Bonne nuit, Maman, de Seo Mi-Ae
Seon-gyeong, criminologue, est sollicitée par le pire serial-killer de Corée qui attend son jugement en prison. Cet homme qui a assassiné une douzaine de femmes veut lui parler, à elle et à personne d’autre. Intelligent, manipulateur, ses motivations restent floues, mais tous s’accordent à dire que Seon-gyeong devra faire preuve de la plus grande prudence face à ce criminel hors normes.
Dans le même temps, son mari se voit contraint de faire venir chez eux sa famille issue d’un précédent mariage. Une petite fille de onze ans bouleversée par les décès de sa mère et de ses grands-parents maternels. Des morts pour le moins suspectes, d’ailleurs…
Traduit du coréen par Kwon Ji-hyun et Rémi Delmas
« Le Silence des agneaux coréen ».
Bordel, il fallait l’oser en couverture, ce blurb. Il n’y a quand même pas grand-monde qui peut se comparer au Thomas Harris de la grande époque (Le Silence des agneaux, bien sûr, mais surtout Dragon Rouge, mamma mia, quel bouquin !), et ce n’est certainement Seo Mi-Ae, aussi sympathique soit-elle par ailleurs, qui va lui faire de l’ombre.
D’où sort cette comparaison plus qu’hasardeuse, d’ailleurs ? Hé bien du livre lui-même, tout simplement. Parce qu’elle a fait un stage à Quantico, l’héroïne est surnommée Clarice Starling par ses élèves en criminologie. Voilà, ça ne va pas chercher plus loin – et surtout, il ne faut pas, car rien dans ce polar n’effleure la force, l’intelligence et la finesse des livres de Harris. Autant comparer la carte d’un restaurant gastronomique avec le menu Filet O’Fish de MacDonald’s.
Commençons par la protagoniste. Tout aussi débutante que son « modèle », Seon-gyeong s’avère en revanche beaucoup moins douée que Clarice. Pas seulement face au serial-killer en prison (on y revient tout de suite, à celui-là), mais tout le temps. Notamment dans sa vie privée où, disons-le clairement, elle entrave que dalle. Même quand le mal, le vrai, le pur, danse la zumba sous son nez, rien à faire, elle passe à côté. Et ses relations avec son mari, bonjour. Criminologue peut-être, mais psychologue, jamais. Pour le résumer en quelques mots, le personnage ne tient pas la route une seconde, et pour un thriller psychologique, c’est un peu dommage.
Quant au serial-killer, si l’idée est de le calquer sur Hannibal Lecter, autant tuer le suspense : en tête-à-tête, le gars n’aurait aucune chance, et finirait le crâne ouvert à se faire déguster le cerveau vivant par notre Cannibale préféré. Tellement archétypal qu’il en devient cliché, ce supposé « grand méchant » est trahi dès sa première apparition par des dialogues affligeants et des motivations ridicules. Rien ne viendra le sauver par la suite, pas même la fin du roman pourtant un poil plus tendu que le reste.
En réalité, le caractère le plus intéressant est celui de Ha-yeong, la fillette de douze ans. Difficile hélas d’en dire plus sans déflorer l’élément le plus riche et surprenant de l’intrigue, mais sachez qu’elle est le véritable point d’accroche de ce roman et de ses deux suites, car il s’agit d’une trilogie.
C’est la mieux construite, celle qui fascine et inquiète le plus, celle dont le comportement et les motivations sont les plus étonnants. Et qui contribue largement à ridiculiser encore davantage la pauvre Seon-gyeong, à l’insu sans doute de l’auteure.
Pour le reste, je ne retiens pas grand-chose. Le livre fait moins de 300 pages, et j’ai quand même trouvé le moyen de m’ennuyer. Jamais réveillé par un style sans intérêt (problème de traduction ?) Souvent horripilé par l’ensemble des personnages, leurs attitudes, leurs pensées et leurs actes, que j’ai trouvés désolants et incohérents (problème peut-être de compréhension de ma part des codes culturels et sociaux coréens).
Navré, surtout, qu’on fasse des gorges chaudes avec un thriller aussi quelconque, et qu’un manque de culture et/ou de mémoire autorise à le mettre en miroir avec un authentique chef d’œuvre du genre, sous le seul prétexte sans doute qu’il vient de Corée du Sud et que la production culturelle de ce pays est actuellement à la mode (cf. l’engouement pour ses séries sur Netflix).
Le polar a une histoire longue et riche, ce serait bien de ne pas la dévaloriser.
Bonne nuit, Maman, de Seo Mi-Ae
Éditions Matin Calme, 2020
ISBN 9782491290054
269 p.
19,90 €
Bonne nuit, Maman est également disponible aux éditions Livre de Poche (7,70€).
Komodo, de David Vann

Éditions Gallmeister, 2021
ISBN 9782351782521
304 p.
22,80 €
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski
Sur l’invitation de son frère aîné Roy, Tracy quitte la Californie et rejoint l’île de Komodo, en Indonésie. Pour elle, délaissée par son mari et épuisée par leurs jeunes jumeaux, ce voyage exotique laisse espérer des vacances paradisiaques : une semaine de plongée en compagnie de requins et de raies manta. C’est aussi l’occasion de renouer avec Roy, qui mène une vie chaotique depuis son divorce et s’est éloigné de sa famille.
Mais, très vite, la tension monte et Tracy perd pied, submergée par une vague de souvenirs, de rancœurs et de reproches. Dès lors, un duel s’engage entre eux, et chaque nouvelle immersion dans un monde sous-marin fascinant entraîne une descente de plus en plus violente à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à atteindre un point de non-retour.
Les joies de la famille selon David Vann, épisode 6473
Les failles et faillites familiales sont le terreau littéraire exclusif du romancier américain. Elles sont présentes, béantes, dans tous ses livres sans exception.
La faute à une histoire personnelle riche en douleur et en souffrance, qui pousse inexorablement Vann, texte après texte, à appliquer le filtre de la littérature sur ses proches – et sur lui-même – pour essayer de comprendre la tragi-comédie permanente qui leur sert de quotidien à tous, depuis le suicide de son père lorsqu’il avait treize ans (l’épisode fondateur, raconté depuis Sukkwan Island jusqu’au magnifiquement dramatique Poisson sur la Lune). Non pas comme un baume – la littérature de David Vann n’est guère cathartique -, mais plutôt comme une expérience entomologique sans cesse renouvelée.
Après avoir beaucoup tourné autour de la figure de son père, l’écrivain choisit cette fois sa sœur en personnage principal. Avec leur mère et lui-même en antagonistes, auxquels il ne fait pas plus de cadeau qu’à Tracy.
Rappel utile au passage : chez Vann, contrairement aux apparences, on est jusqu’au cou dans la fiction, et non pas dans l’auto-fiction réductrice et complaisante. Même dans Un poisson sur la Lune, où les personnages portaient leurs véritables noms (Jim Vann pour le père, David lui-même en adolescent), et à plus forte raison dans ses autres livres, David Vann dispose, transpose, adapte le matériau familial, et le transfigure, autant par les péripéties qu’il narre que par le travail du style (on y revient plus bas).
On notera d’ailleurs, comme un symbole, que le personnage du frère de Tracy porte le prénom de Roy – comme le jeune garçon de Sukkwan Island, parti pour un an de vie à la dure sur une île au large de l’Alaska avec son père… prénommé Jim. Un choix évidemment tout sauf anodin, qui jette une ligne de vie (et de mort) entre les deux romans et les deux personnages, tout en soulignant qu’on parle bien du même caractère, quel que soit son destin dans les livres en question.
Inutile donc de chercher à savoir ce qui est vrai ou non dans Komodo, si cette réunion de famille a bien eu lieu et si les faits se sont déroulés de près ou de loin comme dans le roman. Cela n’a aucune importance. La fiction prime, et ce que David Vann entend lui faire dire.
C’est d’autant plus important de le souligner que le romancier américain a désormais atteint une maturité exceptionnelle, et que chacun de ses livres vient compléter les précédents en montrant à quel point Vann a conscience de faire œuvre, de penser de manière globale son geste littéraire.
Dans Komodo, on retrouve nombre d’ingrédients familiers de son travail : l’incapacité à se parler et se comprendre dans le cercle familial restreint, même (surtout ?) lorsqu’on fait des efforts ; une propension naturelle à finir par exprimer le fond de ses pensées, sans se soucier du mal que cela peut faire – à moins que ce soit le but recherché…
Les compromissions, les mensonges, l’égoïsme naturel de l’homme sont également mis à nu, à coups de scalpel littéraire qui fouille la chair du mal jusqu’à l’os.
Les vérités de l’océan
En dépit de ce tableau cinglant, David Vann parvient à sauvegarder des moments de quiétude, d’apaisement, des sortes de trêve qui permettent au lecteur de respirer. Les scènes sous-marines, ici, peuvent offrir des parenthèses enchantées, autorisant l’écrivain à se faire plaisir en chantant son amour pur et sincère pour la mer et les créatures qui l’habitent.
Marin obstiné, plongeur patenté, Vann ne paraît jamais autant chez lui que dans l’eau. Et, comme dans Aquarium (qui contient par contraste quelques-unes des scènes de maltraitance familiale les plus insupportables de son œuvre), il recourt à ces escapades entre les poissons et les coraux pour laisser croire en un monde meilleur, dégagé des contraintes et des mesquineries ordinaires de l’humanité.
Pourtant, paradoxalement – car rien n’est jamais simple et manichéen chez David Vann -, la plongée sous-marine est aussi utilisée comme métaphore des relations familiales. Il faut descendre profond, là où tout devient sombre et mouvant, là où les repères se brouillent et le danger permanent, pour mettre à nu la vérité des âmes.
Les scènes de plongée se succèdent ainsi, pures et apaisantes d’abord, puis de plus en plus dangereuses, de moins en moins maîtrisées, jusqu’à atteindre un point de non-retour dans une scène d’affrontement sous-marine d’une violence hallucinante – au fur et à mesure que Tracy et Roy creusent de plus en plus profond dans le ressentiment et la colère qui les opposent de manière constitutive.
La mystérieux affaire du style
Comme dans nombre de ses livres, pour ne pas accabler le lecteur et s’accorder des respirations d’écriture, David Vann parvient à injecter de solides doses d’humour dans ses dialogues, même quand ceux-ci virevoltent en piques assassines entre ses protagonistes.
Il développe un vrai petit théâtre de la cruauté, devant lequel on ne peut s’empêcher de sourire, voire de rire, tant il se fait habile à disperser uppercuts, caresses factices et directs au foie. Pour mieux tomber K.O. lorsque l’assaut suivant vous cueille de plein fouet, dénué de tendresse, cru et sanglant.
Et puisqu’on revient à la question du style, je voudrais dire un mot d’un curieux coup d’audace du romancier, qui survient dans le dernier quart du livre.
Sans trop spoiler, sachez qu’à ce moment Tracy a mis fin à ses vacances et rentre chez elle auprès de son compagnon (sans doute volage) et de ses jumeaux aussi exigeants que capricieux et épuisants.
Au moment précis où elle retrouve ses fils, la première fois qu’elle s’adresse à eux en parlant d’elle à la troisième personne du singulier (« Maman a des gaufres spéciales avec des myrtilles et du sirop d’érable », p.222) comme le font souvent les parents lorsqu’ils s’adressent en bêtifiant à leurs jeunes enfants, Tracy perd brutalement son statut de narratrice.
Fini le « je » qui a présidé à la conduite du récit depuis le début du roman, la protagoniste perd sa voix et devient « elle ». Finie, la relation de confiance (relative) avec le lecteur ; retour à la distance d’une narration prétendument omnisciente (même si ce n’est qu’un artifice, on reste fixé au point de vue de Tracy).
Une manière gonflée de traduire par l’écriture la manière dont elle réintègre de force la peau de mère à laquelle elle est réduite depuis la naissance de ses enfants. Elle redevient une simple utilité, entièrement dévolue à leur confort, obligée de répondre à leurs moindres exigences sous peine de disputes interminables et de drames insondables. Une ombre dans le décor, un arrière-plan fonctionnel qui n’a plus rien à dire.
Ce choix d’écriture, David Vann ne le surligne pas, il l’impose en une ligne de dialogue, sans prévenir, à charge pour le lecteur de comprendre tout seul ce décrochage et d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
Ce coup d’éclat sans effet de manche est à l’image d’un roman dont chaque phrase frappe juste, et dont les articulations logiques conduisent sans pitié aux extrémités les plus inexorables, dans une débauche de violence psychologique qui laisse pantois.
Capable d’être à la fois une ode merveilleuse à la nature et un traité implacable de la malfaisance familiale, Komodo est un roman sidérant, qui secoue, fait mal, sans jamais céder au voyeurisme ni à la violence gratuite pour autant, et reste tolérable grâce à son humour clairvoyant et sa maestria littéraire.
Dernière qualité, et non des moindres : quand on lit David Vann, on a l’impression réconfortante que sa propre famille, finalement, n’est pas si mal que cela !
L’Ami, de Tiffany Tavernier
Éditions Sabine Wespieser, 2021
ISBN 9782848053851
264 p.
21 €
Un samedi matin comme un autre, Thierry entend des bruits de moteur inhabituels tandis qu’il s’apprête à partir à la rivière. La scène qu’il découvre en sortant de chez lui est proprement impensable : des individus casqués, arme au poing, des voitures de police, une ambulance. Tout va très vite, et c’est en état de choc qu’il apprend l’arrestation de ses voisins, les seuls à la ronde. Quand il saisit la monstruosité des faits qui leur sont reprochés, il réalise, abasourdi, à quel point il s’est trompé sur Guy, dont il avait fini par se sentir si proche.
Entre déni, culpabilité, colère et chagrin, commence alors une effarante plongée dans les ténèbres pour cet être taciturne, dont la vie se déroulait jusqu’ici de sa maison à l’usine. Son environnement brutalement dévasté, il prend la mesure de sa solitude…
Ça aurait pu être un polar. Le début, d’ailleurs, laisse de la place à l’illusion. Une intervention de police musclée, de la tension, du suspense, de la peur, une arrestation spectaculaire… Tiffany Tavernier, soucieuse d’installer un cadre crédible à son propos, assume sans faiblesse de jouer avec les codes du genre. Les premiers chapitres sont nerveux et plongent directement dans le vif du sujet.
Une manière de bousculer le lecteur autant que le narrateur, si violemment ébranlé dans son quotidien paisible (il vit avec sa femme dans une maison isolée, avec son seul couple d’amis comme voisins), presque retiré, que toute son existence va s’en trouver fracassée, et toutes ses certitudes remises en cause.
Car c’est là le véritable sujet de L’Ami : le délitement progressif et douloureux d’un homme. Le fait divers, sordide et remarquablement utilisé par la romancière, sert de révélateur. Si la vie du protagoniste était un évier, la révélation des crimes commis par ses voisins serait l’ouverture de la bonde, entraînant dans un irrésistible mouvement en spirale toutes les eaux sales qui encrassent l’existence du personnage.
De manière brillante, Tiffany Tavernier met son récit en mouvement, passant d’un immobilisme mortifère à une fuite en avant impossible à contenir. Elle convoque tout ce qui est nécessaire à la compréhension d’un être humain : souvenirs d’enfance, doutes, convictions, aveuglement, sentiments, espoir, renoncement…
Par sa narration à la première personne, elle s’installe dans la tête de son protagoniste et en fait pivoter tous les miroirs, en quête des bons angles pour comprendre le parcours d’un homme beaucoup plus complexe et intéressant qu’il n’en a l’air de prime abord. Ce personnage de Thierry est profondément touchant, y compris (surtout) dans ses erreurs, ses faiblesses et ses tâtonnements vers la lumière.
Contrairement à ce que le résumé pourrait laisser penser, L’Ami n’est pas un roman mortifère. C’est une quête personnelle, animée par la volonté de se remettre en place, de retrouver son axe, de donner une nouvelle chance à sa vie – et à la vie avec les autres.
Avec un sens aigu de la psychologie, et un art remarquable pour épaissir personnages et situations, Tiffany Tavernier réussit un roman captivant. Un livre superbement écrit, parfaitement maîtrisé, à la fois nerveux et introspectif, entre récit à suspense et portrait intérieur de haute volée.
Frappe-toi le cœur, d’Amélie Nothomb

Marie est belle, très belle. Elle le sait très bien et s’en sert moins pour séduire que pour provoquer la jalousie et la haine chez les autres, sentiments dont elle se nourrit pour exister. Elle aurait pu en vivre longtemps, mais voilà qu’elle tombe amoureuse d’un jeune homme tout aussi radieux qu’elle, et surtout enceinte de lui. Elle a dix-neuf ans et son avenir qu’elle imaginait vertigineux s’arrête à une maternité ni imaginée ni désirée.
Lorsque sa fille Diane vient au monde, elle ne lui manifeste que mépris, jalousie ou indifférence – une fin de non-recevoir opposée sans répit à l’appel d’amour d’une fillette trop précoce pour ne pas en souffrir. Surtout lorsque naissent ensuite un frère, très choyé, puis une petite sœur, objet de toutes les affections par une Marie transfigurée. De cet affront, Diane décide alors de faire une force…
Comme cela lui arrive de temps à autre, Dame Amélie s’est creusée la tête pour son opus 2017. Résultat, des bonnes nouvelles en pagaille : dans Frappe-toi le cœur (titre emprunté à Musset), elle ne se met pas en scène ni ne cause d’elle, parvient à surprendre le lecteur au fil d’une histoire qui s’étire sur plusieurs années (c’est plutôt une spécialiste de l’intrigue sur temps court), et débarrasse globalement son écriture de ses scories habituelles – dialogues à l’emporte-pièce, facilités exaspérantes, patronymes invraisemblables et narration réduite à sa plus simple expression.
Pour une fois, Nothomb prend son temps. Pour approfondir ses personnages au-delà de quelques mots et clichés psychologiques vite emballés, et pour les faire évoluer tel qu’on évolue au cours d’une vie. Des personnages qui, donc, s’appellent simplement Marie, Diane, Elisabeth, Olivia ou Célia. Des femmes – mères, filles, sœurs, amies – qui s’affrontent dans un ballet réglé par une mécanique terrible mêlant cruauté, incompréhension, jalousie, regret, déception, dont Amélie Nothomb huile les rouages avec une rare finesse. Son regard clinique finit par serrer le cœur, tant le spectacle de ces enfants psychologiquement mutilées par leurs mères est navrant et douloureux.
Passées des premières pages familières (présentant une jeune fille d’une beauté stupéfiante inversement proportionnelle à son intelligence), Frappe-toi le cœur délaisse donc la bonne humeur factice et les fantaisies sans lendemain, usuelles chez la romancière, pour examiner la souffrance et l’amertume de vies abîmées par celles qui pourtant les fabriquent.
Inattendu, ce choix assumé jusqu’au bout d’un récit sombre et sans artifice superflu finit par constituer une excellente surprise, faisant de ce vingt-sixième roman d’Amélie Nothomb l’un de ses meilleurs, tout simplement. Et un signe supplémentaire que cette rentrée littéraire 2017 est placée sous le signe de la qualité, puisque même le Nothomb annuel sort du lot. Étonnant, non ?
Frappe-toi le cœur, d’Amélie Nothomb
Éditions Albin Michel, 2017
ISBN 978-2-226-39916-8
180 p., 16,90€
Jeux de miroirs, d’E.O. Chirovici
Signé Bookfalo Kill
Agent littéraire de son état, Peter Katz reçoit par courrier un manuscrit intitulé Jeux de miroirs, d’un certain Richard Flynn. Ce dernier, dans le courrier qui accompagne le texte, annonce qu’il va y évoquer son histoire d’amour passionnée avec Laura Baines, sa colocataire d’alors et brillante étudiante en psychologie, mais aussi et surtout sa rencontre avec le professeur Joseph Wieder, célèbre spécialiste de psychologie cognitive – dont Laura était l’élève et l’assistante -, assassiné au milieu des années 1980. L’affaire n’ayant jamais été élucidée, Katz est très vite intrigué par la lecture du manuscrit – mais s’aperçoit que ce dernier est incomplet : il manque la fin, où pourrait être évoquée la solution d’un mystère criminel qui avait tenu en haleine les États-Unis en son temps.
Peter Katz tente de prendre contact avec l’auteur pour obtenir la suite. Problème : dans l’intervalle entre l’envoi du texte et le moment où l’agent l’a lu, Richard Flynn est mort des suites d’une grave maladie. Commence alors une nouvelle enquête, sur les traces du manuscrit disparu…
Sous l’impulsion de son éditeur, les Escales, ce roman s’avance en fanfaron. Couverture argentée imitant la texture du miroir (ooooh), bandeau rouge annonçant sans ambages « LE ROMAN ÉVÉNEMENT »… Bon, autant le dire tout de suite, Jeux de miroirs ne sera pas l’événement littéraire de l’année. Ni même du mois ou de la semaine, hein. On va se calmer un peu et parler en toute simplicité, ça ne fera pas de mal.
Ceci posé, c’est un livre agréable. Fluide, prenant et bien construit. E.O. Chirovici y fait preuve d’une efficacité toute américaine, d’autant plus appréciable qu’il est roumain et qu’il s’agit de son premier roman rédigé en anglais (après une quinzaine de livres publiés dans sa langue natale, non traduits en français). La promesse annoncée par le pitch est tenue ; il n’y a pas à dire, le coup du manuscrit inachevé, quand c’est bien fait, ça tourne à plein régime.
Chirovici se montre très habile, par ailleurs, en changeant de narrateur quand nécessité s’en fait sentir : après l’agent Peter Katz, c’est un de ses amis journalistes, chargé de l’enquête sur le manuscrit, qui prend le relais, avant de le passer au policier à la retraite qui a mené les investigations sur l’assassinat de Joseph Wieder. L’alternance de points de vue, les témoignages souvent discordants que les différents narrateurs apportent sur l’affaire permettent à Chirovici d’illustrer le thème principal du roman, à savoir les tours et les détours que peuvent jouer la mémoire et les souvenirs, suivant ce que l’on veut leur faire dire…
Pour être honnête, la solution de l’intrigue ne bouleversera certes pas l’histoire du suspense littéraire, mais l’intérêt de Jeux de miroirs réside plutôt dans ses personnages, dans leur complexité, dans la manière dont E.O. Chirovici scrute le caractère souvent insaisissable des êtres, mais aussi des faits, parfois moins évidents qu’ils n’en ont l’air. Pas un événement, non, mais un bon roman. On s’en contentera largement.
Jeux de miroirs, d’E.O. Chirovici
(The Book of Mirrors, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet)
Éditions les Escales, 2017
ISBN 978-2-365-69202-1
304 p., 21,90€
L’Illusion délirante d’être aimé, de Florence Noiville
Signé Bookfalo Kill
L’illusion délirante d’être aimé est l’autre dénomination du syndrome de Clérambault, affection mentale nommée d’après un aliéniste français du début du XXème siècle, Gaëtan Gatian de Clérambault, qui l’a identifiée. Elle atteint une personne soudain persuadée d’être follement aimée par une autre personne, et convaincue de devoir aimer en retour de manière inconditionnelle. Il en résulte une prise en otage psychologique, sentimentale, insoluble, qui envahit le quotidien de la personne visée par cet amour pathologique et menace son propre équilibre, tandis que le « bourreau » peut mener une vie tout à fait normale en apparence.
C’est sur ce phénomène effarant que Florence Noiville construit son nouveau roman. Laura Wilmote, journaliste vedette d’une grande chaîne de télévision culturelle, comprend peu à peu que C., une amie de classe préparatoire qu’elle a fait embaucher, fait une véritable fixette sur elle. Au point de créer une page Facebook à son nom et de se faire passer pour elle, lui faisant dire des choses qu’elle ne pense pas, au point aussi de s’habiller comme elle, de la harceler d’appels, de textos et de mails à toute heure du jour et de la nuit – tout en paraissant inchangée aux yeux de leur entourage.
Laura, également romancière, découvre alors que C. souffre du syndrome de Clérambault, et imagine d’en faire le sujet de son prochain livre. Mais la pression devient de plus en plus forte, au point de mettre en péril son couple paisible, son travail et sa santé mentale…
L’Illusion délirante d’être aimé est un roman très accessible, découpé en paragraphes souvent courts, séparés par des astérisques, ce qui donne à la fois beaucoup de rythme à la lecture et l’impression de découvrir l’histoire comme si l’on faisait un puzzle. Ce choix formel pourrait en agacer certains (il est vrai que ces astérisques à répétition ne s’imposent pas et polluent l’apparence du texte), mais si on se laisse prendre par le récit, ce qui est assez facile, on l’oublie vite. A petites touches, de la même manière que le syndrome se manifeste par étapes, on est aspiré, fasciné par cette relation pathologique, de son expression aimablement intrusive à sa facette destructrice.
Florence Noiville, journaliste comme son héroïne, a accompli un important travail d’investigation sur son sujet, qu’elle met intelligemment en abyme dans l’enquête que mène Laura. C’est tout l’intérêt de ce livre bien pensé et efficace comme un thriller, qui permet de découvrir une affection peu connue mais vraiment effroyable.
L’Illusion délirante d’être aimé, de Florence Noiville
Éditions Stock, 2015
ISBN 978-2-234-07340-1
180 p., 17,50€
Pas exactement l’amour, d’Arnaud Cathrine
Signé Bookfalo Kill
Pas exactement l’amour : le titre donne parfaitement le ton de ce recueil de nouvelles, dont les personnages ont pour point commun de se croire amoureux, mais ne le sont pas vraiment, ou ne le sont plus, ou le sont seuls sans l’autre… Dans cet exercice de jonglage psychologique sur le sentiment le plus universel qui soit, Arnaud Cathrine a toutes les qualités requises pour éviter les clichés : de la finesse, de l’humour, une certaine tendresse pour le genre humain, un don pour exprimer en douceur la mélancolie, la compréhension douloureuse de la perte de l’autre, la sensation de décalage entre deux individus…
Comme c’est souvent le cas, certaines nouvelles sont plus fortes et plus marquantes que d’autres, laissant une impression inégale de l’ensemble du recueil. Je retiendrai surtout « Une erreur de jeunesse », texte cruel où un homme retrouve un ami, ancien amant, alors que ce dernier se marie avec une femme et feint d’ignorer ce lien spécial entre eux, et « J’attendrai », récit à deux voix qui confronte les points de vue de deux voisins vivant l’un en face de l’autre et tentant d’interpréter leurs comportements.
Mais les autres nouvelles se tiennent, et dessinent un large panorama du couple et de l’amour aujourd’hui, avec toute la subtilité, parfois teintée d’ironie, dont sait faire preuve l’auteur de Je ne retrouve personne.
Pas exactement l’amour, d’Arnaud Cathrine
Éditions Verticales, 2015
ISBN 978-2-07-014766-3
246 p., 17,90€
Puzzle, de Franck Thilliez
Signé Bookfalo Kill
Depuis que sa petite amie Chloé l’a plaqué un an plus tôt, Ilan Dedisset n’a plus goût à rien. Même son addiction pour les jeux et les chasses aux trésors grandeur nature l’a abandonné, et depuis il vivote dans la maison de ses parents, disparus en mer. Il n’a pas d’amis et même ses collègues de la station-service où il travaille l’évitent.
Lorsque Chloé ressurgit en affirmant avoir enfin trouvé la clef d’entrée de Paranoïa, le jeu à taille réelle le plus mystérieux et donc le plus excitant de tous les temps, Ilan accepte de se remettre en chasse – pour le pire seulement…
Ça démarre plutôt bien, il faut l’avouer. Un massacre dans la montagne, un suspect dénommé Lucas Chardon appréhendé au milieu des cadavres mais qui ne se souvient de rien ; puis on fait connaissance avec Ilan, de prime abord bien campé et intéressant, et avec Chloé, on suit les étranges étapes d’une chasse au trésor en plein Paris…
Mais ensuite la machine se grippe peu à peu. Il y a d’abord ces symboles un peu lourds auxquels Thilliez recourt (l’organisateur du jeu s’appelle Virgile Hadès… Hum !), détails secondaires, presque superficiels certes. J’aurais sûrement pu faire abstraction si la suite de l’histoire ne se mettait pas à patiner. Une fois que les personnages arrivent dans le décor principal du roman, un complexe psychiatrique désaffecté, les clichés s’accumulent, à la croisée trop manifeste de Shining, Shutter Island et Sixième Sens de M. Night Shyamalan.
Bon, j’essaie de demeurer honnête, cela reste efficace – même si j’ai parfois survolé certains passages, la faute à des longueurs censées retarder des révélations importantes. Mais allez, encore une fois, passons. Ces réticences viennent aussi de moi. Je sais que j’ai de plus en plus de mal avec les thrillers à grand spectacle, ces bouquins spectaculaires appuyés sur des recettes établies et des ficelles (souvent grosses) qui sautent rapidement aux yeux, privant le lecteur aguerri et attentif de toute surprise.
Surtout quand l’écriture de l’auteur ne se montre pas d’une grande élégance littéraire… C’est le cas chez Thilliez, qui n’est pas un virtuose de la plume ; mais dans tous les romans de lui que j’ai lus auparavant, l’histoire était largement assez forte, originale, nourrie de recherches, portée par des personnages solides, pour dépasser ce handicap. Je précise également, avant de me faire lyncher par les nombreux fans de l’ami Franck, que je le considère comme l’un des tout meilleurs du genre dans son registre en France, égal voire parfois supérieur à Jean-Christophe Grangé.
Là, désolé, je n’ai pas marché, disons-le tout net, pour deux raisons majeures. La première tient au personnage d’Ilan, faible, versatile, parfois tellement naïf qu’il finit par en paraître stupide ; à part au début, où il avait de l’allure, y compris dans ses failles (qui peuvent, et font souvent apprécier un bon personnage), j’ai été incapable d’éprouver de l’empathie pour lui, et il m’a vite agacé.
Deuxième raison, mais c’est la plus importante : il s’agit de la fin. La révélation du « mystère ». Je l’avais devinée dans les vingt premières pages. Non, je ne suis pas un génie, hein. C’est surtout que certains des premiers indices sont flagrants, et que la construction elle-même d’un passage en particulier dévoile involontairement la vérité.
Pendant tout le roman, j’ai donc attendu LA surprise, voulu croire qu’il s’agissait d’une fausse piste grossière pour abuser des petits malins dans mon genre, qui croient tout comprendre avant tout le monde et se retrouvent ridicules quand le romancier sort, non pas un lapin, mais une girafe de son chapeau. Hélas, pas de girafe, pas même une autruche ou un flamand rose. C’est un lapin, tout ce qu’il y a de plus classique, tellement attendu que c’en est triste. Dans le chapitre final, l’explicitation de quelques détails et menus indices reste sympa, assez pour se dire : « Ah oui, bien vu ! » Mais dans l’ensemble, cela reste pauvre et décevant.
Voilà, j’ai dit ce que je pensais de ce Puzzle dont la belle couverture m’attirait autant que le pitch, et que j’aurais bien voulu apprécier. Franck Thilliez ayant un large réseau de fans dévoués, je sais que la plupart d’entre eux n’auront pas mes réserves et prendront plaisir à ce nouveau roman. Tant mieux pour eux, et tant pis pour moi !
Puzzle, de Franck Thilliez
Éditions Fleuve Noir, 2013
ISBN 978-2-265-09357-7
429 p., 20,90€
Cherche jeunes filles à croquer, de Françoise Guérin
Signé Bookfalo Kill
Spécialiste des crimes en série, le commandant Lanester est envoyé à Chamonix avec son équipe, pour aider les gendarmes confrontés à une étrange suite de disparitions de jeunes filles. D’âges et de milieux différents, ces adolescentes ne se connaissaient pas, mais avaient pour point commun d’être passées par une clinique-pensionnat prestigieuse, spécialisée dans le traitement des troubles alimentaires.
Tout en composant avec la susceptibilité des enquêteurs locaux, les sautes d’humeur de son équipe et sa propre friabilité, Lanester entreprend alors les investigations les plus étranges de sa carrière : une enquête sans corps et sans scène de crime…
En dépit de quelques maladresses, le deuxième roman de Françoise Guérin tire son épingle du jeu et, page après page, se révèle attachant, au sens propre du terme. Si le style s’avère classique, si les dialogues sonnent parfois un peu faux, on a envie d’aller au bout, d’avoir le fin mot de l’histoire (très réussi), d’apprécier l’humour constant tout au long du roman (même s’il manque parfois de finesse), et de se frotter à des personnages qui se déploient avec une belle intelligence tout au long du récit.
La figure de Lanester, fragile, dépendant de sa psy qu’il doit appeler ou rencontrer régulièrement pour ne pas étouffer sous l’angoisse et s’effondrer, est une réussite. Ses discussions avec la thérapeute dévoilent la complexité d’un héros à mille lieux des flics inoxydables du genre, tout en faisant évoluer subtilement l’enquête. Parfois à la limite de la caricature, les personnages secondaires (le procédurier maniaque et dépressif, la fliquette autoritaire, le petit jeune naïf, le légiste blagueur…) s’en sortent pourtant, parce que l’ensemble fonctionne, l’équipe et son fonctionnement paraissent crédibles. On est loin de l’humour décalé et des dialogues étincelants de Fred Vargas, mais ça marche, d’une autre manière.
Ce qui tire surtout Cherche jeunes filles à croquer de l’anonymat, c’est son sujet. En centrant son enquête sur l’anorexie et les autres troubles alimentaires, Françoise Guérin n’oublie pas que le polar, sous couvert de divertissement, permet de s’emparer de problématiques sociologiques. Très documentée, tout comme elle l’est sur la psychologie (étant elle-même clinicienne dans ce domaine), la romancière montre bien les infinies souffrances, pour les patients comme pour leurs proches, que suscitent ces terribles maladies. La figure du corps, absent, présent, torturé, hante le livre jusqu’à l’obsession – tout comme il obsède les jeunes femmes malades d’elles-mêmes.
Cherche jeunes filles à croquer est donc un roman policier assez classique mais convaincant, qui ravira notamment les lecteurs en quête à la fois de légèreté, d’intelligence et d’un sujet intéressant.
Cherche jeunes filles à croquer, de Françoise Guérin
Éditions du Masque, 2012
ISBN 978-2-7024-3834-3
393 p., 19€
On aime aussi chez : Lettre Exprès, Cathulu, Skriban…
Beau parleur, de Jesse Kellerman
Signé Bookfalo Kill
Joseph Geist est au fond du trou : étudiant en philosophie, il rame sur sa thèse depuis des années, à tel point que sa directrice finit par le radier de l’université ; bien entendu, il n’a pas un rond ; et, pour achever le tableau, il se fait mettre dehors par sa petite amie Yasmina, aux crochets de laquelle il vivait généreusement depuis des mois.
Réduit à chercher un boulot pour survivre, il déniche la petite annonce étonnante d’Alma Spielmann, une vieille dame charmante qui recherche quelqu’un pour des heures de conversation. Le courant entre les deux passe si bien qu’Alma propose à Joseph, toujours sans toit fixe, de venir habiter chez elle.
Tout irait bien dans le meilleur des mondes pour Joseph, donc, si Alma n’était pas malade – et si Eric, le petit-neveu de la vieille dame, un type fruste, manipulateur et intéressé, ne faisait pas intrusion dans leur vie…
Beau parleur : voilà un titre qui convient parfaitement, non seulement au roman (dont le titre en vo, The Executor, évoque d’autres facettes del’histoire), mais aussi et surtout à son auteur. Bon sang, que Jesse Kellerman est bavard ! Sous-entendu : parfois trop – et l’on retrouve en effet dans son nouveau roman le même défaut qui encombrait les Visages, et dans une moindre mesure Jusqu’à la folie, ses deux précédentes parutions en français. Que de longueurs !!!
Certes, Kellerman écrit bien (et bénéficie d’une belle traduction de Julie Sibony). Son vocabulaire, fourni, et les nombreuses réflexions qui nourrissent le roman, sont à la mesure du personnage de Joseph Geist le philosophe. « C’est dans ma nature de m’interroger. C’est ce qui fait ce que je suis », précise d’ailleurs à raison ce dernier.
Le problème, c’est qu’on est dans un roman, qui plus est un polar, et pas dans un essai. A force d’user et d’abuser de certaines circonvolutions propres à la philosophie, dont le propos n’est pas tant de répondre que de penser, Kellerman finit par lasser et par détourner l’attention du lecteur de l’essentiel, c’est-à-dire l’histoire.
Cependant, même si je me suis autorisé à sauter certains passages (et de plus en plus tandis que j’avançais dans ma lecture), je n’ai jamais perdu le fil, preuve que l’intrigue tient le coup. Elle résiste d’autant mieux que le ressort polardesque se tend soudain à la moitié du livre, atteint son maximum aux deux tiers, pour propulser le roman vers une fin violente et sombre – à la lisière de la démence, encore une fois, comme dans Jusqu’à la folie.
Un passage en particulier, où le romancier place sans prévenir le lecteur à la place du héros par l’emploi de la deuxième personne du pluriel, ne peut laisser indifférent – surtout qu’il s’agit d’un moment extrême dans le parcours de Joseph… Une belle astuce, utilisée avec intelligence, qui crée en nous un curieux mélange de dégoût, de malaise et d’empathie, et permet de raccrocher totalement au récit.
L’un dans l’autre, Beau Parleur confirme les qualités singulières de Jesse Kellerman, notamment sa finesse psychologique et sa capacité à créer des personnages profonds et ambivalents, qui évoluent dans des décors d’une grande richesse visuelle. De quoi atténuer ses défauts, sans toutefois les gommer entièrement. En ce qui me concerne, Kellerman continue à m’intéresser… mais peut mieux faire !
Beau parleur, de Jesse Kellerman
Traduit de l’anglais (USA) par Julie Sibony
Éditions des 2 terres, 2012
ISBN 978-2-84893-124-1
345 p., 21€
Beaucoup de beaux parleurs sur le Web pour le nouveau roman de Jesse Kellerman ! Des enthousiastes : 4 de couv, Fattorius ; et d’autres un peu moins : Mille et une pages, Les écrits d’Antigone, le boudoir littéraire
L’Intrus, de Paul Harper
Signé Bookfalo Kill
Vera List, célèbre psychothérapeute pour le beau linge de San Francisco, se rend compte que deux de ses patientes ont, sans le savoir ni se connaître, le même amant. Plus grave : celui-ci exerce une pression psychologique redoutable sur les deux jeunes femmes, en faisant référence à des secrets qu’elles n’ont confiés à personne – hormis Vera List. L’homme a donc forcément accès aux dossiers professionnels, pourtant soigneusement gardés à l’abri, de la psy…
Pour mettre un terme à une situation aussi inconfortable que périlleuse, Vera List fait appel aux services de Marten Fane, privé d’un genre très spécial, de ceux qui sont capables de résoudre en toute discrétion les problèmes les plus embarrassants. Par tous les moyens s’il le faut.
Sur le papier, certains romans sont très prometteurs : une bonne idée, la possibilité de rebondissements et de surprises, un contexte psychologique riche, des personnages intéressants. Et puis, une fois lus, il ne reste pas grand-chose de tout ceci, sinon la sensation d’être passé à côté de quelque chose de beaucoup mieux.
C’est le cas de cet Intrus, un thriller à classer dans la catégorie « il y a avait tout pour, mais… »
Il y avait tout pour rencontrer des personnages forts et incarnés : des blessures, des fêlures psychologiques, des doutes, de la peur, de la détermination… Mais jamais les premiers rôles ne quittent leurs deux dimensions de papier. Ni Fane, ni Vera List, ni les deux femmes victimes ne sont assez attachants pour que l’on tremble ou soit ému pour eux. Quant aux seconds couteaux, ils sont le plus souvent limités à un nom, parfois à une fonction, à tel point qu’on les mélange tous et qu’on se moque totalement de leur existence.
Il y avait tout pour évoluer dans un cadre formidable : San Francisco est une ville exceptionnelle, un décor de roman idéal. Mais de ce point de vue, le guide du Routard est sans doute plus palpitant que les maigres descriptions sans imagination abandonnées ça et là par Paul Harper, quand son récit l’oblige à s’y plier.
Art de la description que le romancier ne maîtrise d’ailleurs pas du tout de manière générale. Les bons auteurs savent meubler leurs arrière-plans de menus détails – une tasse, une plante verte, une enseigne clignotante – qui donnent un charme, une personnalité unique au roman. Chez Harper, cela n’arrive jamais ou quasi. Et cela manque.
Il y avait tout pour happer le lecteur et le tenir en haleine : une intrigue psychologique, à base de manipulation, quoi de mieux ? Mais jamais le rythme n’accélère, jamais Harper ne prend de chemin inattendu ni n’élève la tension, pas même à la fin, d’ailleurs assez plate, voire curieusement elliptique, comme si l’auteur avait eu peur d’aller au bout de son sujet et d’énoncer quelques vérités moches à entendre.
Car il y avait également tout pour élever le débat et nourrir le roman d’un regard et d’un engagement d’auteur : dans l’Intrus, il est notamment question des tortures sordides que les États-Unis se sont « autorisés » à accomplir après le 11 septembre. Mais Harper ne fait qu’effleurer le sujet, l’utilise comme un rapide élément d’explication psychologique, sans aller plus loin.
Cet Intrus m’a donc déçu. Certes, je l’ai lu sans ennui, parce que Paul Harper a plutôt bien construit son histoire, et qu’on a envie de savoir comment cela va se terminer (malheureusement sans relief). Mais le tout manque si cruellement de chair, d’intensité, de vérité qu’à aucun moment je ne me suis senti véritablement impliqué dans l’histoire. Dommage.
L’Intrus, de Paul Harper
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2012
ISBN 978-2-07-013363-5
296 p., 19,50€