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Où le regard ne porte pas…

Scénario : Georges Abolin
Dessin : Olivier Pont
Couleurs : Jean-Jacques Chagnaud

Éditions Dargaud, 2004

Tome 1 :
ISBN 9782205050929
96 p.

Tome 2 :
ISBN 9782205050981
98 p.

16,50 €


TOME 1

1906, Barellito. Une famille venue de Londres emménage au bord de la mer, dans un petit village d’Italie.
Le père veut se consacrer à la pêche. Le fils, William, se réjouit déjà à l’idée de courir en pleine nature, loin de la grisaille londonienne.
Et puis, il y a Lisa, la petite voisine aux cheveux noirs qui l’a si gentiment accueilli…

Mais les habitants de Barellito ne cachent pas leur hostilité aux nouveaux arrivants. Ils n’apprécient pas que des  » étrangers  » s’installent chez eux. Quant à Lisa, elle semble douée d’étranges pouvoirs…


TOME 2

Des années après leur séparation, devenus adultes, Lisa, William, Paolo et Nino se retrouvent enfin, à Istanbul
où réside Lisa. Celle-ci leur apprend qu’elle vient de perdre l’enfant qu’elle attendait et que son compagnon, Thomas, l’a quittée précipitamment.

Pour William, Paolo et Nino, la surprise est totale et les souvenirs reviennent vite à la surface.

Lisa leur demande de l’accompagner au Costa Rica où se trouverait Thomas. C’est aussi là que la réponse à leurs étranges visions se trouve…


Le résumé et les premières pages du premier album laissent imaginer (voire craindre) une histoire très classique, déjà vue déjà lue.
Un village perdu en pleine nature, dans le sud sauvage de l’Italie, au début du XXème siècle, une histoire d’amitié enfantine, le choc entre modernité et mode de vie ancestral, la méfiance haineuse vis-à-vis de l’étranger et de la nouveauté… Les ingrédients sont très familiers.

Pourtant on se laisse happer sans problème. Parce que Georges Abolin mène parfaitement son récit, à la fois conscient de sa banalité apparente, et des surprises qu’il va peu à peu y apporter.
Parce qu’Olivier Pont s’empare à merveille du cadre naturel de l’histoire, prenant le temps, parfois sur une page complète, de ménager des pauses dans l’histoire pour laisser le temps au lecteur d’admirer cette Italie sauvage et merveilleuse.
Et parce que Jean-Jacques Chagnaud, par son magnifique travail sur les couleurs, jette un éclat somptueux sur ces images. Ça vaut tous les catalogues d’office du tourisme ou d’agences de voyage – même si Barellito est imaginaire, il est probable que ces coins de côte existent vraiment quelque part.

Côté dessin, je reprocherais toutefois certaines approximations dans la représentation des personnages, notamment des enfants dont les corps aux postures parfois étranges et les visages à l’âge indéfinissable peinent à évoquer de vrais enfants. Surtout Paolo et Nino, moins soignés que Lisa et William.
Cette remarque s’étend au deuxième tome, où certaines cases souffrent des mêmes défauts. Mais c’est loin d’être rédhibitoire.

Quant à l’histoire imaginée par Georges Abolin, c’est évidemment le point fort du diptyque.
Le scénariste, on pouvait s’en douter, ne s’en tient pas à l’apparente pagnolade des premières pages. Peu à peu le mystère s’installe, liant les enfants, tous nés le même jour, à une histoire étrange qui va révéler sa force à la fois belle et tragique dans le deuxième tome.
Dès le premier volume, des doubles pages inattendues introduisent une rupture, à la fois graphique (elles sont à dominante de brun, de rouge, d’orange et de jaune) et narrative, puisqu’elles semblent évoquer des histoires très anciennes, étrangères aux héros.
Pour les explications, encore une fois, il faudra attendre la deuxième partie du récit, dans un balancement fort bien conçu.

Une pointe de fantastique, discrète mais prégnante, vient ensuite perturber le ronronnement trompeur du récit, qui ouvre la porte à une superbe réflexion sur le rapport que nous entretenons avec le temps, sur la nécessité de penser son existence comme une chance à brûler, mais aussi sur l’amitié et la passion, au-delà de toutes les limites concevables.

Puis le deuxième tome achève le basculement. Au revoir le charme bucolique de l’Italie, bienvenue dans l’aventure et l’exotisme.
D’Istanbul à la jungle du Costa Rica, les trois auteurs s’en donnent à cœur joie – le dessinateur et le coloriste faisant plus que jamais étalage de leur art à croquer et sublimer des décors foisonnants, tandis que le scénariste entraîne le lecteur dans un périple pour le moins surprenant.

Seize ans après sa parution, le diptyque d’Abolin, Pont et Chagnaud reste une référence de la bande dessinée, signe qu’une bonne histoire, habitée par ses metteurs en scène, peut devenir intemporelle dès lors qu’elle est sincère et imaginative.
Un classique pas si classique, à lire avec plaisir.

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À première vue : la rentrée Albin Michel 2020

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Intérêt global :

sourire léger


Du côté d’Albin Michel, on se félicite d’avoir fait des efforts en terme de parution, histoire d’absorber le choc économique lié à la crise du coronavirus, passant notamment de 400 (!!!) publications sur l’année, à « seulement » 300.
Pour la rentrée littéraire, cela se traduit par une cohorte de… onze écrivains. Ce qui est moins que les seize de 2018, en effet. Mais reste sans doute un peu excessif.
Une poignée de belles choses se détache néanmoins de ce programme. Au moins deux, en ce qui me concerne, avec un ou deux jokers en plus. C’est déjà pas si mal.
(Oui, j’ai décidé d’être aimable cette année. Pour l’instant, en tout cas. Le jeu ne fait que commencer.)


L’ÉVÉNEMENT


Colson Whitehead - Nickel BoysNickel Boys, de Colson Whitehead
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)

Jusqu’à présent, ils n’étaient que trois auteurs à avoir remporté deux fois le Pulitzer, le plus prestigieux prix littéraire américain : Booth Tarkington (auteur notamment en 1918 de La Splendeur des Amberson, adapté plus tard au cinéma par Orson Welles), William Faulkner et John Updike. Excusez du peu. Colson Whitehead rejoint donc ce club très fermé, puisque son nouveau roman vient d’être distingué, trois ans après le formidable Underground Railroad, où il revisitait avec brio et un souffle narratif exceptionnel l’histoire de l’esclavage aux États-Unis.
Nickel Boys aborde à nouveau la question noire, en s’inspirant cette fois d’un fait divers contemporain. En 2011, une terrible maison de redressement pour délinquants, l’école Dozier, ferme ses portes. Trois ans plus tard, on y découvre un charnier, cinquante tombes sans doute tués par le personnel de l’établissement au fil de ses effroyables années de sévices.
Par le prisme de la fiction, Whitehead investit l’histoire de ce lieu, qu’il rebaptise « Nickel Academy », en racontant l’histoire d’Elwood, un jeune Noir brillant et bien élevé qui, à la suite d’une erreur judiciaire, est arrêté à la place d’un autre. Nous sommes dans les années 60 et, si les États-Unis tentent de faire progresser le statut des Noirs, on est encore loin du compte. Sans pouvoir se défendre, Elwood est envoyé à la Nickel Academy, dont il découvre l’horreur, et tente d’y résister à sa manière, notamment en écrivant sans faillir tout ce dont il est témoin ou victime.


LE TRANSFUGE


Buveurs de vent, de Franck Bouysse

Franck Bouysse - Buveurs de ventPierre Fourniaud, le patron de la Manufacture de Livres, doit être assez embêté. Franck Bouysse, qu’il a révélé et qui a fait les beaux jours de sa petite maison d’édition avec (entre autres) Grossir le ciel, Né d’aucune femme ou Glaise, a cédé aux sirènes d’une grande maison. Le voici donc chez Albin Michel avec un très beau titre, Buveurs de vent, et une histoire bien dans son style.
On y rencontre quatre frères et sœur qui vivent dans la vallée du Gour Noir, où ils aiment à se retrouver près d’un viaduc devenu le centre de leur petit monde. Mal compris par leurs parents, ils tentent de se frayer un chemin dans la vie, soudés les uns aux autres. Et, comme tous ceux de la vallée, sous l’emprise de Joyce, qui règne en maître absolu sur les poumons économiques de la région, les carrières, le barrage et la centrale électrique…


L’INÉVITABLE


Les aérostats, d’Amélie Nothomb

Amélie Nothomb - Les aérostatsS’il existait quelque part une statue d’Amélie Nothomb, personne n’arriverait à la déboulonner. La romancière belge attaque sa vingt-neuvième rentrée littéraire (record ? Sûrement !), avec un livre au titre énigmatique dont le pitch est, comme d’habitude, réduit à sa plus simple expression : « La jeunesse est un talent, il faut des années pour l’acquérir ». Pourquoi s’emmerder à écrire des résumés ? C’est Nothomb, il suffit de mettre sa bouille sur la couverture et ça se vend tout seul.
Plus sérieusement, elle y narre la rencontre entre deux adolescents déphasés (évidemment) : lui est un lycéen dyslexique, elle une étudiante trop sérieuse et mal à l’aise avec ses contemporains qu’elle ne comprend pas. Ensemble, ils vont affronter leurs manques.
Moins ambitieux et risqué sans doute que Soif, son précédent qui donnait la parole à Jésus sur sa croix, mais cela reste du Nothomb dans le texte, version intimiste. Cela peut donner des jolies choses, toute ironie mise à part.


PLACE AUX FEMMES


Véronique Olmi - Les évasions particulièresLes évasions particulières, de Véronique Olmi

Il y a trois ans, Bakhita avait propulsé sur le devant de la scène Véronique Olmi, auteure jusqu’alors suivie par un lectorat fidèle, mais plus restreint que celui rencontré grâce à ce livre événement, finaliste malheureux du Goncourt. Son nouveau livre est donc beaucoup plus attendu. Il devrait être aussi plus classique, qui narre l’éducation d’une jeune fille, entre les années 60 et 80, partagée entre sa vie modeste avec sa famille, et des vacances nichées à Neuilly chez des proches dont l’éducation bourgeoise est très différente de la sienne.

Ketty Rouf - On ne touche pasOn ne touche pas, de Ketty Rouf

Premier roman, consacré à une femme, Joséphine, professeur de philosophie le jour et stripteaseuse la nuit, histoire de pimenter son quotidien bien morne par ailleurs. Sa vie bascule lorsqu’un de ses élèves assiste un soir au spectacle et la reconnaît.
Elle voulait du piment ? Hé ben voilà : ça pique.

François Beaune - Calamity GwennCalamity Gwenn, de François Beaune

C’est marrant comme, parfois, certains raccourcis troublants se créent. L’héroïne du nouveau roman de François Beaune, en effet, voudrait être Isabelle Huppert, mais se contente pour le moment de travailler dans un sex-shop à Pigalle. Une voisine de la Joséphine de Ketty Rouf ? À travers son journal, où elle consigne ses observations et sa vie, Beaune dresse un portrait de femme en forme de point d’interrogation sur notre société.
Pas la promesse la plus follement originale du programme, je vous l’accorde.

Sébastien Spitzer - La fièvreLa Fièvre, de Sébastien Spitzer

Et on continue dans le raccourci évoqué ci-dessus : Spitzer s’empare en effet d’Annie Cook, personnage bien réel qui vécut à Memphis au XIXème siècle, où elle tenait… un bordel. Hé oui. Plutôt haut de gamme, mais il n’empêche, on reste dans le sujet.
Cela dit, ce n’est pas le thème du livre, et Annie Cook est une figure assez passionnante sur le papier, puisqu’elle transforma son établissement en hôpital improvisé lorsque la fièvre jaune déferla à Memphis dans les années 1870. Elle fut elle-même emportée par la maladie en 1878, non sans avoir aidé, soutenu, soigné comme elle le pouvait nombre de patients. Une véritable héroïne, dévouée et déterminée jusqu’à la mort, dont le destin bouleversa évidemment les Américains.
Pas impossible, par ailleurs, que des journalistes inspirés trouvent le moyen de tisser des liens entre l’intrigue du romancier et ce que nous vivons en ce moment…


AMERICA


Stephen Markley - OhioOhio, de Stephen Markley
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)

On reste brièvement aux États-Unis avec le premier roman de Stephen Markley, qui met en scène le retour de quatre anciens élèves à New Canaan, la petite ville de l’Ohio où ils ont grandi. Quête amoureuse, quête de vengeance, règlements de compte familiaux ou errance personnelle, les quatre jeunes gens incarnent une certaine jeunesse américaine d’aujourd’hui, à la dérive. Sur le papier, un grand classique de littérature américaine, qui ne lui apportera peut-être grand-chose de neuf, mais pourrait plaire aux amateurs de ce qui est devenu un genre en soi.


DÉJÀ VU


Antoine Rault - De grandes ambitionsDe grandes ambitions, d’Antoine Rault

Les destins de huit protagonistes, des années 1980 jusqu’au début du XXIe siècle. Chacun parvient, dans le domaine qui est le sien, à un haut niveau de pouvoir. Clara sera chirurgienne, Diane, une actrice reconnue, Jeanne, cheffe du Parti National, Stéphane, son homme de l’ombre, Marc fera fortune dans l’Internet, Sonia finira ministre d’État et Frédéric, président de la République.
Du classique, là aussi. On a déjà pas mal lu ce genre de choses en littérature française, y compris chez Albin Michel (Le Bonheur national brut de François Roux, par exemple). Pas grand-chose de plus à en dire, donc.


BLOUSON NOIR


Tom Connan - RadicalRadical, de Tom Connan

La caution « jeune rebelle » de la rentrée Albin Michel, laquelle est bien plan-plan par ailleurs (ce qui est quand même l’esprit maison). Après deux romans auto-publiés, le jeune Tom Connan (25 ans) s’installe donc rue Huyghens pour balancer une histoire de rencontre amoureuse sur fond de malaise social. Soit la rencontre explosive entre un étudiant de gauche et un militant d’extrême-droite jouant les activistes dans la frange radicale des Gilets Jaunes.
Honnêtement, je passe mon tour.


FOLLE JEUNESSE


Daniel Picouly - Longtemps je me suis couché de bonheurLongtemps je me suis couché de bonheur, de Daniel Picouly

Un point supplémentaire pour la jolie pirouette du titre. Sinon, le bon élève Picouly replante sa charrue dans la veine de fiction autobiographique qui avait fait le succès du Champ de personne, il y a bien longtemps. Son narrateur, dont l’avenir est suspendu à son éventuelle admission en seconde générale plutôt qu’en technique, tombe amoureux d’une jeune fille prénommée Albertine (oh, ah) qu’il voit acheter un roman de Proust (ah, oh) en librairie. Du coup, il se met à lire À la Recherche du temps perdu (oooh).


 

Lectures hautement probables :
Nickel Boys, de Colson Whitehead
Buveurs de vent, de Franck Bouysse

Lecture éventuelle :
Les aérostats, d’Amélie Nothomb


A première vue : la rentrée Gallmeister 2017

Toujours dévouées à l’Amérique, les éditions Gallmeister voient apparaître dans leurs propositions de rentrée la patte de François Guérif, ancien grand patron du catalogue noir des éditions Rivages. En effet, ce dernier rejoint l’éditeur à la patte d’ours avec l’un de ses auteurs et la réédition d’un grand texte de la littérature américaine. A côté de cela, il faudra garder à l’œil le talent de défricheur d’Oliver Gallmeister qui, après le succès marquant de Dans la forêt de Jean Hegland en début d’année, lance une nouvelle romancière dont on parlera sûrement – même si, de notre côté, nous ne crierons pas au génie cette fois-ci.

Fridlund - Une histoire des loupsTHE HAND THAT ROCKS THE CRADLE : Une histoire des loups, d’Emily Fridlund (lu)
(traduit de l’américain par Juliane Nivelt)
Une adolescente, Madeline, entre peu à peu dans la vie d’une famille qui vient d’emménager en face de chez elle, de l’autre côté d’un lac. Tandis que le père s’absente souvent, Madeline s’occupe de plus en plus du petit garçon de la famille, sans se douter de ce qui se trame dans ce foyer beaucoup moins innocent qu’il n’y paraît… D’emblée, le ton de la romancière s’avère inhabituel, un peu dérangeant ; mais le trouble n’opère pas longtemps. J’ai vite fini par m’ennuyer dans ce premier roman qui ne raconte pas grand-chose et tire en longueur une intrigue prévisible. Pas convaincu du tout.

Stegner - L'Envers du tempsTHUNDER ROAD : L’Envers du temps, de Wallace Stegner
(traduit de l’américain par Eric Chedaille)
De Wallace Stegner, romancier sans doute trop méconnu chez nous, Gallmeister ajoute ce titre inédit qui fait suite à son chef d’œuvre d’inspiration autobiographique, La Montagne de sucre. On y retrouve son double romanesque, Bruce Mason, de retour dans sa ville natale, Salt Lake City, qu’il avait quittée adolescent avec la rage au ventre et la volonté de réussir. Tout en organisant les funérailles de sa tante, il se confronte aux souvenirs de sa jeunesse.

Boyle - Tout est briséLIKE A ROLLING STONE : Tout est brisé, de William Boyle
(traduit de l’américain par Simon Baril)
François Guérif avait désigné Gravesend, le premier roman de William Boyle, comme numéro 1000 de la collection Rivages/Noir. Un choix symbolique qui prouvait la confiance placée par l’éditeur dans son auteur – confiance qui se perpétue donc chez Gallmeister. Boyle nous ramène à Gravesend, quartier pauvre de Brooklyn, où Erica tente de tenir entre son père qui sort de l’hôpital et son fils Jimmy qui revient après une longue errance à travers le pays. Un retour bien compliqué néanmoins, car Jimmy étouffe à Brooklyn et n’entend pas y rester…

Cooper- Le Dernier des MohicansI AM NATIVE AMERICAN : Le Dernier des Mohicans, de James Fenimore Cooper
(traduit de l’américain par François Happe)
Les cinéphiles ont sûrement en tête le visage de Daniel Day-Lewis, héros de l’adaptation sur grand écran de ce livre fondateur de la littérature américaine. Paru en 1826, le roman de Cooper n’avait pas connu de traduction intégrale en français depuis… 1830 ! Par la volonté de Guérif, cette aberration est désormais réparée, et la traduction de François Happe vient enrichir le catalogue « classique » que Gallmeister entend développer, à la suite des nouvelles parutions cette année dans la collection Totem des titres de Thoreau, Walden et la Désobéissance civile.

Farris - Le Diable en personneSYMPATHY FOR THE DEVIL : Le Diable en personne, de Peter Farris
(traduit de l’américain par Anatole Pons)
Deuxième parution en Néo Noire de Peter Farris, ce roman sombre nous entraîne en Géorgie du Sud où Maya, 18 ans, vient d’échapper à une tentative d’assassinat. Prostituée sous la coupe du terrifiant Mexico, elle est devenue la favorite du maire et a ainsi découvert de bien sinistres projets, ce qui manque causer sa mort. Mais Leonard Moye, un type solitaire et excentrique, la prend sous sa protection…


A première vue : la rentrée Albin Michel 2017

La maison Albin Michel fait partie de ces éditeurs chez qui la production dérape quelque peu : quinze romans sont en effet alignés pour cette rentrée 2017, douze français pour trois étrangers. Un menu d’autant plus étouffe-chrétien que tous les plats ne semblent pas spécialement raffinés… Alors, comme votre temps est précieux (et le nôtre aussi), on va essayer d’aller à l’essentiel – en toute subjectivité, comme d’habitude.
(Allez au bout de l’article quand même, on finira en causant de littérature étrangère et ça ira un peu mieux.)

Nothomb - Frappe-toi le coeurCRUELLA : Frappe-toi le coeur, d’Amélie Nothomb (lu)
Une jeune fille d’une beauté renversante se délecte de l’admiration haineuse qu’elle provoque chez ses rivales. Jusqu’au jour où elle tombe amoureuse d’un garçon et rapidement enceinte de lui. Elle a dix-neuf ans et pense que sa vie est déjà finie. L’indifférence et la jalousie qu’elle voue à sa fille, dont on découvre très vite qu’elle est encore plus jolie que sa mère, vont bouleverser bien des existences…
Si elle ne nous épargne pas certaines facilités ou niaiseries occasionnelles, Nothomb surprend avec cette intrigue beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, se déroulant sur plusieurs décennies et abordant des thèmes approchés au début de son œuvre : la malédiction de la beauté, la jalousie maladive, mais aussi l’égoïsme de l’ambition, les déceptions amoureuses, filiales ou amicales… Plutôt un bon cru – bien plus intéressant que celui de l’année dernière, et de loin.

Estienne d'Orves - La Gloire des mauditsSECRETS ET MENSONGES : La Gloire des maudits, de Nicolas d’Estienne d’Orves
Brillant mais dilettante, Nicolas d’Estienne d’Orves est capable du meilleur comme du pire. Avec ce nouveau roman, proche dans l’esprit des Fidélités successives, on l’espère du bon côté de la barrière. Il raconte ici l’histoire de Gabrielle Valoria, fille d’un collabo exécuté sous ses yeux à la Libération, qui se prépare à écrire la biographie de Sidonie Porel, grande romancière et figure fascinante de cet après-guerre agité. En enquêtant sur son sujet, Gabrielle plonge dans un monde de manipulations et de trahisons…

Guenassia - De l'influence de David Bowie sur la destinée des jeunes fillesZIGGY : De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles, de Jean-Michel Guenassia
Guenassia n’arrête plus. Après avoir laissé passer vingt-trois ans entre ses deux premiers romans, puis encore trois entre le deuxième et le troisième, le voici qui enchaîne les titres au rythme d’un par rentrée littéraire depuis 2015. Cette fois, il nous présente Paul, jeune homme de 17 ans au look androgyne qui se plaît à brouiller les frontières tout en cultivant son amour exclusif des femmes. Bientôt, c’était inévitable, sa route croise celle d’un certain David Bowie… Opportuniste, Guenassia ? On peut se poser la question.

Olmi - BakhitaAMISTAD : Bakhita, de Véronique Olmi
Habituée des textes courts, Véronique Olmi se lâche : 464 pages pour raconter le destin de Bakhita, enlevée à sept ans dans son village du Darfour, réduite en esclavage, avant d’être rachetée par le Consul d’Italie et d’être ensuite affranchie. Elle décide ensuite de devenir religieuse et de se consacrer aux enfants pauvres. Albin Michel y croit beaucoup et annonce un grand livre. A voir.

Delsaux - SangliersSEUL CONTRE TOUS : Sangliers, d’Aurélien Delsaux
Entre l’Isère et le Dauphiné, Les Feuges est un village où le loyer dans la zone pavillonnaire est moins élevé qu’ailleurs, où la chasse aux sangliers fédère les hommes qui passent leur temps dans le seul bistrot du coin, où les enfants subissent la violence paternelle en toute impunité. C’est là que survient la première tuerie raciste dans un lycée français (résumé Electre).

Mordillat - La Tour abolieTHE DARK TOWER : La Tour abolie, de Gérard Mordillat
Au coeur de la Défense s’élève la tour Magister. Au sommet, l’état-major, qui lutte pour ses profits. Dans ses sous-sols, un petit peuple misérable, qui lutte pour sa survie. Quand les damnés du progrès décident d’investir la tour et d’atteindre ses hauteurs, tout est remis en cause et la violence explose au grand jour. Homme de gauche jusqu’à la caricature, Mordillat creuse son sillon de révolté social et politique. Pas forcément avec finesse sur ce coup.

Favier - Le courage qu'il faut aux rivièresLA PARITÉ, C’EST PAS GAGNÉ : Le Courage qu’il faut aux rivières, d’Emmanuelle Favier
Dans son village des Balkans, Manushe est « vierge jurée ». Elle a renoncé à sa condition de femme pour jouir des mêmes droits que les hommes. Sa rencontre avec Adrian, homme énigmatique et ardent, bouscule ses certitudes et met en péril son serment. Premier roman.

Guenyveau - Un dissidentMARKETING VIRAL : Un dissident, de François-Régis Guenyveau
Un jeune scientifique rejoint une entreprise américaine très mystérieuse, dont le projet est de façonner l’homme de demain grâce à tous les moyens offerts par la science et les nouvelles technologies. D’abord enthousiaste, ce qu’il découvre sur place et les doutes sur sa propre personnalité remettent en question son engagement initial. Premier roman également.

Et encore, en vrac :

SUR LE FIL : La Nuit des enfants qui dansent, de Franck Pavloff
Un jeune funambule et un vieil Hongrois vivant confit dans son passé décident de partir ensemble à un festival rock à Budapest. (Je fais très court mais je ne sais pas comment vous donner envie, même avec les versions les plus longues des résumés.)

LE CLUB DES INCORRIGIBLES OPTIMISTES II : Le Songe du photographe, de Patricia Reznikov
A Paris, un adolescent en rupture de famille trouve refuge dans une communauté d’artistes d’Europe de l’est. Auprès d’eux, le garçon fait son éducation historique, esthétique et sentimentale. Un hommage à la culture de la Mitteleuropa.

CONNECTING PEOPLE : Vous connaissez peut-être, de Joann Sfar
C’est l’histoire d’un type qui rencontre une fille sur Facebook et qui adopte un chien à qui il essaie d’apprendre à ne pas tuer ses chats. C’est la suite de Comment tu parles à ton père. Que je n’ai pas lu. Donc je ne pourrai pas lire celui-ci. Dommage.

PARDON ? : La Vengeance du pardon, d’Eric-Emmanuel Schmitt
Quatre histoires sur le pardon. Désolé, donc.

*****

Whitehead - Underground RailroadLE P’TIT TRAIN S’EN VA DANS LA CAMPAGNE : Underground Railroad, de Colson Whitehead
(traduit de l’américain par Serge Chauvin)
Attention, voici venir le prix Pulitzer 2017 et le National Book Award 2016 – autant dire qu’on ne boxe plus du tout dans la même catégorie. Whitehead y relate le périple d’une jeune esclave qui parvient à fuir la plantation de coton où elle est asservie, et entreprend de rallier les États libres du nord des États-Unis, un terrifiant chasseur d’esclaves sur ses talons. L’Underground Railroad du titre était le nom donné à un réseau clandestin d’aide aux esclaves en fuite ; le romancier le matérialise sous la forme d’un véritable train souterrain. Rien que pour cette idée, ça donne envie d’embarquer, non ?

Ransmayr - Cox ou la course du tempsTIC-TAC : Cox ou la course du temps, de Christoph Ransmayr
(traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Kreiss)
Grand maître horloger à Londres, au XVIIIème siècle, Alistair Cox est convoqué en Chine par l’empereur tyran Quianlong. Ce dernier lui ordonne de lui confectionner une série d’horloges capables de mesurer les subtiles variations du temps. Cox s’attèle à sa tâche au péril de sa vie, car les humeurs de l’empereur sont changeantes et ses exigences toujours plus élevées…
(C’est marrant, dès qu’on passe en littérature étrangère, proposer un résumé des livres est tout de suite plus intéressant !)

Watkins - Les sables de l'AmargosaMAD MAX : Les sables de l’Amargosa, de Claire Vaye Watkins
(traduit de l’américain par Sarah Gurcel)
Dans une Californie transformée en désert, au cœur de Los Angeles livrée aux pillards et à la menace d’une dune de sable mouvant qui s’apprête à l’engloutir, Ray et Luz trouvent l’espoir d’un avenir meilleur en la personne d’une fillette qu’ils ravissent à un groupe de marginaux. Ils prennent alors la route, à la recherche d’une colonie mystérieuse où ils espèrent refaire leur vie.


Collector, d’Olivier Bonnard

Signé Bookfalo Kill

Si tu as quarante piges (un peu plus ou un peu moins, on n’est pas à une vache près) ; si les dieux de ton enfance s’appellent Goldorak, Albator, Capitaine Flam ou Matt Trakker (les vrais sauront) ; si tu as appris l’orthographe avec la Dictée Magique et connu tes premières expériences psychédéliques en sniffant de la colle Cléopâtre ; si tu chantes à tue-tête (faux) dès que tu entends les premières mesures de « L’Aziza » ou « Take on me »…
Alors, pose-toi là un moment, parce que le livre dont je veux te parler aujourd’hui pourrait bien te coller des petits frissons de bonheur nostalgique.

Bonnard - CollectorThomas Strang, le héros de Collector, est un gamin de cette génération qui a grandi dans les années 80, biberonné aux dessins animés propulsés dans les postes de télé par Dorothée et sa bande. Autant le dire tout de suite, Tom ne s’est pas remis de cette période à ses yeux bénie. Alors, pour garder vivace la flamme de son enfance, il collectionne. Des jouets et des figurines d’époque, qu’il négocie à des prix parfois affolants – de quoi effarer Pénélope, sa petite amie, qui trouve la manie de son copain de moins en moins attendrissante au fil du temps.
Un jour, il accompagne son meilleur ami Alex chez Roger, propriétaire d’un magasin de jouets aussi antique que lui, qui a décidé de fermer boutique et de se débarrasser de ses vieux stocks au plus offrant. Ses caves surpassent la caverne d’Ali Baba aux yeux des deux jeunes gens, qui font une razzia en bonne et due forme. Pourtant, en tombant sur un robot ArkAngel, tiré d’un obscur dessin animé ancêtre de Goldorak, Tom décide sur une impulsion de cacher sa découverte à Alex – pourtant pas le genre de gars, légèrement psychopathe sur les bords, à qui on fait des cachotteries – et de garder le jouet pour lui.
Et c’est le début des grosses emmerdes pour Tom, à tel point que la question se pose très vite : ArkAngel serait-il maudit ? En enquêtant, Tom découvre en effet qu’une sombre aura entoure ce jouet désormais rarissime, mais qu’une légende persistante affirme magique : en couplant les trois robots de la série, on pourrait retourner en enfance…

GoldorakEn règle générale, j’essaie d’éviter de mettre les gens ou les livres dans des cases trop définies. Mais pour Collector, rien à faire, c’est un roman purement générationnel, qui risque de ne pas parler à ceux qui n’ont pas grandi dans les années 80 – d’où l’introduction de cette chronique…
Le début du roman, notamment, nous plonge pleinement dans les vestiges de cette époque, en nous faisant découvrir le monde fascinant des collectionneurs de jouets. Olivier Bonnard sait très bien de quoi il parle, puisqu’il en est un lui-même, et on sent qu’il évoque cette passion avec une jubilation qui culmine dans des descriptions fournies des jouets et de leurs différents états, des réseaux par lesquels les dénicher, et des collectionneurs eux-mêmes. L’accumulation de ces détails pourrait rebuter toute personne n’ayant pas été marquée dans son enfance par cette décennie si particulière, qui nous laisse encore aujourd’hui (oui, j’en suis !) hyper sensible à la moindre mélodie venue de ces temps lointains, ou à la moindre image de ces dessins animés pourtant – soyons objectifs – souvent balourds, manichéens, mal doublés et pas toujours très bien faits. Mais à l’époque, c’était le must, et c’est ce qui fait leur charme aujourd’hui pour qui s’en est nourri enfant.

MASKParadoxalement, Olivier Bonnard élargit son propos et touche à des sentiments à la fois plus intimes et plus universels, lorsqu’il nous ramène de plain-pied dans les années 80 elles-mêmes. Il interroge alors avec justesse et émotion la nature du souvenir, le rapport à l’enfance, en même temps qu’une époque singulière, évoquée avec un réalisme sociologique bien loin de la simple nostalgie.
Collector par ailleurs se lit à toute vitesse, emmené par un ton plein de vitalité et d’humour, rythmé sans temps mort et construit avec intelligence, ménageant quelques scènes de suspense bien tenues. Le déroulement de l’histoire reste assez prévisible, une fois accepté le pacte légèrement fantastique que propose Olivier Bonnard – et il n’y a aucune raison de le refuser, à moins d’être un indécrottable rationaliste, auquel cas on se demandera pourquoi avoir choisi de lire ce roman.

Bref, un très bon moment de lecture détente, qui donne envie de ressortir ses vieux jouets de sa cave – oui, j’ai moi-même quelques vestiges de ces années-là… Enfant dans les années 80, on ne se refait pas, et Olivier Bonnard le raconte formidablement bien !

Collector, d’Olivier Bonnard
Éditions Actes Sud, 2016
ISBN 978-2-330-06427-3
320 p., 21,80€

P.S.: un petit bonus vidéo, juste pour le plaisir :)


Football, de Jean-Philippe Toussaint

Signé Bookfalo Kill

« Voilà un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel. »

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Jean-Philippe Toussaint lui-même, en préambule, avec un mélange d’humour et de clairvoyance où il est difficile de discerner où s’arrête l’un et où commence l’autre. Je le dirai d’autant moins que je ne suis pas d’accord avec lui. Peut-être parce que je suis un amateur de foot (légèrement) intellectuel. Du coup, ça passe.

Toussaint - FootballNon, sérieusement, j’ai trouvé ce petit texte formidable. Certes, il parle de football, il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Toussaint est un véritable connaisseur de ce sport, auteur déjà d’un magnifique petit texte, La Mélancolie de Zidane, écrit suite au fameux coup de boule de l’intéressé en finale de la Coupe du Monde 2006. Connaisseur, donc, et pas supporter – pas au sens lobotomisé que l’on associe fatalement à ce dernier terme. Il sait prendre du recul, exprimer parfois sa lassitude, son agacement face au business qui écrase le jeu, à tout ce que l’on cherche à faire dire à ce sport en oubliant précisément que ce n’est qu’un jeu.

Et puis, ce livre sur le football n’est pas un livre sur le football. (Hein ?!?)
Non, pas vraiment, pas seulement. C’est aussi une magnifique réflexion, douce et subtile, sur le temps qui passe – mesuré ici à l’aune des phases finales de coupe du monde, qui reviennent tous les quatre ans -, ainsi que sur l’art d’écrire. Le style de Toussaint est un mélange rare de fluidité, d’élégance littéraire, d’ironie, de gravité, de tendresse et de clairvoyance humaine ; à lui seul, lorsqu’on est amateur de belle littérature, il justifie de se plonger dans ce petit petit volume, brillant et délicieux.

Si vous aimez (ou au moins savez apprécier) le football, il fera écho à plein de choses qui vous ont sûrement déjà traversé l’esprit. Et si vous n’aimez pas le foot, ma foi, vous ne changerez pas d’avis – ce n’est pas le but de la manœuvre – mais vous aurez goûté aux circonvolutions d’un bel esprit. Et vous réclamerez sûrement des prolongations.

Football, de Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit, 2015
ISBN 978-2-7073-2898-4
122 p., 12,50€


Temps glaciaires, de Fred Vargas

Signé Bookfalo Kill

Pour le commissaire Bourlin, ce devrait être une affaire de suicide comme une autre : une sexagénaire, gravement malade, a mis fin à ses jours dans sa baignoire, et tout indique qu’elle a agi seule. Mais il y a ce petit symbole énigmatique, presque invisible, dessiné au crayon à maquillage sur le meuble de toilette. En appelant à la rescousse Danglard, le policier qui sait tout sur tout, pour essayer de déterminer ce que signifie ce dessin, il convoque aussi involontairement la curiosité lunaire de son collègue, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg. A qui il ne faut guère que ce dessin minuscule pour décider qu’il s’agit d’un meurtre…

Vargas - Temps glaciairesRouillée, Fred Vargas ? On pourrait le penser, vu que Temps glaciaires met une petite centaine de pages à démarrer. J’ignore si elle n’a rien écrit durant les quatre années qui séparent la parution de ce nouveau roman du précédent, L’Armée Furieuse, mais l’aspect laborieux de ce démarrage, manquant de rythme, à l’humour empesé et dont l’intrigue peine à se mettre en place, peut le laisser croire. Même ses personnages, à commencer par l’inévitable commissaire Adamsberg, tardent à retrouver leurs aises, non parce que la romancière les bouscule, mais parce qu’elle semble avoir quelque peu oublié leur voix et leur caractère.
Néanmoins, une fois les éléments en place, Vargas relance enfin la machine, et l’on retrouve ce que ses fans adorent dans ses livres (et ce que ses détracteurs détestent), à commencer, donc, par ses personnages. Adamsberg suit toujours une logique qui lui est propre et qui échappe à tout le monde, sauf à son adjoint et ami Veyrenc ; Danglard ronchonne, boit comme un trou, fait étalage de son savoir illimité quand il le faut ; Retancourt impose son physique et son instinct inné, le chat La Boule dort toujours sur la photocopieuse…
(On notera par ailleurs une autre confirmation, celle de la disparition totale de Camille, le grand amour compliqué d’Adamsberg, ainsi que de leur fils, dont on se demande bien pourquoi il est né.)

Vous l’aurez compris, rien de révolutionnaire, même si Robespierre joue un rôle majeur dans une intrigue particulièrement tordue, qui mêle mythes islandais et, donc, histoire de la Révolution Française (si si !) Certes, certaines dissensions inhabituellement fortes finissent par naître entre nos héros, donnant des pages de conflit intéressantes à Danglard et Retancourt. Mais Temps glaciaires suit des schémas vargassiens connus et ne surprend pas vraiment, tout en remplissant son office de « rompol » (contraction de roman policier, le terme inventé par Vargas pour désigner son style propre et le style de polar qu’elle écrit) décalé et distrayant, qui ne ressemble à aucun autre livre du genre.
Pour le dire autrement, c’est au bout du compte un bon Vargas mineur. Pour les connaisseurs, à classer plutôt du côté de Dans les bois éternels (très long à démarrer lui aussi) ou Un lieu incertain.

Je relisais à l’instant la chronique que j’avais faite de l’Armée Furieuse (l’une des toutes premières de ce blog, d’ailleurs), et constate que je me m’y montrais plus indulgent que cette fois. Sans doute ne suis-je plus le même lecteur qu’il y a quatre ans. Mais Fred Vargas est tellement douée qu’on aimerait parfois la voir prendre elle-même l’un de ces chemins de traverse qu’elle se plaît à faire emprunter à son héros emblématique, en mettant par exemple de côté ce dernier, pourquoi pas…

Temps glaciaires, de Fred Vargas
  Éditions Flammarion, 2015
ISBN 978-2-0813-6044-0
490 p., 19,90€


Miss Peregrine et les enfants particuliers, de Ransom Riggs

Signé Bookfalo Kill

Quand il était petit, Jacob Portman était fasciné par les récits fantastiques de son grand-père Abraham, illustrés par des photographies bizarres, presque dérangeantes. Il y était question de voyages autour du monde, d’explorations incroyables, et surtout du séjour qu’Abe avait effectué dans un mystérieux orphelinat sur Cairholm, une île au large du Pays de Galles, au début de la Seconde Guerre mondiale. En grandissant, cependant, Jacob avait fini par décider qu’il n’y avait rien de vrai dans ces histoires, il avait pris ses distances et était devenu un adolescent terne et peu sociable, tandis que son grand-père semblait perdre la boule, seul dans sa maison.
Un soir, Jake retrouve Abraham assassiné dans son jardin, le corps lacéré par une créature terrifiante qu’il est le seul à avoir le temps d’apercevoir avant qu’elle disparaisse dans la nuit. Choqué, ébranlé, le garçon s’enfonce dans le mutisme et s’isole encore plus. Jusqu’à ce que son psy l’encourage à écouter les dernières paroles incohérentes prononcées par son grand-père, et à se rendre sur Cairnholm, accompagné de son père, pour essayer d’y retrouver une trace de l’orphelinat et de ses étranges occupants…

Voilà un drôle de roman ! Aussi « particulier » que les enfants qui l’habitent. Inclassable. A tel point que les éditions Bayard Jeunesse, qui le publient, ont gommé leur nom sur la couverture… Une manière de suggérer que ce roman, s’il semble être destiné à de jeunes lecteurs, peut toucher plus large. En tout cas, c’est sans doute un livre à ne pas faire lire avant 14 ans, au minimum.
D’abord parce que le style de Ransom Riggs, soigné et classique, appelle un bon niveau de lecture.
Ensuite, parce que le récit est riche, parsemé d’indices, de références historiques – notamment à la Seconde Guerre mondiale – et de réflexions sur le temps ou l’immortalité.
Enfin et surtout, parce que certains événements du livre peuvent s’avérer dérangeants, voire violents. Quelques passages évoquent Stephen King, tout simplement ! (Notamment une scène de réanimation de cadavre humain à moitié dévoré, à l’aide de cœurs d’animaux…)

Puis il y a les photos qui illustrent régulièrement le récit. En noir et blanc, magnifiques, souvent intrigantes, elles frappent l’imaginaire et sont au coeur du projet de Ransom Riggs. Ce jeune auteur collectionne en effet les photos d’inconnus, notamment les plus bizarres possibles, et il s’en est inspiré pour créer personnages et situations de son roman. Une fillette en lévitation, un adolescent couvert d’abeilles, la silhouette à contre-jour d’une vieille femme fumant une pipe… Tous ont nourri l’imagination du romancier et apparaissent dans l’histoire.

Déconcertant, singulier, Miss Peregrine et les enfants particuliers est un roman extrêmement prenant, où un fantastique mesuré se dispute à un réel à peine moins effrayant. Jacob y est un héros complet et complexe, peu sympathique de prime abord, mais auquel on finit par s’attacher lorsque la découverte des secrets de son grand-père l’amène à se révéler et à prendre en main son existence – surtout lorsqu’une jolie histoire d’amour s’en mêle… Les personnages comme les paysages (formidable Cairnholm) sont merveilleux et impriment une empreinte durable dans l’esprit du lecteur.

Oui, il y a du Stephen King dans ce roman, et du meilleur. Celui de Ça, par exemple. La même capacité à créer un vaste univers et à l’investir corps et âme, à rendre le fantastique crédible. La même énergie narrative. Le même esprit d’aventure, pas loin de la naïveté mais jamais mièvre. De quoi donner très envie de retrouver rapidement Jake et les enfants particuliers.
Ça tombe bien : la fin est sans équivoque et Ransom Riggs l’a déjà confirmé sur son site, il y aura une suite. Vivement !

Miss Peregrine et les enfants particuliers, de Ransom Riggs
Éditions Bayard Jeunesse, 2012
ISBN 978-2-7470-3791-4
438 p., 14,50€