Par le vent pleuré, de Ron Rash

En 1969, une partie de l’Amérique vit au rythme libératoire du Summer of Love. Sexe, drogues et rock’n’roll – un cocktail dont la petite ville de Sylva, dans les Appalaches, est très éloignée. Bill et Eugene vivent avec leur mère sous la coupe de leur grand-père, l’influent médecin de la ville, qui finance leur existence à condition d’y exercer sa tyrannie ordinaire. Un jour de pêche au bord de leur rivière, les deux frères adolescents rencontrent Ligeia, une fille de leur âge à la beauté et aux moeurs incendiaires, envoyée par ses parents se calmer à Sylva pour éviter qu’elle ne fasse la bêtise de trop. A son contact, les garçons, surtout Eugene, le plus jeune, vivent une initiation accélérée à toutes sortes de plaisirs plus ou moins sains. Jusqu’à la disparition brutale de Ligeia, du jour au lendemain.
Plusieurs décennies plus tard, la rivière libère une poignée d’ossements cachés dans ses replis depuis autant d’années. Ce sont les restes de Ligeia. Pour Eugene, c’est un choc, et l’occasion de mettre au jour bien des secrets de sa jeunesse…
Ron Rash fait partie de ces auteurs américains si puissamment attachés à la région où ils sont nés et où ils vivent qu’ils en font le cœur de leur travail. Paysage emblématique des livres de Rash, les Appalaches n’en finissent donc pas de l’inspirer, et c’est tant mieux car, roman après roman, cet immense écrivain construit une œuvre exceptionnelle, d’une force littéraire si impressionnante qu’il figure pour moi parmi les meilleurs auteurs contemporains des États-Unis.
Par le vent pleuré creuse donc son sillon, en cultivant un certain nombre d’éléments récurrents chez le romancier : les secrets et les histoires de famille, la quête de liberté et d’émancipation, la force de la nature contre laquelle l’homme se heurte souvent, incarnée en particulier ici par la rivière (déjà omniprésente dans Le Chant de la Tamassee, sa précédente parution en France), le poids écrasant du passé et des non-dits…
Il y ajoute un aspect inédit en s’intéressant à cette période particulière de l’histoire des États-Unis, la fin des années 60 et le Summer of Love. Le décorum est connu, mais Rash le rend d’autant plus fascinant qu’il l’introduit dans un cadre, naturel et humain, qui en est très éloigné. La rudesse de la nature et des Appalachiens se heurte ainsi à la sauvagerie à la fois exaltante et dangereuse des corps et des âmes en quête de libération et d’abandon.
Plus maître de son style que jamais, Ron Rash observe ce frottement avec une précision d’ethnologue, jouant sur l’alternance entre le récit du présent (la découverte des restes de Ligeia et ses conséquences sur la vie d’Eugene et Bill) et celui du passé (la rencontre des deux frères avec la jeune fille) pour créer une tension sourde mais tenace. Cela vaut au roman d’être assez bref, tenaillé de doute et de mystère jusqu’au bout, et de monter en puissance à mesure que les ombres des personnages se dévoilent jusqu’aux révélations finales.
Sans être le livre le plus impressionnant ni le plus complexe de Ron Rash, Par le vent pleuré fait très belle figure dans son œuvre, et confirme s’il en est besoin la place incontestable que le romancier occupe dans les lettres américaines. Nous devrions découvrir l’année prochaine une autre facette de son travail, importante mais inédite chez nous, avec la publication d’un recueil de ses poèmes. Rash n’a pas fini de nous éblouir !
Par le vent pleuré, de Ron Rash
(The Risen, traduit de l’américain par Isabelle Reinharez)
Éditions du Seuil, 2017
ISBN 978-2-021-33855-3
208 p., 19,50€
A première vue : la rentrée P.O.L. 2016
Chez P.O.L. cette année, on retrouve quelques noms connus de la maison (Amigorena, Boyer, Montalbetti) mais pas de grosse pointure médiatique. On attend donc de découvrir de jolies choses (comme Titus n’aimait pas Bérénice, l’un des succès surprises de l’année dernière signé Nathalie Azoulai), avec comme souvent de l’inattendu et du singulier au menu – même si les espoirs sont assez maigres en cette rentrée 2016, soyons honnêtes, à une exception près. Voire deux, avec un peu de chance.
GRAVITY : La Vie est faite de ces toutes petites choses, de Christine Montalbetti
Dans l’espace, comment dort-on, comment fait-on la cuisine ou du sport ? A quoi pense-t-on avant le décollage de la navette qui doit vous emmener vers les étoiles ? Drôles de questions, n’est-ce pas ! Christine Montalbetti y répond, entre autres, dans ce roman extrêmement original qui nous fera découvrir toute la vie entourant l’aventure spatiale, au fil de petites scènes curieuses, surprenantes, amusantes… Assurément, un OVNI littéraire en perspective !
LOVE ACTUALLY : Amours sur mesure, de Mathieu Bermann
Ah, l’amour ! Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, ce sera toujours un sujet pour les écrivains. Et c’est donc celui choisi par Mathieu Bermann pour son premier roman, dans lequel il ambitionne d’en cerner toutes les facettes : amitié, plan cul d’un soir, rencontre de hasard, affection, amour durable d’un couple…
VERNISSAGES : Les premières fois, de Santiago H. Amigorena
Avec un titre pareil, vous me voyez venir, il va forcément être question d’amour. Oui, mais pas que – ouf ! Amigorena entreprend d’évoquer l’exaltation infinie que l’on ressent au moment où l’on accomplit en toute conscience quelque chose pour la première fois – tout en sachant que ce sentiment incroyablement puissant ne sera jamais restitué lors de la deuxième, troisième, dixième ou centième fois… Suivant les pas de son adolescence, il raconte donc ses premières fois, les reliant à la littérature et à l’art d’écrire.
COMME JE VOUS AIME, COMME J’AI PEUR DE VOUS : Yeux noirs, de Frédéric Boyer
Le narrateur tente de raconter un souvenir d’enfance perdu, l’histoire d’une rencontre troublante. Et un prétexte pour causer de quoi ? Hé ben, d’amour, tiens. Cf. Ci-dessus…
RIPLEY : Double nationalité, de Nina Yargekov
Le résumé Électre est vraiment rigolo : « Une jeune femme se réveille dans un aéroport, se questionnant à la fois sur son identité et sur sa destination. Dans son sac, elle dispose de deux passeports et d’une lingette rince-doigts. Que doit-elle faire ? » Bon, pas sûr que le roman soit aussi joueur qu’il n’en a l’air…
Lunerr, de Frédéric Faragorn
Signé Bookfalo Kill
Pour avoir prononcé par mégarde le mot « Ailleurs » en classe, Lunerr est fouetté jusqu’au sang puis devient un paria, tout comme sa mère, employée de maison, que tous ses patrons renvoient pour souligner l’infamie commise par son fils. A Keraël, les drouiz, gardiens du culte, enseignent qu’il n’y a rien en-dehors de leur ville, rien au-delà du désert qui l’entoure, île civilisée perdue au milieu d’une immensité de sable et de pierre. Ne faire que serait-ce que penser à ce qu’il pourrait y avoir ailleurs va donc à l’encontre des lois fondamentales de la cité.
Le crime involontaire de Lunerr intéresse pourtant Ken Werzh. Le plus vieux notable de Keraël, qui vit quasi reclus dans sa luxueuse maison toute en bois, est un érudit que l’on respecte autant qu’on le craint, à la fois pour son apparence effrayante de vieillard décharné aux yeux morts, pour son caractère ombrageux et ses idées étranges. Il embauche la mère de Lunerr pour assurer son ménage, et propose au jeune garçon de devenir son secrétaire particulier. De quoi changer la vie de Lunerr – mais en bien ou en mal ?…
Difficile de ne pas penser au Passeur de Lois Lowry quand on lit ce roman. Même lieu isolé et comme coupé du monde, même communauté fermée sur elle-même, intrigue similaire : un jeune garçon rencontre un vieux sage en marge de la société, qui lui offre la possibilité de découvrir l’envers du décor, les vérités que les autorités souhaitent garder secrètes parce qu’elles dérangent le monde tel qu’elles l’ont conçu… La mécanique est connue et efficace.
Cependant, la comparaison s’arrête là, d’abord parce que Lunerr n’a pas la puissance et la grâce unique du Passeur. Ensuite car le monde imaginé par le romancier français est tout sauf utopique. Les différences sociales sont flagrantes et a vie à Keraël est particulièrement dure, presque archaïque, dénuée de progrès technologiques. La récolte de l’eau, denrée rare, se fait ainsi à l’aide de grands filets tendus dans le désert pour capturer le brouillard et en extraire l’humidité. (Une technique inspirée de faits réels par ailleurs.)
Le grand intérêt de Lunerr est d’aborder des sujets essentiels de la vie des hommes avec clairvoyance, voire avec audace. La question de la religion est ainsi centrale, et Faragorn n’hésite pas à remettre en question l’utilité des rites lorsque ceux-ci, à force d’être répétés de manière automatique et sans âme, finissent par être dénués de sens… Une réflexion qui trouve un écho dans bien des pratiques religieuses aujourd’hui, quelque que soit l’objet de la foi d’ailleurs.
Frédéric Faragorn parle aussi de transmission, d’héritage, d’éducation, et surtout de liberté de penser – autant de sujets fondamentaux, et susceptibles de faire écho aux interrogations de ses jeunes lecteurs.
Enfin, le roman ne serait pas réussi sans de bons personnages, et à ce titre, Lunerr est excellent, du jeune héros à son pitwak, animal de compagnie parlant drôle et touchant, en passant par son vieux maître, énigmatique et inquiétant, sa mère, ses amis, les drouiz… Une galerie riche et bien en place dans un décor imaginaire d’une grande force visuelle.
Un roman qui assume son équilibre précaire entre noirceur et espoir, et dont la chute, très ouverte, laisse espérer une suite… A partir de douze ans.
Lunerr, de Frédéric Faragorn
Éditions École des Loisirs, collection Médium, 2012
ISBN 978-2-211-20962-5
189 p., 14,20€
Le Monde à l’endroit, de Ron Rash
Signé Bookfalo Kill
Le Monde à l’endroit s’ouvre sur les notes d’un médecin, qui relate dans son carnet de bord les différents soins qu’il est amené à effectuer, et la manière dont il est rétribué – ici vingt livres de farine, là deux douzaines d’œufs, de temps en temps un peu d’argent. Nous sommes en 1850. Ces notes illustrent la vie rurale américaine de l’époque, une vie simple et fruste. Elles réapparaissent à intervalle régulier dans le roman – sauf que, plus on avance dans le temps, moins elles sont anodines. La nature des maux change, des blessures, par balles, au couteau, à la baïonnette, des engelures et des amputations… C’est la Guerre de Sécession et ses ravages.
L’ensemble du nouveau roman de Ron Rash est construit sur la même idée : tout d’abord, on pense lire une histoire assez classique, presque déjà vue même si elle est bien menée ; puis, petit à petit, quelque chose d’autre s’installe, plus complexe et plus profond.
Au début donc, tout laisse à penser à un roman initiatique dans les règles de l’art : de nos jours, le héros, Travis Shelton, est un adolescent en rupture d’autorité, pas loin de la sortie de route, que des rencontres imprévues amènent à se remettre en question et à changer de vie. Au hasard d’une partie de pêche, il découvre les plants de cannabis que les Toomey père et fils, gaillards fort peu recommandables, font pousser sur leur propriété. Voyant là l’occasion de se faire un peu d’argent de poche facile, Travis n’a aucun scrupule à se servir et à revendre sa « récolte » à Leonard Shuley, ancien prof devenu dealer.
Carlton Toomey, le propriétaire des lieux, finit par le surprendre et lui donne une bonne et terrible leçon. Un événement qui va bizarrement donner à Travis l’impulsion nécessaire pour tenter d’améliorer son existence, en fuyant son père autoritaire, en tombant amoureux et en reprenant ses études. A cette occasion, il se passionne pour l’histoire locale et découvre le passé de Madison, le comté des Appalaches où il vit, marqué par un terrible massacre durant la Guerre de Sécession.
Même si les brèves notes intercalées du médecin intriguent, on est au début du roman saisi par une sorte de faux rythme, de nonchalance néanmoins non dénuée d’intérêt. Ron Rash prend le temps d’introduire tranquillement ses personnages, Travis d’abord, puis Leonard – qui servira de père de substitution au jeune homme – et son étrange compagne Dena, les Toomey, et enfin Lori, la petite amie de Travis.
Écrivain des paysages, amoureux de la Caroline du Nord où il vit, le romancier campe également quelques décors, peu nombreux, comme autant de points cardinaux à une histoire beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. On en saisit néanmoins chaque nuance, on voyage comme si on y était parmi les champs de tabac, sous le soleil ardent qui écrase l’été des Appalaches ou dans le froid pétrifiant des montagnes l’hiver.
Et c’est ainsi que Rash, insidieusement, nous embarque dans son histoire. Aux thèmes de l’autorité parentale, de la famille, de l’éducation induits par l’aspect initiatique du récit, l’auteur superpose, par strates successives, d’autres sujets. Tout en étant instructive pour le lecteur, l’histoire de la guerre de Sécession permet par exemple d’élargir le champ des réflexions sur ce dont est capable l’homme, ses engagements, ses possibles aveuglements – préoccupations récurrentes chez le romancier.
Sur un virage ultra-serré, il fait ensuite basculer le récit pour le conduire vers une conclusion sombre, au terme de cinquante dernières pages au rythme effréné et aussi implacable que le Destin au travail. Rash est peut-être américain, il n’est pas pour autant du genre à céder à la tentation du happy end.
Du point de vue de l’écriture, on est plus proche d’Un pied au paradis, le premier roman de Rash, que du lyrisme du sublime Serena, écrit après Le Monde à l’endroit. Le romancier opte pour un style assez rugueux et néanmoins fluide, dénué d’effets superflus. Les dialogues sonnent juste, jouant sur le cadre rural du roman sans tomber dans le cliché paysan lourdingue. Rash s’amuse d’ailleurs avec le personnage de Carlton Toomey, trafiquant roué qui se fait passer pour plus simplet et inoffensif qu’il n’est en parlant exprès comme un bouseux.
Un détail du personnage qui, mine de rien, sonne comme une mise en abyme, un clin d’œil de Ron Rash sur son propre travail d’écrivain.
Le Monde à l’endroit, de Ron Rash
Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez
Éditions du Seuil, 2012
ISBN 978-2-02-108174-9
281 p., 19,50€