L’Armée d’Edward, de Christophe Agnus
0h30 (heure de New York), localisation non renseignée. Au cœur d’une « war room », des jeunes gens, les yeux rivés sur leurs écrans, organisent une opération inimaginable.
8h04, Ubatuba, Brésil Fernando Pereira de Almeida, sénateur et businessman, disparaît mystérieusement alors qu’il prend son bain de mer matinal.
11h, Jupiter International Golf Course, Floride. Le président des États-Unis se volatilise sous les yeux de ses gardes du corps et d’une foule ébahie au départ du trou n°1, comme si le sol s’était ouvert sous ses pieds…
Le même jour, vingt personnalités de premier plan – politiciens, hommes et femmes d’affaires, stars du rap ou de la télé – disparaissent subitement et de manière inexpliquée.
Qui se cache derrière ces enlèvements ? Quelles sont les revendications de cette secrète « armée d’Edward » ? Et que va-t-il advenir des disparus ?
S’il n’est pas à mes yeux « l’un des meilleurs thrillers de ces dernières années », comme l’a défendu l’ami Yvan avec beaucoup d’enthousiasme, le premier roman de Christophe Agnus revendique des partis pris originaux et une efficacité redoutable qui peuvent valoir le coup d’œil.
L’Armée d’Edward a les défauts de ses qualités. À commencer par un renversement des valeurs assez sympathique : ici, les terroristes sont les « gentils » et les forces de l’ordre les « méchants ». La formule n’est peut-être pas très généreuse, car elle laisse penser que le roman est totalement manichéen. Il l’est, à vrai dire, pour partie.
Christophe Agnus défend avec sincérité les convictions de ses « héros », dont les actes indéniablement répréhensibles visent uniquement à changer le monde, ou du tout moins à l’améliorer. Leurs enlèvements ciblent des personnalités pour lesquelles aucun lecteur normalement constitué ne peut éprouver la moindre empathie : Président des États-Unis repoussant les limites du trumpisme au point de faire passer son modèle pour une licorne, grands patrons voyous, starlettes téléréelles bouffies d’arrogance… Une belle brochette de salopards qu’on déteste d’emblée et en qui il n’y a pas grand-chose à sauver – bien qu’Agnus entreprenne une rééducation du Président dont la crédibilité laisse à désirer.
La crédibilité, parlons-en.
À la différence des vrais meilleurs thrillers géopolitiques ou technothrillers de ces dernières années (Je suis Pilgrim de Terry Hayes, les romans de DOA ou de Don Winslow, J’irai tuer pour vous de Henri Loevenbruck), L’Armée d’Edward fuit les canons de l’hyperréalisme. Agnus donne tout pour le suspense, et il balance du rythme comme une vraie mécanique, comme une pile électrique.
Le néo-romancier lorgne clairement du côté de 24 heures chrono, référence abondamment citée par les chroniqueurs, impossible de faire autrement. Les chapitres courts s’enchaînent, jour par jour, heure par heure, parfois minute par minute, sautant d’un personnage à un autre, d’un coin du globe à un autre, saucissonnant l’intrigue pour mieux la dynamiser en permanence et ne jamais relâcher la tension. C’est efficace, ça fait défiler les pages, tout en accordant un peu de place et de temps à certains personnages mieux dessinés que d’autres.
Côté style, en revanche, on repassera, ne venez pas pour ça, vous seriez déçu. Ce n’est ni mal ni bien écrit, tout repose sur la construction et le tempo, ce qui induit d’aller à l’essentiel et d’être avant tout visuel.
Il y a du fond tout de même, une volonté de défendre des idées, et d’aborder des sujets d’actualité qui ne sont pas dans l’air du temps par hasard. Écologie, dépendance aux nouvelles technologies, dérives des politiques et des puissants : autant de questionnements qui taraudent la plupart des démocraties modernes, irritent leurs populations, et que l’on aimerait bien voir résolus comme dans le livre, façon Robin des Bois shooté au Jack Bauer.
Car c’est ainsi que se démarque L’Armée d’Edward : en propos libérateur, en soupape de sécurité pour le lecteur épuisé par tant d’inégalités et d’injustices, et qui pourra trouver dans cette fiction un soulagement, un dérivatif improbable mais dont le naïf optimisme donne envie d’y croire, ne serait-ce qu’un peu.
Et c’est déjà pas mal.
L’Armée d’Edward, de Christophe Agnus
Éditions Robert Laffont, 2022
ISBN 9782221259085
514 p.
20 €
Helena, de Jérémy Fel

Kansas, un été plus chaud qu’à l’ordinaire. Une décapotable rouge fonce sur l’Interstate. Du sang coule dans un abattoir désaffecté. Une présence terrifiante sort de l’ombre. Des adolescents veulent changer de vie. Des hurlements s’échappent d’une cave. Des rêves de gloire naissent, d’autres se brisent. La jeune Hayley se prépare pour un tournoi de golf en hommage à sa mère trop tôt disparue. Norma, seule avec ses trois enfants dans une maison perdue au milieu des champs, essaie tant bien que mal de maintenir l’équilibre familial.
Quant à Tommy, dix-sept ans, il ne parvient à atténuer sa propre souffrance qu’en l’infligeant à d’autres… Tous trois se retrouvent piégés, chacun à sa manière, dans un engrenage infernal d’où ils tenteront par tous les moyens de s’extirper. Quitte à risquer le pire. Et il y a Helena… Jusqu’où une mère peut-elle aller pour protéger ses enfants lorsqu’ils commettent l’irréparable ?
Avant d’évoquer Helena, le deuxième roman de Jérémy Fel, je me dois de rappeler que j’avais adoré sans réserve son premier, Les loups à leur porte. J’avais aimé sa construction ambitieuse, son écriture implacable, sa manière de mettre en scène et de penser le mal et la violence, y compris dans les moments les plus durs du livre.
C’est donc avec enthousiasme et impatience que je me suis plongé dans ce deuxième opus, dont le résumé me promettait le même genre d’univers, la même intensité.
J’ai déchanté.
Si j’en crois les avis glanés ici ou là sur Internet, je suis un des rares dans ce cas. C’est donc peut-être entièrement de ma faute, sans doute suis-je passé à côté de ce livre. Mais j’y ai malheureusement trouvé tous les défauts que Jérémy Fel, à mon sens, avait évité avec soin dans son premier.
Par où commencer ? Comme rien ne m’a séduit dans Helena, difficile de choisir.
Voyons d’abord les personnages, tiens. Impossible de m’y attacher, de les suivre, je les ai tous trouvés antipathiques. Est-ce volontaire ? Si c’est le cas, c’est réussi, mais du coup, il est délicat de les plaindre ou de les soutenir, en dépit des aventures épouvantables dont ils sont tour à tour victimes et acteurs. Ah, si, c’est un point à mettre au crédit de l’auteur : rien n’est forcément tout blanc ou tout noir chez ses protagonistes, ils sont capables de passer d’un angélisme béat à la pire des violences, suivant la situation qu’ils doivent affronter ou la pulsion qui les conduit. (Je dois admettre que le coup du club de golf est particulièrement saisissant…)
Dans sa critique (positive) parue dans Télérama, Christine Ferniot reconnaît que Helena est « bourré de clichés réjouissants et de personnages caricaturaux ». D’autres vantent l’art avec lequel Fel dynamite tout cela au fur et à mesure de l’avancée du récit. Personnellement, je n’ai rien vu péter. Les clichés (pas réjouissants) sont là, bien posés, et le restent de bout en bout. Un personnage commet le pire ? C’est parce qu’il a subi des traumatismes horribles dans son enfance. Oh ben dis donc, c’est original !
On continue ? Très bien. L’héroïne est blonde, c’est une ravissante idiote trompée par un petit copain peu scrupuleux, elle tombe en panne de voiture près de la maison où se terre justement un psychopathe en puissance, planqué dans les jupes d’une mère qui n’a d’yeux que pour sa petite dernière dont elle veut faire une mini-miss, une reine de beauté version Little Miss Sunshine – avec les rondeurs mais sans l’humour et la tendresse.
J’en passe et des meilleurs.
Tout ceci serait tolérable si Jérémy Fel le faisait voler en éclat. On sent même que c’est l’idée. Alors, certes, ces personnages légers comme des vannes de Bigard finissent par tomber le masque et par tous plus ou moins se comporter comme des dingues, par exploser en vol et commettre des actes extrêmes. Est-ce suffisant pour transformer le pensum des (cent ou deux cents) premières pages en jeu de massacre exutoire, comme certains le suggèrent ? Pas pour moi, malheureusement.
La faute, sans doute, à nombre de longueurs – que ces 700 pages m’ont paru interminables, surchargées de développements sans fin et de justifications psychologiques aussi superficielles que redondantes ! La faute, aussi, à un style direct, certes, mais souvent balourd. Les dialogues, en particulier, ne sonnent pas juste, tirent trop souvent vers le mauvais soap et contribuent à enfiler pas mal de perles sur le collier des clichés. N’ayant pas le livre sous la main, je ne peux étayer ce propos d’exemples précis – et, du reste, sortir des phrases de leur contexte est souvent facile, surtout en cas de critique négative, alors autant éviter de le faire.
Je veux reconnaître à Jérémy Fel un vrai courage, celui de s’investir corps et âme dans la littérature de genre – un pari pas facile à tenir en France, surtout quand on cherche à tremper ses pieds dans le sang de l’horreur. Il le fait frontalement, sans arrière-pensée, avec une authenticité qui mérite le respect. Avec, aussi, une belle connaissance des sources du genre, qu’il parvient à assimiler pour forger son propre univers et sa voix propre.
Malheureusement, il arrive aussi à Stephen King, sans doute son maître absolu (et si c’est le cas, il a très bon goût), de rater certains romans. A mes yeux, en raison de ses excès en tous genres – dans le propos, la construction, les personnages, le style – Helena ne confirme pas le coup d’essai des Loups à leur porte, faute d’élever son propos et d’extirper son sujet de la boue, de la tripe et du sang dans lesquels le roman se complaît à stagner. Pour parvenir à fournir une réflexion neuve sur la question du mal, encore faut-il parvenir à adopter un point de vue en surplomb, à s’éloigner du premier degré, du récit brut. Pour moi, Fel y était parvenu dans son premier roman, pas dans celui-ci.
Encore une fois, c’est un avis strictement personnel – j’insiste, car vu le nombre d’éloges glanés par ce livre, je m’attends à me prendre quelques retours furieux…
Je serai néanmoins au rendez-vous du prochain roman de Jérémy Fel, en espérant pouvoir m’enthousiasmer à nouveau pour le talent et l’audace de ce garçon qui n’en manque pas.
Helena, de Jérémy Fel
Éditions Rivages, 2018
ISBN 978-2-7436-4467-3
733 p., 23€