Une sortie honorable, d’Eric Vuillard
La guerre d’Indochine est l’une des plus longues guerres modernes. Pourtant, dans nos manuels scolaires, elle existe à peine.
Avec un sens redoutable de la narration, Une sortie honorable raconte comment, par un prodigieux renversement de l’histoire, deux des premières puissances du monde ont perdu contre un tout petit peuple, les Vietnamiens, et nous plonge au coeur de l’enchevêtrement d’intérêts qui conduira à la débâcle.
En remontant dans l’historique du blog, je m’aperçois avec horreur que je n’ai proposé qu’une seule chronique d’un livre d’Eric Vuillard. Dans la mesure où Vuillard est l’un de mes écrivains français favoris, que je ne raterais un nouveau livre de lui pour rien au monde, c’est un constat consternant – et auquel il faut remédier rapidement.
Commençons dès aujourd’hui, avec cette Sortie honorable qui fait honneur au talent et à la pertinence de cet auteur inimitable, tout en n’en faisant aucun à la France.
Et pour cause, il y est question de la guerre d’Indochine. Un conflit particulièrement navrant (on pourrait se demander quelle guerre n’est pas navrante, mais c’est un autre problème), que l’on résume souvent à son début – la déclaration d’indépendance lancée par Ho Chi Minh en 1945, étrangement mal reçue par le gouvernement tricolore – et à sa fin grotesque – la défaite de Dien Bien Phû, résultat d’un mouvement stratégique qui fera encore ricaner dans les écoles militaires des siècles à venir (en admettant que nous ne soyons pas tous morts avant d’une rafale de bombes atomiques en travers de la tronche, bien entendu).
En soi, un récit sur le sujet, ça ne paraît peut-être pas très sexy. Sauf que vous remettez votre temps de lecteur entre les mains d’Eric Vuillard, et que c’est une responsabilité qu’il prend très au sérieux. Les quelques deux cents pages que l’auteur vous offre en retour, pour paraître concises, n’en sont pas moins riches d’innombrables informations passionnantes, tout en s’avérant hilarantes, mordantes, révoltantes, grinçantes à souhait.
Le style Vuillard, en somme.
D’ailleurs, c’est quoi, ce fameux style Vuillard, qui lui a valu notamment un prix Goncourt ultra-mérité en 2017 pour L’Ordre du jour ? C’est un mélange de recherche historique pointue, de littérature virtuose (le sens de la formule de ce garçon, mon dieu, c’est une boîte de Quality Street à chaque page ou presque), et surtout un point de vue systématiquement original, décalé ; un regard sur l’événement historique qui prend le tableau de biais pour mieux le comprendre, ou au moins l’appréhender autrement.
Eric Vuillard n’est pas historien. Il ne se prétend pas tel. Il assume son statut d’écrivain, de manieur littéraire. C’est ce qui fait sa force – mais aussi sa limite pour ceux qui considèrent que l’Histoire est une chose trop sérieuse pour l’abandonner aux mains des scribouilleurs. Le point de vue s’entend. Vous aurez compris que je n’en ai rien à faire.
Vuillard est un homme de parti pris. Ça aussi, il l’assume. Ses convictions penchent à gauche, ce qui explique sa tendance naturelle à privilégier le côté des faibles, des opprimés, et à s’en prendre sans retenue aux décideurs, aux cyniques du pouvoir, sur lesquels il cogne avec une jubilation manifeste, qui se traduit par un maniement létal de l’ironie et un art de portraitiste qui n’est jamais loin de celui du caricaturiste, violent et cruel – des piques acerbes que les intéressés, en général, ont largement méritées.
Si l’on revient enfin au sujet du jour, il y a de quoi faire, et Eric Vuillard s’en donne à cœur joie. On commence avec les politiques, saisis lors d’une séance effroyable d’octobre 1950, lors de laquelle les parlementaires décident contre vents et marées la poursuite d’une guerre qui dure déjà depuis six ans et impose au pays un coût invraisemblable, en vies comme en argent.
On poursuit plus loin avec les militaires, superbe brochette d’arrogants à épaulettes, tellement sûrs de leur supériorité tactique et logistique qu’ils conçoivent de s’enfermer dans une cuvette (un « pot de chambre », raille l’auteur en verve) pour mieux y perdre tout seuls la fameuse bataille de Dien Bien Phû, achèvement logique d’une campagne désastreuse de bout en bout.
On termine, enfin, se croyant à bout de colère devant tant de gâchis assumé avec tant de suffisance, par une séance de conseil d’administration de la Banque d’Indochine, et l’on trouve encore la force de s’emporter en découvrant que les actionnaires de cette dernière, spéculant sur l’inévitable défaite, se sont garanti en 1954 les plus juteux dividendes de l’histoire de leur banque.

Pour nourrir son récit et ses réflexions, fidèle à ses habitudes, Eric Vuillard s’est appuyé sur des documents directs – compte-rendus de séance à l’Assemblée Nationale, de la réunion du conseil d’administration, archives… – qu’il met ensuite en scène, de manière très naturelle, grâce à son écriture toujours en alerte, et à un humour salvateur face à tant d’ignominie.
Il compose ainsi un tableau mouvant, dont les différentes facettes sont autant de réponses apportées à la problématique qui tend toute l’œuvre : à vouloir sauvegarder intérêts et apparences, y a-t-il seulement moyen de s’en sortir avec les honneurs ? La terrible ironie du titre résume avec sarcasme l’impossibilité de la chose et, en creux, les terribles conséquences que cette volonté de « sortie honorable » a eues sur tant de gens.
Cet écrivain surdoué, doublé d’un penseur dont le regard volontiers provocateur incite sans cesse à prendre ses responsabilités et à penser par soi-même, signe un nouveau brûlot essentiel dans ce style qui n’appartient qu’à lui, et qui nous a valu déjà nombre de merveilles littéraires. Eric Vuillard est un auteur nécessaire. Faites-vous du bien, lisez-le.
Une sortie honorable, d’Eric Vuillard
Éditions Actes Sud, 2022
ISBN 978-2-330-15966-5
208 p.
18,50 €
Le Service des manuscrits

« A l’attention du service des manuscrits ». C’est accompagnés de cette phrase que des centaines de romans écrits par des inconnus circulent chaque jour vers les éditeurs. Violaine Lepage est, à 44 ans, l’une des plus célèbres éditrices de Paris. Elle sort à peine du coma après un accident d’avion, et la publication d’un roman arrivé au service des manuscrits, Les Fleurs de sucre, dont l’auteur demeure introuvable, donne un autre tour à son destin.
Particulièrement lorsqu’il termine en sélection finale du prix Goncourt et que des meurtres similaires à ceux du livre se produisent dans la réalité. Qui a écrit ce roman et pourquoi ? La solution se trouve dans le passé. Dans un secret que même la police ne parvient pas à identifier.
Depuis le succès surprise mais mérité du Chapeau de Mitterrand, Antoine Laurain cherche, consciemment ou non, à reproduire la recette magique qui avait fait de ce roman l’agréable petit miracle fin et pétillant qu’il était. Hélas, de même que Rhapsodie française ou La Femme au carnet rouge, j’ai trouvé sa nouvelle tentative décevante.
Au début, pourtant, j’avais envie d’y croire, même si cette histoire de manuscrit dont le contenu fait écho à la réalité n’est pas neuve. Peu importe, le procédé peut donner de belles choses. (Là, tout de suite, je pense à Garden of Love, de Marcus Malte. La comparaison, à vrai dire, n’est pas flatteuse pour Antoine Laurain.)
J’ai donc plongé, sans mal car la construction est prenante, et la plume fluide. Quoique, un peu moins inspirée peut-être, moins enlevée, plus convenue dans sa manière de poser les personnages, qui titillent les clichés avec trop d’insistance. Le psy cachottier, l’éditrice omnipotente – mais sympa (trop d’ailleurs pour ce qu’est réellement le milieu littéraire) -, la policière obstinée… Mouais.
Le problème, néanmoins, le vrai problème est ailleurs : Antoine Laurain n’est pas un auteur de romans policiers. L’intrigue du Service des manuscrits reposant entièrement sur un suspense, si celui-ci s’évente trop vite et sort des rails de la crédibilité, c’est tout le livre qui vacille. J’ai donc vu venir la solution de très loin ; avant de la vérifier, l’ai trouvée convenue ; l’ayant lue, ai été déçu. Acharné à conserver son histoire du côté de la facilité, pour ne pas dire de la légèreté, Laurain la rend improbable, et relativement niaise.
Du coup, je me pose une question : si l’auteur avait été un parfait inconnu, ce livre aurait-il franchi la barrière du service des manuscrits ?
Je vous laisse réfléchir à cet épineux problème…
Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Signé Bookfalo Kill
Il y a Beauval, petite ville de province où tout le monde se connaît.
Il y a d’abord la mort d’un chien, abattu par son propriétaire.
Il y a ensuite la disparition d’un enfant de six ans.
Il y a enfin une tempête qui dévaste la ville et ses environs, en ces derniers jours de décembre 1999.
Puis il y a Antoine, douze ans, au cœur des événements. Trois jours qui vont changer sa vie à tout jamais.
Pas facile d’évoquer davantage le nouveau roman de Pierre Lemaitre sans tailler dans l’intrigue et affaiblir son intérêt. Autant vous prévenir, certains résumés ici ou là sur Internet ont tendance à déflorer le mystère ; si vous cherchez des avis sur Trois jours et une vie, promenez-vous donc avec prudence sur la Toile, sous peine de voir au moins un tournant de l’histoire perdre de son éclat. Ce serait dommage, il n’y en a pas tant dans ce livre.
Je ne peux en effet dissimuler ma relative déception à l’issue de cette lecture. A force, on devient exigeant avec les auteurs qui ont fait leur preuve. Pour Pierre Lemaitre, nous étions restés sur un prix Goncourt inattendu mais totalement mérité, venu couronner l’ambition et la puissance d’Au revoir là-haut, grand roman populaire au meilleur sens du terme. Ce couronnement suivait une œuvre remarquable d’intelligence et d’originalité en polar, où Lemaitre avait su, dès Travail soigné, son premier livre, s’inscrire dans le genre tout en se jouant de ses codes avec une audace jouissive.
Bref, Lemaitre, ce n’est pas n’importe qui. Et, quitte à paraître très sévère, il vaut beaucoup mieux à mon avis que cette histoire poussive, sorte de roman noir au parfum pesant de terroir mal digéré, guère plus intéressant qu’un scénario de téléfilm pour France 3.
Alors, oui, quand même, Trois jours et une vie aborde en profondeur le thème de la culpabilité (quitte à en abuser un peu, d’ailleurs), campe correctement le microcosme d’une petite ville provinciale où chacun se connaît parce que chacun s’espionne et dégoise sur les autres, sport local dont l’hypocrisie apparemment inoffensive éclate au grand jour lorsqu’un drame effroyable la met en pleine lumière. Lemaitre sait aussi se placer à hauteur d’enfant sans naïveté déplacée pour suivre pas à pas son héros tourmenté. Surtout, les meilleures pages du roman, au cœur du livre, mettent en scène le déchaînement de la tempête avec une énergie qui rappelle le prologue étourdissant d’Au revoir là-haut.
C’est déjà pas mal, n’est-ce pas ? Oui, mais c’est tout. A ces sujets, à ces atmosphères, à ces personnages déjà vus, Pierre Lemaitre n’ajoute rien, n’apporte rien de neuf. Trois jours et une vie manque à mon sens de personnalité, de prise de risque, ne porte pas l’empreinte de son auteur ; les dernières pages, censées retourner le lecteur in extremis, m’ont paru téléphonées, et de fait je n’ai pas été sensible à cette pseudo-révélation jaillie de nulle part, qui m’a fait me demander s’il ne manquait pas un chapitre ou deux pour conclure l’histoire. Quand je repense à certains rebondissements d’Alex, ou au twist de Travail soigné…
Bref, Trois jours et une vie a tout du roman post-Goncourt, preuve que le maelström accompagnant la consécration littéraire a tendance à laisser les meilleurs auteurs exsangues. Pierre Lemaitre n’est pas le premier ; espérons juste qu’il saura s’en remettre et nous épater à nouveau dès son prochain livre. On y croit !
Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2016
ISBN 978-2-226-32573-0
279 p., 19,80€
A première vue : la rentrée Gallimard 2015
Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.
Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !
Y’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.
SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.
GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…
CHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.
PAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.
GRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.
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Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.
SOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.
SCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.
VOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.
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Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.
Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.
Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.
Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.
Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.
Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…
Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.
Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…
Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.
Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.
Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…
Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.
Travail soigné, de Pierre Lemaitre
Signé Bookfalo Kill
Entre les polars de Pierre Lemaitre et moi, c’est une (trop) longue histoire de rendez-vous manqués. Depuis Robe de marié, dont l’auteur avait pourtant eu la gentillesse de m’apporter un exemplaire en main propre avant sa parution, mais dans lequel je n’avais pas réussi à rentrer (il faudra que je réessaye un de ces jours !), jusqu’à Sacrifices, j’ai souvent été tenté de m’y plonger, en vain – souvent par manque de temps, par paresse ou méfiance mal placée aussi, allez savoir.
Puis, l’année dernière, il y eut Au revoir là-haut, la superbe fresque historique de Lemaitre sur l’après-Première Guerre mondiale, que j’ai dévorée dès sa sortie, tout comme un public très largement conquis. Il aura donc fallu un prix Goncourt pour que je retourne aux romans policiers de maître Pierre – et cette fois, plus question de se louper. Ça tombait bien, j’avais le sentiment agaçant de passer à côté de quelque chose d’important, d’un bon auteur du polar français d’aujourd’hui.
La morale de tout ceci, c’est qu’il faudrait toujours se fier à son instinct, on éviterait souvent de perdre du temps. En attaquant Travail soigné, premier roman de Pierre Lemaitre, je m’attendais à un coup d’essai intéressant. Caramba, encore raté : c’est tout simplement un polar d’une maîtrise stupéfiante, bluffant tant sur la forme que sur le fond.
L’histoire, tout d’abord : celle de la traque d’un assassin méthodique et cultivé, qui accomplit des crimes effroyables et de plus en plus élaborés, en s’inspirant de scènes mythiques de chefs d’œuvre… du roman policier. Pour ne pas déflorer le suspense, je vous laisse découvrir quels grands classiques ont servi d’inspiration ; mais ce qui est formidable, c’est que Lemaitre ratisse large et parvient toujours à nous surprendre, tout en caressant dans le sens du poil les amateurs de polar qui découvrent avec jubilation l’œuvre d’un amoureux authentique et fin connaisseur du genre.
L’intrigue en soi n’est pas révolutionnaire (en apparence en tout cas…), mais elle est portée au plus haut grâce aux personnages imaginés par le romancier. Je pense surtout à sa formidable équipe de flics, qui évolue quelque part entre les pelleteurs de nuages de Fred Vargas et les besogneux de Mankell. Lemaitre rend merveilleusement le côté méthodique et laborieux du travail d’équipe, à tel point qu’on a l’impression enivrante de prendre notre place dans le processus, tout en accordant une large place aux caractères déglingués de ses protagonistes – Louis l’aristo, Armand le pingre, Maleval le compulsif, et bien sûr Camille Verhoeven, le commandant nain, formidable héros qui n’a rien à envier au commissaire Adamsberg.
Et puis il y a l’écriture de Pierre Lemaitre, énorme point fort d’un auteur surgi tard, mais déjà accompli, en littérature. S’il s’est encore affiné avec le temps, ce style vif et percutant qui fait merveille dans Au revoir là-haut est bien en place dans Travail soigné, incroyablement mature, posé et inventif à la fois. Il enflamme les scènes d’humour, attendrit les moments d’amour (il y en a de beaux), rend tolérables les éclats de violence pourtant terribles, voire insoutenables, qui éclaboussent régulièrement le livre.
Bref, ce Travail soigné qui porte si bien son nom m’a totalement possédé, et convaincu, enfin, qu’il n’y avait pas de temps totalement perdu qu’on ne finisse par rattraper. Ou, pour le dire plus simplement : ne faites pas comme moi, ne tardez pas à lire Pierre Lemaitre !
Travail soigné, de Pierre Lemaitre
Éditions Livre de Poche, 2010
(première édition : Le Masque, 2006)
ISBN 978-2-253-12738-3
408 p., 7,10€
Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari
Signé Bookfalo Kill
Dans un petit village de Corse, un bar menace de péricliter depuis le départ inopiné de celle qui le faisait vivre depuis des années. Jusqu’au jour où deux jeunes gens, l’un du cru (Libero) et l’autre qui y a passé toutes ses vacances depuis tout petit (Matthieu), décident de plaquer leurs études de philosophie à Paris pour reprendre le bistrot et en faire un petit monde idéal, généreux et convivial.
Mais même les meilleures intentions ont leurs failles…
Ma bonne conscience et mon inconscient sont dans un bateau.
Ma bonne conscience trouve que, oui, c’est vrai, plein de gens le disent et ils ont raison, ce Sermon sur la chute de Rome, c’est quand même un sacré roman, avec des partis pris stylistiques forts, du genre qui font penser que le gars derrière la plume est un véritable écrivain, et des vrais gros morceaux d’intelligence dedans. De l’intelligence pleine de philosophie, forcément, puisque le titre est une référence à Saint-Augustin, rien de moins.
Côté style, d’un côté on a quatre chapitres composés d’un seul et même paragraphe, dans lesquels s’étirent de longues phrases au rythme hypnotique : c’est le récit de la vie de Marcel, le grand-père de Matthieu, né en 1918 sur les ruines du monde moderne, et dont l’existence est une suite de contrariétés et d’élans brisés ; de l’autre côté, des chapitres plus classiques, centrés sur le récit principal, qui mélangent des descriptions parfois lyriques à des situations et des dialogues plus directs, voire carrément crus.
Côté intelligence, il y a du bagage, il faut dire que Jérôme Ferrari est prof de philo, ça peut aider. Et le romancier d’élaborer un parallèle saisissant entre les noirceurs de notre époque en pleine dérive, et la chute de l’Empire romain, théorisée par Saint-Augustin. Ca calme et ça n’incite pas à l’optimisme, mais c’est bien vu.
Mon inconscient, lui, au début, laisse d’abord s’exprimer ma bonne conscience. Mais très vite, dès les premières pages, il fait son boulot d’inconscient – vous savez, comme un programme qui tourne en arrière-plan sur un ordinateur. Et mon inconscient, lui, qui n’a que faire des bonnes manières, finit par s’ennuyer très vite.
Il n’apprécie pas trop les chapitres sur Marcel, avec ses phrases interminables, asphyxiantes, et pas suffisamment bien élaborées pour justifier de leurs longueurs. Une phrase longue doit faire sens dans chaque élément de son déploiement, alors que dans le Sermon…, certains alliages ne brillent pas par leur cohérence. De plus, ces chapitres, intercalés dans le récit principal, finissent par briser l’élan de ce dernier – surtout que la rupture stylistique entre les deux est trop forte, on a l’impression de lire deux livres imbriqués l’un dans l’autre d’une manière artificielle.
C’est bien en fait le problème majeur de mon inconscient. Il voit se dessiner la démonstration générale – chacun cherche sa place et peine à la trouver, surtout dans un monde en chaos – mais le récit lui-même est trop chaotique, instable, non pas pour faire sens, mais pour séduire. Certains moments sont prenants, voire jubilatoires – et puis, crac, rupture, glissement, on perd le fil. Mon inconscient est un gars parfois un peu trop carré, il n’aime pas perdre le fil.
Bref.
Ma bonne conscience et mon inconscient sont donc dans un bateau. Ma bonne conscience tombe à l’eau. Qui l’a poussée ?
Si vous répondez à cette question, vous aurez mon avis sur le Sermon sur la chute de Rome, qui figure parmi les favoris des prix littéraires de l’automne, notamment le Goncourt, pour lequel il a été retenu dans le dernier carré. Brillant peut-être, travaillé en tout cas, ambitieux. Pas un mauvais livre, loin s’en faut. Mais un peu aride, déroutant, trop insaisissable pour que j’y trouve mon compte. Dommage.
Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari
Éditions Actes Sud, 2012
ISBN 978-2-330-01259-5
208 p., 19€