Articles tagués “Goncourt

Une sortie honorable, d’Eric Vuillard

La guerre d’Indochine est l’une des plus longues guerres modernes. Pourtant, dans nos manuels scolaires, elle existe à peine.
Avec un sens redoutable de la narration, Une sortie honorable raconte comment, par un prodigieux renversement de l’histoire, deux des premières puissances du monde ont perdu contre un tout petit peuple, les Vietnamiens, et nous plonge au coeur de l’enchevêtrement d’intérêts qui conduira à la débâcle.


En remontant dans l’historique du blog, je m’aperçois avec horreur que je n’ai proposé qu’une seule chronique d’un livre d’Eric Vuillard. Dans la mesure où Vuillard est l’un de mes écrivains français favoris, que je ne raterais un nouveau livre de lui pour rien au monde, c’est un constat consternant – et auquel il faut remédier rapidement.

Commençons dès aujourd’hui, avec cette Sortie honorable qui fait honneur au talent et à la pertinence de cet auteur inimitable, tout en n’en faisant aucun à la France.
Et pour cause, il y est question de la guerre d’Indochine. Un conflit particulièrement navrant (on pourrait se demander quelle guerre n’est pas navrante, mais c’est un autre problème), que l’on résume souvent à son début – la déclaration d’indépendance lancée par Ho Chi Minh en 1945, étrangement mal reçue par le gouvernement tricolore – et à sa fin grotesque – la défaite de Dien Bien Phû, résultat d’un mouvement stratégique qui fera encore ricaner dans les écoles militaires des siècles à venir (en admettant que nous ne soyons pas tous morts avant d’une rafale de bombes atomiques en travers de la tronche, bien entendu).

En soi, un récit sur le sujet, ça ne paraît peut-être pas très sexy. Sauf que vous remettez votre temps de lecteur entre les mains d’Eric Vuillard, et que c’est une responsabilité qu’il prend très au sérieux. Les quelques deux cents pages que l’auteur vous offre en retour, pour paraître concises, n’en sont pas moins riches d’innombrables informations passionnantes, tout en s’avérant hilarantes, mordantes, révoltantes, grinçantes à souhait.
Le style Vuillard, en somme.

D’ailleurs, c’est quoi, ce fameux style Vuillard, qui lui a valu notamment un prix Goncourt ultra-mérité en 2017 pour L’Ordre du jour ? C’est un mélange de recherche historique pointue, de littérature virtuose (le sens de la formule de ce garçon, mon dieu, c’est une boîte de Quality Street à chaque page ou presque), et surtout un point de vue systématiquement original, décalé ; un regard sur l’événement historique qui prend le tableau de biais pour mieux le comprendre, ou au moins l’appréhender autrement.
Eric Vuillard n’est pas historien. Il ne se prétend pas tel. Il assume son statut d’écrivain, de manieur littéraire. C’est ce qui fait sa force – mais aussi sa limite pour ceux qui considèrent que l’Histoire est une chose trop sérieuse pour l’abandonner aux mains des scribouilleurs. Le point de vue s’entend. Vous aurez compris que je n’en ai rien à faire.

Vuillard est un homme de parti pris. Ça aussi, il l’assume. Ses convictions penchent à gauche, ce qui explique sa tendance naturelle à privilégier le côté des faibles, des opprimés, et à s’en prendre sans retenue aux décideurs, aux cyniques du pouvoir, sur lesquels il cogne avec une jubilation manifeste, qui se traduit par un maniement létal de l’ironie et un art de portraitiste qui n’est jamais loin de celui du caricaturiste, violent et cruel – des piques acerbes que les intéressés, en général, ont largement méritées.

Si l’on revient enfin au sujet du jour, il y a de quoi faire, et Eric Vuillard s’en donne à cœur joie. On commence avec les politiques, saisis lors d’une séance effroyable d’octobre 1950, lors de laquelle les parlementaires décident contre vents et marées la poursuite d’une guerre qui dure déjà depuis six ans et impose au pays un coût invraisemblable, en vies comme en argent.
On poursuit plus loin avec les militaires, superbe brochette d’arrogants à épaulettes, tellement sûrs de leur supériorité tactique et logistique qu’ils conçoivent de s’enfermer dans une cuvette (un « pot de chambre », raille l’auteur en verve) pour mieux y perdre tout seuls la fameuse bataille de Dien Bien Phû, achèvement logique d’une campagne désastreuse de bout en bout.
On termine, enfin, se croyant à bout de colère devant tant de gâchis assumé avec tant de suffisance, par une séance de conseil d’administration de la Banque d’Indochine, et l’on trouve encore la force de s’emporter en découvrant que les actionnaires de cette dernière, spéculant sur l’inévitable défaite, se sont garanti en 1954 les plus juteux dividendes de l’histoire de leur banque.

Navarre et Castries, respectivement concepteur et metteur en œuvre de la géniale stratégie de Dien Bien Phû

Pour nourrir son récit et ses réflexions, fidèle à ses habitudes, Eric Vuillard s’est appuyé sur des documents directs – compte-rendus de séance à l’Assemblée Nationale, de la réunion du conseil d’administration, archives… – qu’il met ensuite en scène, de manière très naturelle, grâce à son écriture toujours en alerte, et à un humour salvateur face à tant d’ignominie.
Il compose ainsi un tableau mouvant, dont les différentes facettes sont autant de réponses apportées à la problématique qui tend toute l’œuvre : à vouloir sauvegarder intérêts et apparences, y a-t-il seulement moyen de s’en sortir avec les honneurs ? La terrible ironie du titre résume avec sarcasme l’impossibilité de la chose et, en creux, les terribles conséquences que cette volonté de « sortie honorable » a eues sur tant de gens.

Cet écrivain surdoué, doublé d’un penseur dont le regard volontiers provocateur incite sans cesse à prendre ses responsabilités et à penser par soi-même, signe un nouveau brûlot essentiel dans ce style qui n’appartient qu’à lui, et qui nous a valu déjà nombre de merveilles littéraires. Eric Vuillard est un auteur nécessaire. Faites-vous du bien, lisez-le.


Une sortie honorable, d’Eric Vuillard
Éditions Actes Sud, 2022
ISBN 978-2-330-15966-5
208 p.
18,50 €

Publicité

À première vue : la rentrée Albin Michel 2020

logo-opengraph


Intérêt global :

sourire léger


Du côté d’Albin Michel, on se félicite d’avoir fait des efforts en terme de parution, histoire d’absorber le choc économique lié à la crise du coronavirus, passant notamment de 400 (!!!) publications sur l’année, à « seulement » 300.
Pour la rentrée littéraire, cela se traduit par une cohorte de… onze écrivains. Ce qui est moins que les seize de 2018, en effet. Mais reste sans doute un peu excessif.
Une poignée de belles choses se détache néanmoins de ce programme. Au moins deux, en ce qui me concerne, avec un ou deux jokers en plus. C’est déjà pas si mal.
(Oui, j’ai décidé d’être aimable cette année. Pour l’instant, en tout cas. Le jeu ne fait que commencer.)


L’ÉVÉNEMENT


Colson Whitehead - Nickel BoysNickel Boys, de Colson Whitehead
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)

Jusqu’à présent, ils n’étaient que trois auteurs à avoir remporté deux fois le Pulitzer, le plus prestigieux prix littéraire américain : Booth Tarkington (auteur notamment en 1918 de La Splendeur des Amberson, adapté plus tard au cinéma par Orson Welles), William Faulkner et John Updike. Excusez du peu. Colson Whitehead rejoint donc ce club très fermé, puisque son nouveau roman vient d’être distingué, trois ans après le formidable Underground Railroad, où il revisitait avec brio et un souffle narratif exceptionnel l’histoire de l’esclavage aux États-Unis.
Nickel Boys aborde à nouveau la question noire, en s’inspirant cette fois d’un fait divers contemporain. En 2011, une terrible maison de redressement pour délinquants, l’école Dozier, ferme ses portes. Trois ans plus tard, on y découvre un charnier, cinquante tombes sans doute tués par le personnel de l’établissement au fil de ses effroyables années de sévices.
Par le prisme de la fiction, Whitehead investit l’histoire de ce lieu, qu’il rebaptise « Nickel Academy », en racontant l’histoire d’Elwood, un jeune Noir brillant et bien élevé qui, à la suite d’une erreur judiciaire, est arrêté à la place d’un autre. Nous sommes dans les années 60 et, si les États-Unis tentent de faire progresser le statut des Noirs, on est encore loin du compte. Sans pouvoir se défendre, Elwood est envoyé à la Nickel Academy, dont il découvre l’horreur, et tente d’y résister à sa manière, notamment en écrivant sans faillir tout ce dont il est témoin ou victime.


LE TRANSFUGE


Buveurs de vent, de Franck Bouysse

Franck Bouysse - Buveurs de ventPierre Fourniaud, le patron de la Manufacture de Livres, doit être assez embêté. Franck Bouysse, qu’il a révélé et qui a fait les beaux jours de sa petite maison d’édition avec (entre autres) Grossir le ciel, Né d’aucune femme ou Glaise, a cédé aux sirènes d’une grande maison. Le voici donc chez Albin Michel avec un très beau titre, Buveurs de vent, et une histoire bien dans son style.
On y rencontre quatre frères et sœur qui vivent dans la vallée du Gour Noir, où ils aiment à se retrouver près d’un viaduc devenu le centre de leur petit monde. Mal compris par leurs parents, ils tentent de se frayer un chemin dans la vie, soudés les uns aux autres. Et, comme tous ceux de la vallée, sous l’emprise de Joyce, qui règne en maître absolu sur les poumons économiques de la région, les carrières, le barrage et la centrale électrique…


L’INÉVITABLE


Les aérostats, d’Amélie Nothomb

Amélie Nothomb - Les aérostatsS’il existait quelque part une statue d’Amélie Nothomb, personne n’arriverait à la déboulonner. La romancière belge attaque sa vingt-neuvième rentrée littéraire (record ? Sûrement !), avec un livre au titre énigmatique dont le pitch est, comme d’habitude, réduit à sa plus simple expression : « La jeunesse est un talent, il faut des années pour l’acquérir ». Pourquoi s’emmerder à écrire des résumés ? C’est Nothomb, il suffit de mettre sa bouille sur la couverture et ça se vend tout seul.
Plus sérieusement, elle y narre la rencontre entre deux adolescents déphasés (évidemment) : lui est un lycéen dyslexique, elle une étudiante trop sérieuse et mal à l’aise avec ses contemporains qu’elle ne comprend pas. Ensemble, ils vont affronter leurs manques.
Moins ambitieux et risqué sans doute que Soif, son précédent qui donnait la parole à Jésus sur sa croix, mais cela reste du Nothomb dans le texte, version intimiste. Cela peut donner des jolies choses, toute ironie mise à part.


PLACE AUX FEMMES


Véronique Olmi - Les évasions particulièresLes évasions particulières, de Véronique Olmi

Il y a trois ans, Bakhita avait propulsé sur le devant de la scène Véronique Olmi, auteure jusqu’alors suivie par un lectorat fidèle, mais plus restreint que celui rencontré grâce à ce livre événement, finaliste malheureux du Goncourt. Son nouveau livre est donc beaucoup plus attendu. Il devrait être aussi plus classique, qui narre l’éducation d’une jeune fille, entre les années 60 et 80, partagée entre sa vie modeste avec sa famille, et des vacances nichées à Neuilly chez des proches dont l’éducation bourgeoise est très différente de la sienne.

Ketty Rouf - On ne touche pasOn ne touche pas, de Ketty Rouf

Premier roman, consacré à une femme, Joséphine, professeur de philosophie le jour et stripteaseuse la nuit, histoire de pimenter son quotidien bien morne par ailleurs. Sa vie bascule lorsqu’un de ses élèves assiste un soir au spectacle et la reconnaît.
Elle voulait du piment ? Hé ben voilà : ça pique.

François Beaune - Calamity GwennCalamity Gwenn, de François Beaune

C’est marrant comme, parfois, certains raccourcis troublants se créent. L’héroïne du nouveau roman de François Beaune, en effet, voudrait être Isabelle Huppert, mais se contente pour le moment de travailler dans un sex-shop à Pigalle. Une voisine de la Joséphine de Ketty Rouf ? À travers son journal, où elle consigne ses observations et sa vie, Beaune dresse un portrait de femme en forme de point d’interrogation sur notre société.
Pas la promesse la plus follement originale du programme, je vous l’accorde.

Sébastien Spitzer - La fièvreLa Fièvre, de Sébastien Spitzer

Et on continue dans le raccourci évoqué ci-dessus : Spitzer s’empare en effet d’Annie Cook, personnage bien réel qui vécut à Memphis au XIXème siècle, où elle tenait… un bordel. Hé oui. Plutôt haut de gamme, mais il n’empêche, on reste dans le sujet.
Cela dit, ce n’est pas le thème du livre, et Annie Cook est une figure assez passionnante sur le papier, puisqu’elle transforma son établissement en hôpital improvisé lorsque la fièvre jaune déferla à Memphis dans les années 1870. Elle fut elle-même emportée par la maladie en 1878, non sans avoir aidé, soutenu, soigné comme elle le pouvait nombre de patients. Une véritable héroïne, dévouée et déterminée jusqu’à la mort, dont le destin bouleversa évidemment les Américains.
Pas impossible, par ailleurs, que des journalistes inspirés trouvent le moyen de tisser des liens entre l’intrigue du romancier et ce que nous vivons en ce moment…


AMERICA


Stephen Markley - OhioOhio, de Stephen Markley
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)

On reste brièvement aux États-Unis avec le premier roman de Stephen Markley, qui met en scène le retour de quatre anciens élèves à New Canaan, la petite ville de l’Ohio où ils ont grandi. Quête amoureuse, quête de vengeance, règlements de compte familiaux ou errance personnelle, les quatre jeunes gens incarnent une certaine jeunesse américaine d’aujourd’hui, à la dérive. Sur le papier, un grand classique de littérature américaine, qui ne lui apportera peut-être grand-chose de neuf, mais pourrait plaire aux amateurs de ce qui est devenu un genre en soi.


DÉJÀ VU


Antoine Rault - De grandes ambitionsDe grandes ambitions, d’Antoine Rault

Les destins de huit protagonistes, des années 1980 jusqu’au début du XXIe siècle. Chacun parvient, dans le domaine qui est le sien, à un haut niveau de pouvoir. Clara sera chirurgienne, Diane, une actrice reconnue, Jeanne, cheffe du Parti National, Stéphane, son homme de l’ombre, Marc fera fortune dans l’Internet, Sonia finira ministre d’État et Frédéric, président de la République.
Du classique, là aussi. On a déjà pas mal lu ce genre de choses en littérature française, y compris chez Albin Michel (Le Bonheur national brut de François Roux, par exemple). Pas grand-chose de plus à en dire, donc.


BLOUSON NOIR


Tom Connan - RadicalRadical, de Tom Connan

La caution « jeune rebelle » de la rentrée Albin Michel, laquelle est bien plan-plan par ailleurs (ce qui est quand même l’esprit maison). Après deux romans auto-publiés, le jeune Tom Connan (25 ans) s’installe donc rue Huyghens pour balancer une histoire de rencontre amoureuse sur fond de malaise social. Soit la rencontre explosive entre un étudiant de gauche et un militant d’extrême-droite jouant les activistes dans la frange radicale des Gilets Jaunes.
Honnêtement, je passe mon tour.


FOLLE JEUNESSE


Daniel Picouly - Longtemps je me suis couché de bonheurLongtemps je me suis couché de bonheur, de Daniel Picouly

Un point supplémentaire pour la jolie pirouette du titre. Sinon, le bon élève Picouly replante sa charrue dans la veine de fiction autobiographique qui avait fait le succès du Champ de personne, il y a bien longtemps. Son narrateur, dont l’avenir est suspendu à son éventuelle admission en seconde générale plutôt qu’en technique, tombe amoureux d’une jeune fille prénommée Albertine (oh, ah) qu’il voit acheter un roman de Proust (ah, oh) en librairie. Du coup, il se met à lire À la Recherche du temps perdu (oooh).


 

Lectures hautement probables :
Nickel Boys, de Colson Whitehead
Buveurs de vent, de Franck Bouysse

Lecture éventuelle :
Les aérostats, d’Amélie Nothomb


Le Service des manuscrits

bannière laurain


« A l’attention du service des manuscrits ». C’est accompagnés de cette phrase que des centaines de romans écrits par des inconnus circulent chaque jour vers les éditeurs. Violaine Lepage est, à 44 ans, l’une des plus célèbres éditrices de Paris. Elle sort à peine du coma après un accident d’avion, et la publication d’un roman arrivé au service des manuscrits, Les Fleurs de sucre, dont l’auteur demeure introuvable, donne un autre tour à son destin.
Particulièrement lorsqu’il termine en sélection finale du prix Goncourt et que des meurtres similaires à ceux du livre se produisent dans la réalité. Qui a écrit ce roman et pourquoi ? La solution se trouve dans le passé. Dans un secret que même la police ne parvient pas à identifier.


 

Depuis le succès surprise mais mérité du Chapeau de Mitterrand, Antoine Laurain cherche, consciemment ou non, à reproduire la recette magique qui avait fait de ce roman l’agréable petit miracle fin et pétillant qu’il était. Hélas, de même que Rhapsodie française ou La Femme au carnet rouge, j’ai trouvé sa nouvelle tentative décevante.

Au début, pourtant, j’avais envie d’y croire, même si cette histoire de manuscrit dont le contenu fait écho à la réalité n’est pas neuve. Peu importe, le procédé peut donner de belles choses. (Là, tout de suite, je pense à Garden of Love, de Marcus Malte. La comparaison, à vrai dire, n’est pas flatteuse pour Antoine Laurain.)
J’ai donc plongé, sans mal car la construction est prenante, et la plume fluide. Quoique, un peu moins inspirée peut-être, moins enlevée, plus convenue dans sa manière de poser les personnages, qui titillent les clichés avec trop d’insistance. Le psy cachottier, l’éditrice omnipotente – mais sympa (trop d’ailleurs pour ce qu’est réellement le milieu littéraire) -, la policière obstinée… Mouais.

Le problème, néanmoins, le vrai problème est ailleurs : Antoine Laurain n’est pas un auteur de romans policiers. L’intrigue du Service des manuscrits reposant entièrement sur un suspense, si celui-ci s’évente trop vite et sort des rails de la crédibilité, c’est tout le livre qui vacille. J’ai donc vu venir la solution de très loin ; avant de la vérifier, l’ai trouvée convenue ; l’ayant lue, ai été déçu. Acharné à conserver son histoire du côté de la facilité, pour ne pas dire de la légèreté, Laurain la rend improbable, et relativement niaise.

Du coup, je me pose une question : si l’auteur avait été un parfait inconnu, ce livre aurait-il franchi la barrière du service des manuscrits ?
Je vous laisse réfléchir à cet épineux problème…


Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre

Signé Bookfalo Kill

Il y a Beauval, petite ville de province où tout le monde se connaît.
Il y a d’abord la mort d’un chien, abattu par son propriétaire.
Il y a ensuite la disparition d’un enfant de six ans.
Il y a enfin une tempête qui dévaste la ville et ses environs, en ces derniers jours de décembre 1999.
Puis il y a Antoine, douze ans, au cœur des événements. Trois jours qui vont changer sa vie à tout jamais.

Pas facile d’évoquer davantage le nouveau roman de Pierre Lemaitre sans tailler dans l’intrigue et affaiblir son intérêt. Autant vous prévenir, certains résumés ici ou là sur Internet ont tendance à déflorer le mystère ; si vous cherchez des avis sur Trois jours et une vie, promenez-vous donc avec prudence sur la Toile, sous peine de voir au moins un tournant de l’histoire perdre de son éclat. Ce serait dommage, il n’y en a pas tant dans ce livre.

Lemaitre - Trois jours et une vieJe ne peux en effet dissimuler ma relative déception à l’issue de cette lecture. A force, on devient exigeant avec les auteurs qui ont fait leur preuve. Pour Pierre Lemaitre, nous étions restés sur un prix Goncourt inattendu mais totalement mérité, venu couronner l’ambition et la puissance d’Au revoir là-haut, grand roman populaire au meilleur sens du terme. Ce couronnement suivait une œuvre remarquable d’intelligence et d’originalité en polar, où Lemaitre avait su, dès Travail soigné, son premier livre, s’inscrire dans le genre tout en se jouant de ses codes avec une audace jouissive.
Bref, Lemaitre, ce n’est pas n’importe qui. Et, quitte à paraître très sévère, il vaut beaucoup mieux à mon avis que cette histoire poussive, sorte de roman noir au parfum pesant de terroir mal digéré, guère plus intéressant qu’un scénario de téléfilm pour France 3.

Alors, oui, quand même, Trois jours et une vie aborde en profondeur le thème de la culpabilité (quitte à en abuser un peu, d’ailleurs), campe correctement le microcosme d’une petite ville provinciale où chacun se connaît parce que chacun s’espionne et dégoise sur les autres, sport local dont l’hypocrisie apparemment inoffensive éclate au grand jour lorsqu’un drame effroyable la met en pleine lumière. Lemaitre sait aussi se placer à hauteur d’enfant sans naïveté déplacée pour suivre pas à pas son héros tourmenté. Surtout, les meilleures pages du roman, au cœur du livre, mettent en scène le déchaînement de la tempête avec une énergie qui rappelle le prologue étourdissant d’Au revoir là-haut.

C’est déjà pas mal, n’est-ce pas ? Oui, mais c’est tout. A ces sujets, à ces atmosphères, à ces personnages déjà vus, Pierre Lemaitre n’ajoute rien, n’apporte rien de neuf. Trois jours et une vie manque à mon sens de personnalité, de prise de risque, ne porte pas l’empreinte de son auteur ; les dernières pages, censées retourner le lecteur in extremis, m’ont paru téléphonées, et de fait je n’ai pas été sensible à cette pseudo-révélation jaillie de nulle part, qui m’a fait me demander s’il ne manquait pas un chapitre ou deux pour conclure l’histoire. Quand je repense à certains rebondissements d’Alex, ou au twist de Travail soigné

Bref, Trois jours et une vie a tout du roman post-Goncourt, preuve que le maelström accompagnant la consécration littéraire a tendance à laisser les meilleurs auteurs exsangues. Pierre Lemaitre n’est pas le premier ; espérons juste qu’il saura s’en remettre et nous épater à nouveau dès son prochain livre. On y croit !

Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2016
ISBN 978-2-226-32573-0
279 p., 19,80€


A première vue : la rentrée Gallimard 2015

Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.

Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !

Kaddour - Les prépondérantsY’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.

Garcia - 7SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.

Sansal - 2084GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…

Martinez - La Terre qui pencheCHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.

Ferrier - Mémoires d'outre-merPAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.

Causse - Le BercailGRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.

*****

Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.

Roy-Bhattacharya - Une Antigone à KandaharSOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.

Pessl - Intérieur nuitSCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.

Stefansson - D'ailleurs les poissons n'ont pas de piedsVOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.

*****

Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.

Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.

Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.

Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.

Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.

Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…

Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.

Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…

Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.

Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.

Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…

Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.


A première vue : la rentrée L’Iconoclaste 2015

Faisons un peu de place cette année pour une nouvelle venue dans le grand cirque de la rentrée : la maison d’édition l’Iconoclaste, plutôt spécialisée dans le domaine des essais (notamment des livres de Christophe André, Alexandre Jollien, François Cheng, ou l’autobiographie à succès de l’artiste Gérard Garouste), se lance dans la mêlée avec quatre titres qui, ma foi, ressemblent à quelque chose. Et c’est bien pour cela que nous en parlons !

Perrignon - Victor Hugo vient de mourir (pt)2DERNIERS JOURS ILLUSTRES (I) : Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (lu)
Auteur phare de l’Iconoclaste, auteure d’entretiens avec Sonia Rykiel, de L’Intranquille avec Gérard Garouste ou d’un livre sur les frères Van Gogh, Judith Perrignon publie ici son premier roman dans lequel, comme le titre l’indique, elle relate les dernières heures de Victor Hugo, puis l’état de fébrilité inouïe qui a saisi la France dans les jours suivant la mort du grand homme. Un livre fiévreux, dans lequel on sent bouillonner la rue, les différentes factions qui cherchent à accaparer l’ombre de Hugo, les tiraillements politiques extraordinaires opposés à l’intimité familiale de la mort. Remarquable !

Castro - Nous, Louis, RoiDERNIERS JOURS ILLUSTRES (II) : Nous, Louis, Roi, d’Eve de Castro
Là encore, un grand homme s’éteint, mais plus d’un siècle et demi plus tôt, puisque Eve de Castro raconte les dix-sept derniers jours de Louis XIV. Un souverain vieillissant, malade, loin de l’image flamboyante du Roi-Soleil.

Rahimi - La Ballade du calameCHANSON DU DÉRACINÉ : La Ballade du calame, d’Atiq Rahimi
Pour accompagner cette première rentrée littéraire, l’Iconoclaste s’offre la plume d’un Prix Goncourt, rien de moins (Syngué Sabour, pierre de patience, en 2008). Le sous-titre, Portrait intime, éclaire le contenu personnel de ce récit dans lequel Rahimi, d’origine afghane, évoque notamment l’exil. Le texte est accompagné de poèmes et de calligraphies.

Ribes - Mille et un morceauxTHÉÂTRE SANS AUTOBIO : Mille et un morceaux, de Jean-Michel Ribes
Autre nom célèbre à offrir ici sa plume, le dramaturge, metteur en scène et directeur du théâtre du Rond-Point Jean-Michel Ribes, auteur des fameux Palace, Musée haut, musée bas ou Théâtre sans animaux, livre un gros pavé où il collecte en vrac et avec enthousiasme ses souvenirs, l’évocation des gens qu’il a côtoyés, des lieux, des moments…


A première vue : la rentrée littéraire Albin Michel 2014

A tout seigneur tout honneur, nous ouvrons le bal des présentations de la rentrée littéraire 2014 avec l’éditeur qui a remporté le Prix Goncourt l’année dernière – pour notre plus grande joie car nous avions adoré Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre.
Comme chaque année, Albin Michel revient avec un mélange intéressant de grands romans populaires et d’œuvres plus intimistes, dont se distingue un premier roman très prometteur.

Roux - Le Bonheur national brutLA FRESQUE ALBIN MICHEL : Le Bonheur national brut, de François Roux
Cela pourrait presque devenir un genre en soi. Après Le Club des incorrigibles optimistes et La Vie rêvée d’Ernesto G. de Jean-Michel Guenassia, ou Les fidélités successives de Nicolas d’Estienne d’Orves, voici Le Bonheur national brut, premier roman de François Roux qui raconte, à travers le destin de quatre amis, la France des années 80 à nos jours. Trente ans d’histoire récente, des destins passionnants et exemplaires, un style affûté, tous les ingrédients sont là pour faire de ce gros livre un franc succès. En d’autres termes, on en attend beaucoup.

Nothomb -Pétronille (pt format)L’INCONTOURNABLE : Pétronille, d’Amélie Nothomb (lu)
Un titre et un prénom d’héroïne improbables, une histoire d’amitié possessive et complexe, du Champagne qui coule à flot, Amélie qui se met en scène au fil de 169 pages vite dévorées, c’est du Nothomb en puissance. Sans surprise, mais avec son humour et ses dialogues ciselés, c’est plutôt un bon cru.

VOYAGES :
L’Enfant des marges, de Franck Pavloff : direction Barcelone, dans les pas de Ioan, photographe de renom qui vit reclus dans les Cévennes depuis la mort de son fils en mer, et qui sort de sa retraite pour tenter de retrouver son petit-fils disparu dans la capitale catalane.
Barcelone est un décor romanesque par excellence, et l’histoire est en partie autobiographique. Cela pourrait donner un beau livre, par l’auteur de Matin Brun.
La Belle de l’étoile, de Nadia Galy : après le suicide de son amant, une femme part s’installer à Saint-Pierre-et-Miquelon, au climat rude mais aux habitants bienveillants. Elle y relit la correspondance de son homme disparu et y répond tout en se confrontant à la nature belle mais sauvage de l’île.
Le cadre original du roman est pour beaucoup dans la curiosité qu’il suscite. A voir.

SOCIÉTÉ :
Madame Diogène, d’Aurélien Delsaux : le syndrome de Diogène est une pathologie consistant à tout accumuler chez soi, à ne jamais rien jeter. Héroïne de ce premier roman, une vieille dame en est atteinte et se replie chez elle, malgré les gens, proches ou services sociaux, qui tentent de l’approcher.
Jeancourt-Galignani - L'AudienceL’Audience, d’Oriane Jeancourt-Galignani (lu) : au Texas, un professeur ne peut avoir de relations sexuelles avec ses élèves, même si ces derniers sont majeurs et consentants. Pour avoir couché avec quatre garçons de sa classe de mathématiques, Deborah Aunus est arrêtée et jugée. Les quatre jours de son procès sont l’occasion de voir défiler proches, témoins, victimes supposées, autant que d’interroger les paradoxes d’une société américaine à la fois puritaine et voyeuse.
Projet ambitieux, mais roman pas tout à fait à la hauteur. De qualité, mais pas saisissant, faute d’élever le débat comme son sujet le promettait.

HUIS CLOS : Madame, de Jean-Marie Chevrier
Une veuve aristocrate vit seule et s’attache au fils de ses fermiers, Guillaume, qu’elle a rebaptisé Willy. Elle souhaite en faire son héritier, malgré la jalousie instinctive de ses parents. Elle a perdu son fils quatorze ans plus tôt, le jour de la naissance de Willy. La date anniversaire approche et un drame se prépare…

Estienne d'Orves - La DévorationINCLASSABLE : La Dévoration, de Nicolas d’Estienne d’Orves
Comment mieux définir ce romancier que par ce qualificatif ? Capable de changer de genre comme de chemise, pas toujours convaincant, il nous avait surpris et épatés avec ses Fidélités successives. Il revient avec un roman radicalement différent, dans lequel un romancier, pressé par son éditrice de quitter son registre habituel, se passionne pour l’histoire d’un cannibale humain ayant tué et mangé sa petite amie. Voulant en faire le sujet de son prochain livre, il entreprend de se mettre dans la tête du meurtrier cannibale. Un périple potentiellement dangereux…


Travail soigné, de Pierre Lemaitre

Signé Bookfalo Kill

Entre les polars de Pierre Lemaitre et moi, c’est une (trop) longue histoire de rendez-vous manqués. Depuis Robe de marié, dont l’auteur avait pourtant eu la gentillesse de m’apporter un exemplaire en main propre avant sa parution, mais dans lequel je n’avais pas réussi à rentrer (il faudra que je réessaye un de ces jours !), jusqu’à Sacrifices, j’ai souvent été tenté de m’y plonger, en vain – souvent par manque de temps, par paresse ou méfiance mal placée aussi, allez savoir.

Puis, l’année dernière, il y eut Au revoir là-haut, la superbe fresque historique de Lemaitre sur l’après-Première Guerre mondiale, que j’ai dévorée dès sa sortie, tout comme un public très largement conquis. Il aura donc fallu un prix Goncourt pour que je retourne aux romans policiers de maître Pierre – et cette fois, plus question de se louper. Ça tombait bien, j’avais le sentiment agaçant de passer à côté de quelque chose d’important, d’un bon auteur du polar français d’aujourd’hui.

Lemaitre - Travail soignéLa morale de tout ceci, c’est qu’il faudrait toujours se fier à son instinct, on éviterait souvent de perdre du temps. En attaquant Travail soigné, premier roman de Pierre Lemaitre, je m’attendais à un coup d’essai intéressant. Caramba, encore raté : c’est tout simplement un polar d’une maîtrise stupéfiante, bluffant tant sur la forme que sur le fond.
L’histoire, tout d’abord : celle de la traque d’un assassin méthodique et cultivé, qui accomplit des crimes effroyables et de plus en plus élaborés, en s’inspirant de scènes mythiques de chefs d’œuvre… du roman policier. Pour ne pas déflorer le suspense, je vous laisse découvrir quels grands classiques ont servi d’inspiration ; mais ce qui est formidable, c’est que Lemaitre ratisse large et parvient toujours à nous surprendre, tout en caressant dans le sens du poil les amateurs de polar qui découvrent avec jubilation l’œuvre d’un amoureux authentique et fin connaisseur du genre.

L’intrigue en soi n’est pas révolutionnaire (en apparence en tout cas…), mais elle est portée au plus haut grâce aux personnages imaginés par le romancier. Je pense surtout à sa formidable équipe de flics, qui évolue quelque part entre les pelleteurs de nuages de Fred Vargas et les besogneux de Mankell. Lemaitre rend merveilleusement le côté méthodique et laborieux du travail d’équipe, à tel point qu’on a l’impression enivrante de prendre notre place dans le processus, tout en accordant une large place aux caractères déglingués de ses protagonistes – Louis l’aristo, Armand le pingre, Maleval le compulsif, et bien sûr Camille Verhoeven, le commandant nain, formidable héros qui n’a rien à envier au commissaire Adamsberg.

Et puis il y a l’écriture de Pierre Lemaitre, énorme point fort d’un auteur surgi tard, mais déjà accompli, en littérature. S’il s’est encore affiné avec le temps, ce style vif et percutant qui fait merveille dans Au revoir là-haut est bien en place dans Travail soigné, incroyablement mature, posé et inventif à la fois. Il enflamme les scènes d’humour, attendrit les moments d’amour (il y en a de beaux), rend tolérables les éclats de violence pourtant terribles, voire insoutenables, qui éclaboussent régulièrement le livre.

Bref, ce Travail soigné qui porte si bien son nom m’a totalement possédé, et convaincu, enfin, qu’il n’y avait pas de temps totalement perdu qu’on ne finisse par rattraper. Ou, pour le dire plus simplement : ne faites pas comme moi, ne tardez pas à lire Pierre Lemaitre !

Travail soigné, de Pierre Lemaitre
Éditions Livre de Poche, 2010
(première édition : Le Masque, 2006)
ISBN 978-2-253-12738-3
408 p., 7,10€


Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari

Signé Bookfalo Kill

Dans un petit village de Corse, un bar menace de péricliter depuis le départ inopiné de celle qui le faisait vivre depuis des années. Jusqu’au jour où deux jeunes gens, l’un du cru (Libero) et l’autre qui y a passé toutes ses vacances depuis tout petit (Matthieu), décident de plaquer leurs études de philosophie à Paris pour reprendre le bistrot et en faire un petit monde idéal, généreux et convivial.
Mais même les meilleures intentions ont leurs failles…

Ma bonne conscience et mon inconscient sont dans un bateau.

Ma bonne conscience trouve que, oui, c’est vrai, plein de gens le disent et ils ont raison, ce Sermon sur la chute de Rome, c’est quand même un sacré roman, avec des partis pris stylistiques forts, du genre qui font penser que le gars derrière la plume est un véritable écrivain, et des vrais gros morceaux d’intelligence dedans. De l’intelligence pleine de philosophie, forcément, puisque le titre est une référence à Saint-Augustin, rien de moins.
Côté style, d’un côté on a quatre chapitres composés d’un seul et même paragraphe, dans lesquels s’étirent de longues phrases au rythme hypnotique : c’est le récit de la vie de Marcel, le grand-père de Matthieu, né en 1918 sur les ruines du monde moderne, et dont l’existence est une suite de contrariétés et d’élans brisés ; de l’autre côté, des chapitres plus classiques, centrés sur le récit principal, qui mélangent des descriptions parfois lyriques à des situations et des dialogues plus directs, voire carrément crus.
Côté intelligence, il y a du bagage, il faut dire que Jérôme Ferrari est prof de philo, ça peut aider. Et le romancier d’élaborer un parallèle saisissant entre les noirceurs de notre époque en pleine dérive, et la chute de l’Empire romain, théorisée par Saint-Augustin. Ca calme et ça n’incite pas à l’optimisme, mais c’est bien vu. 

Mon inconscient, lui, au début, laisse d’abord s’exprimer ma bonne conscience. Mais très vite, dès les premières pages, il fait son boulot d’inconscient – vous savez, comme un programme qui tourne en arrière-plan sur un ordinateur. Et mon inconscient, lui, qui n’a que faire des bonnes manières, finit par s’ennuyer très vite.
Il n’apprécie pas trop les chapitres sur Marcel, avec ses phrases interminables, asphyxiantes, et pas suffisamment bien élaborées pour justifier de leurs longueurs. Une phrase longue doit faire sens dans chaque élément de son déploiement, alors que dans le Sermon…, certains alliages ne brillent pas par leur cohérence. De plus, ces chapitres, intercalés dans le récit principal, finissent par briser l’élan de ce dernier – surtout que la rupture stylistique entre les deux est trop forte, on a l’impression de lire deux livres imbriqués l’un dans l’autre d’une manière artificielle.
C’est bien en fait le problème majeur de mon inconscient. Il voit se dessiner la démonstration générale – chacun cherche sa place et peine à la trouver, surtout dans un monde en chaos – mais le récit lui-même est trop chaotique, instable, non pas pour faire sens, mais pour séduire. Certains moments sont prenants, voire jubilatoires – et puis, crac, rupture, glissement, on perd le fil. Mon inconscient est un gars parfois un peu trop carré, il n’aime pas perdre le fil.

Bref.
Ma bonne conscience et mon inconscient sont donc dans un bateau. Ma bonne conscience tombe à l’eau. Qui l’a poussée ?

Si vous répondez à cette question, vous aurez mon avis sur le Sermon sur la chute de Rome, qui figure parmi les favoris des prix littéraires de l’automne, notamment le Goncourt, pour lequel il a été retenu dans le dernier carré. Brillant peut-être, travaillé en tout cas, ambitieux. Pas un mauvais livre, loin s’en faut. Mais un peu aride, déroutant, trop insaisissable pour que j’y trouve mon compte. Dommage.

Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari
Éditions Actes Sud, 2012
ISBN 978-2-330-01259-5
208 p., 19€