À première vue : la rentrée Albin Michel 2020

Intérêt global :
Du côté d’Albin Michel, on se félicite d’avoir fait des efforts en terme de parution, histoire d’absorber le choc économique lié à la crise du coronavirus, passant notamment de 400 (!!!) publications sur l’année, à « seulement » 300.
Pour la rentrée littéraire, cela se traduit par une cohorte de… onze écrivains. Ce qui est moins que les seize de 2018, en effet. Mais reste sans doute un peu excessif.
Une poignée de belles choses se détache néanmoins de ce programme. Au moins deux, en ce qui me concerne, avec un ou deux jokers en plus. C’est déjà pas si mal.
(Oui, j’ai décidé d’être aimable cette année. Pour l’instant, en tout cas. Le jeu ne fait que commencer.)
L’ÉVÉNEMENT
Nickel Boys, de Colson Whitehead
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)
Jusqu’à présent, ils n’étaient que trois auteurs à avoir remporté deux fois le Pulitzer, le plus prestigieux prix littéraire américain : Booth Tarkington (auteur notamment en 1918 de La Splendeur des Amberson, adapté plus tard au cinéma par Orson Welles), William Faulkner et John Updike. Excusez du peu. Colson Whitehead rejoint donc ce club très fermé, puisque son nouveau roman vient d’être distingué, trois ans après le formidable Underground Railroad, où il revisitait avec brio et un souffle narratif exceptionnel l’histoire de l’esclavage aux États-Unis.
Nickel Boys aborde à nouveau la question noire, en s’inspirant cette fois d’un fait divers contemporain. En 2011, une terrible maison de redressement pour délinquants, l’école Dozier, ferme ses portes. Trois ans plus tard, on y découvre un charnier, cinquante tombes sans doute tués par le personnel de l’établissement au fil de ses effroyables années de sévices.
Par le prisme de la fiction, Whitehead investit l’histoire de ce lieu, qu’il rebaptise « Nickel Academy », en racontant l’histoire d’Elwood, un jeune Noir brillant et bien élevé qui, à la suite d’une erreur judiciaire, est arrêté à la place d’un autre. Nous sommes dans les années 60 et, si les États-Unis tentent de faire progresser le statut des Noirs, on est encore loin du compte. Sans pouvoir se défendre, Elwood est envoyé à la Nickel Academy, dont il découvre l’horreur, et tente d’y résister à sa manière, notamment en écrivant sans faillir tout ce dont il est témoin ou victime.
LE TRANSFUGE
Buveurs de vent, de Franck Bouysse
Pierre Fourniaud, le patron de la Manufacture de Livres, doit être assez embêté. Franck Bouysse, qu’il a révélé et qui a fait les beaux jours de sa petite maison d’édition avec (entre autres) Grossir le ciel, Né d’aucune femme ou Glaise, a cédé aux sirènes d’une grande maison. Le voici donc chez Albin Michel avec un très beau titre, Buveurs de vent, et une histoire bien dans son style.
On y rencontre quatre frères et sœur qui vivent dans la vallée du Gour Noir, où ils aiment à se retrouver près d’un viaduc devenu le centre de leur petit monde. Mal compris par leurs parents, ils tentent de se frayer un chemin dans la vie, soudés les uns aux autres. Et, comme tous ceux de la vallée, sous l’emprise de Joyce, qui règne en maître absolu sur les poumons économiques de la région, les carrières, le barrage et la centrale électrique…
L’INÉVITABLE
Les aérostats, d’Amélie Nothomb
S’il existait quelque part une statue d’Amélie Nothomb, personne n’arriverait à la déboulonner. La romancière belge attaque sa vingt-neuvième rentrée littéraire (record ? Sûrement !), avec un livre au titre énigmatique dont le pitch est, comme d’habitude, réduit à sa plus simple expression : « La jeunesse est un talent, il faut des années pour l’acquérir ». Pourquoi s’emmerder à écrire des résumés ? C’est Nothomb, il suffit de mettre sa bouille sur la couverture et ça se vend tout seul.
Plus sérieusement, elle y narre la rencontre entre deux adolescents déphasés (évidemment) : lui est un lycéen dyslexique, elle une étudiante trop sérieuse et mal à l’aise avec ses contemporains qu’elle ne comprend pas. Ensemble, ils vont affronter leurs manques.
Moins ambitieux et risqué sans doute que Soif, son précédent qui donnait la parole à Jésus sur sa croix, mais cela reste du Nothomb dans le texte, version intimiste. Cela peut donner des jolies choses, toute ironie mise à part.
PLACE AUX FEMMES
Les évasions particulières, de Véronique Olmi
Il y a trois ans, Bakhita avait propulsé sur le devant de la scène Véronique Olmi, auteure jusqu’alors suivie par un lectorat fidèle, mais plus restreint que celui rencontré grâce à ce livre événement, finaliste malheureux du Goncourt. Son nouveau livre est donc beaucoup plus attendu. Il devrait être aussi plus classique, qui narre l’éducation d’une jeune fille, entre les années 60 et 80, partagée entre sa vie modeste avec sa famille, et des vacances nichées à Neuilly chez des proches dont l’éducation bourgeoise est très différente de la sienne.
On ne touche pas, de Ketty Rouf
Premier roman, consacré à une femme, Joséphine, professeur de philosophie le jour et stripteaseuse la nuit, histoire de pimenter son quotidien bien morne par ailleurs. Sa vie bascule lorsqu’un de ses élèves assiste un soir au spectacle et la reconnaît.
Elle voulait du piment ? Hé ben voilà : ça pique.
Calamity Gwenn, de François Beaune
C’est marrant comme, parfois, certains raccourcis troublants se créent. L’héroïne du nouveau roman de François Beaune, en effet, voudrait être Isabelle Huppert, mais se contente pour le moment de travailler dans un sex-shop à Pigalle. Une voisine de la Joséphine de Ketty Rouf ? À travers son journal, où elle consigne ses observations et sa vie, Beaune dresse un portrait de femme en forme de point d’interrogation sur notre société.
Pas la promesse la plus follement originale du programme, je vous l’accorde.
La Fièvre, de Sébastien Spitzer
Et on continue dans le raccourci évoqué ci-dessus : Spitzer s’empare en effet d’Annie Cook, personnage bien réel qui vécut à Memphis au XIXème siècle, où elle tenait… un bordel. Hé oui. Plutôt haut de gamme, mais il n’empêche, on reste dans le sujet.
Cela dit, ce n’est pas le thème du livre, et Annie Cook est une figure assez passionnante sur le papier, puisqu’elle transforma son établissement en hôpital improvisé lorsque la fièvre jaune déferla à Memphis dans les années 1870. Elle fut elle-même emportée par la maladie en 1878, non sans avoir aidé, soutenu, soigné comme elle le pouvait nombre de patients. Une véritable héroïne, dévouée et déterminée jusqu’à la mort, dont le destin bouleversa évidemment les Américains.
Pas impossible, par ailleurs, que des journalistes inspirés trouvent le moyen de tisser des liens entre l’intrigue du romancier et ce que nous vivons en ce moment…
AMERICA
Ohio, de Stephen Markley
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)
On reste brièvement aux États-Unis avec le premier roman de Stephen Markley, qui met en scène le retour de quatre anciens élèves à New Canaan, la petite ville de l’Ohio où ils ont grandi. Quête amoureuse, quête de vengeance, règlements de compte familiaux ou errance personnelle, les quatre jeunes gens incarnent une certaine jeunesse américaine d’aujourd’hui, à la dérive. Sur le papier, un grand classique de littérature américaine, qui ne lui apportera peut-être grand-chose de neuf, mais pourrait plaire aux amateurs de ce qui est devenu un genre en soi.
DÉJÀ VU
De grandes ambitions, d’Antoine Rault
Les destins de huit protagonistes, des années 1980 jusqu’au début du XXIe siècle. Chacun parvient, dans le domaine qui est le sien, à un haut niveau de pouvoir. Clara sera chirurgienne, Diane, une actrice reconnue, Jeanne, cheffe du Parti National, Stéphane, son homme de l’ombre, Marc fera fortune dans l’Internet, Sonia finira ministre d’État et Frédéric, président de la République.
Du classique, là aussi. On a déjà pas mal lu ce genre de choses en littérature française, y compris chez Albin Michel (Le Bonheur national brut de François Roux, par exemple). Pas grand-chose de plus à en dire, donc.
BLOUSON NOIR
Radical, de Tom Connan
La caution « jeune rebelle » de la rentrée Albin Michel, laquelle est bien plan-plan par ailleurs (ce qui est quand même l’esprit maison). Après deux romans auto-publiés, le jeune Tom Connan (25 ans) s’installe donc rue Huyghens pour balancer une histoire de rencontre amoureuse sur fond de malaise social. Soit la rencontre explosive entre un étudiant de gauche et un militant d’extrême-droite jouant les activistes dans la frange radicale des Gilets Jaunes.
Honnêtement, je passe mon tour.
FOLLE JEUNESSE
Longtemps je me suis couché de bonheur, de Daniel Picouly
Un point supplémentaire pour la jolie pirouette du titre. Sinon, le bon élève Picouly replante sa charrue dans la veine de fiction autobiographique qui avait fait le succès du Champ de personne, il y a bien longtemps. Son narrateur, dont l’avenir est suspendu à son éventuelle admission en seconde générale plutôt qu’en technique, tombe amoureux d’une jeune fille prénommée Albertine (oh, ah) qu’il voit acheter un roman de Proust (ah, oh) en librairie. Du coup, il se met à lire À la Recherche du temps perdu (oooh).
Lectures hautement probables :
Nickel Boys, de Colson Whitehead
Buveurs de vent, de Franck Bouysse
Lecture éventuelle :
Les aérostats, d’Amélie Nothomb
2 juillet 2020 | Catégories: A première vue, Romans Etrangers, Romans Francophones | Tags: 2020, aérostats, adolescence, Aix-en-Provence, Albertine, Albin Michel, Amélie Nothomb, amour, années 60, Annie Cook, Antoine Rault, éducation, élève, évasions particulières, Bakhita, barrage, buveurs de vent, Calamity Gwenn, Cannibales Lecteurs, centrale, Charles Recoursé, Colson Whitehead, Daniel Picouly, dyslexique, Etats-Unis, extrême-droite, famille, fièvre, fièvre jaune, François Beaune, Franck Bouysse, fraternité, frère, gauche, gilets jaunes, Goncourt, Gour Noir, grandes ambitions, Isabelle Huppert, journal, Ketty Rouf, littérature, longtemps je me suis couché de bonheur, Memphis, Neuilly, New Canaan, Nickel Boys, Noir, Ohio, on ne touche pas, perdu, philosophie, Pigalle, professeur, Proust, radical, recherche, redressement, rencontre, rentrée littéraire, Sébastien Spitzer, sex-shop, société, soeur, Stephen Markley, striptease, temps, Tom Connan, USA, vallée, Véronique Olmi, violence, XIXème siècle | 11 Commentaires