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À première vue : la rentrée Flammarion 2021


Intérêt global :


Des sept parutions de l’année dernière chez Flammarion, on remonte à onze cette année (si j’ai bien compté).
Dommage.
Pour le reste, on trouve du médiatique (Angot, Djian), du vrai talent (Reverdy), mais aussi un drôle de pari : aligner cinq premiers romans sur la grille de départ (plus une première traduction). Et ce courage-là, mine de rien, mérite au moins d’être salué – en attendant de voir si les livres en question méritent autant d’attention.


UN PRÉFÉRÉ


Climax, de Thomas B. Reverdy

J’aime cet auteur. J’ai parfois le sentiment que son univers, sa force littéraire et la variété de ses sujets ne sont pas assez payés de retour, que ses livres ne rencontrent pas toujours le succès qu’ils mériteraient. C’est peut-être une fausse impression (d’autant qu’il collectionne les récompenses, dont le Prix des Libraires en 2016 et l’Interallié en 2018), je n’ai aucune donnée pour étayer cette sensation hormis mes propres ressentis de terrain ; et si je me trompe, tant mieux.
Toujours est-il qu’un nouveau roman de Thomas B. Reverdy est toujours pour moi un objet de curiosité. Cette fois, il nous emmène dans un village norvégien, menacé par un accident sur une plateforme pétrolière au large. Sans parler du glacier qui se fissure et des poissons morts qui s’agglutinent sur le rivage… Un ingénieur géologue, originaire des lieux, se présente au village pour se confronter autant à son passé qu’à la perspective d’un monde sur le point de s’effondrer.


À LA UNE


Double Nelson, de Philippe Djian

L’un des noms les plus solides de la maison Flammarion, habitué des rentrées littéraires et des unes de la presse spécialisée.
Djian revient avec le nom d’une prise de catch en guise de titre, pour raconter une rupture amoureuse suivie de drôles de retrouvailles : elle, membre des forces spéciales d’intervention de l’armée, vient se réfugier chez lui, écrivain en proie au doute, pour échapper à une troupe de mercenaires lancée à ses trousses. Commence alors une drôle de danse, où la nécessité d’apprendre à revivre ensemble s’accompagne d’une menace mortelle…
Drôle de pitch, qui propose un angle plutôt ludique pour détricoter l’éternelle question de la relation amoureuse.

Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot

Autant j’aime Reverdy, autant je déteste Christine Angot. Son style tout d’abord, que je trouve caricatural, creux et haché, faussement rythmé de répétitions obsessionnelles et plombés de dialogues terriblement plats, et dont je me demande comment autant de gens supposés savoir lire (je pense très fort à Bernard Pivot par exemple, qui ne s’est jamais caché d’aduler le travail de la dame) sont capables de chanter les louanges.
Je n’apprécie guère l’auteure non plus, et par l’auteure, j’entends la personnalité qui manque rarement une occasion de déverser sa morgue, son fiel et sa froideur dans les médias.
S’il y a une chose que je veux lui reconnaître en revanche, c’est la constance avec laquelle elle campe son œuvre autour du drame qui a façonné sa vie, drame dont elle est loin d’être la seule victime et auquel elle donne une voix et une visibilité essentielles depuis toutes ces années.
Pas de surprise : dans ce nouveau roman, Angot parle donc d’inceste. Elle aborde cette fois la question en creusant le point de vue de l’enfant, puis de l’adolescente et de la jeune femme victime de son père.


AH AH, BIOGRAPHIE !


Tout ce qui est beau, de Matthieu Mégevand
Matthieu Mégevand s’est fait une spécialité de capter en littérature des figures artistiques flamboyantes. Après le poète Roger-Gilbert Lecomte et Lautrec, le voici qui s’attaque au génie ultime : Mozart. 192 pages pour cerner l’une des figures les plus célèbres du monde, et trouver en mots l’équivalent des notes avec lesquelles le compositeur a créé sa renommée intemporelle.

Presque toutes les femmes, d’Héléna Marienské
Les ennemis de la vie ordinaire, roman délirant sur l’addiction paru en 2015, m’avait bien fait marrer. Le registre de ce nouveau titre sonne différemment, puisque la romancière y dresse le portrait des femmes de sa vie, qu’elles aient laissé une trace positive ou non sur son existence. Une autobiographie en creux, donc. Cela n’empêche pas l’humour, mais sans tirer du côté hirsute qui m’avait réjoui dans Les ennemis


PREMIERS ROMANS (5 + 1)


Le Chien, d’Akiz
(traduit de l’allemand par Bruce Germain)

Réalisateur et scénariste allemand, Akiz ajoute la corde de romancier à son arc.
Le Chien du titre, c’est un drôle de type, dont on ne sait rien hormis les rumeurs étranges qui courent sur son compte. Ce qui est sûr, c’est le gars est un prodige en cuisine. Son embauche dans le restaurant de luxe El Cion aurait pu être joyeuse. Mais c’est moins un palais raffiné qu’une grenade dégoupillée que le chef a engagé. Et quand ça va péter, ça va faire mal.
Petite curiosité pour ce titre au résumé intrigant, dont les premières lignes happent et interpellent.

L’Éblouissement des petites filles, de Timothée Stanculescu

Bon, déjà, histoire d’éviter les confusions, sachez que Timothée ici est une fille. Qui s’essaie au roman d’apprentissage adolescent, en racontant la fascination d’une jeune fille, Justine, à l’égard d’Océane. Ancienne copine d’enfance, devenue simple voisine de village et lycéenne comme elle.
Sauf qu’Océane a disparu, et dans ce coin de France où il ne se passe jamais rien, c’est plus qu’un fait divers.
Un événement assez troublant pour pousser Justine à vouloir, comme Océane, s’initier aux garçons, quitte à jeter son dévolu sur le jardinier de sa mère – qui est un homme, plus un garçon.
Bref. Tout ceci me rappelle un roman de Megan Abbott, La Fin de l’innocence, livre puissant et brillant. Si le sujet vous intéresse, celui-là, je vous le conseille sans hésiter. Pour celui-ci, dont on commence à causer un peu, je vous laisse juge.

L’Amour et la violence, de Diana Filippova

Le titre n’est pas fou, la couverture non plus, mais le pitch rattrape un peu (toutes proportions gardées).
Valentin vit dans une chambre de bonne d’où il observe la Cité, seul, pendant que sa mère, répétitrice auprès des familles illustres, s’absente le jour comme la nuit. Né de l’autre côté du mur, déchiré entre le rêve de se fondre dans les hauts milieux et la conscience aiguë d’une société au bord de l’implosion, il se débat avec le passé et la mémoire.
Selon l’éditeur, un premier roman entre dystopie, roman social et récit d’apprentissage.


Ce qui gronde, de Marie Petitcuénot
Sur le papier, elle a tout pour être heureuse : un mari, trois enfants, un boulot intéressant. Et pourtant. La jeune femme qu’elle fut avant cette vie bien rangée commence à protester, et lui enjoint de se rebeller contre le fait social établi. Bonne mère, bonne épouse, femme intégrée, une fin en soi ? Et faut-il pour autant renoncer à sa liberté ? Un plaidoyer féministe pour une autre façon d’être mère.

Buenos Aires n’existe pas, de Benoît Coquil
Marcel Duchamp arrive à Buenos Aires en septembre 1918 et y demeure neuf mois. De ce séjour, on sait peu de choses. Un terreau idéal pour un écrivain, qui permet donc à Benoît Coquil d’imaginer ce récit littéraire dont la ville est autant la figure principale que l’artiste.

Mississippi Driver, de Lee Durkee
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard)

C’est en réalité le deuxième roman de Lee Durkee, mais le premier traduit en français, alors bon, il a sa place dans cette rubrique consacrée aux débutants. Il y raconte la journée d’un chauffeur de taxi à Gentry, Mississippi, et ses différents passagers qui, tous à leur manière, racontent un peu de cette fameuse « Amérique profonde » qui fait tant causer au moment des élections présidentielles.


BILAN


Lecture certaine :
Climax, de Thomas B. Reverdy

Lecture potentielle :
Le Chien, d’Akiz

Lecture hypothétique :
L’Amour et la Violence, de Diana Filippova

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A première vue : la rentrée Rivages 2017

Lentement mais sûrement, les éditions Rivages – qui ont construit leur réputation sur un catalogue de polar et de littérature étrangère incontournable – ont installé les couvertures bleu foncé de leurs romans français sur les tables des librairies. Cette année, ils présentent deux de leurs jeunes auteurs phares, ainsi qu’un seul roman étranger, le premier d’un auteur irlandais auquel ils croient beaucoup – et de leur part, ça veut dire beaucoup !

Geary - VeraSWEET SIXTEEN : Vera, de Karl Geary (lu)
(traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy)
Acteur, scénariste, Karl Geary signe donc ce premier roman irlandais dont les éditions Rivages font leur fer de lance pour cette rentrée. L’histoire d’une rencontre décisive entre Sonny, apprenti boucher de 16 ans au quotidien morne et à l’avenir bouché, et Vera, trentenaire solitaire qui va lui faire découvrir l’univers des livres et de la culture.
Pour ce roman traduit par l’excellente Céline Leroy, on commence par penser à l’inévitable Ken Loach, avant d’oublier toute référence pour se laisser happer par ce livre âpre, rugueux, douloureux et pourtant lumineux. Un récit d’apprentissage de la vie, une histoire d’amour(s), sans pathos ni misérabilisme, avec lequel il faudra compter sans hésiter. Superbe !

*****

Bonnefoy - Sucre noirPIRATES DES CARAÏBES : Sucre noir, de Miguel Bonnefoy (lu)
Un navire de pirates s’échoue sur la cime des arbres, dans les Caraïbes. A son bord, des hommes hagards, un trésor prodigieux et, veillant jalousement sur lui, le capitaine Henry Morgan, grand flibustier devant l’Éternel.
Trois siècles plus tard, la légende du trésor de Henry Morgan attire sur ces terres pauvres le jeune et ambitieux Severo Bracamonte, prêt à tout pour exhumer cette fortune extraordinaire de sa cachette secrète. A défaut d’or et de bijoux, il trouve l’amour en la personne de Serena Otero, héritière d’une plantation de cannes à sucre fondée par son père Ezequiel… Roman d’aventures et d’amours déçues, qui parfois sont les mêmes, Sucre noir fait souffler un vent d’originalité et d’exotisme bienvenu au coeur d’une littérature française parfois trop stéréotypée.

Ruben - Sous les serpents du cielTHE KITE RUNNER : Sous les serpents du ciel, d’Emmanuel Ruben
Au milieu du XXIe siècle, les pans du grand barrage de l’Ile du Levant se fissurent. Dans une vieille ville anonyme, quatre hommes prennent alors la parole pour imaginer le futur. Ils se souviennent ensuite de la mort de Walid, un adolescent qui a été tué vingt ans auparavant alors qu’il faisait voler un cerf-volant au-dessus de la frontière (résumé Electre). Deuxième roman d’Emmanuel Ruben après la remarquée Ligne des glaces (2014).

 


La Promo 49, de Don Carpenter

Signé Bookfalo Kill

Clyde Marriman n’a pas d’ambitions particulières, mais le fait de mettre accidentellement Nancy Farr enceinte décide de sa vie pour lui. Janet Satterlee ne rêve que d’une chose : devenir la Reine du Festival de la Rose. Blaze Cooney décide de consacrer son été à écrire le grand roman qui mettra tout le monde d’accord. Tommy German tente de séduire toutes les filles qui se présentent, ce qui lui vaut entre autres choses de se faire démolir la mâchoire par un amant jaloux.
Ces jeunes gens, et bien d’autres de leurs camarades, viennent de quitter le lycée. Nous sommes en 1949, ils sont jeunes, ils ont la vie devant eux, et déjà des raisons de passer à côté de leur existence – ou pas…

Carpenter - La Promo 49Après avoir exhumé Sale temps pour les braves du regrettable oubli où la France l’avait abandonné depuis sa parution en 1966, les éditions Cambourakis poursuivent avec bonheur la publication des œuvres de Don Carpenter. Sortie en 1985, soit presque vingt ans après son superbe premier roman, La Promo 49 nous offre une autre vision de son talent. Beaucoup plus bref, ce livre est constitué de courts chapitres qui sautent d’un personnage à un autre, le plus souvent sans continuité particulière, sinon celle du temps qui s’écoule au fil de l’année 1949.

Avec cette galerie de caractères hétéroclites et très réussis, Carpenter joue sur deux tableaux. Le premier, au sens large, dépeint l’Amérique de l’après-guerre, tiraillée entre son habituel rigorisme moral et une envie folle d’insouciance et de liberté. Les chapitres consacrés aux virées à Seaside, où « les filles ne manquaient pas et toutes venaient pour coucher », sont ainsi particulièrement éloquentes. Tandis que la respectabilité impose le mariage en cas de grossesse intempestive, les adolescents traquent les expériences sexuelles et/ou l’amour avec la ferveur du chasseur sur la piste du gros gibier. Ce qui donne beaucoup de scènes drôles, touchantes ou pathétiques selon les cas de figure.

Le second plan est plus personnel puisque, comme ses personnages, Don Carpenter avait dix-huit ans en 1949. Avec une intimité que le recul créé par le moment de l’écriture teinte de réactions diverses – tendresse, sagesse, tristesse… -, le romancier dépeint une adolescence américaine à l’aube des années 50 et ses obsessions : les voitures, les filles (ou les garçons), la peur aveugle du communisme, l’alcool comme tabou à briser, l’insouciance de la jeunesse qui se heurte au grand vide des lendemains adultes, l’engagement dans l’armée… Il ne cède jamais à la nostalgie facile, grâce à son écriture précise et économe, qui va toujours à l’essentiel, et donc au plus juste.
Paradoxalement, c’est en touchant à l’intime que Carpenter élargit son propos jusqu’à le rendre intelligible et sensible à tous. Nul besoin d’être américain pour se retrouver dans les atermoiements, les doutes, les ivresses incontrôlables d’une adolescence qui fut autant la leur qu’elle peut être celle de notre temps ; entre les lignes, le sujet est universel et intemporel, et il vibre aujourd’hui avec la même force qu’alors.

La Promo 49 traverse l’époque qu’elle dépeint comme elle traverse des sentiments contrastés, que la traduction une nouvelle fois inspirée de Céline Leroy saisit à merveille. Entre humour, ironie, inquiétude et mélancolie, ce roman patchwork prouve la singularité d’un romancier qui, même dans le cadre balisé du roman d’apprentissage, parvenait à sortir des sentiers battus. Une œuvre à découvrir, définitivement.

La Promo 49, de Don Carpenter
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy
Éditions Cambourakis, 2013
ISBN 978-2-36624-032-0  
135 p., 17,50€


Le Monde à l’endroit, de Ron Rash

Signé Bookfalo Kill

Le Monde à l’endroit s’ouvre sur les notes d’un médecin, qui relate dans son carnet de bord les différents soins qu’il est amené à effectuer, et la manière dont il est rétribué – ici vingt livres de farine, là deux douzaines d’œufs, de temps en temps un peu d’argent. Nous sommes en 1850. Ces notes illustrent la vie rurale américaine de l’époque, une vie simple et fruste. Elles réapparaissent à intervalle régulier dans le roman – sauf que, plus on avance dans le temps, moins elles sont anodines. La nature des maux change, des blessures, par balles, au couteau, à la baïonnette, des engelures et des amputations… C’est la Guerre de Sécession et ses ravages.
L’ensemble du nouveau roman de Ron Rash est construit sur la même idée : tout d’abord, on pense lire une histoire assez classique, presque déjà vue même si elle est bien menée ; puis, petit à petit, quelque chose d’autre s’installe, plus complexe et plus profond.

Au début donc, tout laisse à penser à un roman initiatique dans les règles de l’art : de nos jours, le héros, Travis Shelton, est un adolescent en rupture d’autorité, pas loin de la sortie de route, que des rencontres imprévues amènent à se remettre en question et à changer de vie. Au hasard d’une partie de pêche, il découvre les plants de cannabis que les Toomey père et fils, gaillards fort peu recommandables, font pousser sur leur propriété. Voyant là l’occasion de se faire un peu d’argent de poche facile, Travis n’a aucun scrupule à se servir et à revendre sa « récolte » à Leonard Shuley, ancien prof devenu dealer.
Carlton Toomey, le propriétaire des lieux, finit par le surprendre et lui donne une bonne et terrible leçon. Un événement qui va bizarrement donner à Travis l’impulsion nécessaire pour tenter d’améliorer son existence, en fuyant son père autoritaire, en tombant amoureux et en reprenant ses études. A cette occasion, il se passionne pour l’histoire locale et découvre le passé de Madison, le comté des Appalaches où il vit, marqué par un terrible massacre durant la Guerre de Sécession.

Même si les brèves notes intercalées du médecin intriguent, on est au début du roman saisi par une sorte de faux rythme, de nonchalance néanmoins non dénuée d’intérêt. Ron Rash prend le temps d’introduire tranquillement ses personnages, Travis d’abord, puis Leonard – qui servira de père de substitution au jeune homme – et son étrange compagne Dena, les Toomey, et enfin Lori, la petite amie de Travis.
Écrivain des paysages, amoureux de la Caroline du Nord où il vit, le romancier campe également quelques décors, peu nombreux, comme autant de points cardinaux à une histoire beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. On en saisit néanmoins chaque nuance, on voyage comme si on y était parmi les champs de tabac, sous le soleil ardent qui écrase l’été des Appalaches ou dans le froid pétrifiant des montagnes l’hiver.

Et c’est ainsi que Rash, insidieusement, nous embarque dans son histoire. Aux thèmes de l’autorité parentale, de la famille, de l’éducation induits par l’aspect initiatique du récit, l’auteur superpose, par strates successives, d’autres sujets. Tout en étant instructive pour le lecteur, l’histoire de la guerre de Sécession permet par exemple d’élargir le champ des réflexions sur ce dont est capable l’homme, ses engagements, ses possibles aveuglements – préoccupations récurrentes chez le romancier.
Sur un virage ultra-serré, il fait ensuite basculer le récit pour le conduire vers une conclusion sombre, au terme de cinquante dernières pages au rythme effréné et aussi implacable que le Destin au travail. Rash est peut-être américain, il n’est pas pour autant du genre à céder à la tentation du happy end.

Du point de vue de l’écriture, on est plus proche d’Un pied au paradis, le premier roman de Rash, que du lyrisme du sublime Serena, écrit après Le Monde à l’endroit. Le romancier opte pour un style assez rugueux et néanmoins fluide, dénué d’effets superflus. Les dialogues sonnent juste, jouant sur le cadre rural du roman sans tomber dans le cliché paysan lourdingue. Rash s’amuse d’ailleurs avec le personnage de Carlton Toomey, trafiquant roué qui se fait passer pour plus simplet et inoffensif qu’il n’est en parlant exprès comme un bouseux.
Un détail du personnage qui, mine de rien, sonne comme une mise en abyme, un clin d’œil de Ron Rash sur son propre travail d’écrivain.

Le Monde à l’endroit, de Ron Rash
Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez
Éditions du Seuil, 2012
ISBN 978-2-02-108174-9
281 p., 19,50€


Les locataires de l’été, de Charles Simmons

Signé Bookfalo Kill

“C’est pendant l’été de 1968 que je tombai amoureux et que mon père se noya.”

Charles Simmons maîtrise l’art complexe et déterminant de la première phrase. Celle des Locataires de l’été est un modèle du genre. Tous les commentateurs de ce roman en soulignent l’importance, et avec raison. Après un début pareil, comment ne pas vouloir connaître la suite du livre ?

Pourtant, le sujet du roman n’a rien de très original. Michael, le narrateur, a quinze ans. Il passe l’été en famille au Cap Bone, bout de terre enfoncé dans l’océan où ne s’élèvent que quelques résidences estivales. Il y a là son père et sa mère, ainsi que son chien Blackheart.
La famille dispose d’un pavillon en retrait de leur propre maison, qu’elle loue cette année-là à Mme Mertz et à sa fille, Zina, dont Michael tombe éperdument amoureux. Zina a la vingtaine et, si elle s’entiche du jeune garçon, elle ne veut que de l’amitié entre eux. Ils passent du temps ensemble, partagent beaucoup, mais rien de ce que rêverait Michael.
Puis il y a les Cuddihy, qui passent régulièrement avec leur fille Melissa, pour le coup amoureuse sans retenue de Michael. Et d’autres gens, que l’été fait se croiser, se rencontrer, se désirer…

Deux titres de chapitre contiennent le mot “amour” : tout est dit, Charles Simmons signe sans équivoque un roman initiatique. Passion, jalousie, désir, sexualité, rivalité, tous les ingrédients incontournables y sont.
L’intérêt du livre repose sur la manière dont l’auteur mène cette énième variation sur le sujet le plus rebattu de la littérature. Tout repose sur le ton du narrateur et donc sur le caractère de ce dernier : calme, objectif, parfois distancié, partagé entre naïveté et conscience intuitive des complexités de l’âme, en cela un parfait adolescent.
Pourtant au centre des intempéries sentimentales du récit, Michael en semble parfois plus témoin qu’acteur. Il se laisse guider, ballotter, porter vers toutes les limites, tel le meilleur des bateaux qui peut parfois partir à la dérive selon les caprices de l’océan.

Je n’amène pas la métaphore navigatrice par hasard : la nature est au cœur du roman, à commencer par l’océan bien sûr. Le premier chapitre relate ce jour où Michael et son père, partis à la nage vers un banc de sable au large, manquent se noyer, trompés par les remous de la mer. Le danger est déjà là, prescrit, qui emportera le père au final – il faut cependant lire le roman jusqu’au bout pour comprendre comment et pourquoi…
Mais Simmons est plus subtil, qui joue des variations du temps, du sable, de l’océan, de la faune, pour y dessiner en creux les doutes et les errances des hommes. Le romancier joue avec art de l’ellipse, du non-dit et de l’évocation, évitant ainsi les pièges de la psychologie de bazar. Son style est direct et économe, ce qui n’exclut pas quelques fulgurances admirables :

“Ce soir-là, [la mer] était inhabituellement calme. Des vaguelettes brisaient paisiblement sur le rivage. Par de telles soirées d’été, je me disais que l’océan était factice. Comment quelque chose dont le corps était aussi vaste et aussi pesant pouvait-il avoir le bout des doigts si délicat ?” (p.103-104)

“La photographie ne compte pas beaucoup de génies. C’est un art trop facile pour qu’on y soit bon, et trop difficile pour qu’on y soit mieux que bon.” (p.134)

Par leur sobriété et leur classicisme littéraire, Les locataires de l’été semblent un témoignage direct des années 60, tel un cliché de l’époque pris sur le vif. On est d’autant plus (heureusement) surpris de découvrir qu’il est paru en 1998.
Un roman contemporain qui ravira les amateurs de littérature fine et sans esbroufe. Oui, ça existe encore !

Les locataires de l’été (Salt Water), de Charles Simmons
Editions Phébus (collection Libretto), 1998
ISBN 978-2-859-40604-2
188 p., 7,50€