La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin

Éditions Agullo, 2021
ISBN 9782382460030
288 p.
21,50 €
Gênes, juillet 2001.
Les chefs d’État des huit pays les plus riches de la planète se retrouvent lors du G8. Face à eux, en marge du sommet, 500 000 personnes se sont rassemblées pour refuser l’ordre mondial qui doit se dessiner à l’abri des grilles de la zone rouge.
Parmi les contestataires, Wag et Nathalie sont venus de France grossir les rangs du mouvement altermondialiste. Militants d’extrême-gauche, ils ont l’habitude des manifs houleuses et se croient prêts à affronter les forces de l’ordre. Mais la répression policière qui va se déchaîner pendant trois jours dans les rues de la Superbe est d’une brutalité inédite, attisée en coulisses par les manipulations du pouvoir italien. Et de certains responsables français qui jouent aux apprentis-sorciers.
Entre les journalistes encombrants, les manœuvres de deux agents de la DST, et leurs propres tiraillements, Wag et Nathalie vont se perdre dans un maelström de violence…
Frédéric Paulin a solidement installé son nom parmi ceux des grands auteurs français contemporains de polars grâce à son entrée dans le catalogue des éditions Agullo avec la trilogie Benlazar (La Guerre est une ruse, Prémices de la chute, Fabrique de la terreur). Trois romans exceptionnels qui analysent avec finesse et acuité le fonctionnement des extrémismes et leur avènement en tant que forces politiques mondiales au cours des trente dernières années, depuis l’Algérie en guerre civile des années 90 à Daesh en passant par Al-Qaïda – et tous les événements tragiques qui leur ont servi de faits d’armes, des attentats sanglants à Paris en 1995 au Bataclan en 2015.
Avec La Nuit tombée sur nos âmes (superbe titre), Frédéric Paulin conserve la même approche : s’efforcer de comprendre l’évolution du monde contemporain en scrutant à la loupe ses soubresauts les plus marquants.
Il opte en revanche pour une autre dynamique narrative. Fini le temps long, les intrigues étalées sur plusieurs années, l’événement choisi lui permet de recourir à des règles dramatiques plus classiques : unité de lieu (hormis les premières pages qui mettent en place les personnages, tout se déroule à Gênes), unité de temps (quelques jours à peine), unité d’action.
Le souvenir des faits tragiques en marge de ce sommet du G8 à Gênes paraîtra sans doute moins marquant à nombre de lecteurs que celui du 11 septembre 2001 (alors même que ces deux événements sont séparés d’à peine deux mois). Ce qui s’est passé dans la ville italienne n’en est pas moins un moment déterminant de l’Histoire, puisque les manifestations qui s’y sont déroulées – et la terrible violence qui les a émaillées – ont largement contribué à inscrire la lutte populaire contre la mondialisation (autrement dit l’altermondialisation), et le concept même de mondialisation, dans notre chronologie récente.
Et faut reconnaître, c’est du brutal.
Frédéric Paulin sait particulièrement de quoi il parle ici, puisqu’il y était, dans les rangs des altermondialistes. Ce qui ne l’a pas empêché de se documenter avec rigueur pour entourer ses propres perceptions de tous les ingrédients qui ont amené à l’explosion de violence dans les rues de Gênes.
La Nuit tombée sur nos âmes est donc un tableau vivant d’une très grande précision, dont la caméra virevoltante nous conduit tour à tour des camps des manifestants (couvrant un large spectre allant de la LCR aux Black Blocs) aux coulisses du sommet politique en passant par les arrière-boutiques policières et les journalistes, témoins à la fois catastrophés et avides de scoops de l’inévitable tragédie à venir.
Autant d’acteurs tous déterminés à jouer leur propre partition sans se soucier de suivre un seul chef, avec comme résultat inévitable la cacophonie et le chaos. Et la mort, puisqu’il fallut qu’un homme tombe durant cette mêlée, la rendant encore plus inoubliable, pour la pire des raisons.
Comme dans la trilogie Benlazar, le romancier donne à comprendre les événements avec une clarté et une exigence qui font tomber les barrières de l’ignorance.
Parmi les acteurs aux noms connus – les Berlusconi, Chirac, Bush, Poutine – dont il s’amuse à retranscrire l’étrange comédie politique dans laquelle, là aussi, chacun essaie de monopoliser l’avant-scène en bouffant au besoin l’espace des petits camarades, Frédéric Paulin campe une large galerie de personnages fictifs qui nous permettent de nous glisser là où l’observateur lambda n’est pas censé avoir accès.
Le roman alterne ainsi scènes de rencontres et d’explications, au fil de dialogues brut de décoffrage, avec des séquences de suspense et d’action (il faut bien appeler cela ainsi) qui reconstituent presque minute par minute la frénésie effroyable qui embrase Gênes.
L’écriture est violente, directe, oppressante, elle bouscule et frappe autant que les coups qui pleuvent dans les rues. Elle rappelle celle de Marin Ledun, autre grand nom français parmi les auteurs de romans noirs assidus à scruter les dérives du monde.
Peu de répit, aucun angélisme, pas de héros ici (mais pas mal de vrais méchants), les marionnettes de ce théâtre de souffrance sont largement manipulées par des diables.
La Nuit tombée sur nos âmes confirme évidemment l’énorme puissance narrative de Frédéric Paulin, et sa capacité hors normes à faire de la littérature un laboratoire pour disséquer et comprendre cette entité si complexe et mouvante que l’on appelle Histoire, qui constitue aussi notre quotidien.
Un nouveau tour de force qui laisse pantelant, mais un peu mieux armé face à la violence politique et économique de notre planète ultra-connectée.
J’irai tuer pour vous
1985, Paris est frappé par des attentats comme le pays en a rarement connu.
Dans ce contexte, Marc Masson, un déserteur parti à l’aventure en Amérique du Sud, est soudain rattrapé par la France. Recruté par la DGSE, il est officiellement agent externe mais, officieusement, il va devenir assassin pour le compte de l’État.
Alors que tous les Services sont mobilisés sur le dossier libanais, les avancées les plus sensibles sont parfois entre les mains d’une seule personne… Jusqu’à quel point ces serviteurs, qui endossent seuls la face obscure de la raison d’État, sont-ils prêts à se dévouer ? Et jusqu’à quel point la République est-elle prête à les défendre ?
En un mot :
létal
Je vous ai laissé dernièrement sur la petite déception causée par Le Loup des Cordeliers, le dernier roman en date d’Henri Loevenbruck. Il me semble donc indispensable de rééquilibrer la balance en évoquant son livre précédent, J’irai tuer pour vous. Peut-être son meilleur à ce jour, pour moi ; en tout cas, c’est sûrement mon préféré du romancier.
Si je devais marquer la partition de J’irai tuer pour vous d’un léger bémol, ce serait en raison de son titre, qui peut paraître soit facile, soit voyeur, soit un peu putassier dans le genre Michel Bussi. À première vue en tout cas. Ce titre, pourtant, a le mérite de résumer parfaitement le propos du livre : c’est l’histoire d’un homme qui va apprendre à tuer pour nous. Oui, nous, le peuple de France. Nous, les citoyens aux vies ordinaires, loin des arcanes complexes de la politique, inconscients des enjeux monumentaux auxquels sont parfois confrontés les tenants du pouvoir, et surtout leurs serviteurs de l’ombre.
J’irai tuer pour vous, c’est donc l’histoire d’un de ces hommes d’action, bras armés de l’État qui ne sont tout simplement pas censés exister. C’est surtout une histoire vraie. Marc Masson a véritablement existé, et vécu cette vie invraisemblable que nous rapporte Henri Loevenbruck avec une empathie et une profondeur qui invitent à admirer cet homme, pour son courage, sa capacité à agir, mais également pour sa capacité à s’interroger sur le sens de sa mission, ou encore ses zones d’ombre et fêlures, nombreuses – il en faut pour accepter de vivre une existence pareille.
Si Loevenbruck rend aussi bien justice à Marc Masson (dont ce n’est évidemment pas le véritable nom), c’est qu’il l’a connu. Il fut l’un de ses amis, avant même de connaître ce pan caché de sa vie. C’est donc avec sincérité qu’il s’empare de son parcours, et avec un luxe de détails et d’informations qu’il nous propose de plonger dans les méandres des années 1985-88. Les otages français au Liban, la guerre, les attentats en France, les manœuvres politiques insensées, la cohabitation Mitterrand-Chirac : tout y est, et plus encore.
Les acteurs réels de l’époque y jouent leur propre rôle avec conviction. Les politiques redoublent de rouerie, n’oubliant jamais leurs propres intérêts – dans ce registre, Charles Pasqua est évidemment inimitable ; personnage romanesque dans la vie, il adopte avec naturel son habit de fiction sous la plume d’un Loevenbruck qui a dû
se régaler avec un tel caractère. Plus risqué, le romancier se glisse également au côté des otages : Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton, Marcel Fontaine, Michel Seurat, puis l’équipe d’Antenne 2 (Philippe Rochot, Jean-Louis Normandin, Georges Hansen et Aurel Cornéa). Avec dignité et empathie, il donne à voir leur quotidien, fait résonner leurs angoisses, leurs interrogations, leurs espoirs aussi. Sans jamais aucune fausse note.
On sent que son expérience a permis à Henri Loevenbruck de maîtriser à la perfection cette histoire complexe, et de s’y investir corps et âme. Formellement, J’irai tuer pour vous est un thriller implacable, enchaînement de chapitres courts qui varient les points de vue, passant de Marc Masson – colonne vertébrale du récit – à la sphère politique ou au cachot des otages avec une fluidité éblouissante. Surtout, le roman vibre de justesse, et joue d’une vaste gamme d’émotions en évitant les pièges du pathos, du jugement politique ou du manichéisme.
Grand polar politique et humain, qui brise les frontières du genre en s’emparant du monde dans toute sa complexité, J’irai tuer pour vous est l’un des thrillers français incontournables de ces dernières années. Il est paru en poche en fin d’année dernière : raison de plus pour ne pas le manquer.
Nombreux ont été ceux qui ont dit tout le bien qu’ils pensaient de ce roman formidable ! En vrac : Émotions – Blog Littéraire de l’ami Yvan, Livres à profusion, Mon féérique blog littéraire de Stelphique, Un bouquin sinon rien…
Moi et François Mitterrand d’Hervé Le Tellier
Déjà, tout est dans le titre. Moi d’abord, François Mitterrand après. Hervé Le Tellier nous offre un bijou de pure loufoquerie, un petit bouquin bidonnant sur l’idiotie de l’administration et des courriers-types rédigés par on ne sait quel rédacteur disposé dans un sombre bureau sous les toits du Palais de l’Élysée.
Le protagoniste écrit au Président de la République un jour de 1983 pour le féliciter de son accession au pouvoir… deux ans plus tôt. Déjà là, première bizarrerie. Surtout que sa lettre est en fait une carte postale envoyée d’Arcachon où l’auteur avoue avoir mangé des huîtres. Débute alors une formidable correspondance entre les deux hommes, où Le Tellier s’amuse à trouver mille et une nuances entre les mots stéréotypés d’une lettre type immuable, qu’il reçoit systématiquement en réponse à ses courriers plus ou moins loufoques.
Et les choses ne s’arrêtent pas là, puisque la correspondance se poursuit avec Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy (plus difficilement, on se demande bien pourquoi)…
Vous l’aurez compris, ce petit ouvrage est très drôle, complètement barré et on ne regrette qu’une chose. Qu’il soit si court!
Moi et François Mitterrand d’Hervé Le Tellier
Editions JC Lattès, 2015
9782709656269
89p., 10€
Un article de Clarice Darling.