La Fille qu’on appelle, de Tanguy Viel

Éditions de Minuit, 2021
ISBN 9782707347329
176 p.
16 €
Quand il n’est pas sur un ring à boxer, Max Le Corre est chauffeur pour le maire de la ville. Il est surtout le père de Laura qui, du haut de ses vingt ans, a décidé de revenir vivre avec lui.
Alors Max se dit que ce serait une bonne idée si le maire pouvait l’aider à trouver un logement.
Il y a dans ce résumé sibyllin, parfaitement dans la manière des éditions de Minuit, une volonté de rester évasif sur le sujet du roman – tout en suggérant avec ironie que l’affaire sera autrement plus complexe.
C’est le cas, en effet, et je vais tâcher d’en dire un peu plus sans en dire trop, pour ne pas déflorer ce que les 176 pages à l’os de Tanguy Viel racontent avec brio.
Quand je dis « à l’os », j’évoque la concision du livre, pas son style. Tanguy Viel est tout sauf un écrivain minimaliste. Sa phrase se déploie avec ampleur, habile enchâssement de subordonnées et d’incises dont l’intrication saisit la complexité des pensées, des situations et des destins de ses personnages.
Ce goût de la phrase longue et complexe peut déconcerter au début, surtout aujourd’hui où la phrase courte, la simplification grammaticale et un emploi pas toujours maîtrisé du présent de l’indicatif comme temps de la narration font figure de références. Il faut prendre le temps, donc, de se couler dans ce rythme particulier, d’épouser le cours sinueux d’une écriture dans laquelle, paradoxalement, chaque mot compte et aucun n’est de trop.
C’est ce style, du reste, qui permet à Tanguy Viel d’élever ce roman (comme les autres auparavant) au-dessus de la mêlée, et au-dessus d’un sujet qui, sans cet admirable travail linguistique, paraîtrait convenu, largement déjà lu.
De quoi est-il question, si l’on peut en dire un peu plus que dans la quatrième de couverture ? De ce qui est sans doute la figure la plus classique dans l’histoire de l’humanité. Les forts contre les faibles, les puissants contre les modestes, les tireurs de ficelle contre les marionnettes, les acteurs principaux contre les figurants. Les filles qu’on appelle (en anglais… call-girls) et les hommes qui convoquent, sûrs de leur bon droit et de leur impunité.
La Fille qu’on appelle pourrait composer un diptyque avec Article 353 du Code Pénal, une sorte de revers de la médaille ou de miroir déformant. Car il y est en effet à nouveau question de justice, à la fois au sens technique et moral du terme.
Technique, parce que l’essentiel de la narration est articulé autour d’un interrogatoire de police, celui de Laura, la fille de Max Le Corre, par deux officiers qui enregistrent sa plainte. De la même manière que, dans Article 353…, il s’agissait d’une confrontation entre le protagoniste et un juge d’instruction.
Moral, parce que le livre pose, en creux, la question fondamentale d’une possibilité d’équité dans une société régie par les rapports de force. Et qu’il offre des éléments de réponse sans s’imposer pour autant en roman à thèse, sans démagogie aucune. La fatalité qui conduit la narration fait office de simple constat, et la toute dernière page, froide, distanciée, ne laisse guère de place à l’utopie – évolution notable par rapport à Article 353, d’où l’idée d’un revers de la médaille.
Très subtil, parfaitement maîtrisé, à la fois inéluctable et puissamment réflexif, La Fille qu’on appelle met le brillant exercice de style au service de son sujet, équilibrant fond et forme à un très haut niveau de littérature.
Accessoirement, pour la dernière année d’Irène Lindon à la tête des éditions de Minuit avant le passage de la prestigieuse maison sous la houlette de Gallimard, cela ferait un très beau Goncourt.
Tout autre nom, de Craig Johnson

Un flic qui se suicide, ça arrive, malheureusement. Mais de deux balles dans la tête, c’est beaucoup plus rare. Largement suffisant, en tout cas, pour que Lucian Connolly, l’ancien shérif du comté d’Absaroka, oblige Walt Longmire, l’actuel détenteur du badge officiel, à outrepasser ses droits usuels et à se rendre dans le comté voisin pour mener l’enquête sur ce décès étrange.
Sur place, tout en gardant une oreille à distance sur sa fille Cady qui doit accoucher d’un jour à l’autre (histoire de se simplifier un peu la vie), Walt découvre que l’inspecteur Gerald Holman, avant de se faire sauter le caisson, menait des recherches sur une série suspecte de disparitions de jeunes femmes – et se rend compte très vite que son arrivée dans l’affaire ne plaît pas à tout le monde…
Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas offert le plaisir d’une enquête de Walt Longmire, voilà chose faite ! Et, sans surprise (mais tant mieux), le plaisir fut à nouveau au rendez-vous. Mine de rien, le génial et dinguement sympathique Craig Johnson parvient à chaque fois à se renouveler, tout en utilisant plus ou moins les mêmes ingrédients de base. Ce qui change cette fois, c’est le rythme, beaucoup plus enlevé que la plupart du temps, et une sorte de nervosité d’ensemble qui mène le roman à bon train – tiens, d’ailleurs, en parlant de train… (Non, rien. Lisez le livre, vous comprendrez.)
Parfaitement masquée, l’intrigue se dévoile peu à peu, au fil des tâtonnements successifs d’un Longmire en terrain quasi inconnu, avançant à vue de nez avec les mêmes difficultés qu’une voiture sans pneus neige prise dans un blizzard. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que notre shérif préféré va en prendre plein la figure – entre autres. Une mise à l’épreuve qui force le héros de Johnson à sortir de ses rails et à aller plus loin que d’habitude, une proposition forcément intéressante pour le lecteur.
Même s’ils sont proches de ceux d’Absoroka, les paysages changent aussi, et un peu de « dépaysement » ne nuit évidemment pas. Pas plus que de croiser de nouvelles têtes, flics ou pas, qui amènent tous leur propre grain de sel en se fondant dans la galerie de personnages principaux toujours aussi formidables et attachants – ah, cette impression permanente de se retrouver en famille quand on croise la route de Walt, son meilleur ami Henry Standing Bear, l’irrévérencieux Lucian Connolly (et son rapport très particulier aux serveuses et à leurs cafetières), ou encore l’explosive adjointe Vic Moretti. Et si je termine cette énumération par elle, c’est que son entrée en lice, au bout de quelques chapitres, fait littéralement décoller Tout autre nom en y ajoutant son cocktail inimitable d’humour destructeur, de charme incendiaire et d’énergie renversante.
(Oui, je suis amoureux de Vic. Le moyen de faire autrement ?)
En même temps, avis rassurant à ceux qui ne le connaissent peut-être pas encore – heureux êtes-vous car vous allez le découvrir, croyez-moi -, Craig Johnson a l’habileté d’introduire ses héros récurrents de telle manière que leur présence réjouit les lecteurs avertis, sans pour autant perdre ceux qui découvriraient son œuvre en commençant par ce livre.
Quant au sujet, il est dans l’air du temps américain (et pas seulement, mais c’est particulièrement sensible chez nos voisins d’Outre-Atlantique), puisqu’il est question, entre autres, de violences contre les femmes… préoccupation que Johnson aborde avec toute l’empathie et la retenue nécessaires, sans tomber dans les clichés ni dans la croisade vengeresse. Du tout bon, donc, encore une fois, et du genre dont on ne se lasse pas. Alors, messieurs dames, combien de billets pour le Wyoming ?
Tout autre nom, de Craig Johnson
(Any Other Name, traduit de l’américain par Sophie Aslanides)
Éditions Gallmeister, 2018
ISBN 978-2-35178-122-7
352 p., 21,50€
Cavalier seul, d’Achdé, Pennac & Benacquista
Signé Bookfalo Kill
Après une énième tentative de braquage qui tourne mal, contrecarrée par l’inévitable Lucky Luke, les Dalton se retrouvent une fois de plus au pénitencier. Là, une dispute éclate entre les quatre frères : Jack, William et Averell en ont assez de suivre les plans foireux de Joe et remettent en cause son autorité. Ulcéré, Joe leur lance alors un défi : le premier des quatre frères qui réunira un million de dollars deviendra le chef incontesté de la fratrie.
Aussitôt dit, aussitôt fait : les Dalton s’évadent illico, et chacun se lance de son côté et à sa manière dans la réalisation du projet. Si Joe garde la méthode Dalton (braquages, vols et compagnie), Jack se lance dans la politique, William devient patron de casino et Averell travaille dans un restaurant.
Face à tant d’honnêteté (sauf chez Joe évidemment), Lucky Luke ne sait plus où donner de la tête…
Dans la série « c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes », ce nouveau Lucky Luke confirme qu’une série « historique » peut se poursuivre après la disparition de ses créateurs sans tomber forcément dans la médiocrité. Il faut avouer, quand même, Daniel Pennac et Tonino Benacquista au scénario, ça a une autre gueule que Laurent Gerra !!! Leur deuxième album en collaboration avec le dessinateur Achdé confirme que les romanciers s’amusent comme des fous avec l’univers imaginé par Morris et longtemps mis en mots par Goscinny. Là où il est, ce dernier doit d’ailleurs être rassuré, car en terme de malice et de verve, les deux romanciers relèvent haut la main le défi.
Rien que de penser à raconter la séparation des Dalton, voilà une idée que Morris & Goscinny auraient pu avoir. La manière dont Pennac et Benacquista s’approprient les personnages tout en jouant avec des références contemporaines est réjouissante : Averell invente le fast-food, William se prend pour De Niro dans « Casino » et Jack se plonge dans les merveilles de la spéculation financière…
Il faut souligner également le formidable boulot d’Achdé, dont le trait colle au plus près au dessin original de Morris, à tel point que, simple lecteur amateur et non luckylukophile averti, je serais bien en peine de distinguer l’un de l’autre.
L’histoire reste légère, la fin un peu rapide et sans surprise (mais peut-il y en avoir dans Lucky Luke ?) Elle se teinte même d’une jolie mélancolie par un retour aux sources de l’identité du personnage principal, le « lonesome cowboy » Luke. Bref, une plongée sans arrière-pensée dans un univers d’enfance parfaitement restitué et respecté. Très sympa !
Cavalier seul, d’après Morris
Dessin : Achdé / Scénario : Daniel Pennac & Tonino Benacquista
Éditions Lucky Luke Comics, 2012
ISBN 978-2-88471-322-1
46 p., 10,60€