême-gauche, ils ont l’habitude des manifs houleuses et se croient prêts à affronter les forces de l’ordre. Mais la répression policière qui va se déchaîner pendant trois jours dans les rues de la Superbe est d’une brutalité inédite, attisée en coulisses par les manipulations du pouvoir italien. Et de certains responsables français qui jouent aux apprentis-sorciers.
Entre les journalistes encombrants, les manœuvres de deux agents de la DST, et leurs propres tiraillements, Wag et Nathalie vont se perdre dans un maelström de violence…
Frédéric Paulin a solidement installé son nom parmi ceux des grands auteurs français contemporains de polars grâce à son entrée dans le catalogue des éditions Agullo avec la trilogie Benlazar (La Guerre est une ruse, Prémices de la chute, Fabrique de la terreur). Trois romans exceptionnels qui analysent avec finesse et acuité le fonctionnement des extrémismes et leur avènement en tant que forces politiques mondiales au cours des trente dernières années, depuis l’Algérie en guerre civile des années 90 à Daesh en passant par Al-Qaïda – et tous les événements tragiques qui leur ont servi de faits d’armes, des attentats sanglants à Paris en 1995 au Bataclan en 2015.
Avec La Nuit tombée sur nos âmes (superbe titre), Frédéric Paulin conserve la même approche : s’efforcer de comprendre l’évolution du monde contemporain en scrutant à la loupe ses soubresauts les plus marquants.
Il opte en revanche pour une autre dynamique narrative. Fini le temps long, les intrigues étalées sur plusieurs années, l’événement choisi lui permet de recourir à des règles dramatiques plus classiques : unité de lieu (hormis les premières pages qui mettent en place les personnages, tout se déroule à Gênes), unité de temps (quelques jours à peine), unité d’action.
Le souvenir des faits tragiques en marge de ce sommet du G8 à Gênes paraîtra sans doute moins marquant à nombre de lecteurs que celui du 11 septembre 2001 (alors même que ces deux événements sont séparés d’à peine deux mois). Ce qui s’est passé dans la ville italienne n’en est pas moins un moment déterminant de l’Histoire, puisque les manifestations qui s’y sont déroulées – et la terrible violence qui les a émaillées – ont largement contribué à inscrire la lutte populaire contre la mondialisation (autrement dit l’altermondialisation), et le concept même de mondialisation, dans notre chronologie récente.
Et faut reconnaître, c’est du brutal.
Frédéric Paulin sait particulièrement de quoi il parle ici, puisqu’il y était, dans les rangs des altermondialistes. Ce qui ne l’a pas empêché de se documenter avec rigueur pour entourer ses propres perceptions de tous les ingrédients qui ont amené à l’explosion de violence dans les rues de Gênes.
La Nuit tombée sur nos âmes est donc un tableau vivant d’une très grande précision, dont la caméra virevoltante nous conduit tour à tour des camps des manifestants (couvrant un large spectre allant de la LCR aux Black Blocs) aux coulisses du sommet politique en passant par les arrière-boutiques policières et les journalistes, témoins à la fois catastrophés et avides de scoops de l’inévitable tragédie à venir.
Autant d’acteurs tous déterminés à jouer leur propre partition sans se soucier de suivre un seul chef, avec comme résultat inévitable la cacophonie et le chaos. Et la mort, puisqu’il fallut qu’un homme tombe durant cette mêlée, la rendant encore plus inoubliable, pour la pire des raisons.
Comme dans la trilogie Benlazar, le romancier donne à comprendre les événements avec une clarté et une exigence qui font tomber les barrières de l’ignorance.
Parmi les acteurs aux noms connus – les Berlusconi, Chirac, Bush, Poutine – dont il s’amuse à retranscrire l’étrange comédie politique dans laquelle, là aussi, chacun essaie de monopoliser l’avant-scène en bouffant au besoin l’espace des petits camarades, Frédéric Paulin campe une large galerie de personnages fictifs qui nous permettent de nous glisser là où l’observateur lambda n’est pas censé avoir accès.
Le roman alterne ainsi scènes de rencontres et d’explications, au fil de dialogues brut de décoffrage, avec des séquences de suspense et d’action (il faut bien appeler cela ainsi) qui reconstituent presque minute par minute la frénésie effroyable qui embrase Gênes.
L’écriture est violente, directe, oppressante, elle bouscule et frappe autant que les coups qui pleuvent dans les rues. Elle rappelle celle de Marin Ledun, autre grand nom français parmi les auteurs de romans noirs assidus à scruter les dérives du monde.
Peu de répit, aucun angélisme, pas de héros ici (mais pas mal de vrais méchants), les marionnettes de ce théâtre de souffrance sont largement manipulées par des diables.
La Nuit tombée sur nos âmes confirme évidemment l’énorme puissance narrative de Frédéric Paulin, et sa capacité hors normes à faire de la littérature un laboratoire pour disséquer et comprendre cette entité si complexe et mouvante que l’on appelle Histoire, qui constitue aussi notre quotidien.
Un nouveau tour de force qui laisse pantelant, mais un peu mieux armé face à la violence politique et économique de notre planète ultra-connectée.
Mahmoud ou la montée des eaux, d’Antoine Wauters

Éditions Verdier, 2021
ISBN 9782378561123
131 p.
15,20 €
Syrie.
Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973.
Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.
Pour raconter la violence de l’humanité, les lents déchirements de l’Histoire, les blessures inconcevables de ceux qui ont tout perdu pendant une guerre, la littérature offre une infinité de moyens servant tous, sinon de baume, de filtres pour tenter de comprendre comment notre espèce s’emploie à tout détruire avec tant d’acharnement depuis des siècles.
Dans Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters choisit un chemin assez exigeant. En s’appropriant la voix de Mahmoud Elmachi, un vieux poète syrien, le romancier – lui-même poète et éditeur de poésie en Belgique – modèle son texte à la manière d’un chant poétique. Une longue élégie en vers libres, sans rime ni cadence régulière, qui se distingue par des phrases souvent courtes et des retours à la ligne presque à chaque ligne.
Cette manière singulière, qui saute aux yeux dès qu’on ouvre le livre, impose d’emblée le regard fracturé du narrateur, son lent désespoir et son chagrin immense, teintés de nostalgie pour des paysages, des gens et des époques rayés de la carte, noyés sous les flots – réels, ceux du barrage el-Assad sur les berges duquel vit Mahmoud et qui, pour complaire à la mégalomanie de l’ancien Raïs, a englouti des milliers de maisons et détruit autant de vies ; et ceux, métaphoriques, du cours inexorable de l’Histoire et de son cortège de destruction.
Grâce à ce phrasé saccadé et pourtant fluide, Antoine Wauters convoque pêle-mêle les souvenirs amoureux d’un vieil homme, les spectres de sa famille disloquée par la guerre, des odeurs, des couleurs ; mais aussi les soubresauts de l’Histoire de la Syrie, des mirages despotiques d’Hafez el-Assad à l’avènement imprévu de son fils Bachar, appelé au pouvoir après la mort accidentelle de son frère aîné, avec toutes les sinistres conséquences que l’on connaît, en passant par les espoirs déçus du Printemps Arabe, réprimé dans l’horreur.
Mahmoud ou la montée des eaux est un roman dont la prose poétique et le terrible sujet pourront paraître austères à certains, mais dont la mélancolie et les drames poignants sauront toucher les lecteurs à la recherche d’écritures originales autant que d’évocations puissantes.
Pas le livre le plus facile d’Antoine Wauters – pour le découvrir, je vous recommande plutôt la lecture de Pense aux pierres sous tes pas, une merveille enthousiasmante et lumineuse en dépit de sa rugosité. Mahmoud… confirme, en revanche, le grand talent et l’ambition littéraire de l’écrivain belge.
À première vue : la rentrée Flammarion 2021
Intérêt global :
Des sept parutions de l’année dernière chez Flammarion, on remonte à onze cette année (si j’ai bien compté).
Dommage.
Pour le reste, on trouve du médiatique (Angot, Djian), du vrai talent (Reverdy), mais aussi un drôle de pari : aligner cinq premiers romans sur la grille de départ (plus une première traduction). Et ce courage-là, mine de rien, mérite au moins d’être salué – en attendant de voir si les livres en question méritent autant d’attention.
UN PRÉFÉRÉ
Climax, de Thomas B. Reverdy

J’aime cet auteur. J’ai parfois le sentiment que son univers, sa force littéraire et la variété de ses sujets ne sont pas assez payés de retour, que ses livres ne rencontrent pas toujours le succès qu’ils mériteraient. C’est peut-être une fausse impression (d’autant qu’il collectionne les récompenses, dont le Prix des Libraires en 2016 et l’Interallié en 2018), je n’ai aucune donnée pour étayer cette sensation hormis mes propres ressentis de terrain ; et si je me trompe, tant mieux.
Toujours est-il qu’un nouveau roman de Thomas B. Reverdy est toujours pour moi un objet de curiosité. Cette fois, il nous emmène dans un village norvégien, menacé par un accident sur une plateforme pétrolière au large. Sans parler du glacier qui se fissure et des poissons morts qui s’agglutinent sur le rivage… Un ingénieur géologue, originaire des lieux, se présente au village pour se confronter autant à son passé qu’à la perspective d’un monde sur le point de s’effondrer.
À LA UNE
Double Nelson, de Philippe Djian

L’un des noms les plus solides de la maison Flammarion, habitué des rentrées littéraires et des unes de la presse spécialisée.
Djian revient avec le nom d’une prise de catch en guise de titre, pour raconter une rupture amoureuse suivie de drôles de retrouvailles : elle, membre des forces spéciales d’intervention de l’armée, vient se réfugier chez lui, écrivain en proie au doute, pour échapper à une troupe de mercenaires lancée à ses trousses. Commence alors une drôle de danse, où la nécessité d’apprendre à revivre ensemble s’accompagne d’une menace mortelle…
Drôle de pitch, qui propose un angle plutôt ludique pour détricoter l’éternelle question de la relation amoureuse.
Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot

Autant j’aime Reverdy, autant je déteste Christine Angot. Son style tout d’abord, que je trouve caricatural, creux et haché, faussement rythmé de répétitions obsessionnelles et plombés de dialogues terriblement plats, et dont je me demande comment autant de gens supposés savoir lire (je pense très fort à Bernard Pivot par exemple, qui ne s’est jamais caché d’aduler le travail de la dame) sont capables de chanter les louanges.
Je n’apprécie guère l’auteure non plus, et par l’auteure, j’entends la personnalité qui manque rarement une occasion de déverser sa morgue, son fiel et sa froideur dans les médias.
S’il y a une chose que je veux lui reconnaître en revanche, c’est la constance avec laquelle elle campe son œuvre autour du drame qui a façonné sa vie, drame dont elle est loin d’être la seule victime et auquel elle donne une voix et une visibilité essentielles depuis toutes ces années.
Pas de surprise : dans ce nouveau roman, Angot parle donc d’inceste. Elle aborde cette fois la question en creusant le point de vue de l’enfant, puis de l’adolescente et de la jeune femme victime de son père.
AH AH, BIOGRAPHIE !
Tout ce qui est beau, de Matthieu Mégevand
Matthieu Mégevand s’est fait une spécialité de capter en littérature des figures artistiques flamboyantes. Après le poète Roger-Gilbert Lecomte et Lautrec, le voici qui s’attaque au génie ultime : Mozart. 192 pages pour cerner l’une des figures les plus célèbres du monde, et trouver en mots l’équivalent des notes avec lesquelles le compositeur a créé sa renommée intemporelle.
Presque toutes les femmes, d’Héléna Marienské
Les ennemis de la vie ordinaire, roman délirant sur l’addiction paru en 2015, m’avait bien fait marrer. Le registre de ce nouveau titre sonne différemment, puisque la romancière y dresse le portrait des femmes de sa vie, qu’elles aient laissé une trace positive ou non sur son existence. Une autobiographie en creux, donc. Cela n’empêche pas l’humour, mais sans tirer du côté hirsute qui m’avait réjoui dans Les ennemis…
PREMIERS ROMANS (5 + 1)
Le Chien, d’Akiz
(traduit de l’allemand par Bruce Germain)

Réalisateur et scénariste allemand, Akiz ajoute la corde de romancier à son arc.
Le Chien du titre, c’est un drôle de type, dont on ne sait rien hormis les rumeurs étranges qui courent sur son compte. Ce qui est sûr, c’est le gars est un prodige en cuisine. Son embauche dans le restaurant de luxe El Cion aurait pu être joyeuse. Mais c’est moins un palais raffiné qu’une grenade dégoupillée que le chef a engagé. Et quand ça va péter, ça va faire mal.
Petite curiosité pour ce titre au résumé intrigant, dont les premières lignes happent et interpellent.
L’Éblouissement des petites filles, de Timothée Stanculescu

Bon, déjà, histoire d’éviter les confusions, sachez que Timothée ici est une fille. Qui s’essaie au roman d’apprentissage adolescent, en racontant la fascination d’une jeune fille, Justine, à l’égard d’Océane. Ancienne copine d’enfance, devenue simple voisine de village et lycéenne comme elle.
Sauf qu’Océane a disparu, et dans ce coin de France où il ne se passe jamais rien, c’est plus qu’un fait divers.
Un événement assez troublant pour pousser Justine à vouloir, comme Océane, s’initier aux garçons, quitte à jeter son dévolu sur le jardinier de sa mère – qui est un homme, plus un garçon.
Bref. Tout ceci me rappelle un roman de Megan Abbott, La Fin de l’innocence, livre puissant et brillant. Si le sujet vous intéresse, celui-là, je vous le conseille sans hésiter. Pour celui-ci, dont on commence à causer un peu, je vous laisse juge.
L’Amour et la violence, de Diana Filippova

Le titre n’est pas fou, la couverture non plus, mais le pitch rattrape un peu (toutes proportions gardées).
Valentin vit dans une chambre de bonne d’où il observe la Cité, seul, pendant que sa mère, répétitrice auprès des familles illustres, s’absente le jour comme la nuit. Né de l’autre côté du mur, déchiré entre le rêve de se fondre dans les hauts milieux et la conscience aiguë d’une société au bord de l’implosion, il se débat avec le passé et la mémoire.
Selon l’éditeur, un premier roman entre dystopie, roman social et récit d’apprentissage.
Ce qui gronde, de Marie Petitcuénot
Sur le papier, elle a tout pour être heureuse : un mari, trois enfants, un boulot intéressant. Et pourtant. La jeune femme qu’elle fut avant cette vie bien rangée commence à protester, et lui enjoint de se rebeller contre le fait social établi. Bonne mère, bonne épouse, femme intégrée, une fin en soi ? Et faut-il pour autant renoncer à sa liberté ? Un plaidoyer féministe pour une autre façon d’être mère.
Buenos Aires n’existe pas, de Benoît Coquil
Marcel Duchamp arrive à Buenos Aires en septembre 1918 et y demeure neuf mois. De ce séjour, on sait peu de choses. Un terreau idéal pour un écrivain, qui permet donc à Benoît Coquil d’imaginer ce récit littéraire dont la ville est autant la figure principale que l’artiste.
Mississippi Driver, de Lee Durkee
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard)
C’est en réalité le deuxième roman de Lee Durkee, mais le premier traduit en français, alors bon, il a sa place dans cette rubrique consacrée aux débutants. Il y raconte la journée d’un chauffeur de taxi à Gentry, Mississippi, et ses différents passagers qui, tous à leur manière, racontent un peu de cette fameuse « Amérique profonde » qui fait tant causer au moment des élections présidentielles.
BILAN
Lecture certaine :
Climax, de Thomas B. Reverdy
Lecture potentielle :
Le Chien, d’Akiz
Lecture hypothétique :
L’Amour et la Violence, de Diana Filippova
À première vue : la rentrée Agullo 2021
Intérêt global :
Agullo a cinq ans !
L’occasion de mettre en lumière et de soutenir plus que jamais cette maison aussi sérieuse qu’aventureuse, grande exploratrice des littératures des pays de l’est (ils nous ainsi offert au premier trimestre la première traduction d’un polar croate, L’Eau rouge) et découvreuse de talents puissants en littérature policière. Dont l’un de leurs plus éminents représentants revient justement en septembre cette année, et on l’attend avec impatience (c’est peu de le dire !)
La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin

Sa trilogie Benlazar (La Guerre est une ruse, Prémices de la chute et La Fabrique de la terreur) a marqué les esprits, autant par la force implacable de sa narration que par la pertinence de sa réflexion sur les dérives extrémistes entre la fin du XXème siècle et le début du XXIème.
Le regard acéré de Frédéric Paulin se braque cette fois sur Gênes, en juin 2001, à l’occasion d’une réunion du G8 marquée par de terribles répressions policières contre les nombreux manifestants altermondialistes venus défendre une autre vision du monde.
Grosse promesse, énorme attente, l’un des rendez-vous incontournables de la rentrée pour moi.
(Et le titre est superbe.)
Le Saut d’Aaron, de Magdaléna Platzová
(traduit du tchèque par Barbora Faure)

Une équipe de tournage du XXIème siècle s’intéresse au destin de Berta Altmann, une artiste indépendante de l’entre-deux-guerres qui cherche sa voie de Vienne à Berlin en passant par Prague.
Un roman inspiré par Friedl Dicker-Brandeis, qui a enseigné l’art aux enfants dans le camp de Terezin avant de mourir à Auschwitz.
BILAN
Encore deux titres de la maison qui m’intéressent fortement… Ils sont forts chez Agullo !
Lecture certaine :
La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin
Lecture probable :
Le Saut d’Aaron, de Magdaléna Platzová
Komodo, de David Vann

Éditions Gallmeister, 2021
ISBN 9782351782521
304 p.
22,80 €
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski
Sur l’invitation de son frère aîné Roy, Tracy quitte la Californie et rejoint l’île de Komodo, en Indonésie. Pour elle, délaissée par son mari et épuisée par leurs jeunes jumeaux, ce voyage exotique laisse espérer des vacances paradisiaques : une semaine de plongée en compagnie de requins et de raies manta. C’est aussi l’occasion de renouer avec Roy, qui mène une vie chaotique depuis son divorce et s’est éloigné de sa famille.
Mais, très vite, la tension monte et Tracy perd pied, submergée par une vague de souvenirs, de rancœurs et de reproches. Dès lors, un duel s’engage entre eux, et chaque nouvelle immersion dans un monde sous-marin fascinant entraîne une descente de plus en plus violente à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à atteindre un point de non-retour.
Les joies de la famille selon David Vann, épisode 6473
Les failles et faillites familiales sont le terreau littéraire exclusif du romancier américain. Elles sont présentes, béantes, dans tous ses livres sans exception.
La faute à une histoire personnelle riche en douleur et en souffrance, qui pousse inexorablement Vann, texte après texte, à appliquer le filtre de la littérature sur ses proches – et sur lui-même – pour essayer de comprendre la tragi-comédie permanente qui leur sert de quotidien à tous, depuis le suicide de son père lorsqu’il avait treize ans (l’épisode fondateur, raconté depuis Sukkwan Island jusqu’au magnifiquement dramatique Poisson sur la Lune). Non pas comme un baume – la littérature de David Vann n’est guère cathartique -, mais plutôt comme une expérience entomologique sans cesse renouvelée.
Après avoir beaucoup tourné autour de la figure de son père, l’écrivain choisit cette fois sa sœur en personnage principal. Avec leur mère et lui-même en antagonistes, auxquels il ne fait pas plus de cadeau qu’à Tracy.
Rappel utile au passage : chez Vann, contrairement aux apparences, on est jusqu’au cou dans la fiction, et non pas dans l’auto-fiction réductrice et complaisante. Même dans Un poisson sur la Lune, où les personnages portaient leurs véritables noms (Jim Vann pour le père, David lui-même en adolescent), et à plus forte raison dans ses autres livres, David Vann dispose, transpose, adapte le matériau familial, et le transfigure, autant par les péripéties qu’il narre que par le travail du style (on y revient plus bas).
On notera d’ailleurs, comme un symbole, que le personnage du frère de Tracy porte le prénom de Roy – comme le jeune garçon de Sukkwan Island, parti pour un an de vie à la dure sur une île au large de l’Alaska avec son père… prénommé Jim. Un choix évidemment tout sauf anodin, qui jette une ligne de vie (et de mort) entre les deux romans et les deux personnages, tout en soulignant qu’on parle bien du même caractère, quel que soit son destin dans les livres en question.
Inutile donc de chercher à savoir ce qui est vrai ou non dans Komodo, si cette réunion de famille a bien eu lieu et si les faits se sont déroulés de près ou de loin comme dans le roman. Cela n’a aucune importance. La fiction prime, et ce que David Vann entend lui faire dire.
C’est d’autant plus important de le souligner que le romancier américain a désormais atteint une maturité exceptionnelle, et que chacun de ses livres vient compléter les précédents en montrant à quel point Vann a conscience de faire œuvre, de penser de manière globale son geste littéraire.
Dans Komodo, on retrouve nombre d’ingrédients familiers de son travail : l’incapacité à se parler et se comprendre dans le cercle familial restreint, même (surtout ?) lorsqu’on fait des efforts ; une propension naturelle à finir par exprimer le fond de ses pensées, sans se soucier du mal que cela peut faire – à moins que ce soit le but recherché…
Les compromissions, les mensonges, l’égoïsme naturel de l’homme sont également mis à nu, à coups de scalpel littéraire qui fouille la chair du mal jusqu’à l’os.
Les vérités de l’océan
En dépit de ce tableau cinglant, David Vann parvient à sauvegarder des moments de quiétude, d’apaisement, des sortes de trêve qui permettent au lecteur de respirer. Les scènes sous-marines, ici, peuvent offrir des parenthèses enchantées, autorisant l’écrivain à se faire plaisir en chantant son amour pur et sincère pour la mer et les créatures qui l’habitent.
Marin obstiné, plongeur patenté, Vann ne paraît jamais autant chez lui que dans l’eau. Et, comme dans Aquarium (qui contient par contraste quelques-unes des scènes de maltraitance familiale les plus insupportables de son œuvre), il recourt à ces escapades entre les poissons et les coraux pour laisser croire en un monde meilleur, dégagé des contraintes et des mesquineries ordinaires de l’humanité.
Pourtant, paradoxalement – car rien n’est jamais simple et manichéen chez David Vann -, la plongée sous-marine est aussi utilisée comme métaphore des relations familiales. Il faut descendre profond, là où tout devient sombre et mouvant, là où les repères se brouillent et le danger permanent, pour mettre à nu la vérité des âmes.
Les scènes de plongée se succèdent ainsi, pures et apaisantes d’abord, puis de plus en plus dangereuses, de moins en moins maîtrisées, jusqu’à atteindre un point de non-retour dans une scène d’affrontement sous-marine d’une violence hallucinante – au fur et à mesure que Tracy et Roy creusent de plus en plus profond dans le ressentiment et la colère qui les opposent de manière constitutive.
La mystérieux affaire du style
Comme dans nombre de ses livres, pour ne pas accabler le lecteur et s’accorder des respirations d’écriture, David Vann parvient à injecter de solides doses d’humour dans ses dialogues, même quand ceux-ci virevoltent en piques assassines entre ses protagonistes.
Il développe un vrai petit théâtre de la cruauté, devant lequel on ne peut s’empêcher de sourire, voire de rire, tant il se fait habile à disperser uppercuts, caresses factices et directs au foie. Pour mieux tomber K.O. lorsque l’assaut suivant vous cueille de plein fouet, dénué de tendresse, cru et sanglant.
Et puisqu’on revient à la question du style, je voudrais dire un mot d’un curieux coup d’audace du romancier, qui survient dans le dernier quart du livre.
Sans trop spoiler, sachez qu’à ce moment Tracy a mis fin à ses vacances et rentre chez elle auprès de son compagnon (sans doute volage) et de ses jumeaux aussi exigeants que capricieux et épuisants.
Au moment précis où elle retrouve ses fils, la première fois qu’elle s’adresse à eux en parlant d’elle à la troisième personne du singulier (« Maman a des gaufres spéciales avec des myrtilles et du sirop d’érable », p.222) comme le font souvent les parents lorsqu’ils s’adressent en bêtifiant à leurs jeunes enfants, Tracy perd brutalement son statut de narratrice.
Fini le « je » qui a présidé à la conduite du récit depuis le début du roman, la protagoniste perd sa voix et devient « elle ». Finie, la relation de confiance (relative) avec le lecteur ; retour à la distance d’une narration prétendument omnisciente (même si ce n’est qu’un artifice, on reste fixé au point de vue de Tracy).
Une manière gonflée de traduire par l’écriture la manière dont elle réintègre de force la peau de mère à laquelle elle est réduite depuis la naissance de ses enfants. Elle redevient une simple utilité, entièrement dévolue à leur confort, obligée de répondre à leurs moindres exigences sous peine de disputes interminables et de drames insondables. Une ombre dans le décor, un arrière-plan fonctionnel qui n’a plus rien à dire.
Ce choix d’écriture, David Vann ne le surligne pas, il l’impose en une ligne de dialogue, sans prévenir, à charge pour le lecteur de comprendre tout seul ce décrochage et d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
Ce coup d’éclat sans effet de manche est à l’image d’un roman dont chaque phrase frappe juste, et dont les articulations logiques conduisent sans pitié aux extrémités les plus inexorables, dans une débauche de violence psychologique qui laisse pantois.
Capable d’être à la fois une ode merveilleuse à la nature et un traité implacable de la malfaisance familiale, Komodo est un roman sidérant, qui secoue, fait mal, sans jamais céder au voyeurisme ni à la violence gratuite pour autant, et reste tolérable grâce à son humour clairvoyant et sa maestria littéraire.
Dernière qualité, et non des moindres : quand on lit David Vann, on a l’impression réconfortante que sa propre famille, finalement, n’est pas si mal que cela !
Désert noir, d’Adrien Pauchet

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020
ISBN 9782373050585
544 p.
19 €
Paris. Une pilule mystérieuse fait vaciller la capitale. Elle permet, à celui qui la consomme, de revoir les êtres chers qu’il a perdus.
Jocelyn est un jeune flic. Après une intervention désastreuse, il intègre l’équipe qui a pour mission de démanteler le trafic de cette nouvelle drogue. S’engage alors une course poursuite où dealers déchus, policiers, mafieux, assassins et innocents, cherchent la source du produit miracle, qui permet d’ouvrir la porte du royaume des morts.
Mais est-il possible de sauver une société qui ne veut pas l’être ?
On peut choisir un livre pour différentes raisons. Parce qu’on apprécie l’auteur, ou l’éditeur, ou les deux. Parce que le sujet ou le résumé nous interpelle. Ou alors parce que la couverture nous saute à la figure.
Dans le cas de Désert noir, c’est d’abord la couverture, croisée sur un blog ami (coucou Yvan), qui m’a scotché. Rendons à César etc., elle est l’œuvre de Théophile Navet, dont je vous encourage à découvrir le travail sur son site internet. Ensuite j’ai vu l’éditeur, et là j’étais foutu. Obligé d’y aller.
Ce voyage, je l’ai mené sans regret, car Désert noir est un excellent roman. Pas étonnant puisqu’il sort des Forges, encore faut-il expliquer pourquoi.
Comme la plupart des titres publiés sous l’égide de Vulcain (alias David Meulemans sous son incarnation humaine), c’est un livre hybride. Il ressemble à ce qu’on peut attendre de lui d’après son résumé, tout en surprenant plus d’une fois.
Désert noir est avant tout un formidable polar. Rythmé, intense, qui explose lors de scènes d’action (l’assaut du 36 Quai des Orfèvres, mes amis, c’est du grand art) au suspense irrespirable. Et c’est du noir de chez noir, suant de violence et de désespoir, hanté de personnages complexes et déterminés à aller jusqu’au bout de leurs choix et de leurs erreurs.
Un casting de figures souvent terrifiantes que leur créateur parvient toujours, néanmoins, à envelopper d’humanité, pour aider à comprendre ce qui les a amenés sur ces sentiers menant tous plus ou moins à la perdition. Ne jamais se limiter à dire, par exemple, que les « méchants » sont des monstres, facilité de Grand-Guignol, mais au contraire chercher, cerner, expliquer d’où vient le bug dans le programme, et donner de la lumière à ces âmes crépusculaires.
Quant aux autres, les chercheurs de vérité, ils équilibrent la balance en y déposant des sentiments qui toujours nous aident à résister. Amour, tendresse, solidarité, pugnacité, dévouement.
Si ce n’était que cela, ce serait déjà très bien. En artificier prêt à prendre des risques pour que le feu d’artifice éblouisse, Adrien Pauchet pimente sa matière première avec une pincée d’échappée, un courant d’air surnaturel qui désincarcère l’intrigue de sa composante policière pour ouvrir des portes fascinantes sur une certaine idée de l’au-delà.
Avec son histoire de pilule – au nom symbolique d’Orphée – autorisant celui qui la prend à revoir ses chers disparus, le romancier pare d’un léger argument fantastique un récit puissant et empathique dont le propos est d’aller fouiller tout au fond des âmes pour en exfiltrer les chagrins.
Désert noir est, au fond, un roman bouleversant sur le manque, la douleur de l’absence, les blessures impossibles à cicatriser des deuils déchirants.
Construit sur une savante alternance de points de vue qui balance le lecteur aux quatre coins du ring pour mieux tout saisir du combat, jouant à l’occasion de la forme en faisant exploser le texte au moment de basculer dans le monde de l’Orphée, Désert noir est un roman intense, parfois perturbant, qui nous questionne sur les béances du cœur et sur ce que nous serions prêts à faire pour réparer l’irréparable, si jamais la chance nous en était offerte.
Une belle expérience de lecture, intensive et poignante, qui imprègne la mémoire de ses images vertigineuses et de ses tourments.
COUP DE CŒUR : La République des faibles, de Gwenaël Bulteau
Éditions la Manufacture de Livres, 2021
ISBN 9782358877190
368 p.
19,90 €
Le 1er janvier 1898, un chiffonnier découvre le corps d’un enfant sur les pentes de la Croix Rousse. Très vite, on identifie un gamin des quartiers populaires que ses parents recherchaient depuis plusieurs semaines en vain.
Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête dans ce Lyon soumis à de fortes tensions à la veille des élections. S’élèvent les voix d’un nationalisme déchainé, d’un antisémitisme exacerbé par l’affaire Dreyfus et d’un socialisme naissant.
Dans le bruissement confus de cette fin de siècle, il faudra à la police pénétrer dans l’intimité de ces ouvriers et petits commerçants, entendre la voix de leurs femmes et de leurs enfants pour révéler les failles de cette république qui clame pourtant qu’elle est là pour défendre les faibles.
Attention, pépite. Doublée d’une découverte, puisqu’il s’agit du premier roman de Gwenaël Bulteau.
Encore une superbe trouvaille à mettre à l’actif des éditions de la Manufacture de Livres, qui a déjà publié en janvier le remuant Nos corps étrangers de Carine Joaquim.
Changement de décor entre les deux livres, en revanche, puisque La République des faibles est un polar historique. Ancré à Lyon, dont la géographie et la sociologie de l’époque sont rendues avec précision et acuité, totalement au service de l’intrigue très élaborée qu’imagine par le romancier.
Néo-lyonnais depuis bientôt six ans, cela faisait un moment que je cherchais des romans qui prennent cette ville comme cadre de maière totalement convaincante. Hormis La Part de l’aube d’Éric Marchal, et dans une moindre mesure Le Fleuve guillotine d’Antoine de Meaux, j’ai souvent fait chou blanc.
La République des faibles est, de très loin, le meilleur que j’aie pu lire.
Gwenaël Bulteau frappe très fort, en effet, à tous points de vue. Pour commencer, par son choix de l’époque et l’intelligence avec laquelle il l’utilise.
1898 : à peine vingt ans après la défaite de 1870, guerre dont les traumatismes sont encore patents ; en pleine affaire Dreyfus, qui attise la violence des opinions et exacerbe les passions dans toutes les strates de la société ; et à l’orée d’un siècle nouveau que l’on espère neuf, mais dont tout le contexte laisse craindre qu’il sera tourmenté.
Ces tensions, l’écrivain les donne à voir, en promenant sa plume attentive dans les rues, en surprenant des conversations, en captant à l’improviste altercations, injures, bagarres. Son suspense, il l’installe dans une ville nerveuse, sombre, déchirée, à l’image de la France de l’époque. Le décor est saisissant, et pourtant, jamais déployé avec ostentation. Le tableau est toujours juste, et a le bon goût de ne pas prendre toute la place.
Car de la place, il en faut, pour les personnages et pour la langue du roman.
Les personnages, pour commencer. Flics, voyous, témoins, simples passants, bourgeois, tous jouent des partitions subtiles et complexes, dont les variations ne cessent de surprendre, suivant les tours et détours d’une intrigue remarquablement dense et tourmentée, de bout en bout. Les zones d’ombre sont légion, les bonnes volontés se heurtent à la nécessité de faire parler la force, la menace et la brutalité pour obtenir des résultats.
Surtout, le romancier nous installe de plain-pied dans cette fameuse « République des faibles ». Celle des laissés-pour-compte, des délaissés de la société, des âmes perdues dans la gadoue, la crasse et l’oubli. Dans cette triste armée, les enfants sont en première ligne, qui forment le cœur du bataillon dont Gwenaël Bulteau met en lumière les souffrances.
– Avez-vous déjà entendu parler de la république des faibles ? demanda le commissaire au bout d’un moment.
– Comme tout le monde, répondit-elle en se retournant. C’est une belle idée de mettre le droit au service des individus sans défense. Malheureusement, et croyez-en ma longue expérience de femme, cette conception n’a jamais été d’actualité.
Et puis il y a la langue. Le style. Pas d’approximation chez Gwenaël Bulteau, on sent dès ce premier roman qu’il possède une véritable voix, et qu’il en use avec une belle maîtrise.
Impossible de ne pas penser à Hervé Le Corre, l’un des plus grands maîtres français du genre, surtout quand il s’agit d’explorer l’Histoire (je vous renvoie par exemple à Dans l’ombre du brasier, plongée vertigineuse dans la Commune de Paris, à laquelle on assiste au plus près du bitume, telle que je ne l’avais vue ou lue).
Gwenaël Bulteau n’a pas à rougir de cette comparaison flatteuse, qu’il mérite amplement. Il tient son rythme sans jamais flancher, joue des registres de langue en évitant les clichés ; et si son roman laisse autant de traces en mémoire (je l’ai lu en décembre et il me hante toujours), la puissance des images suggérées par son écriture y est pour beaucoup.
Je pourrais continuer encore longtemps, mais ce serait vous priver de temps pour vous précipiter dans votre librairie et vous plonger dans ce livre, qui vaut autrement le détour que mes bafouilles. Amateurs de bon polar, de bon roman historique, de bons livres tout simplement, vous voilà avertis : La République des faibles est l’un des livres à ne pas rater en ce début d’année.
Grâce à l’État de droit, la république s’enorgueillissait de protéger les faibles, surtout les enfants, et de les aider en cas de malheur. Il s’agissait de leur donner une chance de s’en sortir malgré un mauvais départ dans la vie. ici, tout le contraire, la pauvre Esther s’en prenait plein la gueule. Dans cette république dévoyée, les faibles buvaient le calice jusqu’à la lie.
P.S.: un dernier mot, encore, pour la couverture, que je trouve très réussie. Pas un détail à mes yeux, car quand on aime les livres dans leur version physique, on s’attache forcément un peu à l’objet qui abrite le texte. Ici, c’est la couverture qui m’a fait sauter dans le livre à pieds joints. Bravo supplémentaire à l’éditeur sur ce point !
Nos corps étrangers, de Carine Joaquim

Éditions la Manufacture de Livres, 2021
ISBN 9782358877244
240 p.
19,90 €
Quand Élisabeth et Stéphane déménagent loin de l’agitation parisienne avec leur fille Maëva, ils sont convaincus de prendre un nouveau départ. Une grande maison qui leur permettra de repartir sur de bonnes bases : sauver leur couple, réaliser enfin de vieux rêves, retrouver le bonheur et l’insouciance. Mais est-ce si simple de recréer des liens qui n’existent plus, d’oublier les trahisons ? Et si c’était en dehors de cette famille, auprès d’autres, que chacun devait retrouver une raison de vivre ?
Que ça fait du bien, les premiers romans courageux. (Pas tout à fait premier roman, dans ce cas, puisque Carine Joaquim a déjà publié plusieurs livres en auto-édition sous le pseudonyme de Jo Rouxinol. Premier roman dans le circuit d’édition « classique », donc.)
Que ça fait du bien, les livres qui s’emparent d’un sujet connu, voire rebattu – la faillite d’un couple et, au-delà, d’une famille et de tous ceux qui les approchent, comme par contagion de malheur – pour le guider dans des eaux neuves, grâce à un style qui s’affirme d’emblée et une résolution à pousser la tragédie jusque dans ses ultimes retranchements.
Faire du bien.
Ça peut paraître bizarre, d’employer cette expression pour qualifier un roman qui va vous malmener, vous griffer le cœur et vous entraîner aux confins de la violence que les êtres peuvent infliger aux autres, y compris (surtout) à ceux qu’ils ont aimé ou aiment encore profondément, et s’infliger à eux-mêmes, sans retenue.
Ce qui fait du bien, c’est la vitalité d’une littérature éperdue de sincérité et de vérité. Une littérature qui, sans aucun doute, va toucher de très près nombre de lecteurs et de lectrices, par sa manière d’évoquer le déraillement de l’amour, la trahison intime, mais aussi le vertige des corps emportés par le désir et l’envie irrésistible de combler les creux du cœur par l’embrasement des peaux et l’affolement des sens. Et quand je dis toucher, je pense fouiller au plus profond, là où ça fait mal.
Mais où la littérature peut…
Oui, faire du bien. Empathique et salvatrice.
Pour obtenir cette curieuse alchimie, Carine Joaquim s’appuie sur des personnages qui auraient pu se figer comme des clichés.
Au contraire, elle les déplie, les déploie, leur donne une vraisemblance indispensable en collant à leurs pensées et à leur psyché.
Aucun manichéisme.
Stéphane n’est pas qu’un mari cherchant à racheter son infidélité. Élisabeth n’est pas qu’une victime jouant de sa faiblesse supposée pour obtenir ce qu’elle veut. Maëva n’est pas qu’une adolescente colérique et égocentrique.
Ils sont tout ceci, pourtant. Mais pas seulement. Leurs personnalités, leurs aspirations, leurs contradictions, Carine Joaquim les scrute à la loupe pour les pousser à s’accomplir, en bien ou en mal – les deux à la fois, le plus souvent.
Humains, tout simplement.
Nos corps étrangers taille une déchirure, qui lentement cisaille le texte, jusqu’à la terrible explosion finale. Il capture des tempêtes intérieures qui renversent les cœurs et bouleversent les corps. Analyse une famille qui se délite, d’une manière implacable, clinique, mais non dénuée de sentiments et de chair, bien au contraire.
L’entrée en littérature de Carine Joaquim va laisser des traces. Un choc à ne pas manquer, à condition d’avoir les nerfs assez solides pour l’encaisser de plein fouet.
Impact, d’Olivier Norek

Éditions Michel Lafon, 2020
ISBN 9782749938646
349 p.
19,95 €
Diane Meyer, psychologue spécialiste en profilage, est convoquée au 36 Bastion, le nouveau siège parisien de la police criminelle, par un autre service que celui qui l’emploie d’ordinaire. Arrivée sur place, elle découvre très vite qu’elle hérite d’une affaire hautement sensible, impliquant une discrétion absolue : sur une vidéo en direct, le nouveau PDG du groupe Total est enfermé dans une cage en verre, reliée par un tuyau à un moteur de voiture.
A l’extérieur de la cage, entouré d’activistes dont les visages sont cachés sous des masques de pandas, un homme à visage découvert dévoile la rançon très particulière qu’il réclame pour la libération du PDG.
Tandis que Diane, épaulée par le capitaine Nathan Modis, entame les négociations les plus compliquées de sa carrière, un vaste mouvement se lève, décidé à renverser les plus mauvaises habitudes de notre vieux monde occidental…
Trois.
Deux.
Un.
Impact.
DANS TA GUEULE.
Voici une autre manière de résumer le nouveau polar d’Olivier Norek.
D’ailleurs, je dis polar, mais le terme, aussi générique soit-il, convient-il réellement pour ce roman ?
Certes, tout commence par du suspense en bonne et due forme. Un enlèvement, une demande de rançon, des flics et une psy qui enquêtent…
Certes, on retrouve (avec plaisir) l’efficacité effarante du style de Norek, son sens du rythme, sa manière de camper vite et bien des personnages solides sans perdre de temps en circonvolutions interminables.
Certes, on le découvre très à l’aise dans un registre où ce sont plutôt les auteurs américains qui s’illustrent, à savoir le roman de procès ; le dernier quart du livre réserve en effet une scène de prétoire de haute volée, brillante, lyrique et survoltée.
Certes, j’ai été happé par ce livre et, comme presque tous les autres romans de l’ancien policier (à l’exception du précédent, Surface, qui m’avait un peu fait ramer), je n’ai presque rien pu faire d’autre que le lire à toute vitesse et le terminer toutes affaires cessantes.
Mais Impact est tout de même bien plus que cela. Disons plutôt qu’Olivier Norek, avec une grande intelligence et une maîtrise remarquable de son outil de travail, utilise les moyens du suspense pour développer un roman décidé à capturer l’air du temps. Un roman intelligent, furieux, et très engagé.
Déjà, dans Entre deux mondes, Norek avait témoigné de sa capacité à s’interroger sur le monde tel qu’il va, en saisissant à bras-le-corps la question des migrants. Cette fois, il va encore plus loin. Le monde est encore au cœur de ses préoccupations, mais tout autant en tant qu’entité politique qu’en tant que planète. Une planète en grand péril, en instance d’épuisement, en raison de la manière dont une minorité en exploite sans vergogne les ressources.
Je ne qualifierai pas Impact de polar écologiste, car certains risqueraient de prendre le terme de travers et de mal juger ce livre qui mérite plus que de le réduire à des querelles politiciennes de bas étage.
En revanche, c’est un livre en colère, un livre de colère, un roman intraitable sur l’état catastrophique du monde, bardé de chiffres, de données précises, d’informations détaillées, d’éléments de preuve susceptibles de donner de violentes poussées d’urticaires aux climatosceptiques et autres exploiteurs de tous bords.
C’est un réquisitoire impitoyable contre le plus vaste crime contre l’humanité qui soit, puisqu’il affecte toutes et tous et menace notre survie, à plus ou moins court terme – voire carrément très court terme, si l’on croit les analyses alarmistes que développe Olivier Norek.
Terrifiant, souvent révoltant, Impact questionne également son lecteur sur son propre engagement dans la survie de notre planète. Nous sommes nombreux, sans doute, à tenter de faire des petites choses – le tri des déchets, par exemple. Cependant, à lire ce roman, nous voilà condamnés à réaliser que nous sommes très loin du compte. Et que, si les cartes majeures ne sont pas entre nos mains, il pourrait ne tenir qu’à nous de changer la donne.
En effet, si l’ensemble du propos est d’une grande violence, Olivier Norek réserve un peu de place à l’espoir, et joue même la carte de l’utopie, en rendant crédible la possibilité d’une vaste révolte citoyenne. On pourrait lui opposer une naïveté démesurée, sans doute. Mais si l’on n’y croit pas, si l’on ne se saisit de cette toute petite chance d’envisager un monde meilleur, à quoi bon
continuer ?
Bref, en un mot comme en cent, Impact est un roman essentiel. Simple et clair dans son propos, porté par son efficacité narrative et son énergie de polar, il met à la portée de tous les lecteurs un grand nombre d’éléments de réflexion complexes.
Suffisant pour changer le monde ? Peut-être pas. Mais chaque pierre déposée sur le mur de l’espoir est indispensable à la solidité de l’édifice.
L’Ange rouge, de François Médéline


Éditions La Manufacture de Livres, 2020
ISBN 9782358876964
512 p.
20,90 €
À la nuit tombée, un radeau entre dans Lyon porté par les eaux noires de la Saône. Sur l’embarcation, des torches enflammées, une croix de bois, un corps mutilé et orné d’un délicat dessin d’orchidée.
Le crucifié de la Sâone, macabre et fantasmatique mise en scène, devient le défi du commandant Alain Dubak et de son équipe de la police criminelle. Six enquêteurs face à l’affaire la plus spectaculaire qu’ait connu la ville, soumis à l’excitation des médias, acculés par leur hiérarchie à trouver des réponses. Vite.
S’engage alors une course contre la montre pour stopper un tueur qui les contraindra à aller à l’encontre de toutes les règles et de leurs convictions les plus profondes.
Quand je lis ici et là qu’on compare François Médéline à James Ellroy ou Dennis Lehane, je tombe des nues. Surtout le deuxième, dont j’adule la finesse, l’intelligence, la maîtrise des personnages et le style puissant – autant de qualités absentes de L’Ange rouge.
Je n’en attendais pas moins avant de commencer ma lecture, mais j’en espérais un peu plus. Surtout que le roman se déroule à Lyon, mon chez-moi depuis cinq ans.
Espoirs déçus.
The French Connection
L’Ange rouge, c’est le fantasme du polar à la française, largement daubé par trop de visionnages de films plus ou moins merdiques. Ça pue l’inspiration mal digérée, le recyclage sans génie.
Le flic solitaire bien qu’il dirige une équipe (dont tous les membres sont aussi déglingués que lui, ça va de soi). Ancien cocaïnomane, toujours sur le fil. Méthodes de voyou, aucun respect pour les procédures, intellect douteux, hanté par le souvenir de son ex et le cerveau perpétuellement tiraillé par le sexe.
Apparemment, selon Médéline en tout cas, pour faire viril, faut coller des « pédés » et des « fellations » partout. C’est un genre. Pas le mien.
On est quelque part entre Jean Reno, Olivier Marchal et Gérard Lanvin. La part mélancolique du premier, le désespoir ombrageux du deuxième et la classe animale du troisième en moins.
Et vas-y que je balance des clichés à tour de bras. Les flics vulgaires et bas du front, qui voient des « homos » partout (et dans leur bouche, ça sonne tout de suite suspect, limite dérangeant).
On sort à la campagne, c’est forcément pour tomber sur des fins de race limite consanguins, qui t’accueillent à coups de fusil quand ils ne bavent pas à chaque mot qu’ils éructent.
Au chapitre 12, l’irruption d’une psychiatre remet soudain tout d’aplomb – pour mieux mitrailler de nouveaux poncifs à peine plus relevés que les précédents.
On découvre le profil d’un tueur en série tellement vu et revu que même les scénaristes hollywoodiens en mal d’inspiration refuseraient de s’abaisser à un truc pareil – même pour ébaucher une fausse piste. Et on ajoute des symboles religieux bien lourdingues, déjà vus déjà lus qui plus est.
Bon, je me dis qu’on est seulement dans le premier tiers du bouquin.
Et ça s’arrange, après ?
Pas vraiment. Disons qu’on s’habitue. On renonce au réalisme, à la logique, à la cohérence, et on se laisse porter par les pulsions auto-destructrices des protagonistes, en espérant trouver un peu de sens au bout du chemin.
Ellroy pour les nuls
Pour faire polar, Médéline recourt au style élusif. Phrases très courtes, grammaire minimaliste, reprises martelées des pronoms personnels (« elle fait ci. Elle dit ça. Elle sort. Elle revient. »)
Ça peut faire écriture, à condition d’avoir le sens du rythme. Médéline en manque. Au lieu d’être percutant, c’est lancinant, limite chiant. Au moins c’est rapide à lire. Mais pour le plaisir du verbe, on repassera.
Sans parler des tics, des expressions reprises jusqu’à écœurement (« j’ai calibré » pour dire « j’ai regardé » ou « j’ai jaugé », je n’en pouvais plus de lire cette phrase !) Et des répétitions qui, là encore, sont censées faire style, mais qui ne sont que de vagues copies sans âme de tournures et de choix lus chez d’autres.
Ellroy sait faire ça, oui. Ou, chez nous, Jérôme Leroy, par exemple. Ici, ça sonne faux, fabriqué.
Des raisons d’espérer ?
Du côté positif, je retiendrai tout de même la manière dont Médéline assume jusqu’au bout la spirale sombre de son histoire, lui offrant un dénouement violent et explosif, et un final tout en contraste émotionnel, assez réussi.
Je retiendrai également le formidable personnage de Mamy, capitaine et bras droit de Dubak, grande carcasse qui se goinfre de sucreries et est capable de passer de l’inertie totale à la brutalité la plus sauvage en une seconde. Pour reprendre le petit jeu de la comparaison avec les comédiens, l’ombre de Corinne Masiero n’est pas loin, et ça fait du bien.
À souligner aussi, l’excellente utilisation du paysage urbain, de son décor et de son histoire. Jusqu’à présent, Lyon n’avait pas de représentant digne de ce nom parmi les plumes de polar – à la manière d’un Izzo pour Marseille, Léo Malet ou Simenon pour Paris. De sacrées références, auxquelles je ne me risquerais pas à comparer François Médéline, vous l’aurez compris.
Néanmoins, en tant qu’auteur du cru, il se lance avec L’Ange rouge dans une série littéraire dont Lyon devrait être l’héroïne récurrente, et c’est une belle pierre à placer dans son jardin.
Étant donné mes souffrances à la lecture de ce roman, je ne suis pas sûr d’être au rendez-vous du suivant. Pas mon style, pas mon trip.
Néanmoins, je suis peut-être passé à côté de quelque chose, car L’Ange rouge a ses fervents supporters. Pour vous faire une idée, je vous invite donc à parcourir les avis élogieux des blogueurs ci-dessous… et de vous faire votre propre opinion en le lisant !
COUP DE CŒUR : Le Sanctuaire, de Laurine Roux


Éditions du Sonneur, 2020
ISBN 9782373852158
147 p.
16 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Le Sanctuaire : une zone montagneuse et isolée, dans laquelle une famille s’est réfugiée pour échapper à un virus transmis par les oiseaux et qui aurait balayé la quasi-totalité des humains. Le père y fait régner sa loi, chaque jour plus brutal et imprévisible.
Munie de son arc qui fait d’elle une chasseuse hors pair, Gemma, la plus jeune des deux filles, va peu à peu transgresser les limites du lieu. Mais ce sera pour tomber entre d’autres griffes : celles d’un vieil homme sauvage et menaçant, qui vit entouré de rapaces. Parmi eux, un aigle qui va fasciner l’enfant…
J’aurais pu dévorer ce livre à toute vitesse. Me laisser happer par sa puissance et jeter au sol en quelques minutes, sonné par tant de force et de beauté.
J’ai préféré prendre mon temps. Rester un peu au Sanctuaire, étourdi par la grâce infinie de ses paysages, de sa rudesse, de ses personnages.
J’ai préféré accepter la patience et la lenteur pour mieux apprécier le merveilleux agencement des mots, des phrases et des idées qui coulent de la plume de Laurine Roux, torrent de douce violence entre ciel et terre, entre montagne et forêt, entre un homme et trois femmes.
Au sujet d’Une immense sensation de calme, j’écrivais ceci : « Aux premières phrases on a déjà compris. Il lui suffit de peu pour imposer son regard. »
Je pourrais citer la suite de la chronique et n’en rien retirer, tant Le Sanctuaire confirme sans faiblir ce que le premier roman de Laurine Roux laissait espérer. Non seulement quelques mots lui suffisent pour cadrer un décor, cerner une personnalité ou pénétrer la complexité d’un esprit, mais il faut en plus admirer la manière dont la jeune romancière les manie, les associe, pour créer des images et des sensations littéraires inédites et renversantes.
« Ses mots sont pâles et vert d’eau, ils neigent autour de mes épaules, flocons d’or, akènes que je voudrais rassembler par brassées, comme j’étreindrais Maman qui s’enfuit, éparpillée par le vent, si plume, si légère, plume de chouette, bout de papier. »
Par cet art si délicat du peu pour dire beaucoup, elle rejoint le petit clan de mes auteurs favoris. Les Sorj Chalandon, les Timothée de Fombelle , qui conjuguent avec évidence puissance et intelligence, émotion et dévastation.
Le Sanctuaire est aussi un examen subtil et contrasté du cercle familial et de ses possibles violences. En équilibriste des sentiments, les extrêmes comme les plus doux, l’auteure capte dans un même mouvement de compréhension la cruauté et l’amour, l’intelligible et l’insupportable, dans un ballet dont les figures masculines ne sortent pas grandies.
Avec une patience impitoyable, Laurine Roux ébrèche son lecteur, comme les secousses successives d’un tremblement de terre qui vient de très loin, très profond, pour achever de le fendre dans les ultimes pages, effaré par la réalité qui se dessine alors, mais aussi bouleversé par le mouvement de résilience qui s’ébauche alors.
Je ne peux en dire plus, sous peine de déflorer ce que la romancière brille à révéler, dans la juste économie de ses 150 pages. Tout juste puis-je ajouter qu’elle recourt à nouveau au prétexte post-apocalyptique, évoqué dans le résumé, pour mieux parler d’autre chose, et s’offrir un cadre idéal pour l’histoire qu’elle veut réellement raconter.
Si l’évocation du virus mondial vous effraie, vous agace ou vous fait soupirer (on a déjà donné cette année, merci beaucoup), je vous en prie, je vous en supplie, ne vous arrêtez pas à ce qui n’est qu’un détail, et pas du tout le sujet du livre.
Vous passeriez à côté d’un des grands livres de la rentrée, et de la confirmation du talent exceptionnel de Laurine Roux, à coup sûr une auteure à suivre désormais avec passion et impatience.
Pourquoi je n’ai pas dépassé la page 50 : Jean-Marie Blas de Roblès et Négar Djavadi

Quand on explore une rentrée littéraire, on s’expose parfois à des échecs. Des rencontres (ou des retrouvailles) qui ne marchent pas, des alchimies qui ne se réalisent pas.
Les auteurs et leurs livres n’en sont pas forcément responsables, et la qualité de leurs romans pas remise en cause, en toute objectivité. Ce n’était juste pas le bon moment, pas la bonne disposition d’esprit, pas le bon livre à cet instant précis.
En cette rentrée 2020, j’ai déjà buté sur deux livres. Deux romans que, par ailleurs, j’attendais avec curiosité. J’ai tout de même envie d’en dire un mot, et d’expliquer pourquoi je n’ai (symboliquement) pas dépassé leur page 50.
Pour le moment en tout cas, car un retour à leurs pages est toujours possible. Souvent, c’est l’impatience qui me pousse à laisser tomber ; la conscience qu’après ces livres, il y en a tant d’autres qui attendent leur tour, avec qui la rencontre se déroulera peut-être mieux…

Ce qu’ici-bas nous sommes
Jean-Marie Blas de Roblès
(Zulma)
S’il y a bien un auteur que je ne m’attendais pas à faire figurer un jour dans cette rubrique particulière, c’est Jean-Marie Blas de Roblès. Lui dont j’ai follement adoré L’Île du Point Némo, et beaucoup aimé d’autres de ses livres à des degrés divers, n’a pas réussi à m’embarquer cette fois-ci. (Pour le moment, dois-je le rappeler. Celui-ci, je peine à me dire que je n’y reviendrai pas tôt ou tard.)
Pourtant, son nouveau roman avait sur le papier beaucoup pour me plaire. Une histoire inventive, foisonnante, ouverte à la curiosité, et rehaussée d’illustrations de l’auteur lui-même. L’objet-livre est d’ailleurs fort beau, ce qui n’est pas étonnant puisque nous sommes chez Zulma. Malgré tous mes efforts, je n’ai hélas pas adhéré au texte lui-même.
Pour raconter les drôles de péripéties de son narrateur, Blas de Roblès a fait le choix d’un style particulier, mêlant relation de voyage et réflexion ethnographique. Il en résulte un style distant, analytique. C’est volontaire, bien sûr, et l’effet recherché, à mon avis, est de créer un décalage drolatique entre cette froideur apparente et les expériences plus ou moins fantasques que vit le personnage.
Hélas, je n’ai pas réussi à accrocher le wagon. Pas trouvé le bon rythme, d’autant moins que les illustrations, assez nombreuses, perturbent quelque peu ma lecture. Elles sont intéressantes, souvent amusantes, parfois même indispensables à la compréhension du récit, mais je trouve perturbant de lâcher le texte pour les regarder et reprendre le fil après cette rupture.
À suivre, sans doute… mais pas tout de suite !
Un aperçu du livre ici : à première vue, la rentrée littéraire Zulma 2020

Arène
Négar Djavadi
(Liana Levi)
Après Désorientale, son premier roman phénomène, j’étais très curieux de découvrir le deuxième livre de Négar Djavadi. D’autant plus qu’il se déroule dans l’est parisien, où j’ai longtemps vécu et travaillé.
Malheureusement, la familiarité des décors n’a pas suffi à m’embarquer dans son histoire. La faute à ce que j’appelle du « psychologisme » : une débauche de réflexions et d’analyses psychologiques sur les moindres faits et gestes des personnages, qui allongent et alourdissent le texte en le freinant, beaucoup trop souvent à mon goût en tout cas.
Ayant récupéré depuis des livres placés plus haut dans la liste de mes attentes de cette rentrée, j’ai préféré laisser Arène de côté, quitte là aussi à y revenir plus tard, sans impatience et à tête reposée.
Un aperçu du livre ici : à première vue, la rentrée littéraire Liana Levi 2020
À première vue : la rentrée Liana Levi 2020

À l’instar de nombre de ses confrères et consœurs de taille moyenne, pas de changement de ligne chez Liana Levi, qui présente trois nouveautés en cette rentrée littéraire 2020. Au menu, un premier roman, un deuxième extrêmement attendu, et l’édition inédite du premier roman d’un auteur américain emblématique de la maison. Du très solide, et en même temps une certaine prise de risque, qui suscite de mon côté pas mal de curiosité et d’impatience.
Intérêt global :
Arène, de Négar Djavadi
Son premier roman, Désorientale, a été un triomphe de librairie, aussi bien en grand format qu’en poche. Quatre ans plus tard, le retour de la romancière française d’origine iranienne Négar Djavadi constitue un événement, auquel répondront sans doute nombre de lecteurs envoûtés par son premier opus – à condition, bien sûr, que le deuxième soit à la hauteur. C’est toute la question que posent Arène et son titre énigmatique.
Négar Djavadi y fait le pari d’une plongée sociologique brûlante, puisque l’arène en question, c’est Paris. Les quartiers est de la ville en particulier. Tout commence par un geste presque anodin, le vol d’un téléphone portable dans un bar-tabac de Belleville. Sauf que la victime, Benjamin Grossman, est l’un de ces jeunes cadres dynamiques à qui tout réussit, et qui ne conçoit pas de subir ce genre d’avanie. La suite, c’est un dérapage incontrôlé. Une poursuite, une bagarre, puis une intervention policière qui tourne mal. Le voleur, un adolescent, y laisse la vie. Et tout s’embrase, car la scène a été filmée par une jeune fille…
D’un fait divers mettant le feu aux poudres et projetant sur la scène nombre de personnages qui ne s’y attendaient pas ni ne le souhaitaient, la romancière tire la matière d’une tragédie humaine totalement ancrée dans notre réel. Et lance une sacrée promesse aux lecteurs.
La Cuillère, de Dany Héricourt
Alors qu’elle veille au chevet de son père qui vient de mourir, une jeune fille de 18 ans remarque sur la table de nuit une cuillère. L’objet, qu’elle n’a jamais vu auparavant l’intrigue tant qu’il détourne son attention du chagrin, et va la lancer dans une quête pour le moins inattendue, depuis l’hôtel familial au Pays de Galles jusqu’en Bourgogne…
Voici pour le premier roman de la rentrée Liana Levi, qui promet malice et inattendu, pour peu que la promesse du résumé soit tenue.
Mississippi Solo, d’Eddy L. Harris
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Pascale-Marie Deschamps)
Certes, Mississippi Solo est aussi le premier roman d’Eddy L. Harris, mais ce n’est pas le premier que publie Liana Levi en France. L’auteur américain, qui vit désormais dans notre pays, s’est déjà fait connaître par Harlem, Jupiter et moi (aucun lien avec le gars qui habite à l’Élysée en ce moment), et Paris en noir et black.
Ce livre fondateur est un récit de voyage initiatique, celui que l’auteur a accompli à l’âge de trente ans le long du mythique fleuve américain. Une descente en canoë au cœur de l’Amérique, qui l’amène à se confronter à la puissance de la nature américaine, mais aussi à l’humanité dans toute sa splendeur, faisant au passage l’expérience d’un racisme qu’il n’avait jamais eu à affronter auparavant.
BILAN
Lectures très probables :
Arène, de Négar Djavadi
La Cuillère, de Dany Héricourt
Mississippi Solo, d’Eddy L. Harris
Impossible de les départager, les trois me font envie…
À première vue : la rentrée Flammarion 2020

Intérêt global :
Sept titres. Voici enfin un « gros » éditeur qui semble avoir compris les enjeux de la crise et qui a réellement resserré son programme de rentrée. Par ailleurs, Flammarion envoie ses poids lourds en première ligne – Alice Zeniter, Serge Joncour, Philippe Djian -, histoire d’assurer le coup. Comme souvent avec cette maison, c’est solide, pas forcément clinquant, mais on peut d’ores et déjà être sûr qu’elle tiendra son rang dans les places d’honneur.
TÊTES D’AFFICHE
Comme un empire dans un empire, d’Alice Zeniter
Il y a trois ans, L’Art de perdre (prix Goncourt des Lycéens) avait enfin propulsé cette jeune romancière prometteuse sous les projecteurs, et à raison. Alice Zeniter se retrouve donc forcément attendue pour son retour, qu’elle a choisi de mener sur une voie plus contemporaine et politique.
Elle y suit en effet le parcours de deux jeunes gens, deux trentenaires qui essaient, chacun à leur manière, de repenser le monde dans lequel nous vivons. L’un, Antoine, est assistant parlementaire, et se demande comment renverser la détestation de l’action politique (et de ses acteurs) qui semble gagner une frange de plus en plus importante de la population. L’autre, L, est hackeuse, et œuvre en coulisses et en toute illégalité pour démolir les privilèges indus, punir les mauvaises pratiques et tenter d’abattre ceux qui creusent chaque jour un peu plus les inégalités. Ils ne sont ni « méchants » ni « gentils ». Parce qu’ils veulent encore croire qu’un autre monde est possible, ils se battent avec leurs petites armes, leur volonté et leur espoir.
J’ai lu les premières pages : l’écriture est puissante, le regard affûté, le ton mordant d’emblée. Alice Zeniter paraît au rendez-vous. Si c’est le cas de bout en bout, bonne nouvelle !
Nature humaine, de Serge Joncour
Fidèle de la rentrée littéraire (un roman tous les deux ans environ) et des listes de meilleures ventes, Serge Joncour est la deuxième locomotive de Flammarion. Il nous ramène sur cette nuit de terrible tempête sur laquelle, comme un signe du destin, s’acheva 1999 et commencèrent les années 2000. Tandis que les éléments se déchaînent à l’extérieur, un homme reste reclus dans sa ferme du Lot. Ce qu’il craint, ce n’est pas la violence du ciel que l’arrivée des gendarmes. Car ils viendraient mettre un point final à son histoire, qui est aussi celle du monde paysan en France, et au-delà, toute une manière de concevoir la société.
Avec ambition, Joncour s’attache à remonter trente ans de l’Histoire récente du pays, et à essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Un socle humain pour sonder le politique, voilà encore un roman qui devrait faire parler de lui.
2030, de Philippe Djian
Mine de rien, c’est un petit événement dans le Landerneau (ou pas). Après avoir été longtemps l’une des plumes phares de Gallimard, Philippe Djian rejoint l’écurie Flammarion avec un titre qui se passe de commentaire.
2030, ça paraît encore loin, non ? C’est demain. C’est presque déjà aujourd’hui. Dans ce roman qui joue d’une légère anticipation pour mieux éclairer le présent, Djian interroge un monde qui continue à courir à sa perte. Greg, son héros, est tiraillé entre son patron, à la tête d’un laboratoire aux pratiques litigieuses (et accessoirement mari de sa sœur), et sa nièce Lucie qui s’engage à fond dans la lutte pour l’écologie – à la manière de de cette jeune filles suédoise qui, à la fin des années 2010, faisait office de Jeanne d’Arc de l’environnement…
SOLEIL DE MINUIT
Une fille de rêve, d’Eric Laurrent
Encore un transfuge, tiens. Mais celui-ci fera moins de bruit que Djian. Eric Laurrent a pourtant publié douze romans aux éditions de Minuit avant d’arriver cette année chez Flammarion. Il y amène Nicky Soxy, figure centrale de son précédent roman, Un beau début, dans lequel il relatait ses origines à la fois modestes et cradingues. En effet, avant d’être cette vedette éphémère dont le seul talent est d’être célèbre pour être célèbre, elle fut Nicole Sauxilange, camarade de classe du narrateur et, accessoirement, fille de son grand-père (oui, beurk). Dans Une fille de rêve, Eric Laurrent s’attache à raconter l’éclosion de la star, ses splendeurs et misères de courtisée moderne la vouant à une disparition aussi brutale que son apparition.
AU CŒUR DES (IM)POSSIBLES
Sexy Summer, de Mathilde Alet
Après avoir parcouru les premières pages de ce roman, je crois qu’il serait judicieux de ne pas le juger trop vite, sur la mauvaise mine de sa couverture bas de gamme et son titre racoleur de bluette pour ados. (De l’importance de l’emballage, encore une fois.)
D’adolescence il est bien question ici, mais pas sous l’angle convenu auquel on pourrait s’attendre. Juliette, la jeune héroïne du troisième roman de Mathilde Alet (après deux premiers publiés en Belgique chez Luce Wilquin), souffre de la « maladie des ondes », ce qui pousse ses parents à quitter Bruxelles pour s’installer à la campagne. Là, ils pensent avoir fait le nécessaire pour préserver leur fille de la douleur. Mais les étendues désertes du plat pays peuvent receler d’autres formes de violence…
En rédigeant cette présentation, je repense à Adeline Dieudonné et son formidable premier roman, La Vraie vie. Méfions-nous des jeunes romancières belges, elles ont tendance à avoir du talent.
Sale bourge, de Nicolas Rodier
Là encore après examen des premières pages, je suis un peu moins convaincu par ce premier roman. Aîné d’une famille nombreuse des milieux aisés où l’on vit ancré dans la certitude qu’on a tous les droits, Pierre a néanmoins grandi dans la violence, sous la coupe notamment d’une mère tyran. Devenu adulte, il finit par reproduire le même schéma et se retrouve en garde à vue après avoir frappé sa femme. L’occasion d’opérer un retour en arrière et de chercher dans son enfance « privilégiée » les racines de son mal…
Le sujet – sonder les origines de la violence dans les milieux bourgeois – est intéressant, même s’il n’est pas neuf. Sur le peu que j’ai lu, toutefois, le style m’a paru manquer un peu de relief. À voir, peut-être, sur la longueur.
Inge en guerre, de Svenja O’Donnell
(traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina)
La guerre observée du côté des femmes allemandes. Voilà un point de vue qu’on n’a sans doute pas trop l’habitude de rencontrer, et qui pourrait donner de l’intérêt à ce récit de Svenja O’Donnell. Celle-ci, en remontant vers le passé toujours gardé secret de sa grand-mère Inge, se livre à une quête des origines, de la vérité familiale envers et contre tout.
BILAN
Lecture probable
Comme un empire dans un empire, d’Alice Zeniter
Lectures envisageables
Sexy Summer, de Mathilde Alet
Nature humaine, de Serge Joncour