Sans lendemain, de Jake Hinkson

Dans les années 40, Billie Dixon, femme au prénom d’homme et aux mœurs beaucoup trop libres pour son époque, sillonne les États-Unis pour livrer aux cinémas des coins les plus reculés du Midwest les films médiocres d’un obscur studio hollywoodien. Dans un petit bled de l’Arkansas, elle se heurte à la vindicte d’un pasteur aussi charismatique que fanatique, pour qui le cinéma est l’une des plus terribles incarnations du Diable. Billie aurait bien passé son chemin sans tarder, seulement il y a Amberly, la femme du pasteur. Une beauté renversante, totalement déplacée dans cette de bouseux arriérés, le genre de fille incendiaire et délicieusement mystérieuse qui affole les sens de la vendeuse de films. Pour elle, Billie serait prête à faire n’importe quoi.
Et c’est exactement ce qui va se passer.
Après un Homme posthume plutôt oubliable, Jake Hinkson est de retour en grande forme, largement au niveau de L’Enfer de Church Street si ce n’est plus. Plus ambitieux, plus complexe en tout cas, c’est certain.
Sans lendemain est de prime abord un pur roman noir à l’américaine, impression confortée par le choix de l’époque de l’intrigue (la fin des années 40) et par le recours à des codes classiques du genre : femme fatale, personnages étranges, références cinématographiques, paysages inquiétants… Comme dans son premier roman, Hinkson confirme sa maîtrise totale de ce registre particulier, auquel il apporte pourtant une patte personnelle et une touche de modernité bienvenue.
En effet, les héros de cette tragédie rurale sont avant des héroïnes – des femmes diablement en avance sur leur temps, mine de rien. Outre Billie, manipulatrice de premier ordre et fille d’une liberté ébouriffante, et Amberly, femme fatale beaucoup plus tordue qu’il n’y paraît, il y a aussi Lucy, officiellement assistante de son shérif de frère – officieusement shérif en chef, car son frère est totalement idiot et incapable de la moindre décision autonome.
Autour de ce trio qui ne s’en laisse pas compter, les hommes en prennent souvent pour leur grade, à commencer par le pasteur, qui cumule le défaut d’être un mâle à celui, rédhibitoire chez Jake Hinkson, de proférer la parole de Dieu sans aucune nuance. Toujours traumatisé par une enfance intensément religieuse, le romancier américain traque avec obstination les hypocrisies et la violence sous-jacente des fidèles aveuglés par une foi sans réflexion – ce qui donne à l’occasion quelques scènes hilarantes, comme la rédemption soudaine de Billie au milieu d’un cercle de grenouilles de bénitier déchaînées…
Dynamisé par sa brièveté, sa trajectoire inexorable et son style sans fioriture (magnifiquement restitué par la traduction de Sophie Aslanides), Sans lendemain permet à Jake Hinkson de retrouver l’énergie, la drôlerie et le sens du drame qui faisaient de L’Enfer de Church Street un coup d’essai très prometteur. Un roman noir exemplaire et réjouissant.
Sans lendemain, de Jake Hinkson
(No tomorrow, traduit de l’américain par Sophie Aslanides)
Éditions Gallmeister, 2018
ISBN 978-2-35178-132-6
224 p., 19,90€
A première vue : la rentrée Gallmeister 2016
Un nouvel éditeur fait son apparition dans la rubrique « à première vue » ! Et non des moindres, puisqu’il s’agit de Gallmeister, l’excellente maison exclusivement dédiée à la littérature américaine, fondée et animée par Oliver Gallmeister, l’homme qui a su dénicher David Vann, Craig Johnson, Pete Fromm, Edward Abbey, Jake Hinkson, Benjamin Whitmer, Jim Tenuto (entre beaucoup d’autres) ou redonner leurs lettres de noblesse à Trevanian, Ross MacDonald ou James Crumley.
Entre ses différentes collections (Americana, Nature Writing, Néonoir ou les poches chez Totem), Gallmeister figurera largement dans cette rentrée 2016, sans excès comme à son habitude, mais avec toujours autant de variété et de qualité potentielle. Il serait donc dommage de s’en priver !
* Collection Americana *
LE FREAK, C’EST CHIC : Amour monstre, de Katherine Dunn (18 août)
A la tête d’un spectacle itinérant, Al et Lil Binewski mettent tout en oeuvre pour faire de leurs enfants les vedettes du show. Mais quelles vedettes ! En les gavant d’amphétamines et en les faisant pousser sous des radiations peu recommandables, ce sont de véritables monstres de foire qu’ils alignent sur la piste. Mais les Binewski n’en sont pas moins une famille comme les autres, avec ses problèmes et ses rivalités à gérer… Tout un programme pour ce roman culte aux États-Unis depuis longtemps, déjà édité par Pocket dans les années 90 (sous le titre Un amour de monstre) mais passé inaperçu. Retraduit par l’excellent Jacques Mailhos, ce livre se voit offrir une deuxième chance qu’il ne faudrait sans doute pas laisser passer.
* Collection Nature Writing *
ICE STORM : L’Heure de plomb, de Bruce Holbert (1er septembre)
1918, Etat de Washington. A la suite d’une tempête de neige dévastatrice qui emporte son frère et son père, Matt Lawson se retrouve à 14 ans à la tête du ranch familial. Obligé de prendre ses responsabilités, Matt doit poursuivre l’oeuvre familiale, apprendre à connaître la nature qui l’environne, et maintenir la cohésion de ses proches… Par l’auteur d’Animaux solitaires, déjà publié par Gallmeister.
LA VIE PARFOIS FAIT PLOUF : Aquarium, de David Vann (3 octobre)
Après Goat Mountain et Dernier jour sur terre, parus simultanément en France, David Vann a assuré en avoir terminé avec ses histoires terribles de filiation et de paternité où les armes jouaient un rôle fatal. Ce nouveau roman semble confirmer une nouvelle voie, en racontant la rencontre d’une fillette de douze ans et d’un vieil homme à l’Aquarium de Seattle, où leur amour commun des poissons noue leur amitié. Mais lorsque la mère de Caitlin découvre cette relation, elle se voit obligée de dévoiler à sa fille un terrible secret qui les lie à cet homme… Jamais remis du choc Sukkwan Island, je suis donc très curieux et excité de découvrir une autre facette du talent de David Vann.
* Collection Néonoir *
APOCALYPSE NOW : Le Verger de marbre, d’Alex Taylor (18 août)
Mauvaise pioche pour le jeune Beam Sheetmire : obligé de tuer un homme qui l’agressait, il réalise qu’il s’agit du fils d’un caïd local. Avec l’aide de son père, Beam prend la fuite, tandis que le caïd et le shérif se lancent à sa poursuite… Du noir de chez noir, c’est forcément chez Néonoir ! Buzz très positif cet été chez les libraires au sujet de ce roman.
CRIME UNLIMITED : Le Bon fils, de Steve Weddle (3 octobre)
Après dix ans passés en prison, un homme revient chez lui pour réaliser que, dans cette région dévastée par la crise économique, il n’y a pas de meilleur avenir que celui de tueur…
* Collection Totem *
L’ŒIL DE TAUPE : Nuit mère, de Kurt Vonnegut (18 août)
Inédit en français, ce roman rapporte les confessions fictionnelles d’un dramaturge américain, dans l’attente de son procès à Jérusalem pour crime de guerre, accusé d’avoir été l’un des défenseurs les plus zélés du régime nazi. Mais il affirme être innocent et avoir été un agent infiltré des Alliés en Allemagne…
Un coup d’oeil rapide aux autres sorties, parutions en poche de titres de la maison : Animaux solitaires, de Bruce Holbert (1er septembre) ; Impurs, de David Vann (3 octobre) ; Le Gang de la clef à molette, d’Edward Abbey (3 octobre) ; Traité du zen et de la pêche à la mouche, de John Gierach (4 novembre).
Tyler Cross, de Nury & Brüno
Signé Bookfalo Kill
Tyler Cross est un gangster, spécialisé dans les braquages. Un dur, un vrai de vrai. Sans foi ni loi, une machine à exécuter contrats et hommes sans pleurer sur quiconque. Di Pietro, un vieux mafieux sicilien, l’engage pour récupérer 20 kilos de cocaïne appartenant à son filleul. Commencée en fanfare, la mission tourne mal : Cross perd sa comparse et amante C.J. dans la bataille, avant de se retrouver paumé en plein désert, la dope sous le bras.
Il tombe alors sur un vieux garagiste aigri, rongé de haine à l’idée que sa fille, Stella, se marie le lendemain avec William, l’un des trois fils de Spencer Pragg, qui tient la ville du coin dans son poing avec ses deux autres rejetons, l’un shérif et l’autre banquier. Avec Tyler Cross dans les parages, nul doute que la noce a toutes les chances de mal tourner…
Entre le film noir et le western, la bande dessinée de Nury et Brüno est une superbe réussite à tous points de vue. Il y a d’abord le dessin de Brüno, tranchant et énergique, qu’une mise en image empruntant volontiers aux codes cinématographiques – enchaînement de petites cases pour les actions rapides, cases allongées évoquant le Cinémascope – rend hyper dynamique, bien aidé en cela également par les couleurs flamboyantes de Laurence Croix.
Proches de la caricature, ses personnages acquièrent leur personnalité dès leur première apparition, à commencer par Tyler Cross, dont le visage au front masqué par les bords du sacro-saint feutre de truand est souvent réduit à la plus simple expression de ses traits anguleux, assortis du trait fin d’une bouche qui ignore le sourire. Un bel hommage au genre autant qu’une réappropriation parfaitement assimilée.
Rien à redire côté intrigue non plus. La noirceur de l’histoire imaginée par Fabien Nury (auteur de l’excellente série Il était une fois en France) est assumée jusqu’à son terme, les balles pleuvent et les cadavres tombent innombrables, les méchants sont ignobles, les victimes encaissent un maximum, l’amour effleure le héros sans le toucher vraiment, et les rebondissements se multiplient dans un récit au rythme soutenu de bout en bout.
Tyler Cross est une aventure qui sent la poussière et le sang, vibre de bravoure et de haine, froide et implacable comme le crotale qui hante ses pages. Bref, c’est un excellent polar dessiné, jubilatoire dans son genre, donc à ne pas rater pour les amateurs !
Tyler Cross, de Nury (scénario) & Brüno (dessin)
Éditions Dargaud, 2013
ISBN 978-2-205-07006-4
92 p., 16,95€
Bonus : retrouvez dans Télérama une interview très instructive des deux auteurs, qui expliquent la réalisation de trois planches clefs de la bande dessinée.