COUP DE CŒUR : La République des faibles, de Gwenaël Bulteau
Éditions la Manufacture de Livres, 2021
ISBN 9782358877190
368 p.
19,90 €
Le 1er janvier 1898, un chiffonnier découvre le corps d’un enfant sur les pentes de la Croix Rousse. Très vite, on identifie un gamin des quartiers populaires que ses parents recherchaient depuis plusieurs semaines en vain.
Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête dans ce Lyon soumis à de fortes tensions à la veille des élections. S’élèvent les voix d’un nationalisme déchainé, d’un antisémitisme exacerbé par l’affaire Dreyfus et d’un socialisme naissant.
Dans le bruissement confus de cette fin de siècle, il faudra à la police pénétrer dans l’intimité de ces ouvriers et petits commerçants, entendre la voix de leurs femmes et de leurs enfants pour révéler les failles de cette république qui clame pourtant qu’elle est là pour défendre les faibles.
Attention, pépite. Doublée d’une découverte, puisqu’il s’agit du premier roman de Gwenaël Bulteau.
Encore une superbe trouvaille à mettre à l’actif des éditions de la Manufacture de Livres, qui a déjà publié en janvier le remuant Nos corps étrangers de Carine Joaquim.
Changement de décor entre les deux livres, en revanche, puisque La République des faibles est un polar historique. Ancré à Lyon, dont la géographie et la sociologie de l’époque sont rendues avec précision et acuité, totalement au service de l’intrigue très élaborée qu’imagine par le romancier.
Néo-lyonnais depuis bientôt six ans, cela faisait un moment que je cherchais des romans qui prennent cette ville comme cadre de maière totalement convaincante. Hormis La Part de l’aube d’Éric Marchal, et dans une moindre mesure Le Fleuve guillotine d’Antoine de Meaux, j’ai souvent fait chou blanc.
La République des faibles est, de très loin, le meilleur que j’aie pu lire.
Gwenaël Bulteau frappe très fort, en effet, à tous points de vue. Pour commencer, par son choix de l’époque et l’intelligence avec laquelle il l’utilise.
1898 : à peine vingt ans après la défaite de 1870, guerre dont les traumatismes sont encore patents ; en pleine affaire Dreyfus, qui attise la violence des opinions et exacerbe les passions dans toutes les strates de la société ; et à l’orée d’un siècle nouveau que l’on espère neuf, mais dont tout le contexte laisse craindre qu’il sera tourmenté.
Ces tensions, l’écrivain les donne à voir, en promenant sa plume attentive dans les rues, en surprenant des conversations, en captant à l’improviste altercations, injures, bagarres. Son suspense, il l’installe dans une ville nerveuse, sombre, déchirée, à l’image de la France de l’époque. Le décor est saisissant, et pourtant, jamais déployé avec ostentation. Le tableau est toujours juste, et a le bon goût de ne pas prendre toute la place.
Car de la place, il en faut, pour les personnages et pour la langue du roman.
Les personnages, pour commencer. Flics, voyous, témoins, simples passants, bourgeois, tous jouent des partitions subtiles et complexes, dont les variations ne cessent de surprendre, suivant les tours et détours d’une intrigue remarquablement dense et tourmentée, de bout en bout. Les zones d’ombre sont légion, les bonnes volontés se heurtent à la nécessité de faire parler la force, la menace et la brutalité pour obtenir des résultats.
Surtout, le romancier nous installe de plain-pied dans cette fameuse « République des faibles ». Celle des laissés-pour-compte, des délaissés de la société, des âmes perdues dans la gadoue, la crasse et l’oubli. Dans cette triste armée, les enfants sont en première ligne, qui forment le cœur du bataillon dont Gwenaël Bulteau met en lumière les souffrances.
– Avez-vous déjà entendu parler de la république des faibles ? demanda le commissaire au bout d’un moment.
– Comme tout le monde, répondit-elle en se retournant. C’est une belle idée de mettre le droit au service des individus sans défense. Malheureusement, et croyez-en ma longue expérience de femme, cette conception n’a jamais été d’actualité.
Et puis il y a la langue. Le style. Pas d’approximation chez Gwenaël Bulteau, on sent dès ce premier roman qu’il possède une véritable voix, et qu’il en use avec une belle maîtrise.
Impossible de ne pas penser à Hervé Le Corre, l’un des plus grands maîtres français du genre, surtout quand il s’agit d’explorer l’Histoire (je vous renvoie par exemple à Dans l’ombre du brasier, plongée vertigineuse dans la Commune de Paris, à laquelle on assiste au plus près du bitume, telle que je ne l’avais vue ou lue).
Gwenaël Bulteau n’a pas à rougir de cette comparaison flatteuse, qu’il mérite amplement. Il tient son rythme sans jamais flancher, joue des registres de langue en évitant les clichés ; et si son roman laisse autant de traces en mémoire (je l’ai lu en décembre et il me hante toujours), la puissance des images suggérées par son écriture y est pour beaucoup.
Je pourrais continuer encore longtemps, mais ce serait vous priver de temps pour vous précipiter dans votre librairie et vous plonger dans ce livre, qui vaut autrement le détour que mes bafouilles. Amateurs de bon polar, de bon roman historique, de bons livres tout simplement, vous voilà avertis : La République des faibles est l’un des livres à ne pas rater en ce début d’année.
Grâce à l’État de droit, la république s’enorgueillissait de protéger les faibles, surtout les enfants, et de les aider en cas de malheur. Il s’agissait de leur donner une chance de s’en sortir malgré un mauvais départ dans la vie. ici, tout le contraire, la pauvre Esther s’en prenait plein la gueule. Dans cette république dévoyée, les faibles buvaient le calice jusqu’à la lie.
P.S.: un dernier mot, encore, pour la couverture, que je trouve très réussie. Pas un détail à mes yeux, car quand on aime les livres dans leur version physique, on s’attache forcément un peu à l’objet qui abrite le texte. Ici, c’est la couverture qui m’a fait sauter dans le livre à pieds joints. Bravo supplémentaire à l’éditeur sur ce point !
À première vue : la rentrée Gallmeister 2020

Fidèle à ses habitudes, Gallmeister affiche une rentrée ramassée (trois titres), entièrement consacrée à la littérature américaine, tout en prenant des risques : autour de Benjamin Whitmer, auteur installé de la maison, on pourra en effet découvrir deux premières traductions.
Du solide, du classique, et la possibilité de belles lectures.
Intérêt global :
Les dynamiteurs, de Benjamin Whitmer
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Mailhos)
Quatrième traduction de l’explosif (ah ah) Benjamin Whitmer, après les noirissimes Pike, Cry Father et Évasion. Les deux premiers étaient contemporains, le troisième remontait aux années 60 ; ce nouvel opus nous ramène à la fin du XIXème siècle, du côté de Denver. Sam et Cora, deux jeunes orphelins, règnent sur une bande d’enfants abandonnés, qu’ils protègent des attaques lancées par les clochards des environs, lesquels en veulent à l’usine désaffectée où ils ont élu domicile. Lors d’une bataille, un homme porte secours aux enfants, au risque de sa vie. Tandis que Cora soigne l’étrange colosse muet, Sam commence à s’intéresser au monde violent et mystérieux des bas-fonds – au risque de briser ce qu’il a construit, dont son amitié avec Cora…
400 pages. Qui dit mieux ?
Dans la vallée du soleil, d’Andy Davison
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Manceau)
Attention, premier roman inclassable. Son protagoniste, Travis Stillwell, parcourt les routes du Texas en quête de femmes solitaires. Un soir, le cours d’une de ces rencontres lui échappe. Lorsqu’il se réveille le lendemain, la fille a disparu et il est couvert de sang. Sauf que la fille réapparaît pour le hanter, menaçant de le détruire. Travis se réfugie dans un motel où, contre toute attente, il se lie avec la jeune veuve qui le tient ainsi qu’avec son fils. Mais les fantômes de Travis ne le lâchent pas…
480 pages. Qui dit mieux ?
Betty, de Tiffany McDaniel
(traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe)
Deuxième traduction pour Tiffany McDaniel en France après L’été où tout a fondu, paru l’année dernière chez Joëlle Losfeld.
Sixième des huit enfants d’un père cherokee et d’une mère blanche, Betty « la Petite Indienne » souffre, comme les siens, de difficultés à s’intégrer en raison de son sang mêlé. Pour affronter l’errance, en quête du havre de paix qui doit bien exister quelque part pour enfin les accueillir, et la violence sourde du monde des adultes, Betty écrit. Elle confie au pouvoir des mots la charge de la garder debout. Les pages qu’elle rédige, elle les enterre tout au long de son chemin – en espérant qu’un jour, ces fragments souterrains ne forment plus qu’une seule histoire, la sienne et celle de sa famille…
Bon, allez, 720 pages et on n’en parle plus.
BILAN
Pour apprécier cette rentrée Gallmeister, il faudra avoir un peu de temps devant soi.
Potentiellement, tout m’intéresse, mais il sera difficile de tout lire.
Donc, pour l’instant, je ne tranche pas… On verra le moment venu !
L’Aliéniste, de Caleb Carr
Signé Bookfalo Kill
Avant de prendre quelques jours de vacances (en emportant quelques livres, évidemment), je vais vous confier un petit secret.
Je vais vous parler de mon roman policier préféré de tous les temps.
A force de parcourir ce blog, vous aurez compris, je pense, que j’aime particulièrement le polar. J’en ai lu un bon paquet depuis plus de quinze ans que je me passionne pour ce genre sous toutes ses formes (thrillers, romans noirs, historiques, psychologiques…), mais il en est un en particulier qui, pour moi, surpasse tous les autres. Il est paru en 1994, je l’ai lu en 2000 et je ne m’en suis jamais tout à fait remis.
Avec l’Aliéniste, le (trop rare) romancier américain Caleb Carr a signé l’un des authentiques chefs d’œuvre du genre, classique instantané et maître-étalon pour beaucoup d’auteurs, de critiques et d’éditeurs – ces derniers n’hésitant pas à le citer régulièrement, et généralement à tort, sur les quatrième de couverture de leurs parutions.
L’Aliéniste, qu’est-ce que c’est ?
C’est d’abord une histoire, forte, sombre et passionnante. Carr nous entraîne à New York, en 1896. Théodore Roosevelt, futur Président des États-Unis, est alors préfet de la ville. Engagé dans la nécessaire modernisation d’une police rongée par la corruption, il est confronté à une vague de crimes atroces dont les victimes sont de jeunes garçons des bas-fonds qui se prostituent pour survivre. Dans l’ensemble, tout le monde préfère ignorer ce massacre, estimant que ces gamins sont des dépravés qui n’ont ce qu’ils méritent – et craignant également que, si le bruit de ces meurtres se répandait, il ne suscite une vague d’émeutes sans précédent dans les quartiers populaires.
Mais Roosevelt ne l’entend pas du tout ainsi. Il fait donc appel, officieusement, à son ami Laszlo Kreizler, aliéniste (c’est-à-dire psychiatre avant l’heure) de génie, pour qu’il détermine un profil psychologique du tueur qui permette de l’identifier au plus vite – une méthode révolutionnaire pour l’époque.
Entouré d’une équipe hétéroclite et tout aussi iconoclaste que lui – un journaliste rebelle, deux policiers jumeaux et adeptes de techniques modernes, la première femme membre de la police de New York, et les deux serviteurs de l’aliéniste, un géant noir et un gosse qu’il a sauvé de la rue -, Kreizler se lance avec méthode dans une bataille contre le temps et contre les sceptiques qui doutent du bien-fondé de ses théories…
Comme je ne veux pas en faire des tonnes et qu’une bonne lecture vaut mieux qu’un long discours, je vais juste évoquer les points forts du roman :
– la puissance et la véracité des personnages, tous exceptionnels, de l’équipe d’enquêteurs aux seconds couteaux en passant par les personnages réels (Roosevelt, le banquier Morgan…)
– la reconstitution historique du New York de l’époque, appuyée sur une solide documentation et un art de la restitution littéraire par lequel Caleb Carr n’oublie jamais qu’il est romancier plutôt qu’historien : le résultat est totalement crédible mais jamais didactique, donc jamais ennuyeux. Un tour de force.
– la modernité du récit, en dépit de son ancrage dans le temps : Carr ne cherche pas à sonner « vieillot » pour paraître plus vrai. Au contraire, il traite de manière moderne ce qui, pour l’époque, paraissait révolutionnaire (la psychiatrie, la médecine légale, les sciences du comportement), et parvient à nous en faire ressentir la nouveauté – alors même qu’à notre époque, tout ceci nous paraît d’une évidence absolue.
– la langue sublime de Caleb Carr : d’un point de vue strictement littéraire, c’est un très grand livre, superbement écrit et mené, construit de manière classique mais impeccable, sans aucune faiblesse de rythme et sans recourir à aucune facilité artificielle de type « cliffhanger à chaque fin de chapitre ».
– la force d’un grand thriller psychologique : par la voix du journaliste John Schuyler Moore, Caleb Carr nous immerge dans une une enquête psychologique d’une grande minutie, au cours de laquelle, de recherches sur le terrain en longues discussions de Kreizler et ses acolytes, se dessine petit à petit le portrait de l’assassin. C’est si captivant qu’on a l’impression de faire partie de l’équipe – dont chaque membre est un personnage à part entière, extrêmement attachant – et de collaborer activement à l’enquête. Certains passages, par leur seule intensité, m’ont arraché de véritables frissons.
Bon, je voulais éviter d’en faire des tartines, désolé… mais rien à faire, dès que je parle de l’Aliéniste, je m’enflamme, ça pourrait durer des heures. Et en annonçant que c’était mon polar préféré, je ne pouvais décemment pas faire dans l’ellipse, une telle annonce exigeait justification.
Donc je m’arrête là. Vous savez ce qu’il vous reste à faire si vous ne vous êtes pas encore frotté à ce sommet de la littérature policière – et sachez que je vous envie d’avoir encore la chance de pouvoir le découvrir !
L’Aliéniste, de Caleb Carr
Traduit par René Baldy et Jacques Martinache
Éditions Pocket, 1999
ISBN 978-2-266-07224-3
575 p., 7,60€