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Ce qui est enfoui – Julien Freu

Ce livre est une vraie bizarrerie : on peut l’apprécier exactement pour les mêmes raisons qu’on peut le trouver sans intérêt.

Cette étrangeté tient à ses racines et à ce qui l’a nourri – à ce qui est enfoui dans son ADN littéraire. Né en 1978, Julien Freu fait partie de cette énorme génération d’écrivains qui ont bouffé du Stephen King jusqu’à l’overdose durant leur adolescence et qui, aujourd’hui, en tirent matière à écriture. Cette inspiration est d’une évidence totale dans ce roman, dont l’intrigue pioche sans vergogne dans Ça : une monstruosité souterraine qui répand sa sombre puissance sur une petite ville jusqu’à faire péter les plombs de certains de ses habitants, une bande d’enfants « nerds » qui se retrouvent en première ligne de la résistance tout en subissant le harcèlement d’ados plus grands, bêtes et méchants…

Un coup d’œil à la couverture achèvera de vous convaincre de cette filiation : une inquiétante lueur rouge émanant d’un tunnel qui s’enfonce sous terre, un enfant en ciré jaune apparemment fasciné et prêt à y entrer… Actes Sud, l’éditeur, n’a pas fait dans la dentelle non plus, et joué la carte de la référence à fond les ballons (rouges).

Mais Julien Freu va encore plus loin. Dans une interview, il raconte qu’il a commencé à travailler sur cette histoire au milieu des années 2000, mais qu’il ne l’a reprise pour de bon qu’en 2019. Soit en plein boom du phénomène Stranger Things, auquel l’auteur, décidément malin et sans complexe, emprunte là aussi largement (sachant que la série Netflix est elle-même un pot pourri de nombreuses œuvres de référence des années 80, dont le King en personne, bien entendu).
Voyez plutôt : notre bande de jeunes héros « nerds » s’adonne avec passion aux jeux de rôle, et y trouve matière à nommer la menace qui pèse sur leur ville ; l’un des garçons est affligé de fringues démodées et d’une coupe de cheveux au bol du plus vilain effet (coucou Will) ; une espèce d’entreprise secrète, cachée dans une usine inaccessible au large de la ville, mène des expériences et des recherches poussées sur la puissance mystérieuse qui détraque les environs…

Bref, n’en jetez plus, la coupe est pleine : si vous venez ici pour y trouver de l’originalité, passez votre chemin, Julien Freu a siphonné ses principales influences et a tout recraché dans son livre sans trop se cacher.
Et pourtant…

La vérité du cœur

Pourtant, si j’ai apprécié ce roman, vraiment et sans jamais bouder mon plaisir, c’est que j’ai décelé de la sincérité derrière ces emprunts (qui sont bien des hommages et pas des plagiats, soyons clairs là-dessus). A la manière d’un J.J. Abrams dans Super 8 (dans ce film surtout, parce que dans le reste de son travail, ce n’est plus de l’hommage mais de la subordination bête et méchante), Julien Freu se plonge avec un bonheur insouciant, presque innocent, dans cet univers créé par d’autres, et parvient à transmettre son plaisir avec un enthousiasme contagieux.
Plus important encore, il y ajoute sa propre patte. En choisissant de camper son intrigue en France, et non pas dans des États-Unis plus ou moins fantasmés, il évite le piège du décorum d’opérette, vite ridicule, et nourrit son intrigue de problématiques et de caractéristiques françaises qui offrent un autre regard sur le cadre fantastique.

Comme Ça, Ce qui est enfoui est un formidable roman sur la fin de l’enfance et l’adolescence. Là aussi, rien de novateur, mais tout sonne juste, et nombre de sentiments qui palpitent dans le roman proviennent sans aucun doute du cœur du petit Julien caché au fond de l’écrivain. Ses jeunes héros, correspondant chacun à un archétype – le bagarreur dur au mal, la fille oscillant entre garçon manqué et belle âme soudant celles des garçons autour d’elle, l’intello hypersensible et le freak perdu entre une mère folle et un père absent -, forment un ensemble attendu mais qui fonctionne à la perfection, chacun apportant ses excès, ses qualités et ses faiblesses à un groupe uni dans la douleur et l’adversité.

Et puis – et finalement, on revient toujours à ça -, il y a l’écriture. L’habileté de la construction, la force des personnages, le sens du rythme – sur ce point en particulier, Julieu Freu se montre particulièrement redoutable, ne laissant aucun répit au lecteur et ménageant des montées en tension absolument intenables (et donc jouissives).

On donne rendez-vous au prochain roman pour voir si Julien Freu a d’autres propositions, peut-être plus personnelles, en réserve. Mais pour Ce qui est enfoui, il a bien fait de tout déterrer avec passion et fraîcheur, parce que c’est une réussite.

Ce qui est enfoui, de Julien Freu
Éditions Actes Sud, coll. Actes Noirs
ISBN 978-2-330-17390-6
368 p., 22,80€

L’Horloger – Jérémie Claes

COUP DE COEUR !


Après un an d’infiltration à très haut risque, le journaliste juif américain Jacob Dreyfus réussit à faire tomber une milice suprémaciste dont l’influence néfaste rayonnait jusqu’au plus haut niveau du Capitole. Lui-même étant descendant de déportés, le combat lui tenait à cœur plus que tout – mais il doit hélas en payer très vite le prix fort.
Dix ans plus tard, réfugié en France sous le régime de la protection des témoins, il voit la violence le rattraper à nouveau. Acharné à découvrir la vérité sur ceux qui s’acharnent à le détruire, escorté par Solane, vieux flic à la retraite, garde du corps et ami fidèle, Jacob entreprend de remonter une piste tortueuse dont il n’imagine pas une seconde les origines ni les implications…


Jérémie Claes est un caviste belge. Deux mots qui suffisent à camper le bonhomme : bon vivant, généreux, rayonnant d’énergie. Si vous l’imaginez comme cela, vous avez tout bon. Et son premier roman est à son image, en tous points.
Bon vivant – on y mange et on y boit beaucoup, toujours avec le souci de la qualité des mets comme des vins. Généreux – c’est un thriller gargantuesque, surpuissant, audacieux et décomplexé, qui ne craint pas de pousser son intrigue très loin. Rayonnant d’énergie – si Jérémie Claes sait ménager temps forts et faibles, le suspense ne se relâche jamais, propulsé tout au long de ses 464 pages par un sens du rythme implacable et un style survitaminé.

Indirect, libre

Le style, arrêtons-nous un instant dessus. Si le résumé m’a donné envie d’ouvrir le livre, c’est l’écriture qui m’a poussé à m’y plonger sans relâche. Les premières pages, pourtant, surprennent par leur apparent laxisme lexical, voire leur vulgarité. Et pour cause : elles nous jettent dans le sillage nauséabond d’un suprémaciste blanc bête et méchant (pléonasme), et épousent donc son niveau d’éducation et de langue. Les quatre premières pages qui le concernent sont un exemple d’introduction, fonçant tête baissée dans l’action et dans le sujet du roman en harponnant le lecteur au passage.
Par la suite, Jérémie Claes s’amuse à varier systématiquement le style, le vocabulaire, le rythme et la composition de la phrase, en fonction du personnage auquel il attache sa caméra-plume. Il se révèle en virtuose du style indirect libre, qui permet de s’immiscer dans la tête du personnage en épousant sa personnalité par un registre de langue donné. Mine de rien, c’est très difficile à faire, surtout sur la longueur, mais le romancier belge ne relâche jamais son effort, et le résultat est là : son écriture est vivante, variée sans paraître foutraque, pleine de richesse et d’énergie.

Du cœur

Une autre grande force du roman, c’est son humanité.
Jérémie Claes est tout aussi soucieux de faire avancer son intrigue que de toucher son lecteur au cœur. Comme l’histoire qu’ils habitent, ses personnages sont généreux, profonds, à la fois spectaculaires et étrangement familiers, en dépit des aventures extraordinaires qu’ils traversent. C’est parce qu’ils sont si justes qu’on se met à trembler pour eux, à craindre pour leur vie. Surtout que l’auteur nous fait très vite comprendre que nul n’est à l’abri du désastre. Deux disparitions en particulier (je ne peux pas dire lesquelles, bien sûr, alors que je meurs d’envie d’en parler avec quelqu’un) sont dévastatrices, d’une cruauté insupportable – et pourtant il faut en passer par là, car ce roman s’intéresse précisément aux zones les plus sombres de l’âme humaine, dont les manifestations sont fatalement épouvantables.

Quant à l’intrigue, je n’en dirai rien de plus. Son mécanisme (le terme a son importance) est éblouissant, imparable, riche en surprises, en rebondissements, en scènes d’action mémorables, dans des décors souvent incroyables (Gourdon, la bodega argentine). Sur fond de références historiques avec lesquelles le romancier joue non sans audace, et de réflexions politiques d’une actualité brûlante.
Pour tout ça, et pour le reste, il y a Master Claes. Laissez-vous porter, il ne vous décevra pas.
En tout cas, pour ma part, je serai sans faute au rendez-vous de son deuxième roman, car la barre est placée très haut avec cet Horloger qui ne compte pas ses heures pour vous embarquer. Bref : coup de cœur !

L’Horloger, de Jérémie Claes
Éditions Héloïse d’Ormesson, 2024
ISBN 9782350879291
464 p., 22,90€

Le retour du recommencement de la reprise de la riposte (II)

Et comme le Terminator, il revient, encore et encore.

Oui, je sais : au cours des dernières années, je vous ai souvent fait le coup du retour. Avant de flancher au bout de quelques semaines, au mieux. Pas assez de temps, l’impression d’écrire toujours plus ou moins la même chose, d’employer les mêmes qualificatifs, de tourner en rond ; et surtout, une lassitude grandissante dans la course à la nouveauté, donnant le sentiment d’une obligation à lire le plus de choses possibles parmi les livres récemment parus, avec (plus ou moins avoué) la volonté de se ménager une place parmi les innombrables blogs évoquant les mêmes titres.

J’ai réfléchi à d’autres manières de faire, tentant de me dégager de ce piège que, pour être parfaitement honnête, je me tendais tout seul. Sans grande réussite. Et puis, la lassitude dont je parlais ci-dessus a fini par contaminer ma posture professionnelle. Être libraire sans être capable de jouer le jeu de la nouveauté permanente, sans se plier à ce diktat (qui, tôt ou tard, risque de toucher ses limites), cela devenait impossible.
Donc, j’ai arrêté. Depuis quelques jours, j’ai refermé définitivement le gros livre de ma vie de libraire, pour passer totalement à autre chose.

Mais je reste lecteur. Le contraire serait improbable ! Lecteur toujours, donc, mais lecteur libre. Plus libre que jamais, même. Et toujours désireux de partager son enthousiasme, ou ses doutes, ou ses déceptions, avec celles et ceux que cela pourrait intéresser.
Cannibales Lecteurs rouvre donc ses portes, mais avec de nouvelles règles du jeu. Il y aura toujours des chroniques sur des nouveautés, pas de raison de faire obstruction, mais aussi sur des livres plus anciens, selon ceux que je piocherai dans ma bibliothèque (fort riche de tout un tas de livres achetés il y a longtemps et jamais lus), ceux que je relirai (enfin, s’autoriser à relire !), ou ceux que je dénicherai à la médiathèque du coin. Sans parler de la longue liste de titres appréciés au cours des deux dernières années, et qui pourraient faire l’objet d’un article de rattrapage.

Le résultat sera sûrement encore plus hétéroclite qu’il ne l’était déjà, et le rythme de publication suivra celui des lectures, n’ayant plus aucune urgence à terminer un livre pour enchaîner sur l’un des vingt ou trente trépignant dans ma PAL. J’espère que vous y trouverez votre compte, à l’occasion.
Quoi qu’il en soit, de mon côté, l’idée est tout simplement de retrouver le plaisir d’écrire ces chroniques, et d’échanger avec vous, ici ou sur vos propres blogs (pour ceux qui en ont), sur ces livres dont, pas plus que vous, je ne saurais me passer pour exister.

Alors, à très vite ! Et on reprendra mercredi le fil des publications avec un gros coup de cœur récent, qui n’est pas pour rien dans mon envie de réveiller le blog…

Le Carré des indigents, de Hugues Pagan

Nous sommes dans les années 1970, peu avant la mort de Pompidou et l’accession de Giscard au pouvoir. Schneider est un jeune officier de police judiciaire, il a travaillé à Paris et vient d’être muté dans une ville moyenne de l’est de la France, une ville qu’il connaît bien.
Dès sa prise de fonctions, un père éploré vient signaler la disparition de sa fille Betty, une adolescente sérieuse et sans histoires. Elle revenait de la bibliothèque sur son Solex, elle n’est jamais rentrée. Schneider a déjà l’intuition qu’elle est morte. De fait, le cadavre de la jeune fille est retrouvé peu après, atrocement mutilé au niveau de la gorge…

C’est marrant, au moment d’attaquer la rédaction de cette chronique, j’ai eu envie d’écouter ceci :

Manière d’analogie musicale qui s’est imposée d’instinct, tant la voix traînante de Bashung, ses paroles envoûtantes, la mélodie à la fois lancinante et entêtante me semblent coller à la prose et à l’atmosphère littéraire de Pagan.
Sacrée découverte, d’ailleurs, Pagan. Le genre d’auteur à l’humeur de bouledogue étudiée qui cache humour et générosité rugueuse. Le genre de gars que tu appelles juste par son nom, parce que tout le bonhomme est contenu dans ces deux syllabes qui claquent comme un coup de feu étouffé par le brouillard et la nuit.
Pagan, un point c’est tout.
Et découverte, oui, car à ma grande honte je n’avais jamais lu cet auteur dont le nom figure pourtant parmi les grands du noir français, quelque part entre Jonquet, Daeninckx, Villard, Manchette, mais à sa manière propre, avec son style ciselé et sa manière à lui de peindre une humanité entre gris clair et gris foncé.

Avant l’histoire, Pagan, c’est un style. Non pas que la forme prime sur le fond, non. Mais parce que le romancier a l’élégance d’accorder à ses récits la grâce infinie d’une écriture éblouissante. Mouvante, imagée, parfois pincée d’ironie délicieuse, tendue à d’autres moments de colère sourde ou de désespoir face à ce que l’humain est capable de faire de pire.
Pagan aime le jazz, comme son Schneider de héros, et comme le jazz, son langage peut se parer de nuances infinies, bondir, ralentir, syncoper, se faire sinueux ou heurté, fluide ou saccadé, en fonction des émotions de ses personnages, des couleurs à donner au récit. Chaque mot est pesé, chaque phrase si vivante qu’on aurait envie d’en remplir un plein carnet de citations qui finirait par être aussi gros que le livre.

D’accord, mais l’histoire alors ? Alors non, déjà, pas l’histoire, mais les histoires. Parce que s’il y a une enquête posée au milieu du roman en guise de fil conducteur, Pagan n’hésite pas à tourner autour pour l’enrichir d’investigations secondaires, qui saisissent le tableau sans cesse en mouvement de sa Ville, cité anonyme certes, mais incarnation idéale de l’urbain façon roman noir, modelé entre crépuscule et aube, là où tout se passe de plus important.
Le Carré des indigents grouille de flics, d’indics, de types louches et d’autres malheureux, victimes, témoins ou simples badauds de passage. Toute une humanité passée au tamis judiciaire, d’où il ressort une vision contrastée où surnagent ceux qui n’ont rien ou si peu. Les voilà, ceux qui passionnent Pagan. Ce sont ses indigents, à qui il donne leurs lettres de noblesse littéraires, par son empathie bougonne. Ceux qui se trouvent toujours pris à la croisée de bien des affaires qui les dépassent, meurtres, intérêts politiques, pots-de-vin et corruptions, violences policières et vilains secrets des puissants.

Ajoutez à tout ceci un portrait de la France d’un Pompidou finissant, dont l’insouciance des Trente Glorieuses agonise en silence, et le spectre fascinant d’un protagoniste, Schneider (le plus souvent réduit à son patronyme, lui aussi), hanté par la guerre d’Algérie et le souvenir d’une femme perdue à jamais, qui promène son regard tranchant et sans compromis sur un tableau dont il capte mieux que les autres les creux et les ombres sans en tirer gloire ni profit.
Vous obtenez un roman, Le Carré des indigents, et un auteur, Pagan, à lire absolument.


Le Carré des indigents, de Hugues Pagan
Éditions Rivages, 2022
ISBN 9782743654931
384 p.
20,50 €

Bonne nuit, Maman, de Seo Mi-Ae

Seon-gyeong, criminologue, est sollicitée par le pire serial-killer de Corée qui attend son jugement en prison. Cet homme qui a assassiné une douzaine de femmes veut lui parler, à elle et à personne d’autre. Intelligent, manipulateur, ses motivations restent floues, mais tous s’accordent à dire que Seon-gyeong devra faire preuve de la plus grande prudence face à ce criminel hors normes.
Dans le même temps, son mari se voit contraint de faire venir chez eux sa famille issue d’un précédent mariage. Une petite fille de onze ans bouleversée par les décès de sa mère et de ses grands-parents maternels. Des morts pour le moins suspectes, d’ailleurs…

Traduit du coréen par Kwon Ji-hyun et Rémi Delmas


« Le Silence des agneaux coréen ».
Bordel, il fallait l’oser en couverture, ce blurb. Il n’y a quand même pas grand-monde qui peut se comparer au Thomas Harris de la grande époque (Le Silence des agneaux, bien sûr, mais surtout Dragon Rouge, mamma mia, quel bouquin !), et ce n’est certainement Seo Mi-Ae, aussi sympathique soit-elle par ailleurs, qui va lui faire de l’ombre.
D’où sort cette comparaison plus qu’hasardeuse, d’ailleurs ? Hé bien du livre lui-même, tout simplement. Parce qu’elle a fait un stage à Quantico, l’héroïne est surnommée Clarice Starling par ses élèves en criminologie. Voilà, ça ne va pas chercher plus loin – et surtout, il ne faut pas, car rien dans ce polar n’effleure la force, l’intelligence et la finesse des livres de Harris. Autant comparer la carte d’un restaurant gastronomique avec le menu Filet O’Fish de MacDonald’s.

Commençons par la protagoniste. Tout aussi débutante que son « modèle », Seon-gyeong s’avère en revanche beaucoup moins douée que Clarice. Pas seulement face au serial-killer en prison (on y revient tout de suite, à celui-là), mais tout le temps. Notamment dans sa vie privée où, disons-le clairement, elle entrave que dalle. Même quand le mal, le vrai, le pur, danse la zumba sous son nez, rien à faire, elle passe à côté. Et ses relations avec son mari, bonjour. Criminologue peut-être, mais psychologue, jamais. Pour le résumer en quelques mots, le personnage ne tient pas la route une seconde, et pour un thriller psychologique, c’est un peu dommage.

Quant au serial-killer, si l’idée est de le calquer sur Hannibal Lecter, autant tuer le suspense : en tête-à-tête, le gars n’aurait aucune chance, et finirait le crâne ouvert à se faire déguster le cerveau vivant par notre Cannibale préféré. Tellement archétypal qu’il en devient cliché, ce supposé « grand méchant » est trahi dès sa première apparition par des dialogues affligeants et des motivations ridicules. Rien ne viendra le sauver par la suite, pas même la fin du roman pourtant un poil plus tendu que le reste.

En réalité, le caractère le plus intéressant est celui de Ha-yeong, la fillette de douze ans. Difficile hélas d’en dire plus sans déflorer l’élément le plus riche et surprenant de l’intrigue, mais sachez qu’elle est le véritable point d’accroche de ce roman et de ses deux suites, car il s’agit d’une trilogie.
C’est la mieux construite, celle qui fascine et inquiète le plus, celle dont le comportement et les motivations sont les plus étonnants. Et qui contribue largement à ridiculiser encore davantage la pauvre Seon-gyeong, à l’insu sans doute de l’auteure.

Pour le reste, je ne retiens pas grand-chose. Le livre fait moins de 300 pages, et j’ai quand même trouvé le moyen de m’ennuyer. Jamais réveillé par un style sans intérêt (problème de traduction ?) Souvent horripilé par l’ensemble des personnages, leurs attitudes, leurs pensées et leurs actes, que j’ai trouvés désolants et incohérents (problème peut-être de compréhension de ma part des codes culturels et sociaux coréens).

Navré, surtout, qu’on fasse des gorges chaudes avec un thriller aussi quelconque, et qu’un manque de culture et/ou de mémoire autorise à le mettre en miroir avec un authentique chef d’œuvre du genre, sous le seul prétexte sans doute qu’il vient de Corée du Sud et que la production culturelle de ce pays est actuellement à la mode (cf. l’engouement pour ses séries sur Netflix).
Le polar a une histoire longue et riche, ce serait bien de ne pas la dévaloriser.


Bonne nuit, Maman, de Seo Mi-Ae
Éditions Matin Calme, 2020
ISBN 9782491290054
269 p.
19,90 €

Bonne nuit, Maman est également disponible aux éditions Livre de Poche (7,70€).

Dans les brumes de Capelans, d’Olivier Norek

Une île de l’Atlantique, battue par les vents, le brouillard et la neige.
Un flic qui a disparu depuis six ans et dont les nouvelles missions sont classées secret défense.
Sa résidence surveillée, forteresse imprenable protégée par des vitres pare-balles.
La jeune femme qu’il y garde enfermée… Et le monstre qui les traque.
Dans les brumes de Capelans, la nouvelle aventure du capitaine Coste se fera à l’aveugle.

Michel Lafon a dégainé le bon résumé qui claque pour le nouveau Norek. Il faut dire que sa superstar du polar n’a pas besoin de beaucoup d’arguments pour emporter l’adhésion de milliers de lecteurs totalement dévoués à sa cause depuis son apparition fracassante sur la scène du genre il y a neuf ans, marquant l’entrée en scène de son capitaine Coste devenu en trois romans (Code 93, Territoires et Surtensions) le héros emblématique de son créateur.
L’ancien policier a ensuite démontré sa capacité à prendre des risques et à varier son style avec le formidable Entre deux mondes, le percutant Impact et le rural (moins convaincant à mon sens) Surface.

Soit, mais quid de Coste ? Qu’il ait entendu les fréquents appels de ses lecteurs à le remettre en selle ou qu’il ait simplement eu envie de renouer avec lui, Olivier Norek a finalement décidé de lui consacrer un quatrième roman. Mais pas n’importe comment. Pas à n’importe quel prix. Sans oublier ce qu’il lui a fait traverser auparavant, notamment dans Surtensions (et je n’en dirai pas plus, parce que si vous n’avez pas lu la trilogie Coste originelle, ce serait criminel).
Il a donc choisi, et c’est la grande idée de ce livre, de le délocaliser et de le reconditionner, le plus loin possible de son territoire et de ses compétences. Soit à Saint-Pierre-et-Miquelon, territoire français glacial coincé entre le Canada et le Groenland. Et dans une fonction secrète et solitaire de « peseur d’âmes », très éloignée de son boulot de terrain dans le 93.

Là encore, je préfère ne pas m’étendre, pour vous laisser découvrir le scénario concocté par Olivier Norek. Tout ce que je peux dire, c’est que le romancier a formidablement réussi son coup. On est heureux de retrouver un Victor Coste qui, par certains aspects, reste familier aux lecteurs des romans précédents, tout en ayant l’étonnante sensation de découvrir un nouveau personnage, tout entier habité par ses étranges responsabilités et les fantômes de son passé.
Ça aurait pu coincer, ça passe très bien, parce que l’auteur a pris soin de soigner la transition et d’assurer le meilleur équilibre possible sans faire basculer son protagoniste dans une schizophrénie qui aurait été hors sujet.

Ça passe d’autant mieux que l’intrigue est dans l’ensemble remarquablement menée (à l’exception d’une ou deux « tricheries » sur la chronologie, volontaires sans doute pour mieux surprendre le lecteur, mais un peu limite en terme de cohérence narrative).
Norek oscille entre son cher polar d’investigation et le thriller pur et dur, avec son tueur en série redoutable, ses surprises, ses rebondissements – dont deux twists, le premier génialement amené, le deuxième plus prévisible mais efficace tout de même.
Et aussi son atmosphère singulière, liée au cadre géographique – Saint-Pierre-et-Miquelon, dont le phénomène très particulier des brumes de Capelans assure un final spécialement stressant – et enjolivée par le travail particulièrement soigné qu’apporte le romancier à son écriture. Norek prend un peu plus de temps que d’habitude pour décrire les paysages, les décors, et ose davantage jouer avec le style, convoquant des images fortes et des dialogues bien sentis, non dénués d’humour à l’occasion.

Autant d’arguments et de points forts qui font de Dans les brumes de Capelans une nouvelle belle réussite d’Olivier Norek, à la hauteur des trois opus précédents de la série Coste tout en proposant une variation neuve sur le personnage, et qui assure une lecture totalement addictive, un suspense dont l’intensité va crescendo jusqu’à un dernier tiers inexorablement jouissif.
Je ne sais pas si la police a perdu un bon flic lorsque Norek a décidé de troquer le flingue pour le stylo, mais ce dont je suis sûr, c’est que le genre policier a gagné en France un excellent auteur, désormais incontournable. En tout cas, moi, j’en redemande !


Dans les brumes de Capelans, d’Olivier Norek
Éditions Michel Lafon, 2022
ISBN 9782749942285
400 p.
20,95 €

L’Affaire Alaska Sanders, de Joël Dicker

Avril 1999. Mount Pleasant, une paisible petite bourgade du New Hampshire, est bouleversée par un meurtre. Le corps d’Alaska Sanders, arrivée depuis peu dans la ville, est retrouvé au bord d’un lac. L’enquête est rapidement bouclée, la police obtenant les aveux du coupable et de son complice.
Mais onze ans plus tard, l’affaire rebondit. Début 2010, le sergent Perry Gahalowood, de la police d’État du New Hampshire, persuadé d’avoir élucidé le crime à l’époque, reçoit une lettre anonyme qui le trouble. Et s’il avait suivi une fausse piste ?
L’aide de son ami l’écrivain Marcus Goldman, qui vient de remporter un immense succès avec La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, inspiré de leur expérience commune, ne sera pas de trop pour découvrir la vérité.

Riche (très) des immenses succès publics de La Vérité sur l’affaire Harry Québert et de ses romans suivants, puis orphelin de Bernard de Fallois, son éditeur historique, Joël Dicker a décidé de voler de ses propres ailes. Il a créé sa propre maison d’édition, Rosie & Wolfe, qu’il inaugure avec ce nouveau roman. L’Affaire Alaska Sanders vient s’intercaler entre Harry Quebert et Le Livre des Baltimore, et renoue avec son héros emblématique, Marcus Goldman, son acolyte policier Perry Galahowood, mais également avec l’ombre de son célèbre mentor, Harry Quebert himself.

On peut comprendre le désir d’indépendance d’un auteur qui a déjà tout gagné et qui, après avoir perdu celui qui lui a tout donné, ne se voyait sans doute pas confier la destinée de ses livres à un autre éditeur. Sauf qu’éditer est un métier (normalement), et qu’il est tout bonnement impossible d’être juge et parti – pour le dire autrement, s’improviser éditeur de son propre roman quand on n’a aucune expérience en la matière, c’est la pire idée possible. Ce qui se vérifie à la lecture de L’Affaire Alaska Sanders.

Je n’ai pas lu le précédent opus de Dicker, L’Énigme de la chambre 622, mais La Disparition de Stephanie Mailer m’avait déjà alarmé – à tel point que j’avais été incapable de le terminer, horrifié par la pauvreté de l’écriture, la complexité artificielle de l’intrigue, et nombre d’éléments narratifs si ridicules qu’ils en devenaient insupportables.
Point positif cette fois : au moins, je suis allé au bout de ma lecture. J’en ai même lu une petite moitié avec un certain enthousiasme, ou au moins une véritable sympathie. C’était tout à fait le genre de lecture dont j’avais envie et besoin à ce moment-là : rythmé, entraînant même, pas fatigant pour la tête, plutôt rafraîchissant.

Problème : cela peut marcher sur 300 pages ; plus difficilement sur le double. Très vite, l’intérêt tiédit, et les ficelles qui font tenir debout l’architecture narrative deviennent si grosses qu’elles menacent d’étranger le pauvre lecteur, pourtant acharné à vouloir connaître le fin mot de l’histoire.
On va résumer en quelques mots, vous allez voir, c’est très simple.

Premièrement, c’est écrit avec les pieds. Pas un scoop : Joël Dicker n’est pas réputé comme fin styliste. Dans La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, quand il s’essayait à écrire quelques lignes du « grand roman américain » signé Harry Quebert, la faiblesse de l’écriture sautait aux yeux et faisait pouffer ; mais le reste du roman accaparait assez pour fermer les yeux (si l’on était indulgent : je l’étais) sur cette lacune.
Là, une fois passée la joie initiale de retrouver ce chouette personnage qu’est Marcus Goldman – même si sa crédibilité de super-romancier à succès qui mute en Truman Capote d’opérette ne tient pas debout une seconde -, on remarque très vite la naïveté générale du ton, quand ce n’est pas le ridicule achevé de dialogues sonnant comme du mauvais roman-feuilleton.

Deuxièmement, et c’est plus grave : la construction est grossière et épuisante. De prime abord, pourtant, elle semble efficace. En gros, elle alterne récit au présent (la reprise de l’enquête en 2010) et flashbacks, induits soit par le narrateur, soit par un autre personnage qui évoque ses souvenirs du passé ; plutôt que de résumer ces évocations ou de les dialoguer, Dicker choisit de les mettre en scène.
Soit. Pourquoi pas, me direz-vous. Le souci, c’est que le romancier recourt à ce stratagème tout au long du roman, sans varier d’un iota. Sur presque 600 pages, c’est interminable. Goldman et/ou Galahawood découvrent une information, ils partent rencontrer un témoin qui raconte sa petite histoire, puis une autre information ou le nom d’un autre témoin apparaît, et c’est reparti sur un tour, sans aucun répit.
600 pages, comme ça.
Je peux vous dire que ça paraît long.

Ça l’est d’autant plus que l’intrigue ne tarde pas à retomber comme un mauvais soufflé. Comme dans Stephanie Mailer, Joël Dicker, acharné à surprendre son lecteur et à le terrasser de rebondissements imprévisibles, multiplie les fausses pistes sans intérêt et les feintes grossières, en oubliant totalement d’épaissir son livre avec du fond, de la réflexion, du contenu. En un mot comme en cent, ce roman ne parle de rien. Il tire des ficelles, agite des marionnettes devant un joli décor, mais le spectacle reste muet.
Les personnages convoquent des archétypes souvent navrants, et passent pour certains par tant d’états différents qu’il serait impossible à une personne normalement constituée de ne pas exploser en vol en situation réelle. Le cas le plus flagrant étant Alaska Sanders en personne, qui cumule tant de personnalités qu’elle ferait fondre un détecteur de mensonges au bout de trois questions.

Bref, difficile de croire bien longtemps à une intrigue cousue de fil blanc, que le lecteur subit avec passivité sans jamais avoir les moyens de s’y impliquer ; car Dicker, qui ne maîtrise finalement pas les techniques du polar, ne le met jamais en position de jouer avec son histoire, de tenter de deviner le coupable, d’anticiper des révélations.
J’ai fini par accueillir la solution avec une indifférence non feinte, alors même qu’elle aurait pu/dû me surprendre. J’étais beaucoup trop usé par la masse d’informations inutiles, la bêtise des personnages et la naïveté du style pour avoir le moindre sursaut.

L’Affaire Alaska Sanders confirme l’hypothèse que j’avais commencé à élaborer au moment de la sortie de Stephanie Mailer : il est fort probable que La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était un coup de chance, dicté plus par le hasard et la candeur de son auteur que par une véritable maîtrise de l’art subtil de la narration. Et que Dicker, délesté des oripeaux du puceau, s’acharne depuis en vain à reproduire un miracle commis à l’insu de son plein gré.
La seule exception à cette théorie reste le très beau Livre des Baltimore, non dénué de fragilité, mais dont la sincérité globale, dans mon souvenir du moins, éclairait le livre d’une jolie mélancolie. Si vous l’avez manqué et qu’il fallait en lire un autre, ce serait celui-là.
Pour ma part, je pense que je ne relirai pas Joël Dicker de sitôt. Et non sans regret, hélas.


L’Affaire Alaska Sanders, de Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe, 2022
ISBN 9782889730001
576 p.
23 €

L’Armée d’Edward, de Christophe Agnus

0h30 (heure de New York), localisation non renseignée. Au cœur d’une « war room », des jeunes gens, les yeux rivés sur leurs écrans, organisent une opération inimaginable.
8h04, Ubatuba, Brésil Fernando Pereira de Almeida, sénateur et businessman, disparaît mystérieusement alors qu’il prend son bain de mer matinal.
11h, Jupiter International Golf Course, Floride. Le président des États-Unis se volatilise sous les yeux de ses gardes du corps et d’une foule ébahie au départ du trou n°1, comme si le sol s’était ouvert sous ses pieds…
Le même jour, vingt personnalités de premier plan – politiciens, hommes et femmes d’affaires, stars du rap ou de la télé – disparaissent subitement et de manière inexpliquée.
Qui se cache derrière ces enlèvements ? Quelles sont les revendications de cette secrète « armée d’Edward » ? Et que va-t-il advenir des disparus ?

S’il n’est pas à mes yeux « l’un des meilleurs thrillers de ces dernières années », comme l’a défendu l’ami Yvan avec beaucoup d’enthousiasme, le premier roman de Christophe Agnus revendique des partis pris originaux et une efficacité redoutable qui peuvent valoir le coup d’œil.

L’Armée d’Edward a les défauts de ses qualités. À commencer par un renversement des valeurs assez sympathique : ici, les terroristes sont les « gentils » et les forces de l’ordre les « méchants ». La formule n’est peut-être pas très généreuse, car elle laisse penser que le roman est totalement manichéen. Il l’est, à vrai dire, pour partie.
Christophe Agnus défend avec sincérité les convictions de ses « héros », dont les actes indéniablement répréhensibles visent uniquement à changer le monde, ou du tout moins à l’améliorer. Leurs enlèvements ciblent des personnalités pour lesquelles aucun lecteur normalement constitué ne peut éprouver la moindre empathie : Président des États-Unis repoussant les limites du trumpisme au point de faire passer son modèle pour une licorne, grands patrons voyous, starlettes téléréelles bouffies d’arrogance… Une belle brochette de salopards qu’on déteste d’emblée et en qui il n’y a pas grand-chose à sauver – bien qu’Agnus entreprenne une rééducation du Président dont la crédibilité laisse à désirer.

La crédibilité, parlons-en.
À la différence des vrais meilleurs thrillers géopolitiques ou technothrillers de ces dernières années (Je suis Pilgrim de Terry Hayes, les romans de DOA ou de Don Winslow, J’irai tuer pour vous de Henri Loevenbruck), L’Armée d’Edward fuit les canons de l’hyperréalisme. Agnus donne tout pour le suspense, et il balance du rythme comme une vraie mécanique, comme une pile électrique.
Le néo-romancier lorgne clairement du côté de 24 heures chrono, référence abondamment citée par les chroniqueurs, impossible de faire autrement. Les chapitres courts s’enchaînent, jour par jour, heure par heure, parfois minute par minute, sautant d’un personnage à un autre, d’un coin du globe à un autre, saucissonnant l’intrigue pour mieux la dynamiser en permanence et ne jamais relâcher la tension. C’est efficace, ça fait défiler les pages, tout en accordant un peu de place et de temps à certains personnages mieux dessinés que d’autres.
Côté style, en revanche, on repassera, ne venez pas pour ça, vous seriez déçu. Ce n’est ni mal ni bien écrit, tout repose sur la construction et le tempo, ce qui induit d’aller à l’essentiel et d’être avant tout visuel.

Il y a du fond tout de même, une volonté de défendre des idées, et d’aborder des sujets d’actualité qui ne sont pas dans l’air du temps par hasard. Écologie, dépendance aux nouvelles technologies, dérives des politiques et des puissants : autant de questionnements qui taraudent la plupart des démocraties modernes, irritent leurs populations, et que l’on aimerait bien voir résolus comme dans le livre, façon Robin des Bois shooté au Jack Bauer.
Car c’est ainsi que se démarque L’Armée d’Edward : en propos libérateur, en soupape de sécurité pour le lecteur épuisé par tant d’inégalités et d’injustices, et qui pourra trouver dans cette fiction un soulagement, un dérivatif improbable mais dont le naïf optimisme donne envie d’y croire, ne serait-ce qu’un peu.
Et c’est déjà pas mal.


L’Armée d’Edward, de Christophe Agnus
Éditions Robert Laffont, 2022
ISBN 9782221259085
514 p.
20 €

Complément d’enquête #1 : Eric Vuillard

Nouvelle rubrique aujourd’hui sur le blog, dans le même esprit que les rapports d’enquête : l’idée du complément d’enquête est d’ajouter, à un article récent sur un auteur, quelques chroniques rapides sur les livres précédents de l’écrivain en question.
Et on commence donc avec Eric Vuillard, qui n’avait eu droit qu’à un seul article avant celui d’hier. Un scandale, qu’il convient de réparer au plus vite.
Tous les livres évoqués ci-dessous sont disponibles aux éditions Actes Sud, dans la collection de poche Babel, à l’exception de
La Guerre des pauvres, pas encore sorti dans ce format. Les dates entre parenthèses sont celles de la première parution en grand format du texte.


Congo (2012)

ISBN 978-2-330-03419-1
112 p.
6,70 €

« Le Congo, ça n’existe pas ». Il faut donc l’inventer : lui donner des frontières. Conduite par Bismarck, la conférence de Berlin en 1884, raout diplomatique international où les grandes puissances décident de l’avenir de l’Afrique tout entière, va sceller le sort de ce pays en donnant naissance à la colonie belge du Congo. Viennent alors le défrichage, les premières infrastructures, les massacres… On assiste aux manoeuvres de Léopold II, puis aux mésaventures de Charles Lemaire l’éclaireur, de Léon Fievez le tortionnaire, des frères Goffinet les négociateurs, etc.
À la fois roman historique et réflexion politique sur le libre-échange, déjà en germe à cette époque, Congo met en scène les balbutiements de l’époque coloniale pour dénoncer les travers de notre modernité.

Mon premier Vuillard. Pas sûr de l’avoir compris du premier coup, déconcerté que j’étais par la forme très particulière du texte, ni roman ni essai historique, quelque part entre les deux, dans un sillon que l’écrivain creuse depuis avec force et régularité.
Mais ce que j’ai retenu, puis retrouvé lors d’une seconde lecture quelques années plus tard, c’est la puissance d’indignation du style d’Eric Vuillard. Son art fatal de l’ironie dénonciatrice, aussi, qui cisaille avec violence les profiteurs, les abuseurs, les tortionnaires de l’Histoire. Et il y a de quoi faire avec cette sordide épopée de la colonisation africaine, en particulier au Congo sous l’épouvantable férule du roi Léopold II.
Un récit révoltant, d’une violence parfois insoutenable, dont le principal défaut est sans doute d’être trop court, et donc de survoler un peu trop un sujet pourtant complexe, qui aurait mérité quelques pages d’analyse en plus. Mais, après un Conquistadors trop gros et trop délayé, Vuillard affinait encore sa méthode, et Congo souffre un peu d’avoir servi de matrice aux textes suivants. Très intéressant tout de même.


La Bataille d’Occident (2012)

ISBN 978-2-330-03064-3
192 p.
8 €

« La Bataille d’Occident est l’un des noms de nos exploits imaginaires. C’est un récit de la Grande Guerre, celle de 14-18, où nos différentes traditions de « maîtres du monde » manifestèrent ouvertement leur grande querelle. Il en résulta un charnier sans précédent, la chute de plusieurs empires, une révolution. Et tout cela fut déclenché par quelques coups de révolvers ! »
Eric Vuillard revisite à sa manière historique, politique et polémique le premier conflit mondial.

Sans doute le texte d’Eric Vuillard qui m’a le moins marqué à ce jour, malgré deux lectures.
L’écrivain y a pourtant l’ambition de saisir les éléments déclencheurs de la Première Guerre mondiale, les étapes qui ont inéluctablement mené l’Europe puis le reste du monde à son premier conflit globalisé. Il est déjà fidèle à son projet de sortir des sentiers battus du récit historique classique, en croquant les portraits des protagonistes, en insistant sur leur ridicule, leurs obsessions délétères, leurs petites mesquineries si humaines qui ne figurent pas dans les manuels mais donnent ici un relief différent aux événements.
Comme Congo, paru simultanément, le livre manque sans doute de maîtrise dans son ensemble, mais mérite le coup d’œil par certains éclats de style jubilatoires.
(Bref, il faudrait que je le relise.)


Tristesse de la terre (2014)

ISBN 978-2-330-06558-4
176 p.
6,80 €

“Le spectacle est l’origine du monde.” Créé en 1883, le «Wild West Show» de Buffalo Bill proposait d’assister en direct aux derniers instants de la conquête de l’Ouest : au milieu de cavaliers, de fusillades et d’attaques de diligence, des Indiens rescapés des massacres y jouaient le récit de leurs propres malheurs. L’illusion était parfaite.
Par la force de la répétition et le charme de la féerie, le «Wild West Show» imposa alors au monde sa version falsifiée de l’Histoire américaine.

Un exemple du génie de Vuillard à l’œuvre dans ce texte : deux chapitres qui se répondent, à quelques pages d’intervalle. Le premier, intitulé « La bataille de Wounded Knee », relate la bataille en question telle qu’elle fut représentée durant le Wild West Show, et telle que la postérité américaine souhaite la conserver en mémoire – un affrontement épique, digne et grandiose, entre les colons et les Indiens, durant lesquels ces derniers, bien que défaits, obtinrent le respect de leurs adversaires par leur bravoure et leur héroïsme.
Le second, ensuite, rectifie le tir : la bataille devient « Le massacre de Wounded Knee ». Et relate comment, en fait d’affrontement épique, l’attaque se résuma à un traquenard minable, où les Indiens pris au piège furent massacrés sans autre forme de procès.

Réflexion éblouissante sur la naissance de la société du spectacle aux États-Unis, mais aussi sur les racines des mythes, la manière effroyable dont les colons évincèrent les Indiens de leurs terres et de leurs vies, Tristesse de la terre est un récit à la fois érudit, passionnant, clairvoyant, poignant, révoltant et poétique. L’un des plus beaux textes de Vuillard à mon avis.


14 juillet (2016)

ISBN 978-2-330-09611-3
208 p.
7,80 €

Mon préféré d’Eric Vuillard. Déjà chroniqué sur Cannibales Lecteurs, à lire ici : https://cannibaleslecteurs.com/2016/08/18/coup-de-coeur-14-juillet-deric-vuillard/


L’Ordre du jour (2017)

ISBN 978-2-330-15304-5
160 p.
6,80 €

20 février 1933 : une fin d’après-midi à Berlin, dans les confortables salons du Palais du président du Reichstag. Une réunion secrète entre les plus grands industriels allemands et les hauts dignitaires nazis doit sceller le financement de la prochaine campagne électorale. Il y a là “le nirvana de l’industrie et de la finance” : Krupp, Opel, Siemens, Telefunken… De cette scène inaugurale procède un consentement irréversible qui aboutira au pire.
Au fil d’un récit intense et sidérant, l’écriture d’Éric Vuillard rend à l’engrenage des faits leur dérisoire et pathétique charge émotionnelle, la fragilité de l’instant. Et derrière les images triomphales de la Wehrmacht se découvrent, aux origines, de vulgaires marchandages, de tristes combinaisons d’intérêt.

En règle générale, les parutions d’Eric Vuillard sont espacées de deux ans. Ce texte fait exception, qui paraît neuf mois après le précédent – ce que les fans du monsieur ont eu tout lieu de se réjouir, on ne lit jamais assez Vuillard.
Grand bien lui a pris, du reste, ainsi qu’à son éditeur, puisque L’Ordre du jour lui a valu le prix Goncourt, consécration à la fois réjouissante – il fallait tout de même oser l’attribuer à ce genre de livre inclassable – et méritée au regard de l’œuvre de l’écrivain, et de son obstination à mener sa barque à sa façon, sans jamais perdre son cap de vue.

Dans ce texte, Eric Vuillard s’emploie à désacraliser. Les plus grands industriels allemands, pour commencer, dont la plupart connaissent toujours une activité florissante aujourd’hui, et que l’on découvre ici mettant la main à la poche par pur opportunisme politique pour soutenir Hitler dans son accession à la chancellerie allemande, et donc au pouvoir – et donc à la route menant à la folie et à la destruction massive.
Désacralisation d’un événement ensuite, en relatant les véritables conditions dans lesquelles s’est déroulé l’Anschluss, la « conquête » de l’Autriche par l’Allemagne en 1938 – une invasion éclair dont chaque scène était écrite à l’avance, ce qui n’a pas empêché la machine de se gripper à l’occasion.
Grâce à sa redoutable ironie, Vuillard s’amuse à faire crouler le ridicule sur les acteurs d’une pantomime qui, si elle n’avait pas eu d’aussi terribles conséquences, serait purement risible.

Un livre assez complexe, mais dont la pertinence fait évidemment un bien fou au lecteur avide de voir son intelligence flattée.


La Guerre des pauvres (2019)

ISBN 978-2-330-10366-8
68 p.
8,50 €

1524, les pauvres se soulèvent dans le sud de l’Allemagne. L’insurrection s’étend, gagne rapidement la Suisse et l’Alsace. Une silhouette se détache du chaos, celle d’un théologien, un jeune homme, en lutte aux côtés des insurgés. Il s’appelle Thomas Müntzer. Sa vie terrible est romanesque. Cela veut dire qu’elle méritait d’être vécue ; elle mérite donc d’être racontée.
Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs.

Tout petit texte, certes (68 pages seulement), mais quel texte ! D’autant plus qu’il n’évoque pas seulement la figure de Thomas Müntzer, mais aussi celles d’un certain nombre de personnages similaires, notamment en Angleterre, qui ont tous, et sans se concerter (sans même se connaître d’ailleurs), décidé de mener des mouvements de révolte plus ou moins violents, toujours animés d’une véritable pensée en action, en réaction à la terrible oppression dont souffraient alors les peuples, écrasés de taxes et à la merci de seigneurs iniques.
C’est incroyablement fort, stimulant, et les liens qui se tissent sans jamais être énoncés avec certaines situations de notre époque font froid dans le dos. Encore un livre absolument essentiel, une spécialité d’Eric Vuillard en somme.

Une sortie honorable, d’Eric Vuillard

La guerre d’Indochine est l’une des plus longues guerres modernes. Pourtant, dans nos manuels scolaires, elle existe à peine.
Avec un sens redoutable de la narration, Une sortie honorable raconte comment, par un prodigieux renversement de l’histoire, deux des premières puissances du monde ont perdu contre un tout petit peuple, les Vietnamiens, et nous plonge au coeur de l’enchevêtrement d’intérêts qui conduira à la débâcle.


En remontant dans l’historique du blog, je m’aperçois avec horreur que je n’ai proposé qu’une seule chronique d’un livre d’Eric Vuillard. Dans la mesure où Vuillard est l’un de mes écrivains français favoris, que je ne raterais un nouveau livre de lui pour rien au monde, c’est un constat consternant – et auquel il faut remédier rapidement.

Commençons dès aujourd’hui, avec cette Sortie honorable qui fait honneur au talent et à la pertinence de cet auteur inimitable, tout en n’en faisant aucun à la France.
Et pour cause, il y est question de la guerre d’Indochine. Un conflit particulièrement navrant (on pourrait se demander quelle guerre n’est pas navrante, mais c’est un autre problème), que l’on résume souvent à son début – la déclaration d’indépendance lancée par Ho Chi Minh en 1945, étrangement mal reçue par le gouvernement tricolore – et à sa fin grotesque – la défaite de Dien Bien Phû, résultat d’un mouvement stratégique qui fera encore ricaner dans les écoles militaires des siècles à venir (en admettant que nous ne soyons pas tous morts avant d’une rafale de bombes atomiques en travers de la tronche, bien entendu).

En soi, un récit sur le sujet, ça ne paraît peut-être pas très sexy. Sauf que vous remettez votre temps de lecteur entre les mains d’Eric Vuillard, et que c’est une responsabilité qu’il prend très au sérieux. Les quelques deux cents pages que l’auteur vous offre en retour, pour paraître concises, n’en sont pas moins riches d’innombrables informations passionnantes, tout en s’avérant hilarantes, mordantes, révoltantes, grinçantes à souhait.
Le style Vuillard, en somme.

D’ailleurs, c’est quoi, ce fameux style Vuillard, qui lui a valu notamment un prix Goncourt ultra-mérité en 2017 pour L’Ordre du jour ? C’est un mélange de recherche historique pointue, de littérature virtuose (le sens de la formule de ce garçon, mon dieu, c’est une boîte de Quality Street à chaque page ou presque), et surtout un point de vue systématiquement original, décalé ; un regard sur l’événement historique qui prend le tableau de biais pour mieux le comprendre, ou au moins l’appréhender autrement.
Eric Vuillard n’est pas historien. Il ne se prétend pas tel. Il assume son statut d’écrivain, de manieur littéraire. C’est ce qui fait sa force – mais aussi sa limite pour ceux qui considèrent que l’Histoire est une chose trop sérieuse pour l’abandonner aux mains des scribouilleurs. Le point de vue s’entend. Vous aurez compris que je n’en ai rien à faire.

Vuillard est un homme de parti pris. Ça aussi, il l’assume. Ses convictions penchent à gauche, ce qui explique sa tendance naturelle à privilégier le côté des faibles, des opprimés, et à s’en prendre sans retenue aux décideurs, aux cyniques du pouvoir, sur lesquels il cogne avec une jubilation manifeste, qui se traduit par un maniement létal de l’ironie et un art de portraitiste qui n’est jamais loin de celui du caricaturiste, violent et cruel – des piques acerbes que les intéressés, en général, ont largement méritées.

Si l’on revient enfin au sujet du jour, il y a de quoi faire, et Eric Vuillard s’en donne à cœur joie. On commence avec les politiques, saisis lors d’une séance effroyable d’octobre 1950, lors de laquelle les parlementaires décident contre vents et marées la poursuite d’une guerre qui dure déjà depuis six ans et impose au pays un coût invraisemblable, en vies comme en argent.
On poursuit plus loin avec les militaires, superbe brochette d’arrogants à épaulettes, tellement sûrs de leur supériorité tactique et logistique qu’ils conçoivent de s’enfermer dans une cuvette (un « pot de chambre », raille l’auteur en verve) pour mieux y perdre tout seuls la fameuse bataille de Dien Bien Phû, achèvement logique d’une campagne désastreuse de bout en bout.
On termine, enfin, se croyant à bout de colère devant tant de gâchis assumé avec tant de suffisance, par une séance de conseil d’administration de la Banque d’Indochine, et l’on trouve encore la force de s’emporter en découvrant que les actionnaires de cette dernière, spéculant sur l’inévitable défaite, se sont garanti en 1954 les plus juteux dividendes de l’histoire de leur banque.

Navarre et Castries, respectivement concepteur et metteur en œuvre de la géniale stratégie de Dien Bien Phû

Pour nourrir son récit et ses réflexions, fidèle à ses habitudes, Eric Vuillard s’est appuyé sur des documents directs – compte-rendus de séance à l’Assemblée Nationale, de la réunion du conseil d’administration, archives… – qu’il met ensuite en scène, de manière très naturelle, grâce à son écriture toujours en alerte, et à un humour salvateur face à tant d’ignominie.
Il compose ainsi un tableau mouvant, dont les différentes facettes sont autant de réponses apportées à la problématique qui tend toute l’œuvre : à vouloir sauvegarder intérêts et apparences, y a-t-il seulement moyen de s’en sortir avec les honneurs ? La terrible ironie du titre résume avec sarcasme l’impossibilité de la chose et, en creux, les terribles conséquences que cette volonté de « sortie honorable » a eues sur tant de gens.

Cet écrivain surdoué, doublé d’un penseur dont le regard volontiers provocateur incite sans cesse à prendre ses responsabilités et à penser par soi-même, signe un nouveau brûlot essentiel dans ce style qui n’appartient qu’à lui, et qui nous a valu déjà nombre de merveilles littéraires. Eric Vuillard est un auteur nécessaire. Faites-vous du bien, lisez-le.


Une sortie honorable, d’Eric Vuillard
Éditions Actes Sud, 2022
ISBN 978-2-330-15966-5
208 p.
18,50 €