À première vue : la rentrée de l’Olivier 2021
Intérêt global :

Je ne vous cache pas que j’ai pour les éditions de l’Olivier une affection durable, doublée bien évidemment d’une estime profonde pour leur catalogue riche et varié, aussi bien en littérature française qu’en étrangère.
2021 est une année particulière pour la maison fondée par Olivier Cohen, puisqu’elle fête cette année ses trente ans d’existence. Trente ans durant lesquelles elle aura publié Jean-Paul Dubois (Fémina 2004, Goncourt 2019), Richard Ford, Jonathan Safran Foer, Florence Aubenas, Cormac McCarthy, Olivier Adam, Jonathan Franzen, Véronique Ovaldé, Florence Seyvos, Valérie Zenatti, Cormac McCarthy, Jay McInerney… et tant d’autres qu’il serait fastidieux de les citer tous.
Parce qu’elle n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers, l’équipe réunie autour d’Olivier Cohen et Nathalie Zberro propose en cette rentrée une belle affiche mêlant deux textes américains servis par des traductrices exceptionnelles, des grands noms de la maison et des nouvelles plumes prometteuses.
L’un des programmes les plus séduisants de cette rentrée 2021, tout simplement.
Blizzard, de Marie Vingtras (en cours de lecture)

Honneur aux débutantes : Marie Vingtras propose un premier roman savamment élaboré, construit sur un crescendo concentrique d’une rigueur inexorable, et dont l’inspiration américaine est si franche et sincère qu’on en oublie souvent que ce livre est l’œuvre d’une auteure française.
Le blizzard du titre tombe sur un bled paumé de l’Alaska. Quelques maisons, des caractères bien trempés (pour ne pas dire épais au sujet de certains d’entre eux). Et une jeune femme, sortie de la tempête avec un enfant, qu’elle perd après lui avoir lâché la main quelques instants.
Tandis qu’elle affronte seule les éléments déchaînés, trois hommes se mêlent à leur manière aux recherches. L’espoir de retrouver le garçon sain et sauf télescope alors la vérité profonde des uns et des autres…
Memorial Drive, de Natasha Trethewey
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy)

Je connais un peu la traductrice Céline Leroy, mais ce n’est pas pour cela que je tiens à vous signaler un détail capital : quand son nom apparaît sur une couverture, vous pouvez être sûr(e) que le livre dont elle a assuré la traduction est tout sauf anodin, tant elle a le nez pour s’associer à des projets littéraires toujours singuliers.
Nanti de cette conviction, on peut donc aborder cette première publication en français de Natasha Trethewey avec confiance et curiosité.
Je parle de première publication, manière de souligner que, pour le coup, nous n’avons pas affaire à une débutante. Aux États-Unis, sa poésie lui a valu une renommée importante, ainsi qu’un prix Pulitzer en 2007.
Memorial Drive, le texte grâce auquel nous allons la découvrir, est un récit autobiographique, dans laquelle elle évoque l’existence tragique de sa mère, Gwendolyn, mais aussi le courage et la volonté d’indépendance qui vont servir de flambeau au propre parcours de poètesse et de femme de Natasha Trethewey.
Un texte dont on peut attendre beaucoup, sans craindre d’être déçu.
Rien à déclarer, de Richard Ford
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun)

Je vous le disais, cette rentrée étrangère de l’Olivier est marquée par la présence de traductrices remarquables. Pour nous transmettre ces nouvelles du grand Richard Ford (Indépendance, Canada, Un week-end dans le Michigan), c’est Josée Kamoun qui prête sa voix française, comme elle l’avait déjà fait pour Canada du même auteur, mais aussi pour la nouvelle traduction événement de 1984 il y a trois ans, ou pour Philip Roth, Jonathan Coe et John Irving, entre autres.
Les textes rassemblés ici ont pour point commun de mettre en scène des personnages ayant basculé dans le second versant leur existence, et qui examinent leur passé pour tenter de comprendre pourquoi leur présent se trouve fragilisé.
L’Éternel fiancé, d’Agnès Desarthe

C’est l’histoire d’une histoire d’amour qui dure toute une vie. Commencée à quatre ans, sur une promesse d’éternité comme s’en font les enfants qui s’aiment. Déçue à l’adolescence, quand elle aime toujours et que lui a oublié la promesse. Et qui se poursuit, tout au long des nombreuses étapes, moments forts, joies, déceptions, qui font une existence humaine.
Incontournable du catalogue de l’Olivier et auteure extrêmement attachante, qui navigue à l’envi entre folie douce et mélancolie, Agnès Desarthe propose un roman-puzzle dont la forme et l’ambition constituent un véritable objet de curiosité.
Une vie cachée, de Thierry Hesse

Qu’est-ce que le souvenir ? Pour Thierry Hesse, c’est d’abord une déambulation.
Du « quartier impérial » construit par Guillaume II aux forêts de la Meuse, de la guerre de 1870 à celle de 1939-45, cette enquête généalogique a pour terme une chambre dans le quartier des Loges, à Metz : celle où Franz/François aura passé une partie de sa vie, caché et pourtant bien visible.
BILAN
Quatre vraies envies de lecture sur cinq, qui dit mieux ? Pas grand-monde cette année (à part les Forges de Vulcain, mais ce n’est pas du jeu.)
Lecture en cours :
Blizzard, de Marie Vingtras
Lecture certaine :
Memorial Drive, de Natasha Trethewey
Lectures probables :
L’Éternel fiancé, d’Agnès Desarthe
Rien à déclarer, de Richard Ford
À première vue : la rentrée Gallimard 2021
Intérêt global :

Coefficient d’occupation des tables des libraires :
Oubliés, les « seulement » treize titres de la rentrée 2020. Toutes collections confondues, Gallimard bombarde cette année 22 nouveautés sur les tables des libraires entre mi-août et mi-septembre.
Le fameux effet « monde d’après », sans doute.
Bon, c’est du grand n’importe quoi, bien entendu, où surnagent pourtant auteurs incontournables et quelques promesses intéressantes, comme d’habitude – on n’est pas Gallimard par hasard, aussi horripilant et arrogant soit-on.
Mais tout de même, vingt-deux… Faut pas déconner.
Donc je ferai un effort pour les titres qui m’intéressent le plus, les autres n’auront droit qu’à une copie bête et méchante du résumé Électre (merci Électre).
LE RETOUR DU NOBEL
Klara et le soleil, de Kazuo Ishiguro
(traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch)

C’est le premier roman du romancier britannique d’origine japonaise publié depuis qu’il a reçu le Prix Nobel. C’est aussi le premier édité chez Gallimard, après des années passées en France aux éditions des Deux Terres, disparues des écrans radar depuis 2018.
Ce retour, qui sera sûrement scruté de près, risque de décontenancer ceux de ses lecteurs qui en sont restés aux Vestiges du jour – un peu moins ceux qui, comme moi, ont adoré Auprès de moi toujours et son terrifiant sujet caché sous un vernis de bonne éducation classique.
Le résumé annonce en effet un roman futuriste, une sorte de variation sur le déjà bizarroïde (mais ô combien stimulant) A.I. : Intelligence Artificielle de Steven Spielberg. D’ailleurs, comme en clin d’œil à ce film, la Klara du titre est une A.A., une Amie Artificielle. Sa fonction : tenir compagnie et réconforter les enfants ou adolescents. Derrière une vitrine où elle se régénère à la lumière du soleil, elle observe le monde et les passants en espérant être bientôt adoptée. Lorsque l’occasion se présente, le risque est grand pourtant pour qu’elle déchante…
Rien de tel qu’un décrochage technologique pour parler avec pertinence de ce qui constitue l’essence de l’être humain. C’est un grand classique du forme de science-fiction humaniste, et l’empathie et la finesse psychologique d’Ishiguro ont tout pour faire éclore une fleur merveilleuse dans ce riche terreau.
LES DENTS DE LA MER CONTRE-ATTAQUENT
Au temps des requins et des sauveurs, de Kawai Strong Washburn
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)

C’est d’abord le titre qui a attiré mon attention, puis le pitch de ce premier roman qui campe son intrigue à Hawaii.
Un petit garçon tombe à l’eau au cours d’une balade en mer. Des requins blancs l’entourent, on le croit perdu, mais l’un des squales le ramène sain et sauf à sa mère.
Par la suite, l’enfant développe d’étonnantes capacités de guérisseur, qui fascinent tout en mettant en danger l’équilibre de sa famille.
Une histoire intime qui éclaire en ombres chinoises l’histoire de l’archipel hawaïen : un classique du roman américain, dont le cadre inhabituel est le premier point fort.
UN NOUVEL ESPOIR ?
Temps sauvages, de Mario Vargas Llosa
(traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort)

On parlait de prix Nobel de littérature un peu plus haut, voici le nouveau roman du millésime 2010.
Un roman politique, articulé autour d’un fait historique véridique : en 1954, les États-Unis organisent un coup d’État militaire au Guatemala afin de renverser le président, Jacobo Arbenz. Ce dernier est un jeune militaire aux positions libérales et progressistes qui a notamment engagé une réforme agraire pour distribuer de la terre aux Indiens et partager les bénéfices de la culture bananière. La CIA et la puissante United Fruit Company agissent dans l’ombre.
DES HOMMES (ET DE LEURS PÈRES ET GRANDS-PÈRES…)
Le Fils de l’homme, de Jean-Baptiste Del Amo
Je n’ai jamais lu Jean-Baptiste Del Amo, et c’est sans doute un tort que je pourrais réparer avec ce nouveau livre.
Sur le papier, on dirait une variation sur Shining : après des années d’absence, un homme resurgit dans la vie de sa femme et de son fils, qu’il emmène dans une vieille maison isolée en pleine montagne. Il y assoit son emprise sur eux tout en sombrant lentement dans la folie.
La Volonté, de Marc Dugain
Grand nom et gros vendeur de la maison Gallimard, Marc Dugain délaisse les sujets historiques qu’il affectionne pour s’intéresser à son père. Un homme auquel il s’est violemment opposé durant une partie de sa vie, notamment durant l’adolescence, mais dont il a compris presque trop tard tout ce qu’il lui devait.
Un récit personnel qui, je l’avoue, n’éveille en rien ma curiosité.
Mohican, d’Eric Fottorino
Au cœur du Jura, un père et son fils s’opposent sur la manière de s’occuper de leurs terres. Parvenu au terme de sa vie, le père s’échine à gommer son passé de pollueur en imposant une forêt d’éoliennes autour d’eux, tandis que son fils rêve de rétablir le lien naturel entre l’homme, la terre, les saisons et les animaux.
Un affrontement philosophico-agricole sur fond de réflexion sur la modernité.
Les enfants de Cadillac, de François Noudelmann
Pour son premier roman, François Noudelmann met en parallèle la figure de son grand-père, combattant de la Première Guerre mondiale, lors de laquelle il est gravement blessé avant de finir sa vie en asile psychiatrique, et celle de son père, déporté lors de la Seconde Guerre mondiale, qui affronte à la libération des camps un terrible périple pour revenir à pied de Pologne jusqu’en France.
(Vous êtes toujours là ? Non, parce que c’est loin d’être terminé. Allez, on passe aux dames maintenant.)
DES FEMMES
Mon amie Natalia, de Laura Lindstedt
(traduit du finnois par Claire Saint-Germain)
De l’intérêt des contrastes : voici un roman finnois chaud comme la braise (sur le papier en tout cas).
L’histoire d’une femme qui entame une thérapie pour se débarrasser de ses obsessions sexuelles et qui, loin de se recadrer, perd peu à peu toutes ses inhibitions tout en appréciant de plus en plus ses rendez-vous atypiques avec son thérapeute.
Rien ne t’appartient, de Nathacha Appanah
A la mort de son époux, Tara sent rejaillir le souvenir de celle qu’elle était avant son mariage, une femme aimant rire et danser dont le destin a été renversé par les bouleversements politiques de son pays.
La Définition du bonheur, de Catherine Cusset
Autre nom référence de la maison Gallimard, Catherine Cusset entrelace le destin de deux femmes, l’une à Paris, l’autre à New York, liées par un lien mystérieux qui se dévoile peu à peu.
Un roman qui interroge le rapport des femmes au corps et au désir, à l’amour, à la maternité, au vieillissement et au bonheur.
Soleil amer, de Lilia Hassaine
Après L’Oeil du paon, le deuxième roman de Lilia Hassaine s’attache aux pas d’une femme, Naja, mère de trois enfants qu’elle élève seule en Algérie tandis que son mari, Saïd, travaille en France dans les usines de Renault à Boulogne-Billancourt.
Lorsqu’ils le rejoignent enfin, Naja tombe enceinte, et le couple décide de confier l’enfant à Saïd, faute d’avoir les moyens de l’élever correctement. Mais Naja accouche de faux jumeaux, et décide de garder le plus fragile des deux…
En creux, le roman évoque l’intégration des populations algériennes en France entre les années 60 et 80.
Une nuit après nous, de Delphine Arbo Pariente
Histoire de famille et passé refoulé, épisode 648412.
Une femme tombe amoureuse, ce qui l’amène à exhumer un passé qu’elle occultait jusqu’alors, une enfance chaotique à Tunis entre une mère à la dérive et un père tyrannique.
Un premier roman qui, quelles que soient ses bonnes intentions, a une bonne tête de sacrifié de la rentrée pléthorique de Gallimard.
Laissez-moi vous rejoindre, d’Amina Damerdji
Un premier roman qui donne une voix à Haydée Santamaria, une révolutionnaire proche de Fidel Castro.
DES HOMMES ET DES FEMMES ENSEMBLE
Mon maître et mon vainqueur, de François-Henri Désérable
La voix forte de ce jeune auteur, érudite et singulière, s’affirme avec constance à chaque nouvelle parution. À première vue, son quatrième livre attise toutefois un peu moins ma curiosité que les précédents.
Un écrivain est convoqué par la police suite à l’arrestation de son meilleur ami. Pour éclairer la personnalité de Vasco et essayer de comprendre les poèmes retrouvés sur lui au moment de son interpellation, il entreprend de relater la passion de Vasco pour une certaine Tina.
Son empire, de Claire Castillon
J’aurais pu créer une rubrique « intrigues jumelles » et y associer ce roman et celui de Jean-Baptiste Del Amo, tant leurs sujets semblent proches (ce qui ne sera sûrement pas le cas de leurs traitements respectifs, bien entendu).
Ici, une petite fille de huit ans voit sa mère céder à l’emprise psychologique d’un homme pervers, paranoïaque et jaloux.
Une éclipse, de Raphaël Haroche
Enlevez Haroche, et vous avez Raphaël le chanteur. Voilà pour le côté « people », auquel il ne faudrait pas réduire les qualités du garçon, si l’on se souvient qu’il a reçu le Goncourt de la nouvelle en 2017 pour Retourner à la mer.
Son nouveau livre est encore un recueil de nouvelles, dans lequel il explore le destin de personnages au bord de la rupture. Un classique de la forme brève, particulièrement apte à saisir en quelques pages l’instant décisif lors duquel une vie peut basculer.
La Vraie vie de Cécile G., de François Caillat
Paris, dans les années 1960. Denis, le narrateur, est adolescent lorsqu’il rencontre Cécile. Ils doivent se retrouver à Plymouth mais Cécile ne vient pas. Denis construit sa vie sans elle mais ne peut s’empêcher de penser à cette femme. Il transpose ses histoires et s’imagine les vivre avec elle. Un jour, il croit la reconnaître dans un parc. Un premier roman dont je ferai joyeusement l’économie (comme beaucoup d’autres de ce programme, cela dit).
LÀ-HAUT
Sur les toits, de Frédéric Verger

Frédéric Verger continue à recourir à la Seconde Guerre mondiale comme toile de fond de ses intrigues.
Après le très remarqué Arden et Les rêveuses, son troisième roman nous entraîne à Marseille, en 1942. De peur d’être séparés pendant l’hospitalisation de leur mère, un adolescent de 14 ans et sa petite sœur se réfugient sur les toits du quartier du Panier. Ils découvrent qu’ils sont loin d’être les seuls à avoir eu la même idée : c’est toute une population marginalisée qui vit au-dessus des maisons de Marseille…
Les envolés, d’Étienne Kern

Pour son premier roman, Étienne Kern s’inspire de l’histoire vraie de Franz Reichelt, un tailleur parisien d’origine autrichienne qui rêvait de voler comme un oiseau.
En 1912, équipé d’un dispositif de son invention, sorte d’ancêtre du wingsuit, il s’élance du premier étage de la Tour Eiffel et s’écrase en direct devant les caméras.
Un récit tragique qui peut donner une belle matière romanesque, reste à voir ce que le néo-écrivain a à en dire, et comment.
EN BAS

Cave, de Thomas Clerc
(coll. l’Arbalète)
Thomas Clerc aime bien les espaces clos. Après avoir fait de son appartement (Intérieur) ou d’un arrondissement de Paris (Paris, musée du XXIe siècle : Le Dixième Arrondissement) des espaces littéraires dignes d’un entomologiste, le voici qui plonge dans les sous-sols d’un immeuble, dans cette cave aux murs délabrés qu’il explore en métaphore de sa vie sexuelle…
AILLEURS (LES AUTRES, QUOI)

La Vie d’Andrés Mora, de Claudine Desmarteau
(coll. Sygne)
Auteure réputée pour la jeunesse, Claudine Desmarteau récidive pour les « grands » (après Comme des frères, paru chez l’Iconoclaste en 2020) en concevant l’histoire d’un écrivain dont les dernières œuvres ont si peu marché que son éditeur refuse de publier son nouveau livre.
Vexé, il entreprend de se forger un double, à l’image de Romain Gary / Émile Ajar.

La Malédiction de l’Indien : Mémoires d’une catastrophe, d’Anne Terrier
(coll. Continents Noirs)
Encore un premier roman (le programme en compte six), qui prend cette fois la direction de la Martinique.
Au début des années 2000, Josepha Dancenis s’interroge sur la coïncidence entre l’éruption de la montagne Pelée en 1902 et plusieurs événements dramatiques qui ont secoué sa famille. Elle découvre que son oncle Victorin porte un lourd secret et met en évidence des failles qui ont conduit à la mort de milliers de personnes.
BILAN
Lecture certaine :
Klara et le soleil, de Kazuo Ishiguro
Lectures probables :
Au temps des requins et des sauveurs, de Kawai Strong Washburn
Le Fils de l’homme, de Jean-Baptiste Del Amo
Lectures potentielles :
Sur les toits, de Frédéric Verger
Mon maître et mon vainqueur, de François-Henri Désérable
Temps sauvages, de Mario Vargas Llosa
Toucher le noir (collectif dirigé par Yvan Fauth)

Éditions Belfond, 2021
ISBN 9782714494337
336 p.
21 €
Un recueil de nouvelles signées Solène Bakowski, Eric Cherrière, Ghislain Gilberti, Maud Mayeras, Michaël Mention, Valentin Musso, Benoît Philippon, Jacques Saussey, Danielle Thiery, Laurent Scalese & Franck Thilliez.
Sous la direction d’Yvan Fauth.
Onze grands noms du thriller français nous font toucher le noir, jusqu’au creux de l’âme…
Ces onze auteurs prestigieux, maîtres incontestés du frisson, nous entraînent dans une exploration sensorielle inédite autour du toucher. Avec eux, vous plongerez dans les plus sombres abysses, effleurerez la grâce et l’enfer d’un même geste, tutoierez l’horreur du bout des doigts…
Dix nouvelles inédites pour autant d’expériences tactiles, éclectiques, terrifiantes et toujours surprenantes.
Oserez-vous frôler le noir d’aussi près ?
Pour ceux qui sont familiers avec le petit monde du blog polar, le nom d’Yvan Fauth est devenu ces dernières années l’une de ses institutions les plus respectables. (Il va sans doute détester que je le traite d’institution, mais c’est évidemment un compliment.) Et c’est mérité. Le garçon est humble, totalement passionné, capable de renouveler son enthousiasme sans jamais donner l’impression de s’essouffler, et de porter loin sa curiosité, hors des sentiers battus ou non, selon ses envies.
Son empathie et son sens de l’écoute l’ont conduit à interviewer des dizaines d’auteurs, dont il suit l’œuvre avec une fidélité remarquable. Cette confiance solide qu’il porte à nombre d’écrivains, ces derniers ont décidé de la lui rendre de la plus belle des manières, en participant à tour de rôle à une série de recueils de nouvelles consacrés aux cinq sens.
L’idée était excellente, la réalisation l’est tout autant si j’en juge par ce nouveau livre consacré au toucher, et logiquement intitulé Toucher le noir, qui fait suite à Écouter le noir (2019) et Regarder le noir (2020), tous publiés par les éditions Belfond – avec un certain courage, dois-je le souligner, quand on connaît le manque d’intérêt chronique des Français pour les nouvelles, encore plus sans doute dans le genre policier.
Fort heureusement, le succès est au rendez-vous, ce qui n’est que justice, étant donné l’implication totale des écrivains dans le projet et la qualité des textes proposés.
Sur les onze écrivains réunis cette fois par Yvan, il y en a la moitié dont je n’ai jamais rien lu. Parmi les autres, ceux dont j’ai abordé au moins un livre par le passé, deux au moins ne m’avaient pas ou peu convaincu. (Non, je ne préciserai aucun nom, cela n’a aucun intérêt.)
Qu’à cela ne tienne, je me suis lancé sans arrière-pensée ni a priori d’aucune sorte. Et j’ai bien fait, car les dix nouvelles rassemblées ici forment un ensemble incroyablement homogène, tout en proposant chacune une vision singulière, à la fois différente des autres et représentative de l’univers de leurs auteurs.
Ce qui est amusant de prime abord, c’est de chercher comment chaque écrivain a entrepris d’honorer le sujet du recueil. Certains se sont efforcés d’intégrer l’expression « toucher le noir » dans leur texte, d’autres ont pris le thème imposé au pied de la lettre, d’autres encore ont davantage travaillé de manière métaphorique.
Aucune méthode n’est moins bonne que les autres, et au bout du compte, tous les textes ont leur propre intérêt et leur propre force.
Après, chaque lecteur aura bien sûr ses préférés, en fonction de ses affinités ou de la surprise cueillie à chaque nouveau texte.
Pour ma part, je déclare sans hésitation ma flamme à Michaël Mention, auteur que j’ai déjà pas mal lu, avec des résultats contrastés, mais dont j’admire la capacité à se renouveler sans cesse, à prendre des risques et à inventer des formes neuves, faisant de chacun de ses écrits un nouveau défi.
Sa nouvelle, « No smoking », est la plus longue du recueil. C’est aussi la plus ambitieuse, la plus riche, la plus foisonnante en surprises et en retournements de situation. Jusqu’à la dernière ligne, Mention m’a tenu en haleine et totalement bluffé. C’est mon plus gros coup de cœur du livre.
J’ai beaucoup aimé également « Zeru Zeru », le texte de Maud Mayeras qui, fidèle à ses habitudes, conjugue noirceur absolue et empathie extrême, dans une histoire tragique, qui fend le cœur et bouleverse au plus profond de l’âme.
De manière assez similaire, Solène Bakowski réussit avec « L’Ange de la vallée » une nouvelle déchirante, bizarrement lumineuse et révoltante.
Dans un genre plus ludique, bravo au duo Franck Thilliez & Laurent Scalese, qui signent avec « 8118 » le premier texte en auto-reverse – je vous laisse découvrir de quoi il s’agit ! En tout cas, c’est très réussi et loin d’être un gadget, tout en déroulant un propos pertinent sur le marché sordide des armes à feu.
Je ne vais pas citer toutes les nouvelles du recueil, mais sachez que Valentin Musso (sans doute le plus « dans le thème », avec son histoire se déroulant dans un restaurant où l’on mange dans le noir complet), Benoît Philippon (formidable texte sur les dérives de l’art contemporain), Eric Cherrière (périple jusqu’au-boutiste sur les traces d’un assassin), Danielle Thiery (cruelle histoire de rivalité musicale), Ghislain Gilberti (sanglante escapade dans l’infra-monde horrifique caché dans les ténèbres de notre monde) et Jacques Saussey (cruelle variation prisonnière entre Les évadés et La Ligne verte) sont tous à la hauteur du projet.
Certains de ces textes me hanteront longtemps, preuve que quelques pages suffisent à marquer l’imaginaire. Une nouvelle réussie est un petit monde qui a autant de force et de légitimité littéraire (plus, parfois) qu’un long roman.
Les auteurs de Toucher le noir l’ont bien compris et rendent, tous ensemble, un merveilleux hommage à cette forme brève que, encore une fois, je vous encourage à découvrir en vous délestant de vos éventuels a priori à son encontre.
(Merci à NetGalley et aux éditions Belfond de m’avoir confié la version numérique de Toucher le noir.)
Presqu’îles, de Yan Lespoux
Éditions Agullo, coll. Agullo Court, 2021
ISBN 9791095718901
192 p.
11,90 €
Tu connais le Médoc ? Si oui, tu y vis peut-être. Ou tu y as passé suffisamment de temps, en vacances ou quoi, pour pouvoir me répondre avec aplomb : « Ouais mon gars, je connais le Médoc. »
Et toi, tu ne connais pas le Médoc ? Ben moi non plus. Je n’y suis jamais allé. Pas par défiance ou manque d’intérêt, hein. C’est juste qu’on ne peut pas aller partout.
De toute façon ce n’est pas grave. Tu peux maintenant (re)découvrir ce coin de France sans bouger tes orteils plus loin que ta librairie. Là, tu demandes Presqu’îles, de Yan Lespoux, aux éditions Agullo, et hop !, c’est parti. Dépaysement assuré, le tout sans prendre le risque de te faire traiter de Parisien parce que tu n’es pas du coin.
Ou pire, de Bordelais.
Blague à part, je ne vais pas être original, étant donné que la blogosphère et nombre de libraires l’ont déjà fait avant moi, mais je veux vous dire tout le bien que je pense de Presqu’îles.
D’abord parce que ces textes, ancrés dans un décor bien précis, avec ses paysages de landes, de dunes, de bord de mer, mais aussi de forêts sauvages, de pistes cahoteuses qui se perdent dans les bois, ces textes qui racontent le Médoc véritable en long en large et en travers, ces textes sont tout sauf de la « littérature régionale » ou « de terroir ». Je mets des guillemets parce que l’expression est devenue péjorative, à force d’être galvaudée par d’innombrables parutions peu qualitatives débouchant parfois sur des téléfilms France 3 médiocres ou des sagas de l’été TF1.
Je mets des guillemets pour ne pas que vous vous braquiez parce que vous détestez ce genre de productions dénuées de saveur. Ce serait dommage. Presqu’îles est une ode pudique au Médoc quotidien, à son rythme, à ses habitants, à ses habitudes. Oui, mille fois oui, et c’est passionnant.
Mais cet art de l’observation local, du cliché ethnographique, Yan Lespoux le place entièrement au service de la littérature – dans ce pays magique, dénué de frontières, où les caractères deviennent des personnages emblématiques, des figures représentatives, qui en disent plus long que ce qui est écrit, et où les paysages, bien que précis, en évoquent tant d’autres, ailleurs ou intérieurs.
Les personnages de Presqu’îles sont familiers, on les connaît, on les croise tous les jours, même sans vivre dans le Médoc ni y être jamais allé. Ils sont nos voisins, nos amis, nos ennemis, parfois nous aussi. Ils résonnent en profondeur, avec empathie. Ils nous touchent, nous révoltent, nous attendrissent, parce que Yan Lespoux, de son écriture tout en retenue, dénuée de pathos, leur donne une humanité à la fois singulière, proche et indispensable.
On passe par tous les états d’esprit au fil des nouvelles du recueil. Certaines sont drôles, d’autres tragiques. D’autres encore discrètement poétiques, ou ironiques, ou cocasses, ou mélancoliques. Le tout sans rupture de ton, grâce au style maîtrisé de Yan Lespoux qui nous fait glisser de l’une à l’autre comme si des passerelles invisibles les reliaient, et que tous leurs personnages étaient plus ou moins les mêmes, tout en défendant leurs caractères propres, leurs idées, leurs perceptions de la vie.
Et puis, je veux dire tout le bien que je pense de Presqu’îles parce que c’est un recueil de nouvelles.
« Ouais d’accord, mais moi j’aime pas les nouvelles. »
Ta gueule.
Pardon, mais il faut arrêter de dire ça. Surtout quand on n’en lit jamais, ou si peu. C’est comme les épinards, tu ne peux pas dire que tu n’aimes pas si tu n’as jamais goûté à ceux que prépare ma belle-mère. Bon, c’est une comparaison foireuse, ma belle-mère pourrait me faire manger à peu près tout, sauf des épinards. Elle a essayé, hein, mais ça n’a pas marché. Chacun ses limites.
Bref, en dépit de mes longues années en librairie, émaillées de plusieurs vitrines entièrement dédiées à la forme courte, je ne sais toujours pas pourquoi les Français se méfient autant des nouvelles, alors que chez les Anglo-Saxons, elles offrent souvent leurs lettres de noblesse à nombre de jeunes écrivains.
Écrire des nouvelles, c’est difficile. Il faut faire entrer tout un monde en quelques pages. Et, souvent, conclure par une belle chute, comme un point final bien appuyé à la fin d’une dictée. Certains grands romanciers sont incapables d’en écrire, ou quand ils s’y essaient, ils se ramassent. C’est dire à quel point ce n’est pas donné à tout le monde.
Yan Lespoux signe des débuts éblouissants avec un très beau recueil de nouvelles, et il faut le saluer pour cette splendide réussite.
Tout comme il faut saluer son éditeur, Agullo, qui s’offre en plus le luxe de déposer cette parution dans l’écrin d’une nouvelle collection. Comme son nom l’indique, Agullo Court sera dédiée à la forme brève. Le tout dans un format spécifique, semi-poche comme l’on dit, à prix très modéré (11,90 € ici, pour un recueil de presque 200 pages, c’est un effort remarquable) et doté d’une maquette hyper jolie et agréable à manipuler.
Du très, très bon boulot.
Les orages, de Sylvain Prudhomme

Éditions Gallimard, coll. l’Arbalète, 2021
ISBN 9782072928963
192 p.
18 €
Les orages du titre ne sont pas de tonnerre ni de pluie, ce sont les intempéries qui agitent le cours de nos vies. Et l’auteur de Par les routes les photographie avec une grâce infinie au fil des treize nouvelles qui composent le recueil, trouvant toujours un rayon de soleil pour rembarrer la grisaille, et des raisons de croire en demain.
Un père veille pendant quinze jours au chevet de son fils de cinq mois, qu’une fièvre tenace menace d’emporter. Durant cette longue attente, il fait une expérience inédite de l’intensité de la vie, de sa fragilité et de la force de l’espoir.
Quelque part en Afrique, une femme rêve du salon de coiffure que ses patientes économies vont bientôt lui permettre d’ouvrir. Mais un coup du sort vient ébrécher son grand rêve.
Un homme visite pour la dernière fois l’appartement où il a vécu durant des années, et réalise à quel point ces murs ont contribué à construire son existence.
Après avoir failli mourir trois mois plus tôt, une femme se rappelle à la force phénoménale du bonheur et de la vie, le temps d’une baignade nocturne clandestine dans la mer, tandis que ses enfants dorment en toute innocence dans la maison de vacances.
Le jour de ses quarante ans, un homme découvre sa future tombe au cimetière du Père-Lachaise, et apprend en lisant les dates inscrites dessus qu’il lui reste exactement quarante ans à vivre. Comment employer ce répit si certain, comment vivre en ayant à la fois conscience de disposer de tout ce temps et de le trouver si bref ?
Avec Les orages, Sylvain Prudhomme explore ces moments où un être vacille, où tout à coup il est à nu. Heures de vérité. Bouleversements parfois infimes, presque invisibles du dehors. Tourmentes après lesquelles reviennent le calme, le soleil, la lumière. (Présentation de l’éditeur)
Pas mieux.
Le tour de force de Prudhomme est de réussir à lier ses différentes histoires, et de donner le sentiment d’une grande cohérence entre elles, d’un univers partagé – qui est, tout simplement, celui de la vie de tous les jours.
Sylvain Prudhomme ne nomme presque jamais ses narrateurs ou les protagonistes. Réduits à « il » ou « elle », voire à l’initiale d’un prénom (« A. », toujours, pour la compagne du protagoniste masculin), ils donnent l’impression d’être à chaque fois le même personnage, tout en existant à part entière et singulière par l’expérience qu’ils affrontent dans chaque nouvelle.
En outre, ses personnages nous parlent parce qu’ils sont ordinaires. Leurs préoccupations et leurs soucis relèvent du quotidien : la maladie, le vieillissement, les problèmes de couple ou de famille, la vie en voisinage… Autant de sujets qui, en d’autres mains, pourraient virer tristes, sordides ou déprimants, mais qui chez Sylvain Prudhomme acquièrent une puissance singulière, une évidence lumineuse, une clarté émouvante.
Tout ce que l’écrivain en dit paraît étonnamment familier. Parce que ce sont des sujets que nous tous, lectrices et lecteurs, avons approché, côtoyé, vécu. Ce sont des moments qui ont façonné nos existences. Là où Prudhomme est brillant, c’est qu’il parvient à en extraire l’essentiel à chaque fois, à en tirer une vérité qui pourrait être la nôtre, sans avoir l’air d’y toucher.
Il y parvient par la grâce discrète de son style, dialogues intégrés au récit sans mise en forme (pas de tirets ni de guillemets) pour donner à l’ensemble du texte l’apparence de la plus évidente fluidité. Les mots visent juste sans effort, captent paysages et atmosphères à petites touches, plaçant décors et réflexions sur un pied d’égalité, aussi importants les uns que les autres.
Romancier sensible et singulier, Sylvain Prudhomme ajoute à ses talents celui de nouvelliste, qui est loin d’être donné à tous les écrivains. Très à l’aise en forme courte, il crée des petits mondes qui, en quelques pages, sont aussi vastes que les plus profonds territoires intimes. Tout simplement magnifique.
À première vue : la rentrée Fayard 2020

Intérêt global :
En règle générale, je l’avoue très honnêtement, les propositions en littérature des éditions Fayard ne m’attirent guère. Ce qui explique que cet éditeur réputé n’est jamais apparu dans la rubrique « à première vue », en dépit du fait qu’il compte dans ses rangs quelques habitués de l’événement, qui tirent parfois plus ou moins leur épingle du jeu.
Puisque l’idée est de couvrir le plus de terrain possible cette année, il est temps de réparer ce tort, et de vous laisser juge s’il peut se cacher une pépite parmi les quatre titres proposés par Fayard en cette rentrée 2020.
L’Île de Jacob, de Dorothée Janin
Un roman où se télescopent et se répondent les tourments intimes de l’adolescence et ceux, globaux, du monde moderne.
Sur une île au large de l’Australie dont le destin, entre crise écologique et crise migratoire, semble anticiper en accéléré celui de la planète toute entière, un garçon se trouve aux prises avec les émois et les découvertes de l’adolescence, cette période où là aussi tout s’accélère. Faut-il se protéger au risque de la solitude, ou faut-il s’exposer au risque de la catastrophe ?
Yougoslave, de Thierry Beinstingel
Voici l’un des grands fidèles de la rentrée littéraire sous bannière Fayard. Beinstingel se lance cette fois dans une vaste chronique familiale et historique sur six générations, de la mort de Mozart à Vienne en 1791 à nos jours. Avec l’ambition, sous l’éclat cru des grands moments de l’Histoire, de mettre en valeur les vies de tous ceux qui les ont vécus en anonymes. C’est aussi un roman de la Mitteleuropa, cœur de tant d’événements qui ont changé le destin du monde.
Tout va me manquer, de Juliette Adam
Premier roman d’une demoiselle de 18 ans – espérons que l’argument de la précocité n’est pas le seul à justifier cette entrée en littérature. (Oui, désolé, ce n’est pas très gentil, mais il y a eu des précédents alors je me méfie.)
Petite ville ennuyeuse, travail sans intérêt, quotidien rasoir : Étienne s’ensuit. Sa rencontre percutante avec l’explosive Chloé – elle le frappe pendant un carnaval à la suite d’un malentendu – va évidemment tout changer. À force de se croiser sans cesse, et en dépit de leurs différences flagrantes, peut-être vont-ils trouver le moyen de faire un bout de chemin ensemble…
Notre dernière sauvagerie, d’Éloïse Lièvre
Auteure de plusieurs romans, Éloïse Lièvre propose cette fois un récit personnel. Après s’être séparée du père de ses enfants, elle a en effet décidé de prendre en photo les gens qui lisent dans le métro. Ce qui l’amène à une réflexion sur la place des livres dans nos vies, et sur le geste politique que représente la lecture.
Nostalgie d’un autre monde, d’Ottessa Moshfegh
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude)
Un recueil de nouvelles mettant en scène des personnages qui sont tous à un mauvais moment de leur vie, par une jeune auteure américaine.
BILAN
Une petite curiosité pour L’Île de Jacob, mais sinon, je crains que ne ce soit pas encore cette année qu’une rentrée littéraire Fayard attire mon attention…
A première vue : la rentrée de l’Olivier 2018

L’année dernière, les éditions de l’Olivier s’avançaient sous l’étendard flamboyant de l’un de leurs grands noms étrangers, l’Américain Jonathan Safran Foer, qui dominait une petite rentrée de six titres en tout. Rebelote cette année, avec six titres à nouveau, et en tête d’affiche, l’Américaine Nicole Krauss – ex-Mrs Foer, tiens donc. Pour le reste, c’est une rentrée solide et sérieuse, qui pourrait réserver de bonnes lectures.
…ON ENTEND LE COUCOU : Forêt obscure, de Nicole Krauss (en cours)
(traduit de l’américain par Paule Guivarch)
D’un côté, Jules Epstein, riche Juif new yorkais, qui disparaît du jour au lendemain, réapparaît à Tel-Aviv avant de disparaître à nouveau. De l’autre, Nicole, romancière juive américaine, en pleine crise conjugale, qui décide de se rendre à Tel-Aviv, dans l’hôtel où elle passait ses vacances enfant, où elle compte trouver des réponses et recadrer sa vie à la dérive. Entre les deux ? Des zones mouvantes, un basculement de la réalité, des questionnements… Roman qualifié d' »incroyable » par le défunt Philip Roth, ce livre est le troisième de Nicole Krauss après l’Histoire de l’amour et La Grande Maison. Les premières pages, fortes et virtuoses, laissent espérer l’un de ces excellents livres dont les Américains ont le secret.
CALIMERO : Des raisons de se plaindre, de Jeffrey Eugenides
(traduit de l’américain par Olivier Deparis)
Autre grand nom du catalogue américain de l’Olivier, Eugenides – auteur entre autres de Virgin Suicides et Middlesex, rien de moins – revient cette année avec un recueil de nouvelles dont les personnages se trouvent à un carrefour majeur de leur existence.
IMPURS : La Souplesse des os, de D.H. Wilson
(traduit de l’anglais (Canada) par Madeleine Nasalik)
Et deuxième recueil de nouvelles de la rentrée pour l’Olivier, qui envoie au charbon un auteur dont l’univers rugueux et taiseux évoque la littérature rurale américaine. Sauf que nous sommes au Canada, en Colombie Britannique pour être précis. Dans un monde d’hommes et de femmes dont les bonnes intentions se heurtent à la réalité cruelle de la vie, non sans humanité et clairvoyance.
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CHANGEMENT DE DÉCOR : La Chance de leur vie, d’Agnès Desarthe
Début 2015. Juste après les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, une famille française s’envole pour les États-Unis. Hector, professeur d’université, impose bientôt son charisme ravageur, tandis que sa femme Sylvie observe cette révélation donjuaniste à distance, avec réserve et lucidité. Pendant ce temps, Lester, leur fils adolescent, entraîne un groupe de jeunes de son âge dans une crise mystique. Le ton drolatique d’Agnès Desarthe part à la rencontre d’un regard aigu sur le monde, au fil d’une année 2015 choisie pour son basculement, entre les attentats sanglants en France et l’avènement de Donald Trump aux États-Unis.
MORDRE AU TRAVERS : Désintégration, d’Emmanuelle Richard
Après un premier roman publié pour la jeunesse (Selon Faustin, Ecole des Loisirs), voici le troisième titre à paraître à l’Olivier d’Emmanuelle Richard. Il relate le parcours d’une jeune femme, issue d’un milieu modeste, qui s’installe à Paris où elle vivote quelque temps parmi des garçons évoluant dans le milieu du cinéma, avec une nonchalance et une facilité nées de leurs origines aisées. Après avoir été aspiré par un cercle vicieux d’humiliations, elle rompt les rangs en se faisant remarquer par un premier roman qui attire l’attention sur elle… D’inspiration autobiographique, comme les deux précédents, ce roman au titre explicite annonce sa colère.
VERY BAD TRIP : Le Complexe d’Hoffman, de Colas Gutman
D’ordinaire, Colas Gutman écrit pour les petits (la géniale série Chien Pourri, c’est lui). Ce qui peut expliquer par contraste l’allure violemment irrévérencieuse de ce premier roman pour les grands, où deux enfants, frère et sœur, se créent un monde fantasmagorique et cruel pour oublier que leurs parents divorcent. Autrement dit, Gutman se lâche, en proposant sa version trash du roman familial.
On lira sûrement :
Forêt obscure, de Nicole KraussOn lira peut-être :
Désintégration, d’Emmanuelle Richard
La Chance de leur vie, d’Agnès Desarthe
A première vue : la rentrée Christian Bourgois 2016
Nous n’avons jamais non plus évoqué les éditions Christian Bourgois dans la rubrique « à première vue » – faute sans doute, avouons-le sans détour, de s’être longtemps intéressé au travail de cet éditeur pourtant respectable, intéressant et exigeant. Comme on apprend tous les jours, il est donc temps de réparer cette injustice, d’autant que sur les trois titres annoncés en août et septembre, deux nous font sérieusement de l’œil…
PSYCHO : Un singulier garçon, de Kate Summerscale
Plume élégante et vivace, Kate Summerscale s’est fait une spécialité de relater sous forme littéraire des faits divers marquants de l’époque victorienne. Paru en 2008, L’Affaire Road Hill House, sur la disparition d’un petit garçon dans une grande maison bourgeoise, était ainsi une réussite éblouissante, captivante comme un polar et très éclairante sur la société et les mentalités de l’époque. On peut donc attendre le meilleur de ce nouveau texte qui se penche sur le cas Robert Coombes, un garçon de 13 ans condamné en 1895 à la détention dans un asile d’aliénés pour le meurtre de sa mère.
LES CHOSES ME DONNENT UNE IDENTITÉ : Anatomie d’un soldat, de Harry Parker
Un jeune capitaine de l’armée britannique perd une jambe lors d’une mission au Moyen Orient et est rapatrié en Angleterre. Le récit de son retour à la vie est alors relaté par 45 objets qui lui appartiennent ou lui sont proches… Un projet littéraire étonnant et, d’après les premiers retours que j’ai, parfaitement réussi. Mériterait sûrement un coup d’œil !
MAINE STREETS : L’État où nous sommes, d’Ann Beattie
Un recueil de quinze nouvelles situées dans le Maine, qui entreprend d’analyser la classe moyenne américaine sous toutes ses formes.
Pas exactement l’amour, d’Arnaud Cathrine
Signé Bookfalo Kill
Pas exactement l’amour : le titre donne parfaitement le ton de ce recueil de nouvelles, dont les personnages ont pour point commun de se croire amoureux, mais ne le sont pas vraiment, ou ne le sont plus, ou le sont seuls sans l’autre… Dans cet exercice de jonglage psychologique sur le sentiment le plus universel qui soit, Arnaud Cathrine a toutes les qualités requises pour éviter les clichés : de la finesse, de l’humour, une certaine tendresse pour le genre humain, un don pour exprimer en douceur la mélancolie, la compréhension douloureuse de la perte de l’autre, la sensation de décalage entre deux individus…
Comme c’est souvent le cas, certaines nouvelles sont plus fortes et plus marquantes que d’autres, laissant une impression inégale de l’ensemble du recueil. Je retiendrai surtout « Une erreur de jeunesse », texte cruel où un homme retrouve un ami, ancien amant, alors que ce dernier se marie avec une femme et feint d’ignorer ce lien spécial entre eux, et « J’attendrai », récit à deux voix qui confronte les points de vue de deux voisins vivant l’un en face de l’autre et tentant d’interpréter leurs comportements.
Mais les autres nouvelles se tiennent, et dessinent un large panorama du couple et de l’amour aujourd’hui, avec toute la subtilité, parfois teintée d’ironie, dont sait faire preuve l’auteur de Je ne retrouve personne.
Pas exactement l’amour, d’Arnaud Cathrine
Éditions Verticales, 2015
ISBN 978-2-07-014766-3
246 p., 17,90€
A première vue : la rentrée littéraire de l’Olivier 2013
A part quand elle publie des pointures internationales comme Jonathan Franzen ou Jonathan Safran Foer, ce n’est pas forcément la maison la plus médiatique en France ; pourtant les éditions de l’Olivier dénichent régulièrement d’excellents auteurs, publient de très bons livres et ont les faveurs des libraires pour leur travail authentique et constant. Ils se joignent à la rentrée 2013 avec une sélection réduite de quatre romans français et trois étrangers (parmi lesquels Canada, de Richard Ford, devrait attirer l’attention de la presse).
LA PLUS ATTENDUE : La Grâce des brigands, de Véronique Ovaldé
Les livres singuliers de Véronique Ovaldé ont rencontré leur public depuis longtemps. Elle revient avec un roman « américain » centré sur Maria Cristina Väätonen, une jeune femme qui a fui sa famille et son grand Nord originel pour s’installer à Los Angeles. Elle s’y impose comme écrivain à succès et devenir l’amante de Rafael Claramund, gloire des lettres et dandy ombrageux en attente de Prix Nobel. Mais le passé la rattrape après un coup de fil de sa mère…
Un beau portrait de femme, une histoire de famille ténébreuse et un livre sur la littérature. Entre autres.
INSULAIRE : Les eaux territoriales, d’Eugène Nicole
Natif de Saint-Pierre-et-Miquelon, Eugène Nicole a déjà placé ce minuscule archipel français perdu dans l’Atlantique au coeur de son immense fresque autobiographique, L’œuvre des mers (950 pages !) Il y retourne à la suite d’un arbitrage judiciaire international qui restreint les eaux territoriales et le droit de pêche de Saint-Pierre au profit du Canada, et poursuit sa réflexion personnelle et romanesque.
BLABLA SENTIMENTAL : L’Accomplissement de l’amour, d’Eva Almassy
Femme mariée qui s’ennuie dans son couple, Béatrice aime d’un amour virtuel un homme mystérieux. Elle décide de le rencontrer.
Elle ira sans nous.
NOUVELLES : On a eu du mal, de Jérémie Gindre
Cinq textes courts qui mettent en scène des personnages à un moment délicat de leur vie, confrontés à la force des émotions qui en découlent.
Par curiosité peut-être, pourquoi pas.
400 coups de ciseaux, de Thierry Jonquet
Signé Bookfalo Kill
Un proverbe dit que ce sont les meilleurs qui partent les premiers, et c’est parfois vrai, hélas. Immense auteur français de romans noirs, inspirés par les faits divers et par l’état de la société en général, Thierry Jonquet a été emporté par un A.V.C. à l’âge de 55 ans. C’était, déjà, en 2009.
Après avoir publié en l’état Vampires, son dernier roman inachevé, les éditions du Seuil rassemblent dans 400 coups de ciseaux vingt nouvelles écrites par Jonquet au fil des années, pour des revues ou des recueils. L’occasion de découvrir des textes rares ou introuvables, inégaux en qualité, mais qui tous présentent un intérêt, soit par leur atmosphère, soit par leur humour, soit par leur chute.
Surtout, ces nouvelles montrent l’habileté de plume de Jonquet, capable de passer sans faiblir d’un registre populaire à un ton délicieusement ironique ou un style plus soutenu ; capable également de changer de genre, se hasardant ici dans l’anticipation post-apocalyptique (Sommeil), là à la blague de potache pure et simple (L’Imprudent), là encore à une parodie vacharde d’un fait divers d’actualité – Bernard Laporte se ridiculisant à lire la lettre de Guy Moquet à ses joueurs de l’équipe de France pour complaire à un certain Nicolas S. (Dans d’autres pays, qui sait), ou bien terrassant de piques acerbes l’art contemporain (Art conceptuel), le délaissement des personnes âgées (Nadine, bref et émouvant écho du roman Mon vieux), ou la télé-spectacle (Un débat citoyen). Entre autres…
Surtout, 400 coups de ciseaux (titre par ailleurs de la seule longue nouvelle inédite du recueil) s’ouvre sur un texte autobiographique où Jonquet raconte sans fards son parcours, ses apprentissages, sa venue au roman noir pour exprimer sa colère, là où la politique et l’engagement l’avaient déçu.
« Voilà comment ça s’est passé », c’est le titre, en dit plus que bien des thèses sur la forte personnalité d’un romancier du réel dont le regard acéré, la lucidité et le talent nous manquent énormément aujourd’hui.
400 coups de ciseaux, de Thierry Jonquet
Éditions du Seuil, 2013
(textes parus entre 1989 et 2009)
ISBN 978-2-02-110575-9
228 p., 18€
L’Immobilier, d’Hélèna Villovitch
Signé Bookfalo Kill
Se loger est aujourd’hui l’une des préoccupations principales des Français. (Non, ne vous inquiétez pas, la suite de cet article ne développera pas ce marronnier sociologique.) Il était donc logique que la littérature contemporaine s’empare du sujet. C’est chose faite avec Hélèna Villovitch, qui ne cache d’ailleurs pas son jeu en intitulant son livre L’Immobilier.
Pour autant, n’allez pas imaginer un bouquin barbant ou déprimant. Non, et c’est là son intérêt majeur : bien qu’étant dans l’air du temps, L’Immobilier est une vraie fiction, souvent amusante, d’une drôlerie subtile qui résulte d’un sens de l’observation très fin de nos habitudes et de nos attitudes.
Construit comme un recueil de nouvelles, le nouveau livre d’Hélèna Villovitch fonctionne en réalité sur deux niveaux qui se complètent, voire se répondent. D’un côté, des textes autonomes, qui s’emparent de situations immobilières variables pour animer le quotidien de personnages à différents âges de la vie. De l’autre, sous des titres empruntant au vocabulaire spécifique de son sujet (« Idéal pour investisseur », « Rafraîchissement à prévoir », « Charme de l’ancien »…), l’auteur s’amuse à décliner plusieurs existences possibles de Flo et Mel, tour à tour spéculatrices habiles, colocataires moyennes ou trajectoires qui se ratent et divergent au gré de la chance et des hasards de l’existence.
En se jouant des clichés grâce à son style piquant et son sens de la chute (indispensable pour faire une bonne nouvelliste), Hélèna Villovitch aligne quelques passages obligés dans lesquels on peut tous plus ou moins se reconnaître : le premier appart et la vie de bohème moderne qui va avec (« Onze mètres carrés »), l’incompatibilité liée à la promiscuité (« J’ai quitté Tom »), l’ultra-moderne solitude cachée sous la pratique collective et paradoxalement solitaire des réseaux sociaux (« Chacun chez moi »), ou encore certaines joies de la location pour les propriétaires (« Les attentes grecques »).
Comme c’est souvent le cas dans les recueils de nouvelles, certains textes sont plus pertinents que d’autres, qui oublient presque de se rattacher au sujet général. Mais l’ensemble garde une formidable cohérence, grâce à la qualité d’écriture de Villovitch, à son inspiration pour sortir des sentiers battus, et à la justesse de ses portraits, tour à tour tendres, moqueurs, cruels, mélancoliques ou délicatement ironiques.
Une belle découverte, donc, de cette rentrée 2013, à visiter sans modération !
L’Immobilier, d’Hélèna Villovitch
Éditions Verticales, 2013
ISBN 978-2-07-014018-3
180 p., 19€
Désaccords imparfaits, de Jonathan Coe
Signé Bookfalo Kill
Dans l’introduction de Désaccords imparfaits, Jonathan Coe explique qu’il ne lui est « pas facile de faire court. » On le croit volontiers, même si, dans ses romans (dont je suis un inconditionnel), il a le bon goût et le talent de ne jamais faire trop long.
J’attendais donc ce bref recueil – « toute ma production de nouvelles au cours de ces quinze dernières années », dixit l’auteur – avec une infinie curiosité, me demandant s’il s’agissait d’une publication opportuniste au parfum amer de fonds de tiroir, d’un tirage réservé aux fans du romancier anglais, ou bien d’un objet littéraire présentant un véritable intérêt.
Les fans seront sûrement satisfaits, mais ils ne seront pas les seuls ; et de fonds de tiroir, il ne saurait être question. On retrouve dans les trois nouvelles – Ivy et ses bêtises, 9e et 13e et Version originale – tout ce qui fait qu’on aime Jonathan Coe : un mélange subtil de mélancolie, d’ironie et de tendresse, des personnages en recherche de choses, de souvenirs ou de sentiments diffus, de l’humour – anglais, forcément (surtout dans Version originale, où le héros, compositeur anglais de musique de films, se retrouve juré d’un festival français de films d’horreur…)
Plus étonnant : bien qu’écrits à des périodes différentes de sa carrière, ces trois textes se complètent, se répondent, pris dans la toile de thématiques et d’obsessions chères au romancier : la musique (deux des héros sont musiciens), le cinéma, la famille et ses failles, l’amour et ses indécisions… On est certes plus proche de sa veine intimiste, magnifiquement mise en œuvre dans La Pluie, avant qu’elle tombe, que de la verve satirique de Testament à l’anglaise qui a d’abord assuré sa renommée.
Mais le bonheur reste intact, de même que l’on retrouve l’écriture fluide et gracieuse de Coe, qui se fait même aventureuse dans 9e et 13e, presque entièrement racontée au conditionnel…
En guise de cadeau bonus, un article consacré à la Vie privée de Sherlock Holmes, film méconnu de Billy Wilder, complète les trois nouvelles. Un ajout qui n’a rien d’incongru : dans ce texte, Coe relate sa passion pour ce film, et surtout pour sa bande originale.
Musique, cinéma et quête obsessionnelle d’un idéal impossible à atteindre (l’auteur relate comment il a traqué pendant des années tout ce qui concernait le film, y compris une bande originale introuvable et des scènes coupées invisibles – tout ceci bien avant l’avènement du DVD et d’Internet) : est présente ici une bonne partie de l’univers de Jonathan Coe, aussi bon nouvelliste qu’il est l’un des romanciers britanniques les plus importants des vingt dernières années.
Désaccords imparfaits, de Jonathan Coe
Éditions Gallimard, 2012
ISBN 978-2-07-013362-8
99 p., 8,90€
Les voleurs de Manhattan, d’Adam Langer
Signé Bookfalo Kill
Comment faire, lorsqu’on est un trentenaire fâlot et qu’on écrit des nouvelles bien tournées mais anecdotiques, pour s’imposer dans le milieu littéraire new yorkais, où tout est affaire de relations, d’ego, de stratégie marketing et surtout de paraître ? Réponse : on ne peut pas. Ian Minot, qui végète comme serveur au Morningside Coffee, en fait l’amère expérience.
Jusqu’au jour où il rencontre Jed Roth, un ancien éditeur lui aussi révulsé par les nouvelles pratiques de l’édition locale. Ensemble, ils mettent au point un plan diabolique : transformer un roman d’aventures épique, écrit plusieurs années auparavant par Roth, en une (fausse) autobiographie signée Ian Minot – une histoire tellement rocambolesque que tout le monde ne pourra faire qu’y croire… Et ainsi, se venger en le dupant d’un petit monde qu’ils exècrent tous les deux.
Au début, je me suis demandé si ce roman pourrait intéresser beaucoup de lecteurs ignorant l’essentiel des moeurs particulières du monde du livre. Certes, le milieu éditorial (ici new yorkais, mais ça marche aussi pour la France et pour d’autres pays, à n’en pas douter) est très bien dépeint, avec ses compromissions, ses productions déshonorantes, ses personnages antipathiques, sa curieuse mentalité dans laquelle l’amour de la littérature n’occupe qu’une place minime. C’est amusant, cruel et bien vu ; et donc, peut valoir le déplacement rien que pour ça, y compris pour les « non-initiés ».
Les lecteurs les plus assidus s’amuseront également des néologismes créés par Langer à partir de noms d’auteurs célèbres ou de références littéraires, et regroupés dans un glossaire à la fin du livre. Comment ne pas sourire en le voyant parler de « cheshire » plutôt que de sourire (cf. Alice au pays des merveilles), de « franzens » pour désigner des lunettes branchées, ou de « gatsby » pour un blazer chic et élégant ? Le roman en est joyeusement truffé, et cela devient presque un jeu de les retrouver et d’essayer de deviner ce qu’ils signifient sans filer en fin de livre pour découvrir la définition.
Mais il fallait davantage pour faire décoller le roman. Après avoir patiemment tissé sa toile, fort bien campé ses caractères, détaillé le mécanisme du piège mis en place par Roth et Ian, Adam Langer sort une jolie surprise de son chapeau : une mise en abyme qui précipite son héros dans les affres de la création incarnée, une sorte de roman dans le roman dans le roman – où quand la réalité s’anime des traits de la fiction pour devenir pire qu’elle.
L’idée est très maligne, excellemment mise en oeuvre, et donne au dernier tiers des Voleurs de Manhattan un souffle inattendu et bienvenu ; du rythme, du suspense, un peu de folie, bref tout ce qu’il faut pour quitter le livre avec un sourire satisfait aux lèvres.
Si ce n’est pas le titre le plus ambitieux qu’ait publié l’excellent Oliver Gallmeister (éditeur français de Craig Johnson, Trevanian, David Vann, Tom Robbins et j’en oublie), c’est sans aucun doute sur le sujet un roman plus abouti que Comment je suis devenu un écrivain célèbre, chroniqué l’année dernière par Clarice ici même.
Un très bon moment de lecture, en somme. A recommander notamment à tous les apprentis écrivains, histoire de les déniaiser si besoin est !
Les voleurs de Manhattan, d’Adam Langer
Editions Gallmeister, 2012
ISBN 978-2-35178-050-3
254 p., 22,90€
On en dit également du bien ici : Là où les livres sont chez eux, Les chroniques d’Alfred Eibel