À première vue : la rentrée Gallmeister 2020

Fidèle à ses habitudes, Gallmeister affiche une rentrée ramassée (trois titres), entièrement consacrée à la littérature américaine, tout en prenant des risques : autour de Benjamin Whitmer, auteur installé de la maison, on pourra en effet découvrir deux premières traductions.
Du solide, du classique, et la possibilité de belles lectures.
Intérêt global :
Les dynamiteurs, de Benjamin Whitmer
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Mailhos)
Quatrième traduction de l’explosif (ah ah) Benjamin Whitmer, après les noirissimes Pike, Cry Father et Évasion. Les deux premiers étaient contemporains, le troisième remontait aux années 60 ; ce nouvel opus nous ramène à la fin du XIXème siècle, du côté de Denver. Sam et Cora, deux jeunes orphelins, règnent sur une bande d’enfants abandonnés, qu’ils protègent des attaques lancées par les clochards des environs, lesquels en veulent à l’usine désaffectée où ils ont élu domicile. Lors d’une bataille, un homme porte secours aux enfants, au risque de sa vie. Tandis que Cora soigne l’étrange colosse muet, Sam commence à s’intéresser au monde violent et mystérieux des bas-fonds – au risque de briser ce qu’il a construit, dont son amitié avec Cora…
400 pages. Qui dit mieux ?
Dans la vallée du soleil, d’Andy Davison
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Manceau)
Attention, premier roman inclassable. Son protagoniste, Travis Stillwell, parcourt les routes du Texas en quête de femmes solitaires. Un soir, le cours d’une de ces rencontres lui échappe. Lorsqu’il se réveille le lendemain, la fille a disparu et il est couvert de sang. Sauf que la fille réapparaît pour le hanter, menaçant de le détruire. Travis se réfugie dans un motel où, contre toute attente, il se lie avec la jeune veuve qui le tient ainsi qu’avec son fils. Mais les fantômes de Travis ne le lâchent pas…
480 pages. Qui dit mieux ?
Betty, de Tiffany McDaniel
(traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe)
Deuxième traduction pour Tiffany McDaniel en France après L’été où tout a fondu, paru l’année dernière chez Joëlle Losfeld.
Sixième des huit enfants d’un père cherokee et d’une mère blanche, Betty « la Petite Indienne » souffre, comme les siens, de difficultés à s’intégrer en raison de son sang mêlé. Pour affronter l’errance, en quête du havre de paix qui doit bien exister quelque part pour enfin les accueillir, et la violence sourde du monde des adultes, Betty écrit. Elle confie au pouvoir des mots la charge de la garder debout. Les pages qu’elle rédige, elle les enterre tout au long de son chemin – en espérant qu’un jour, ces fragments souterrains ne forment plus qu’une seule histoire, la sienne et celle de sa famille…
Bon, allez, 720 pages et on n’en parle plus.
BILAN
Pour apprécier cette rentrée Gallmeister, il faudra avoir un peu de temps devant soi.
Potentiellement, tout m’intéresse, mais il sera difficile de tout lire.
Donc, pour l’instant, je ne tranche pas… On verra le moment venu !
Helena, de Jérémy Fel

Kansas, un été plus chaud qu’à l’ordinaire. Une décapotable rouge fonce sur l’Interstate. Du sang coule dans un abattoir désaffecté. Une présence terrifiante sort de l’ombre. Des adolescents veulent changer de vie. Des hurlements s’échappent d’une cave. Des rêves de gloire naissent, d’autres se brisent. La jeune Hayley se prépare pour un tournoi de golf en hommage à sa mère trop tôt disparue. Norma, seule avec ses trois enfants dans une maison perdue au milieu des champs, essaie tant bien que mal de maintenir l’équilibre familial.
Quant à Tommy, dix-sept ans, il ne parvient à atténuer sa propre souffrance qu’en l’infligeant à d’autres… Tous trois se retrouvent piégés, chacun à sa manière, dans un engrenage infernal d’où ils tenteront par tous les moyens de s’extirper. Quitte à risquer le pire. Et il y a Helena… Jusqu’où une mère peut-elle aller pour protéger ses enfants lorsqu’ils commettent l’irréparable ?
Avant d’évoquer Helena, le deuxième roman de Jérémy Fel, je me dois de rappeler que j’avais adoré sans réserve son premier, Les loups à leur porte. J’avais aimé sa construction ambitieuse, son écriture implacable, sa manière de mettre en scène et de penser le mal et la violence, y compris dans les moments les plus durs du livre.
C’est donc avec enthousiasme et impatience que je me suis plongé dans ce deuxième opus, dont le résumé me promettait le même genre d’univers, la même intensité.
J’ai déchanté.
Si j’en crois les avis glanés ici ou là sur Internet, je suis un des rares dans ce cas. C’est donc peut-être entièrement de ma faute, sans doute suis-je passé à côté de ce livre. Mais j’y ai malheureusement trouvé tous les défauts que Jérémy Fel, à mon sens, avait évité avec soin dans son premier.
Par où commencer ? Comme rien ne m’a séduit dans Helena, difficile de choisir.
Voyons d’abord les personnages, tiens. Impossible de m’y attacher, de les suivre, je les ai tous trouvés antipathiques. Est-ce volontaire ? Si c’est le cas, c’est réussi, mais du coup, il est délicat de les plaindre ou de les soutenir, en dépit des aventures épouvantables dont ils sont tour à tour victimes et acteurs. Ah, si, c’est un point à mettre au crédit de l’auteur : rien n’est forcément tout blanc ou tout noir chez ses protagonistes, ils sont capables de passer d’un angélisme béat à la pire des violences, suivant la situation qu’ils doivent affronter ou la pulsion qui les conduit. (Je dois admettre que le coup du club de golf est particulièrement saisissant…)
Dans sa critique (positive) parue dans Télérama, Christine Ferniot reconnaît que Helena est « bourré de clichés réjouissants et de personnages caricaturaux ». D’autres vantent l’art avec lequel Fel dynamite tout cela au fur et à mesure de l’avancée du récit. Personnellement, je n’ai rien vu péter. Les clichés (pas réjouissants) sont là, bien posés, et le restent de bout en bout. Un personnage commet le pire ? C’est parce qu’il a subi des traumatismes horribles dans son enfance. Oh ben dis donc, c’est original !
On continue ? Très bien. L’héroïne est blonde, c’est une ravissante idiote trompée par un petit copain peu scrupuleux, elle tombe en panne de voiture près de la maison où se terre justement un psychopathe en puissance, planqué dans les jupes d’une mère qui n’a d’yeux que pour sa petite dernière dont elle veut faire une mini-miss, une reine de beauté version Little Miss Sunshine – avec les rondeurs mais sans l’humour et la tendresse.
J’en passe et des meilleurs.
Tout ceci serait tolérable si Jérémy Fel le faisait voler en éclat. On sent même que c’est l’idée. Alors, certes, ces personnages légers comme des vannes de Bigard finissent par tomber le masque et par tous plus ou moins se comporter comme des dingues, par exploser en vol et commettre des actes extrêmes. Est-ce suffisant pour transformer le pensum des (cent ou deux cents) premières pages en jeu de massacre exutoire, comme certains le suggèrent ? Pas pour moi, malheureusement.
La faute, sans doute, à nombre de longueurs – que ces 700 pages m’ont paru interminables, surchargées de développements sans fin et de justifications psychologiques aussi superficielles que redondantes ! La faute, aussi, à un style direct, certes, mais souvent balourd. Les dialogues, en particulier, ne sonnent pas juste, tirent trop souvent vers le mauvais soap et contribuent à enfiler pas mal de perles sur le collier des clichés. N’ayant pas le livre sous la main, je ne peux étayer ce propos d’exemples précis – et, du reste, sortir des phrases de leur contexte est souvent facile, surtout en cas de critique négative, alors autant éviter de le faire.
Je veux reconnaître à Jérémy Fel un vrai courage, celui de s’investir corps et âme dans la littérature de genre – un pari pas facile à tenir en France, surtout quand on cherche à tremper ses pieds dans le sang de l’horreur. Il le fait frontalement, sans arrière-pensée, avec une authenticité qui mérite le respect. Avec, aussi, une belle connaissance des sources du genre, qu’il parvient à assimiler pour forger son propre univers et sa voix propre.
Malheureusement, il arrive aussi à Stephen King, sans doute son maître absolu (et si c’est le cas, il a très bon goût), de rater certains romans. A mes yeux, en raison de ses excès en tous genres – dans le propos, la construction, les personnages, le style – Helena ne confirme pas le coup d’essai des Loups à leur porte, faute d’élever son propos et d’extirper son sujet de la boue, de la tripe et du sang dans lesquels le roman se complaît à stagner. Pour parvenir à fournir une réflexion neuve sur la question du mal, encore faut-il parvenir à adopter un point de vue en surplomb, à s’éloigner du premier degré, du récit brut. Pour moi, Fel y était parvenu dans son premier roman, pas dans celui-ci.
Encore une fois, c’est un avis strictement personnel – j’insiste, car vu le nombre d’éloges glanés par ce livre, je m’attends à me prendre quelques retours furieux…
Je serai néanmoins au rendez-vous du prochain roman de Jérémy Fel, en espérant pouvoir m’enthousiasmer à nouveau pour le talent et l’audace de ce garçon qui n’en manque pas.
Helena, de Jérémy Fel
Éditions Rivages, 2018
ISBN 978-2-7436-4467-3
733 p., 23€
COUP DE CŒUR : Jake, de Bryan Reardon

Un matin, le monde paisible de Simon Connolly s’écroule. Heureux mari et père au foyer, il apprend qu’une tuerie vient d’être perpétrée dans le lycée de ses deux enfants. En se précipitant sur place, il découvre rapidement que son fils aîné, Jake, a disparu. Il ne figure pas parmi les victimes, mais reste introuvable dans l’établissement et alentour.
Lorsqu’on apprend que le garçon était le seul ami de Doug Martin-Klein, un gamin asocial que personne n’est vraiment surpris d’identifier comme l’auteur du massacre, la rumeur ne tarde pas à courir. Jake aurait été son complice, et aurait réussi à fuir avant l’intervention des forces de l’ordre…
Confronté à l’innommable, Simon tente coûte que coûte de retrouver Jake en premier, tout en affrontant doutes et culpabilité. A quel moment la situation a-t-elle pu lui échapper ? Son fils a-t-il pu commettre une chose pareille ? Et surtout, où est-il et pourquoi se cache-t-il ?
Je l’avoue, je ne lisais plus trop la Série Noire depuis quelques années. A l’exception, et encore, de quelques noms majeurs de la collection (Ferey, Nesbo, Manotti), les propositions de l’éditeur Aurélien Masson ne m’inspiraient plus autant qu’à ses débuts. Mais voilà, Masson est parti créer Equinox, une nouvelle collection de polar aux Arènes, et Stefanie Delestré l’a remplacé. Après avoir retaillé le format de la Série Noire et revu légèrement sa maquette, cette excellente éditrice réalise des débuts parfaits, avec le retour gagnant de Jean-Bernard Pouy, un Caryl Ferey très bien tenu, et donc ce premier roman de Bryan Reardon qui m’a laissé pantelant d’émotion.
En anglais, le roman s’intitule Finding Jake, subtilité intraduisible en français (qui n’a donc retenu avec sobriété que le prénom du garçon). « Finding Jake », c’est « trouver Jake » bien sûr, mais aussi « découvrir Jake », au sens d’essayer de comprendre qui il est vraiment. Et c’est ainsi que fonctionne le roman, alternant des phases au présent qui relatent les minutes, puis les heures qui suivent le massacre, et des chapitres remontant à l’enfance de Jake, depuis ses premiers mois jusqu’au drame.
Outre que ce système d’alternance fonctionne toujours bien dans un polar, tenant le lecteur en haleine et l’obligeant souvent à tourner les pages pour dérouler le plus vite possible les deux fils du récit, le dispositif ici a le mérite de faire la part belle à la réalité des personnages, de jouer de leurs ambivalences, de leurs multiples facettes, d’autant plus que cette réalité est placée sous l’éclairage cru d’une catastrophe. Ce qui semblait anodin à l’époque peut soudain prendre un tout autre sens… mais interpréter a posteriori une attitude, une phrase, un moment de vie, n’est-ce pas se tromper un peu plus ?
Tenant l’ensemble du roman sur ce fil fragile, Bryan Reardon creuse le sillon du doute et de la culpabilité d’une manière intime, profonde, avec d’autant plus d’empathie et d’humanité que nous suivons l’histoire du point de vue de Simon, narrateur du drame. Les hésitations, les coups de colère, les atermoiements de Simon sont les nôtres, jusqu’à ce que la vérité soit enfin dévoilée, après plus de 300 pages d’horrible incertitude.
Alors l’émotion explose enfin, et c’est le regard très flou que j’ai lu les vingt ou trente dernières pages de Jake, profondément bouleversé par la sincérité des sentiments qui irradie de ce final d’une force incroyable.
Dans la lignée d’un Thomas H. Cook (on pense bien sûr aux Feuilles mortes, dont le sujet est très proche), Bryan Reardon nous offre avec Jake un roman noir extraordinairement juste, sensible et touchant, un condensé d’humanité qui laisse les larmes aux yeux et le cœur un peu plus ouvert. Une découverte que je serais très heureux de vous voir partager.
Jake, de Bryan Reardon
(Finding Jake, traduit de l’américain par Flavia Robin)
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2018
ISBN 9782070147243
352 p., 21€
Le Livre des Baltimore, de Joël Dicker
Signé Bookfalo Kill
On ne va pas se mentir : celui-là, on l’attendait au tournant. Je parle autant du livre que du romancier, dont l’enthousiasme, la jeunesse presque naïve et l’énergie communicative nous avaient cueillis il y a trois ans, tandis qu’il nous balançait à la figure un pavé de plus de 600 pages sorti de nulle part : la Vérité sur l’affaire Harry Quebert. Un pavé, que dis-je ? De la drogue en pages. Le retour du best-seller estampillé inlâchable, du gros bouquin qui se dévore en apnée tellement on a envie – non, BESOIN de connaître la suite. Roman d’inspiration américaine mâtiné de polar, Harry Quebert conjuguait succès populaire avec puissance narrative, efficacité, assimilation réussie de la culture et du modèle U.S., un peu d’humour, et un rien de roublardise qu’il était difficile de ne pas admirer, tant le résultat était réussi en dépit de quelques petites faiblesses.
Bref, Joël Dicker avait mis la barre très haut, et on imaginait que la suite serait délicate pour lui – comme pour nous, dans l’attente d’un nouveau plaisir de lecture aussi fort que le précédent.
En reprenant le héros de son précédent livre, l’écrivain Marcus Goldman, on pourrait d’ailleurs croire qu’il a choisi la facilité. Autant l’affirmer bien haut, pas le moins du monde ! Délaissant la veine polardesque de Harry Quebert, Le Livre des Baltimore tisse la toile américaine qui fascine tant le jeune auteur suisse en l’élargissant vers le roman d’apprentissage et la saga familiale.
C’est donc en Floride que l’on retrouve Marcus, en quête d’inspiration pour son troisième roman, après le triomphe de ses précédents opus qui ont fait de lui la nouvelle star des lettres américaines. Découvrant un soir d’orage sur sa terrasse un chien perdu auquel il ne tarde pas à s’attacher, le romancier finit par comprendre qu’il appartient en réalité à l’une de ses voisines qui n’est autre Alexandra Neville, son grand amour de jeunesse. Il l’avait perdue de vue depuis huit ans à la suite de douloureuses épreuves personnelles, que Marcus nomme le Drame, et auxquelles elle était si associée qu’il n’avait pu se résoudre à continuer de la voir.
Tout en essayant d’affronter les sentiments mêlés que cause cette rencontre, Marcus décide alors de raconter l’histoire de sa famille, en s’intéressant particulièrement à sa branche cousine, les Goldman-de-Baltimore – un oncle flamboyant, une tante médecin vedette, et deux cousins qui furent ses meilleurs amis d’enfance et d’adolescence. Derrière les souvenirs riches et heureux d’une jeunesse de rêve, Marcus tente de comprendre comment le Drame a pu survenir, fauchant sans pitié bonheur et insouciance…
Honnêtement, en lisant les premières pages, j’ai fait preuve d’une indulgence que je n’aurais pas forcément accordée à un autre auteur. Le ton est gentil, et le hasard qui scelle le début de l’intrigue, les retrouvailles de Marcus et Alexandra grâce à un chien perdu, est une ficelle scénaristique bien trop grosse pour ne pas prêter à sourire. Des fragilités ou des facilités de la sorte, il y en a d’autres dans le Livre des Baltimore, qui sont sans doute plus voyantes que dans La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, où l’on était emporté par le rythme frénétique du récit.
Ici, le roman prend davantage son temps, et on a le temps de résister un peu devant tant de naïveté. Au début, comme dans les plus bourrins des films américains, les héros sont tous formidables, brillants, amusants, beaux, forts, solidaires, doués à l’extrême pour quelque chose. Au bout d’un moment, se dit-on, c’est trop. Mignon, mais trop.
Oui, mais c’est pour mieux inverser la vapeur quand le vernis éclate, et que les défauts apparaissent, que rancœurs, jalousies et erreurs fatales détruisent insidieusement la trop jolie machinerie de la famille Goldman. Joël Dicker joue la carte des extrêmes pour appuyer son propos ; si ce n’est pas toujours subtil, c’est finalement efficace – surtout que le jeune romancier est toujours aussi bon pour instaurer une atmosphère, dessiner des personnages attachants que l’on a envie de suivre malgré tout. Et, au final, pour emballer une histoire irrésistible que l’on est triste de quitter, à nouveau bouleversé et conquis.
Comment fait Dicker ? Je n’en ai pas la moindre idée. Tout ce que je sais, c’est que ça marche. Son Livre des Baltimore est un roman classique mais diablement touchant, plongée humaine dans l’envers destructeur du rêve américain, très beau livre sur l’amitié, émouvante histoire d’amour contrariée par la l’orgueil, les malentendus, les aiguillages cruels de la vie. Bref, jusque dans ses imperfections, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est une réussite !
Le Livre des Baltimore, de Joël Dicker
Éditions de Fallois, 2015
ISBN 978-2-87706-947-2
476 p., 22€
Les loups à leur porte, de Jérémy Fel
Signé Bookfalo Kill
Une maison qui brûle au fin fond de l’Arkansas. Un jeune homme qui kidnappe un enfant pour lui sauver la vie. Une femme fuyant à travers le temps et les Etats-Unis l’ombre effroyable du père de son fils, psychopathe de la pire espèce. Les vibrations maléfiques d’un manoir nommé Manderley dans la région d’Annecy. Un jeune garçon effacé qui découvre le mal et y prend goût. Un mari dévoré par la jalousie et qui commet l’irréparable.
Ils sont tous là, et d’autres encore, tissant de leurs histoires la toile d’une seule et même histoire, celle du mal qui rôde et hante notre monde…
Si Stephen King était mort (heureusement ce n’est pas le cas), on dirait qu’il s’est réincarné et qu’il est français. Clairement, l’ombre du Maître de l’horreur américain plane sur ce premier roman impressionnant, signé par un jeune auteur hexagonal qui n’a vraiment pas froid aux yeux. On pourrait du reste citer d’autres références : Laura Kasischke ou Joyce Carol Oates côté roman, David Lynch ou M. Night Shyamalan (bonne période) côté cinéma. Entre autres. Sans nul doute, Jérémy Fel s’en est nourri et les a intégrés à son bagage culturel. Le résultat, son livre, n’en est pas pour autant une pâle copie de ces créations, mais bien SON œuvre, dense, sombre et implacable.
Dès les premières pages, un long frisson nous vrille la nuque. Il suffit de quelques images faussement idylliques et d’un art de la suggestion magistral. Nous sommes en présence du mal, qui s’accrochera au livre jusqu’à ses dernières pages sans jamais lâcher prise. Le mal est LE personnage principal du roman. Les loups à leur porte, quel plus beau titre pouvait choisir Jérémy Fel pour évoquer cette idée que le mal est là, partout, en embuscade, prêt à frapper n’importe qui, n’importe quand, y compris (surtout) les gens normaux et sans histoire ? Les loups à leur porte, c’est la menace constante de tout voir s’écrouler, la sensation qu’un vide abyssal s’ouvre derrière la première porte venue.
Pour fragiliser son lecteur et ne lui laisser aucun répit, Jérémy Fel s’appuie sur une construction brillante. Son roman est un kaléidoscope d’histoires apparemment sans lien, qui multiplient personnages et lieux, des États-Unis à la France en passant par l’Angleterre, pour mieux renouveler à chaque chapitre la jubilatoire entreprise de déstabilisation du spectateur – je dis à dessein « spectateur », car il y a aussi quelque chose d’éminemment visuel dans le style direct et puissant de l’auteur, qui nous flanque à la figure images inoubliables et sensations fortes sans se soucier de nous laisser respirer.
Clairement, Les loups à leur porte n’est pas tout public. La violence s’y exerce souvent, avec un raffinement de cruauté, et Fel explore le mal sous toutes ses facettes, des plus brutales aux plus sournoises. Il ne recule devant rien et c’est ce qui fait la force inoubliable de ce premier roman plus que prometteur, l’un des vrais chocs de cette rentrée. Tu es prévenu, ami lecteur. Toi qui entres ici, abandonne toute espérance. (Ou presque.)
Les loups à leur porte, de Jérémy Fel
Éditions Rivages, 2015
ISBN 978-2-7436-3324-0
434 p., 20€
Il était une ville, de Thomas B. Reverdy
Signé Bookfalo Kill
Eugène, jeune ingénieur français, débarque à Detroit pour mettre en place un nouveau programme de fabrication automobile. Il découvre une ville au bord de la faillite, au centre-ville déserté et ravagé, comme fui par ses habitants au lendemain d’une guerre. Il rencontre aussi Candice, la serveuse au sourire rouge brillant, qui pourrait bien lui donner une bonne raison de s’accrocher dans ce paysage désolé.
Charlie, douze ans, vit encore dans le coin avec sa grand-mère. Mais le jour où son meilleur ami Bill se fait tabasser une fois de trop par sa mère, les deux garçons décident de suivre leur copain Strothers vers la Zone, no man’s land caché en plein cœur de la ville, où la vie serait « meilleure ».
Où vont tous ces gosses ? Que leur arrive-t-il ? C’est la question que se pose inlassablement le lieutenant Brown, dont le bureau s’encombre de dizaines de signalements de disparition. En songeant qu’une ville dont la jeunesse s’évapore est une ville qui meurt…
Avec ce roman polyphonique, Thomas B. Reverdy retrouve la grâce qui l’avait porté pour l’écriture des Évaporés il y a deux ans. Le schéma des deux livres est proche d’ailleurs, et l’on y trouve des similitudes – disparition, quête pour retrouver l’être aimé…
La valeur ajoutée d’Il était une ville, c’est sa description de Detroit, ville emblématique de la crise aux États-Unis, tellement gangrénée par la corruption et fauchée par les désillusions économiques qu’elle a fini par être mise en faillite à la fin des années 2000. Les regards croisés des personnages donnent à voir cette cité à genoux, avec un réalisme effarant que vient sauver la poésie de la langue. Sous la plume de Reverdy, Detroit a des airs de ville post-apocalyptique, à la fois effrayante et séduisante. C’est ce qui s’appelle transcender son sujet : le romancier aurait pu n’être que tristement documentaire, au contraire il magnifie la désolation des lieux et des âmes par la force simple de son écriture.
La structure du roman est également remarquable. Les différents personnages que Thomas B. Reverdy suit à tour de rôle induisent des perspectives et des tons différents. Quand on est avec Charlie et ses amis, l’ombre de Stephen King plane au-dessus du récit, celle de Stand by me ou de la Tour Sombre, qui évoque l’enfance aventureuse en train de basculer vers l’adolescence, son chagrin, ses effrois et ses espoirs. L’enquête du lieutenant Brown donne, bien sûr, une coloration polar au roman.
Quant à Eugène, son regard professionnel et distancié, un rien naïf, est braqué sur l’effondrement économique, social et physique de Detroit, auquel vient s’ajouter le point de vue de Candice, fille du coin, serveuse dont les habitués disparaissent jour après jour.
Si l’on suit ces personnages à tour de rôle, Reverdy ne respecte néanmoins pas forcément la chronologie du récit, comme si chaque moment passé dans la ville avait sa vie propre selon la manière dont on l’expérimente. Le temps du roman semble alors se distendre ou se contracter, étirer le sentiment de perte et de désolation qui frappe Detroit ; les personnages paraissent perdus dans un lieu coupé du monde, ballottés passivement par la crise comme un radeau de sauvetage perdu en pleine mer.
Conte réaliste d’une cité qui meurt sous les coups de boutoir absurdes d’une société globalisée, rongée par l’hérésie économique qui la gouverne, Il était une ville est un roman discrètement implacable, dont la justesse humaine adoucit le terrible portrait. Et Thomas B. Reverdy est décidément un auteur qui compte.
Il était une ville, de Thomas B. Reverdy
Éditions Flammarion, 2015
ISBN 978-2-0813-4821-9
268 p., 19€
A première vue : la rentrée Flammarion 2015
Flammarion continue à jouer la carte de la sobriété en 2015, avec seulement sept titres français et un étranger (comme l’année dernière). Et, à première vue, la qualité s’en ressent, puisque le panel est assez intéressant et varié cette année.
SIX FEET UNDER : Il était une ville, de Thomas B. Reverdy (en cours de lecture)
L’auteur des Évaporés campe son nouveau roman dans les rues abandonnées de Detroit, capitale emblématique de la crise aux Etats-Unis. Tout en dressant le tableau effarant d’une ville en faillite, désertée et quasi rendue à l’état sauvage, Reverdy suit les destins parallèles d’Eugène, un ingénieur automobile français parachuté là pour un projet bidon ; Charlie, jeune garçon qui décide d’accompagner un de ses amis maltraité par sa mère dans une escapade à la Stephen King ; et le lieutenant Brown, policier usé mais tenace qui enquête sur le nombre très élevé de disparitions d’enfant en ville… Soit un mélange étonnant, qui met un peu de temps à prendre mais finit par très bien fonctionner.
BREAKING BAD : Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské (lu)
Les ennemis du titre, ce sont les patients de Clarisse, tous atteints d’addictions sévères, que ce soit au jeu, à la drogue, au sexe et autres réjouissances. Persuadée d’avoir l’idée du siècle, la psychiatre décide de les réunir pour une thérapie du groupe qui devrait, selon elle, leur permettre de résoudre collectivement leurs problèmes. Mais au contraire, loin de se soigner, les sept accros finissent par se refiler leurs addictions… Une comédie trash et malpolie (voire olé-olé par moments), de plus en plus drôle et attachante jusqu’à un final complètement délirant. Ça ne plaira pas à tout le monde, mais Marienské assume son idée avec une gouaille réjouissante.
CASTLE : Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter
Changement de registre pour l’auteure du salué Sombre dimanche, histoire d’une famille hongroise au XXe siècle. Cette fois, elle met en scène un couple, Franck et Emilie : lui est très amoureux d’elle, elle n’en a que pour un auteur de polar culte, disparu mystérieusement en 1985, dont elle est une spécialiste. A l’occasion d’un colloque qu’Emilie organise sur une île, Franck décide de la suivre et de la demander en mariage. Mais tout va vite déraper… Très tentant pour nous, notamment pour la mise en scène apparemment très réussie d’un romancier qui n’existe pas, on en reparlera à coup sûr !
HOUSE OF CARDS : Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz
Il l’ignore sûrement, mais Poutine a un parfait homonyme prénommé Vladimir Vladimirovitch. Lequel Vladimir Vladimirovitch, après avoir surpris une once d’émotion sur le visage de marbre du Président, se passionne pour la vie de son célèbre homonyme (vous suivez ?) Portrait en creux de l’un des hommes les plus puissants et dangereux de la planète, ce roman vaudra ou non le coup d’oeil selon la profondeur du regard de l’auteur.
GREY’S ANATOMY : L’Exercice de la médecine, de Laurent Seksik
Une femme femme, cancérologue à Paris, tente d’échapper à l’héritage d’une famille pratiquant la médecine à chaque génération. Un roman généalogique qui sert de prétexte à une balade dans le siècle, de la Russie tsariste ou stalinienne au Berlin des années 20.
DESPERATE HOUSEWIFE : Un amour impossible, de Christine Angot
Il paraitrait à ce qu’il paraît que l’Angot nouveau est supportable, voire appréciable. Revenant une fois encore sur son histoire familiale (pour ceux qui l’ignoreraient, elle a été violée par son père lorsqu’elle était adolescente), la délicieuse Christine se focalise cette fois, mais gentiment, sur sa mère. D’où le côté plus aimable, plus apaisé, de ce roman.
SEPT A LA MAISON : Le Renversement des pôles, de Nathalie Côte
Deux couples partent en vacances sur la Côte d’Azur dans deux appartements voisins. Ils espèrent en profiter, mais la période estivale va être surtout l’occasion d’exprimer non-dits et rancoeurs. Des faux airs de Vacances anglaises, le roman de Joseph Connolly, dans ce pitch. A voir si ce sera aussi méchant ! (Premier roman)
PEAKY BLINDERS : Péchés capitaux, de Jim Harrison
Retour sous la plume de l’illustre romancier américain de l’inspecteur Sunderson, apparu dans Grand Maître. Désormais retraité, Sunderson s’installe dans le Michigan et s’accommode de voisins quelques peu violents, le clan Ames, dont il aide même l’un des membres à écrire un polar. Mais le jour où Lily Ames, sa femme de ménage, est tuée, rien ne va plus…
L’Enfer de Church Street, de Jake Hinkson
Signé Bookfalo Kill
Je venais de terminer la lecture du nouveau roman de Kazuo Ishiguro, Le Géant enfoui, et me demandais comment diable j’allais bien pouvoir le chroniquer (on en reparlera), quand j’ai ouvert ce bouquin. Et hop ! j’ai été aspiré. Impossible de faire autre chose que de le lire d’une traite, et de revenir aussitôt vers vous à présent pour vous le présenter, car c’est un pur régal.
Avec deux autres titres sortis simultanément, L’Enfer de Church Street inaugure en fanfare une nouvelle collection des excellentes éditions Gallmeister. L’objectif de Néonoir est en effet de remettre le plus pur roman noir américain au goût du jour, en publiant les oeuvres d’auteurs contemporains considérés comme de dignes héritiers de leurs prestigieux aînés (souvent parus chez Rivages ou dans la Série Noire période mythique), de Dashiell Hammett à Jim Thompson en passant par Ross MacDonald, Charles Willeford et j’en passe.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jake Hinkson est à la hauteur de la mission. Son premier roman est un concentré de noir, égayé néanmoins d’un ton souvent humoristique du meilleur effet.
Résumons, autant que faire se peut. Un homme pas vraiment recommandable, en fuite après avoir démonté la tronche de son contremaître, se retrouve vite aux abois. Planqué aux abords d’un restaurant, il repère un gros type près de sa voiture, proie facile qu’il décide de braquer. Sauf que le gros type, un dénommé Geoffrey Webb, s’avère un drôle de pèlerin que la vue d’un flingue braqué sur lui ne bouleverse pas plus que ça. Embarquant son agresseur dans sa voiture, il se met alors à lui raconter sa vie, une sale histoire plantée sur Church Street à Little Rock, Arkansas…
Pour ne pas trop en dire, ce serait dommage, je vais faire vite. La scène d’ouverture, ce braquage qui tourne court, est à l’image de l’ensemble du roman. Jake Hinkson pratique l’art du rebondissement inattendu avec une facilité d’autant plus réjouissante qu’il n’en rajoute jamais ; le récit prend des virages serrés sans jamais crisser des pneus, comme si tout y était parfaitement naturel (ce qui n’est pas souvent le cas). L’impact n’en est à chaque fois que plus fort.
Geoffrey Webb est un formidable anti-héros, dont le ton, mélange d’autodérision, d’hypocrisie flamboyante et de cynisme absolu, fait beaucoup pour la réussite du livre. Quant à l’histoire, encore une fois sans rien dévoiler, elle offre une plongée sournoise dans les secrets peu glorieux d’une petite ville et de ses familles, ainsi qu’un mitraillage à boulets rouges sur les impostures de la religion quand elle ne devient plus qu’une mascarade vide de sens. Quand on sait que Jake Hinkson a grandi dans un milieu religieux strict (et s’en est sorti, la preuve), on comprend mieux qu’il ait la dent dure à ce sujet, mais il le fait avec maîtrise, voire avec retenue, ce qui donne d’autant plus de densité à son propos.
L’Enfer de Church Street est donc un petit bijou de roman noir d’aujourd’hui, cruel et réjouissant, qui se dévore sans trêve, et fait honneur au nouveau projet éditorial d’Oliver Gallmeister. Un must, superbement traduit par Sophie Aslanides (magnifique traductrice de Craig Johnson, entre autres), à ne pas manquer !
L’Enfer de Church Street, de Jake Hinkson
Traduit de l’américain par Sophie Aslanides
Éditions Gallmeister, 2015
ISBN 978-2-35178-087-9
236 p., 15€
Mauvais sang ne saurait mentir, de Walter Kirn
Signé Bookfalo Kill
A la fin des années 90, le journaliste Walter Kirn accepte une mission étrange : transporter du Montana à New york, dans son pick-up déglingué, une chienne gravement handicapée qu’un millionnaire de la Grosse Pomme a adoptée. Cet homme s’appelle Clark Rockfeller – oui, comme la grande famille américaine. Fasciné par son étrangeté, croyant y déceler un sujet romanesque, Kirn entretient son lien avec Clark, à tel point qu’ils deviennent amis, d’une amitié bizarre, compliquée, dont le journaliste ne parvient pas à se dépêtrer en dépit des nombreuses mésaventures, parfois humiliantes, qui l’émaillent.
Aussi tombe-t-il de haut en découvrant, des années plus tard, que Clark Rockfeller n’existe pas, et que cet homme qu’il a pourtant fréquenté de près est un manipulateur de génie, accusé de meurtre…
En France, nous avons Christophe Rocancourt ; aux Etats-Unis, ils ont Christian Karl Gerhartsreiter. Deux imposteurs compulsifs, deux mystificateurs ayant élevé leur art à un niveau de duperie qu’aucun acteur de Hollywood ne pourrait atteindre. C’est donc le récit des méfaits extraordinaires de Gerhardtsreiter que fait Walter Kirn, tandis qu’il suit le procès de celui qu’il rencontra sous le nom de Clark Rockfeller, et que des dizaines d’autres personnes ont connu sous d’autres identités, pour finir aussi abusées que lui l’a été.
C’est une histoire d’autant plus stupéfiante qu’elle est totalement vraie. Mauvais sang ne saurait mentir n’est pas un roman, mais bien le récit journalistique d’une amitié trompée, dans lequel Kirn s’attache autant à retracer le parcours invraisemblable de Gerhardtsreiter, sa quête effrénée du rêve américain, depuis son arrivée d’Allemagne jusqu’à son procès pour meurtre, qu’à essayer de comprendre comment lui, journaliste, diplômé, réputé intelligent et clairvoyant, a pu se laisser abuser de la sorte.
Cette réflexion sur la naïveté, la crédulité, s’avère aussi intéressante que l’histoire de l’accusé, véritable artiste du mensonge, prestidigitateur du quotidien, obsédée par la fiction au point de vouloir en devenir une en volant la réalité des autres.
Le seul petit point faible du livre reste son style. Comme je l’ai dit, Walter Kirn est journaliste, et son écriture s’en ressent. Il lui manque la verve du romancier pour insuffler au texte une puissance supplémentaire, et le récit reste relativement plat, factuel, malgré quelques passages plus inspirés que les autres.
Néanmoins, le sujet de Mauvais sang ne saurait mentir supplante ce défaut, et une fois qu’on a intégré le fonctionnement littéraire de Kirn, on ne peut que se laisser aspirer par l’histoire vertigineuse et pourtant bien réelle de Christian Karl Gerhardtsreiter.
Mauvais sang ne saurait mentir, de Walter Kirn
Traduit de l’américain par Eric Chédaille
Éditions Christian Bourgois, 2015
ISBN 978-2-267-02721-1
261 p., 21€
L’Audience, d’Oriane Jeancourt Galignani
Signé Bookfalo Kill
Les meilleures intentions ne font pas forcément les meilleurs romans. Cet axiome frappe le nouveau livre d’Oriane Jeancourt Galignani qui, sans être raté, loin de là, n’est pas aussi réussi qu’on pouvait l’espérer à la lecture de son synopsis.
L’Audience, comme son titre l’indique, s’articule autour d’un récit judiciaire. Plus précisément, des quatre jours que dure le procès de Deborah Aunus, une enseignante accusée d’avoir couché avec quatre de ses élèves. Qu’ils fussent majeurs et consentants au moment des faits ne change rien à l’affaire, car nous sommes au Texas, État qui proscrit toute forme de relation sexuelle entre un professeur et ses étudiants, peu importe leur âge.
Tandis que l’accusée reste étrangement en retrait durant les débats, si apathique qu’elle en paraît parfois antipathique, témoins, proches et « victimes » défilent à la barre, recréant le contexte des événements…
Dans l’imaginaire collectif, le Texas, c’est Dallas, le pétrole, la dynastie Bush et le culte des armes à feu. Pour les Américains des grandes villes, de San Francisco à New York, les Texans sont les bas du front par excellence. Outre le fait qu’elle s’inspire d’un fait divers réel, rien d’étonnant donc à voir Oriane Jeancourt Galignani camper son roman, inspiré d’ailleurs d’une histoire vraie, dans un État aussi symptomatique des paradoxes américains.
Elle y trouve une matière toute prête pour fusiller le puritanisme hypocrite des Américains, ainsi qu’un terreau de rêve pour un romancier, celui d’une petite ville où tout le monde se connaît, microcosme putride où s’épanouissent naturellement rumeurs et rancœurs, et ce voyeurisme effroyable, tiraillé entre un dégoût de bon aloi et une fascination profonde, teintée de jalousie, pour la liberté sexuelle affichée de l’héroïne.
Sur ces aspects, L’Audience est réussie, la romancière captant ces sentiments d’égout avec un réel brio. Là où, pour moi, le roman boite un peu, c’est dans sa construction, qui alterne moments du procès et flashbacks ; or ces derniers se réduisent un peu trop souvent à de nombreuses scènes de sexe, certes utiles à la compréhension du récit puisqu’elles constituent le chef d’accusation qui soumet Deborah Aunus à la justice. Mais leur accumulation finit par écraser le portrait en creux que tente de saisir Oriane Jeancourt Galignani de son héroïne.
A l’occasion de ses ébats ou lorsqu’elle se laisse séduire par ses étudiants, Deborah est ainsi souvent décrite comme une grande femme d’une mollesse sensuelle, aux seins lourds, sorte d’objet de fantasme caricatural pour adolescents en chaleur. Même lors du procès, elle est incarnée par son physique pesant, charnu. Comme si, dans sa volonté louable de ne pas dresser un portrait psychologique en règle de sa protagoniste, Oriane Jeancourt Galignani l’avait involontairement réduite à sa seule incarnation charnelle. Ce qu’on lui reproche, en somme, et si le lecteur n’a pas forcément envie de la condamner pour cela, elle ne sort de ce portrait ni grandie ni même aimable.
Intéressante et pertinente dans son accusation subtile du puritanisme et du légalisme systématique des Américains, L’Audience manque d’un je ne sais quoi, de puissance, de virtuosité littéraire, d’une colère aussi. En refusant de s’engager dans la tête de sa protagoniste, en en faisant un personnage passif – un choix estimable mais risqué -, Oriane Jeancourt Galignani est un peu passée à côté d’elle.
L’Audience, d’Oriane Jeancourt Galignani
Éditions Albin Michel, 2014
ISBN 978-2-226-25830-4
297 p., 19€
Fannie et Freddie, de Marcus Malte
Signé Bookfalo Kill
Le retour de Marcus Malte chez les éditions Zulma, qui ont publié l’essentiel de son œuvre – dont le sublime Garden of Love -, sonnait comme une bonne nouvelle, après un détour sympathique mais moyen par la Série Noire (les Harmoniques). C’en est une, même si le format court des deux textes que contient ce bref volume (150 pages au total) empêche de se réjouir sans retenue, d’autant qu’ils ne sont pas de valeur égale.
La première, Fannie et Freddie, donne son titre et son ton d’ensemble au livre. Fannie est une femme à l’âge indistinct. Elle porte un œil de verre, qu’elle tente de cacher derrière une mèche de cheveux et une rotation du buste un peu raide, qui lui vaut le surnom de « Minerve » mais lui permet de montrer toujours son meilleur profil. Un jour, elle se glisse dans Wall Street, incognito. Elle attend Freddie. Et sa revanche, ou sa vengeance. Qui sait la forme qu’elle prendra…
Le ton est glacial ; l’histoire, liée à la crise des subprimes aux Etats-Unis, est pesante, étouffante. Marcus Malte instaure une atmosphère inquiétante, dévoile peu à peu l’atroce vérité que cache l’étrange parcours de Fannie. Pourtant ça ne prend pas, pas tout à fait. Certains passages sont touchants, réussis, mais l’ensemble est si froid que je n’ai pas su ressentir d’empathie pour les personnages et leurs histoires tragiques.
J’ai donc largement préféré la seconde novella, au titre poétique et évocateur. Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas… Tout un programme, inscrit dans un texte que caressent en douceur le rythme lent de la mer Méditerranée et le souffle du vent. Le narrateur, flic torturé, cherche en vain depuis vingt-sept ans qui a tué son meilleur ami d’enfance, Paul, ramené mort par la mer à l’âge de quatorze ans, le corps percé d’une balle.
Entre introspection et chasse aux souvenirs, Marcus Malte retrouve une atmosphère proche de certains passages de Garden of Love, et suscite une émotion discrète, contenue, relevée de jolies pointes d’humour et d’humanité, qui vient finalement se nicher dans trois dernières pages énigmatiques, où le lecteur ira chercher seul, s’il le souhaite, la vérité.
(Pour info, ceux qui suivent le romancier depuis longtemps auront peut-être eu la chance de lire cette novella aux éditions Autrement, sous le déjà beau titre Plage des Sablettes, souvenirs d’épave.)
Avis partagé donc, au final, le texte mis en avant s’avérant pour moi moins fort que le second bizarrement caché dans son ombre. Cela m’a permis de quitter le livre sur la meilleure note, tout en restant un peu frustré. Et dans l’attente d’un prochain roman, car si Marcus Malte s’illustre souvent dans les formes courtes qu’il affectionne (voir le magnifique Mon frère est parti ce matin…), j’espère forcément le voir nous offrir un jour prochain un nouveau livre aussi éblouissant que Garden of Love.
Fannie et Freddie, de Marcus Malte
Éditions Zulma, 2014
ISBN 978-2-84304-726-8
158 p., 15,50€