À première vue : la rentrée Minuit 2020

Intérêt global :
Chez Minuit, on sort la grosse artillerie. Traditionnellement, la maison historique publie peu, s’autorisant même à ne pas participer à la rentrée littéraire si aucun texte n’est prêt.
En cette année particulière, le hasard veut que deux des plus grands noms du catalogue à l’étoile bleue proposent leur nouveau livre en même temps.
Histoires de la nuit, de Laurent Mauvignier
Considéré comme l’un des meilleurs écrivains français contemporains, adulé par certains, Laurent Mauvignier fait aussi partie de ces auteurs à qui l’on promet le Goncourt à chaque nouvelle parution, et qui ne l’a jamais. À tort ou à raison, zat is ze question.
Quatre ans après l’excellent Continuer, revoici donc Mauvignier, avec un roman dont le résumé laisse penser à un thriller (!), impression renforcée par un titre évoquant un conte macabre… Nous sommes à la Bassée, un bourg réduit à sa plus simple expression, quelques maisons disséminées dans la nature. (Rien à voir donc avec la ville du nord qui porte le même nom et compte plus de 6000 habitants (merci l’ami Wiki)). N’y vivent qu’une famille, Bergogne, sa femme Marion et leur fille Ida, et une artiste prénommée Christine. Ce petit monde s’active à préparer la fête célébrant les 40 ans de Marion. Mais des inconnus sont surpris en train de rôder autour du hameau…
Dit comme ça, ça fait un peu envie, hein ? Bon, j’ai eu le texte. Je l’ai ouvert. J’ai essayé de lire la première phrase, qui doit faire une quinzaine de lignes. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois avant d’en comprendre le sens. Trop d’incises, trop de complications, trop de tours et détours qui visent à faire comprendre la confusion de l’héroïne en provoquant celle du lecteur. D’entrée de jeu, même si je comprends l’intention, ça me gonfle, j’avoue.
Il faudra peut-être s’acharner, Mauvignier après tout n’a jamais été un écrivain « facile ». Mais ce genre de procédé, oui, parfois, ça me fatigue, désolé. J’espère revenir dans quelques semaines en disant que son roman, au bout du compte, est formidable (ce que son résumé inattendu, encore une fois, peut laisser espérer). Il faudra juste que je me fasse un peu violence.
Les émotions, de Jean-Philippe Toussaint
Toussaint aime bien les cycles. Après la tétralogie M.M.M.M. (comme Marie Madeleine Marguerite de Montalte, la femme au centre de ce projet littéraire en quatre saisons), le voici qui déroule une suite consacrée à Jean Detrez, un agent de la Commission Européenne que l’on a découvert l’année dernière dans La Clé USB. Le voici qui s’interroge sur la distinction entre avenir public, qui peut s’étudier sur une base scientifique, entre avenir privé, qui convoque des sensations beaucoup plus volatiles et incertaines.
Et pour en savoir plus, et tâcher d’y comprendre quelque chose, il faudra lire le livre. (Non, je ne fais du teasing facile, je ne l’ai pas lu. Et n’ai pas tellement l’intention de le faire, d’ailleurs, ayant déjà zappé le précédent.)
À première vue : la rentrée Grasset 2020

À première vue, en survolant la rentrée Grasset, mon vilain petit génie intérieur m’a soufflé qu’il y avait enfin moyen de montrer les crocs avec lesquels les Cannibales, à l’occasion, aiment à déchiqueter la viande pas fraîche. Il faut dire que c’est une année sans Sorj Chalandon donc, déjà, l’enthousiasme est modéré. (Même si le dernier roman en date de l’ami Sorj, paru en 2019, ne m’a pas totalement convaincu. Comme quoi…)
Et puis, en y regardant de plus près, j’ai eu l’impression qu’il y avait peut-être matière à curiosité. Pas forcément pour moi, mais sûrement pour plein de gens et, en restant aussi objectif que possible, à raison.
Je garde donc la bride au cou de ma mauvaise foi, en attendant de dérouler le programme titre à titre.
Allez, c’est parti !
Intérêt global :
LE MAÎTRE DES FJORDS, DE LA MER ET DES LANDES
Lumière d’été, puis vient la nuit, de Jón Kalman Stefánsson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Depuis quelques années, Jón Kalman Stefánsson est devenu un incontournable de la littérature islandaise. En France, ses romans rencontrent un succès qui ne se dément pas, et semble même s’accroître à chaque nouvelle parution. Le résumé de ce nouvel opus devrait confirmer la tendance, et ses lecteurs retrouver ce qu’ils aiment chez lui : un sens délicat de l’humain dans les décors singuliers de l’Islande, où la nature est un personnage à part entière de l’intrigue.
Cette fois, Stefánsson pose son regard limpide sur un village niché dans les fjords de l’ouest, où il suit le ballet quotidien de la vie de ses habitants. L’existence y semble sage et bien réglée, mais l’inattendu peut surgir de nulle part et semer le trouble. Un retour imprévu, une petite robe en velours sombre, l’attraction des astres ou des oiseaux, voire le murmure des fantômes…
(RE)CROIRE À L’AVENIR
Des rêves à tenir, de Nicolas Deleau
Rêvons un peu, rêvons grand large et solidarité humaine contre la marche impitoyable du monde. C’est, semble-t-il, le mantra de Nicolas Deleau pour son deuxième roman après Les rois d’ailleurs (Rivages, 2012). Il nous accueille dans un petit port de pêche, où se réunit une joyeuse communauté de doux dingues, les Partisans de la Langouste, dont l’objectif avoué est de sauver l’humanité en protégeant les langoustes de l’extinction. L’un d’eux entend parler d’un capitaine de porte-conteneurs, qui aurait détourné son propre navire pour en faire une Arche de Noé moderne, sorte de ZAD flottante pour les réfugiés maritimes…
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais ce résumé m’amuse assez – et me fait un peu penser à l’univers chaleureux et décalé de Gilles Marchand. De quoi avoir envie d’y jeter un œil, en tout cas.
Un jour viendra couleur d’orange, de Grégoire Delacourt
D’auteur de best-seller grand public, Delacourt est devenu valeur sûre des rentrées littéraires de Grasset. Un statut qui n’a pas rendu sa plume virtuose pour autant, mais reconnaissons que le monsieur sait mener une histoire et captiver son lecteur – ce qui est déjà pas mal.
Cette fois, c’est le climat incendiaire de la France qui l’a inspiré. À la révolte et à la colère qui agitent de plus en plus le pays, un jeune garçon de 13 ans oppose son imaginaire, régi par un système complexe de chiffres et de couleurs. De quoi en faire un inadapté dans un monde plus que jamais violent et cruel pour les gentils… à moins que sa différence en fasse le porteur d’un nouvel espoir ?
Delacourt semble promettre un conte optimiste, histoire de mettre un peu de légèreté dans notre quotidien qui en a bien besoin. Avec un tel programme, il devrait une nouvelle fois rencontrer son public. (Moi ? Beaucoup moins sûr.)
Du côté des Indiens, d’Isabelle Carré
Décidément, Grasset table sur l’imagination et l’espoir en cette rentrée, et la comédienne Isabelle Carré – dont le premier roman, Les rêveurs (encore !), avait créé la surprise en 2018 avec 200 000 exemplaires vendus – paraît s’inscrire dans cette idée avec son deuxième opus. Le point de départ, pourtant, n’incite guère à la joie béate. Ziad, un garçon de 10 ans, est persuadé que son père trompe sa mère avec Muriel, leur voisine, une ancienne comédienne qui a renoncé à sa carrière après avoir été victime d’abus. L’enfant supplie la supposée amante de mettre fin à cette relation et de sauver sa famille… Tous, alors, chacun à sa manière, cherchent à résister à leurs tempêtes et à trouver le bon sens de leur existence.
LA MARQUE DE L’HISTOIRE
Le Métier de mourir, de Jean-René Van der Plaetsen
Belleface, tel est le nom du héros du premier roman de Jean-René Van der Plaetsen. Un nom aussi mystérieux que le parcours de cet homme, rescapé de Treblinka devenu légionnaire en Indochine, puis légende de l’armée israélienne. C’est dans cette peau qu’on le découvre, en 1985, chargé de veiller à la sécurité d’Israël en commandant un avant-poste au Liban. L’irruption d’un jeune Français idéaliste dans la petite troupe, composé de miliciens libanais, va agir comme un révélateur et lever le voile sur la véritable histoire de Belleface…
Inspiré d’un personnage réel, si jamais ce détail a son importance.
Jean-René Van der Plaetsen a reçu le prix Interallié en 2017 pour La Nostalgie de l’honneur, récit consacré à son grand-père, héros de la Seconde Guerre mondiale et compagnon du général de Gaulle.
Rachel et les siens, de Metin Arditi
Le romanesque et prolifique Metin Arditi fait de Rachel son héroïne flamboyante, et raconte sa vie, depuis son enfance à Jaffa, fille de Juifs palestiniens qui partagent leur maison avec des Arabes chrétiens, jusqu’à son accomplissement en tant que dramaturge reconnue dans le monde entier. Un parcours de femme libre et intrépide au XXème siècle.
L’Historiographe du royaume, de Maël Renouard
L’ambition de l’auteur est, tout simplement, de transposer à la fois les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon en un récit contemporain, ancré dans le Maroc du roi Hassan II. Le tout en 336 pages… Ouf ! Le protagoniste est un un fin lettré, ancien camarade du futur souverain, que ce dernier décide de nommer historiographe du royaume. Il s’investit dans sa tâche avec loyauté, jusqu’à sa rencontre avec une mystérieuse jeune femme, dont les accointances avec les milieux révolutionnaires vont menacer l’érudit…
La Femme-Écrevisse, d’Oriane Jeancourt-Galignani
Trois époques, deux siècles, une même famille, les Von Hauser. Et une obsession pour la gravure d’une femme-écrevisse qui, traversant les époques, hante le destin de différents personnages qui ne sauraient, sans risque, s’affranchir de sa mystérieuse tutelle. De Margot, maîtresse à Amsterdam en 1642 du célèbre artiste qui crée la fameuse gravure, à Grégoire, qui rêve de s’émanciper du joug familial à l’aube du XXIème siècle, en passant par Ferdinand, acteur de cinéma à Berlin dans les années 1920, ces trois destins traquent le désordre et la folie que les âmes en quête de liberté peuvent semer sur leur chemin.
ET SINON
Ce qui plaisait à Blanche, de Jean-Paul Enthoven
Le narrateur anonyme raconte vingt ans plus tard sa rencontre avec Blanche, une femme audacieuse, érudite, libre et à la sexualité complexe.
(Vous comprenez pourquoi je l’ai posé à la fin, celui-là ?)
BILAN
Lecture potentielle :
Des rêves à tenir, de Nicolas Deleau
La Nuit de l’Ogre, de Patrick Bauwen

Tout commence au petit matin suivant une nuit de garde aux urgences – une nuit sans urgences, précisément, ce qui contrarie beaucoup le docteur Chris Kovak, toujours prêt pour un rodéo d’adrénaline. En même temps, il suffit parfois de demander : alors qu’il s’apprête à quitter l’hôpital pour rentrer chez lui, une jeune femme monte dans sa voiture, tient quelques propos décousus le temps d’une brève balade dans les rues de Paris, puis quitte le véhicule aussi vite qu’elle est y montée… en oubliant derrière elle un sac. Et son contenu aussi inattendu que morbide.
Tu en voulais, de l’adrénaline, Kovak ? Hé ben voilà, tu es servi !
Franchement, je ne sais pas comment j’ai fait pour ne jamais vous parler sur ce blog de Patrick Bauwen. Non, vraiment, je ne comprends pas, alors que j’ai lu tous les livres de cet auteur et que, pour la plupart (exception faite sans doute de Seul à savoir), je les ai beaucoup aimés. Le summum à ce jour restant pour moi Les fantômes d’Eden, authentique pépite de suspense, de justesse et d’émotion qui…
Oui, bon, j’y reviendrai peut-être une autre fois, parce qu’on est là pour causer de La Nuit de l’Ogre, dernier paru de ce médecin urgentiste devenu au fil des années un patron du thriller français. Moins connu, mais pas moins talentueux (voire plus !) que ses illustres confrères Grangé, Chattam ou Thilliez.
La Nuit de l’Ogre fait donc indirectement suite au Jour du Chien, sorti l’année dernière. Indirectement, parce qu’il s’agit d’une nouvelle intrigue autonome, tout en y retrouvant son héros, le docteur Chris Kovak, ainsi que certains autres personnages – et, toujours à l’œuvre dans l’ombre, le terrible Chien déjà à la manœuvre dans le précédent opus. Bauwen étant aussi habile que malin, on peut lire les deux romans indépendamment, même s’il est recommandé, au moins pour le plaisir, de commencer par le Jour du Chien.
Ce qui lie aussi les deux romans, mais également tous les livres de Bauwen, c’est leur indéniable efficacité. Le thriller, Bauwen sait faire, et bien faire. Chapitres courts, style énergique, rebondissements et cliffhangers bien placés, sens du rythme, ruptures d’intrigue : tout y est pour les amateurs du genre. Avec en plus quelques pincées d’humour bienvenues, petit détail qui, à mon sens, fait se démarquer le garçon de ses pairs. Bauwen est là pour vous filer les chocottes, mais il le fait sans se prendre trop au sérieux ni plomber l’ambiance démesurément, en sachant relâcher la pression de temps à autre pour détendre le lecteur, et ajouter de précieux petits morceaux d’humanité dans des histoires par ailleurs bien glauques comme il faut.
Dans La Nuit de l’Ogre, Patrick Bauwen ajoute en outre un nouvel ingrédient qui pimente ce polar largement urbain et contemporain, à savoir un hommage à la littérature populaire, aux feuilletons à suspense tels que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue ou les aventures de Fantômas de Souvestre & Allain. Sans rien vous dévoiler de l’intrigue, la figure de l’Ogre, avec son chapeau melon et sa redingote tout droit sortis de l’imagerie du XIXème siècle, hante littéralement les pages du roman, y laissant traîner une ombre dont on redoute (à raison) chaque apparition.
Bref, si vous êtes amateur de bons thrillers, notamment français, et que vous ne connaissez pas encore Patrick Bauwen, précipitez-vous, c’est du tout bon. Et si vous le connaissez déjà, n’hésitez pas. C’est du tout bon, on vous dit !
La Nuit de l’Ogre, de Patrick Bauwen
Éditions Albin Michel, 2018
ISBN 9782226436375
496 p., 22€
A première vue : la rentrée Liana Levi 2017

Un roman français, un roman italien, un polar japonais. Qui dit moins ? Avec cette rentrée minimaliste, Liana Levi, l’un des éditeurs vedettes de la rentrée 2016 grâce au magnifique succès de Désorientale de Négar Djavadi, ne prend pas le moins du monde la grosse tête – ce n’est pas le genre de la maison, de toute façon. Ce qui ne nous empêche pas d’attendre le meilleur de ses propositions.
RIEN A VOIR AVEC LA DANSE ANTILLAISE : La Nuit des béguines, d’Aline Kiner
Aline Kiner était entrée en littérature avec un bon polar lorrain, Le Jeu du pendu, paru en 2011. La voici plongée en pleine rentrée littéraire avec un roman historique situé en 1310, dans le quartier du Marais à Paris. Refusant à la fois le voile et le mariage, des centaines de femmes vivent paisiblement dans le grand béguinage royal, jusqu’au jour où l’irruption de Maheut la Rousse vient mettre en danger le fragile équilibre de leurs existences…
Une page d’histoire méconnue, du suspense (probablement), un hymne à un mode de vie indépendant, les ingrédients qui composent ce roman sont séduisants. A confirmer, bien entendu.
LE RETOUR DU MARI PRODIGUE : Là où l’histoire se termine, d’Alessandro Piperno
(traduit de l’italien par Fanchita Gonzalez Batlle)
Descendant d’une illustre famille romaine, Matteo Zevi est un peu le mouton noir de la lignée. Après deux mariages et une collection de dettes contractées dans les années 1990, il a fini par fuir à Los Angeles où sa vie s’est poursuivie selon le même modèle. De retour à Rome seize ans plus tard, libéré de ses obligations financières par la mort de son créditeur, Matteo est prêt à replonger avec délice dans la vie tumultueuse de Rome. Mais les temps ont changé…
Avec les pires intentions, tragicomédie féroce sur la bourgeoise romaine, avait permis à Piperno de faire une entrée fracassante dans le monde des lettres italiennes, confirmant ensuite son talent dans Persécution. L’un des noms à suivre de la rentrée littéraire étrangère.
COLD CASE : Six-Quatre, de Hideo Yokoyama
(traduit du japonais par Jacques Lalloz)
Grand succès au Japon, ce polar relate l’obsession d’un policier pour une enquête qu’il n’a pas réussi à résoudre en 14 années d’investigation, l’enlèvement et le meurtre d’une fillette. Chargé d’organiser dans sa région la venue du chef de la police nationale, qui doit annoncer officiellement la prochaine prescription des faits, le commissaire Mikami replonge dans son cauchemar le plus intime.
ƎƆI⅃OԳ, de Hugo Boris
Signé Bookfalo Kill
Trois gardiens de la paix sont mandatés à titre exceptionnel pour reconduire à la frontière un étranger en situation irrégulière – entendre, l’escorter du centre de rétention de Vincennes jusqu’à Roissy, où un avion le ramènera de force dans son pays. Ce sont des flics de terrain, deux hommes et une femme ordinaires, pas des héros, qui doivent aussi composer avec leurs problèmes. Et des soucis, ces trois-là en ont. À commencer par Virginie, qui s’apprête à avorter le lendemain matin ; l’enfant n’est pas de son mari mais d’Aristide, un de ses collègues. Lequel Aristide s’arrange pour faire équipe avec elle sur cette mission particulière. Erik, le chef de groupe, ignore leur histoire. Mais ce n’est pas le moindre des ennuis qu’il va devoir gérer durant cette soirée pas comme les autres…
Dans Trois grands fauves, son précédent roman paru chez Belfond il y a trois ans, Hugo Boris tissait des liens invisibles mais d’une pertinence éblouissante entre Danton, Hugo et Churchill – trois monstres issus de trois siècles différents, faits de voracité, de volonté hors normes et d’une vie marquée par les drames. Son style enflammé faisait de ces portraits un roman grandi par l’Histoire, et de ce projet atypique un livre remarquable.
Le changement de registre est flagrant, forcément, ce qu’on ne saurait reprocher à Hugo Boris, pas plus que de revenir à un cadre romanesque plus classique. D’emblée, il y a ici une volonté de réalisme indéniable, une tentative de se glisser dans les uniformes de ses héros et de se porter à la hauteur de leur quotidien ; une démarche similaire à celle de Bertrand Tavernier dans L.627 ou de Maïwenn dans Polisse (quoi qu’on pense de ces films, ce n’est pas le sujet). Le jeu sur le titre tel qu’il est présenté sur la couverture, qui reproduit le mot POLICE à l’envers tel qu’on le lit sur le capot des voitures tricolores, semble diriger le projet dans cette direction. Et semble suggérer également que c’est l’envers du décor policier que l’on va visiter.
De fait, Boris reste au plus près de ses personnages, dont il fait sa matière première. Leur vie privée, saisie à un moment charnière, conditionne leurs actes, parasite leur travail, oriente leur mission dans une direction inattendue. Dès lors, le réalisme s’effrite un peu pour laisser la place au romanesque – et, me semble-t-il, le roman perd autant en force et en acuité. Je ne vous dévoilerai rien des péripéties de nos trois héros et de leur prisonnier (leur « retenu », selon le terme officiel), mais j’ai achevé la lecture de ƎƆI⅃OԳ sur une question toujours embarrassante au moment du point final : « tout ça pour ça » ?
En même temps, la conclusion paraît logique et respecte le pacte de crédibilité du récit, mais bon… En fait, le problème à mon avis, c’est qu’il y avait là un sujet – le traitement des étrangers en situation irrégulière en France – qui aurait pu donner matière à un roman hautement politique, brûlant, engagé en somme. Mais s’il y a engagement de la part de Hugo Boris, il reste bien timide, manque de percussion, d’acuité ; submergé par les émotions intimes des personnages, il se noie, perd consistance. Et c’est dommage.
Hugo Boris fait néanmoins preuve d’un sens du récit impeccable, le rythme du roman ne faiblit pas, le style s’adapte au sujet et s’attache à restituer au mieux le langage des policiers et les méandres de leurs fragilités psychologiques. ƎƆI⅃OԳ est un roman prenant, mais dénué de cette force qui aurait pu en imprimer la marque dans l’esprit du lecteur.
ƎƆI⅃OԳ, de Hugo Boris
Éditions Grasset, 2016
ISBN 978-2-246-86144-7
189 p., 17,50€
A première vue : la rentrée Gallmeister 2016
Un nouvel éditeur fait son apparition dans la rubrique « à première vue » ! Et non des moindres, puisqu’il s’agit de Gallmeister, l’excellente maison exclusivement dédiée à la littérature américaine, fondée et animée par Oliver Gallmeister, l’homme qui a su dénicher David Vann, Craig Johnson, Pete Fromm, Edward Abbey, Jake Hinkson, Benjamin Whitmer, Jim Tenuto (entre beaucoup d’autres) ou redonner leurs lettres de noblesse à Trevanian, Ross MacDonald ou James Crumley.
Entre ses différentes collections (Americana, Nature Writing, Néonoir ou les poches chez Totem), Gallmeister figurera largement dans cette rentrée 2016, sans excès comme à son habitude, mais avec toujours autant de variété et de qualité potentielle. Il serait donc dommage de s’en priver !
* Collection Americana *
LE FREAK, C’EST CHIC : Amour monstre, de Katherine Dunn (18 août)
A la tête d’un spectacle itinérant, Al et Lil Binewski mettent tout en oeuvre pour faire de leurs enfants les vedettes du show. Mais quelles vedettes ! En les gavant d’amphétamines et en les faisant pousser sous des radiations peu recommandables, ce sont de véritables monstres de foire qu’ils alignent sur la piste. Mais les Binewski n’en sont pas moins une famille comme les autres, avec ses problèmes et ses rivalités à gérer… Tout un programme pour ce roman culte aux États-Unis depuis longtemps, déjà édité par Pocket dans les années 90 (sous le titre Un amour de monstre) mais passé inaperçu. Retraduit par l’excellent Jacques Mailhos, ce livre se voit offrir une deuxième chance qu’il ne faudrait sans doute pas laisser passer.
* Collection Nature Writing *
ICE STORM : L’Heure de plomb, de Bruce Holbert (1er septembre)
1918, Etat de Washington. A la suite d’une tempête de neige dévastatrice qui emporte son frère et son père, Matt Lawson se retrouve à 14 ans à la tête du ranch familial. Obligé de prendre ses responsabilités, Matt doit poursuivre l’oeuvre familiale, apprendre à connaître la nature qui l’environne, et maintenir la cohésion de ses proches… Par l’auteur d’Animaux solitaires, déjà publié par Gallmeister.
LA VIE PARFOIS FAIT PLOUF : Aquarium, de David Vann (3 octobre)
Après Goat Mountain et Dernier jour sur terre, parus simultanément en France, David Vann a assuré en avoir terminé avec ses histoires terribles de filiation et de paternité où les armes jouaient un rôle fatal. Ce nouveau roman semble confirmer une nouvelle voie, en racontant la rencontre d’une fillette de douze ans et d’un vieil homme à l’Aquarium de Seattle, où leur amour commun des poissons noue leur amitié. Mais lorsque la mère de Caitlin découvre cette relation, elle se voit obligée de dévoiler à sa fille un terrible secret qui les lie à cet homme… Jamais remis du choc Sukkwan Island, je suis donc très curieux et excité de découvrir une autre facette du talent de David Vann.
* Collection Néonoir *
APOCALYPSE NOW : Le Verger de marbre, d’Alex Taylor (18 août)
Mauvaise pioche pour le jeune Beam Sheetmire : obligé de tuer un homme qui l’agressait, il réalise qu’il s’agit du fils d’un caïd local. Avec l’aide de son père, Beam prend la fuite, tandis que le caïd et le shérif se lancent à sa poursuite… Du noir de chez noir, c’est forcément chez Néonoir ! Buzz très positif cet été chez les libraires au sujet de ce roman.
CRIME UNLIMITED : Le Bon fils, de Steve Weddle (3 octobre)
Après dix ans passés en prison, un homme revient chez lui pour réaliser que, dans cette région dévastée par la crise économique, il n’y a pas de meilleur avenir que celui de tueur…
* Collection Totem *
L’ŒIL DE TAUPE : Nuit mère, de Kurt Vonnegut (18 août)
Inédit en français, ce roman rapporte les confessions fictionnelles d’un dramaturge américain, dans l’attente de son procès à Jérusalem pour crime de guerre, accusé d’avoir été l’un des défenseurs les plus zélés du régime nazi. Mais il affirme être innocent et avoir été un agent infiltré des Alliés en Allemagne…
Un coup d’oeil rapide aux autres sorties, parutions en poche de titres de la maison : Animaux solitaires, de Bruce Holbert (1er septembre) ; Impurs, de David Vann (3 octobre) ; Le Gang de la clef à molette, d’Edward Abbey (3 octobre) ; Traité du zen et de la pêche à la mouche, de John Gierach (4 novembre).
The Whites, de Richard Price
RETROUVEZ RICHARD PRICE AU FESTIVAL QUAIS DU POLAR A LYON, DU 1er AU 3 AVRIL 2016
Signé Bookfalo Kill
Billy Graves est chef d’une équipe de nuit du NYPD – un placard dont il a hérité après une bavure involontaire, qui a ruiné sa carrière de jeune flic prometteur. Il s’efforce depuis de faire au mieux en assurant chaque nuit la sécurité de ses concitoyens, tout en s’occupant de ses deux enfants, de sa femme et de son père qui perd gentiment la boule.
Un soir, un appel fait basculer ce train-train trop paisible : il reconnaît, en une victime poignardée à mort dans le couloir d’un métro, le « white » d’un de ses anciens collègues. Un « white », c’est un individu que l’on sait coupable d’un crime pour lequel on n’a pas réussi à le faire condamner, le laissant vivre depuis dans un état d’impunité qui pèse lourdement sur la conscience du policier désavoué. Hasard ? Lorsque, quelques jours plus tard, un autre « white » de ses collègues est retrouvé mort, Billy comprend que quelque chose se trame… en rapport, peut-être, avec cet individu mystérieux qui se met à suivre de trop près ses proches ?
Œuvrant également comme scénariste (il a signé notamment quelques épisodes de la mythique série The Wire), Richard Price est vraiment un romancier trop rare. En France, sa dernière parution, Frères de sang, remonte à 2010, et encore était-ce la traduction d’un livre paru aux États-Unis en… 1976. Le précédent, le sublime Souvenez-vous de moi, datait de 2009 (2008 aux USA). Autant dire que voir débarquer un nouveau titre est une bonne nouvelle, surtout quand le roman en question est une belle réussite.
Dans The Whites, on retrouve tout ce qui fait la marque de fabrique de Richard Price, en commençant par son habileté prodigieuse à restituer les détails du quotidien, à immerger le lecteur sans l’ennuyer dans la vraie vie des gens ; ici son pivot est un policier, dont il relate non seulement l’enquête principale, celle qui sert d’intrigue centrale au roman (avec cette notion très intéressante de « white », joliment exploitée), mais aussi les autres interventions, avec un souci épatant du réalisme, et un joli mélange d’humour et de désenchantement.
New York est là aussi, poumon de son œuvre, surtout vue de nuit cette fois, spécialité de son enquêteur oblige. On y ajoute la profondeur des personnages, leur humanité tout en contraste (mention spéciale aux membres de la famille de Billy Graves, tous épatants, et à ses anciens collègues, sidérants) ; un suspense qui va crescendo, tendu surtout par l’intrigue parallèle centrée sur Milton Ramos, un autre flic dont les objectifs et le caractère deviennent de plus en plus inquiétants au fil des pages ; et une réflexion aussi clairvoyante que douloureuse sur les choix d’une vie, ainsi que la fidélité à ses convictions…
The Whites est sans aucun doute un très bon cru du romancier new yorkais, qui laisse des traces, impressionnant par son équilibre entre suspense et réalisme quasi documentaire des situations, sa maîtrise l’air de rien (la lecture est très fluide) et son empathie. Espérons que nous n’attendrons pas à nouveau sept ans pour avoir des nouvelles de Richard Price !
The Whites, de Richard Price
(The Whites, traduit de l’américain par Jacques Martinache)
Éditions Presses de la Cité, 2016
ISBN 978-2-258-11799-0
414 p., 22€
A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal

Signé Bookfalo Kill
« Je me dis parfois qu’écrire c’est instaurer un paysage. »
Dans la nuit du 3 octobre 2013, la narratrice entend à la radio l’annonce d’un drame : au large de l’île de Lampedusa, un bateau (trop) plein de migrants a fait naufrage, envoyant par le fond plus de 350 personnes. Passé le choc et l’émotion, vient le temps de la rêverie et de la réflexion.
« Les îles, et plus encore les îles désertes, sont pour cela des matériaux de haute volée, leur statut géologique amorçant déjà une écriture, portant un récit. »
Lampedusa. Pour les amateurs de littérature comme pour les cinéphiles, le nom a un puissant pouvoir d’évocation. Burt Lancaster, Le Guépard, Visconti, le prince Salina et le tableau flamboyant d’une noble Italie qui s’effondre… De ces souvenirs, et d’autres plus personnels, Maylis de Kerangal élabore ensuite, d’une manière aussi inattendue que poétique, une réflexion subtile sur la mémoire des noms de lieux et le signifiant des paysages ; ce qu’ils veulent dire, autant dans l’inconscient collectif que pour nous, au plus intime de nous.
« J’ai pensé à la matière silencieuse qui s’échappe des noms, à ce qu’ils écrivent à l’encre invisible. »
Mêlant intime, Histoire et géographie à un délicat terreau culturel, Maylis de Kerangal étonne à nouveau par sa capacité à créer de la littérature à partir de matériaux au potentiel de beauté insoupçonné. Après la construction d’un pont dans Naissance d’un pont ou le récit d’une transplantation cardiaque dans Réparer les vivants, elle élabore ce petit texte essentiel en partant d’un fait divers glaçant.
N’allez pas croire pour autant qu’elle ignore la tragédie ; À ce stade de la nuit est évidemment d’une actualité plus brûlante que jamais. Ses réflexions forment une boucle de la pensée qui naît du drame pour mieux y revenir à la fin, stigmatisant l’état affligeant d’un monde dont chaque journée terrible banalise un peu plus la folie qui balaie nombre d’hommes et de femmes n’ayant plus rien pour exister que de devenir des victimes.
À ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal
Éditions Verticales, 2015
ISBN 978-2-07-010754-4
74 p., 7,50€
La nuit des trente d’Eric Metzger
C’est l’histoire d’un type qui fête ses trente ans. Il bosse dans la pub, vit à Paris et il cherche désespérément à trouver l’amour. Autrefois, il a aimé. Passionnément. Et depuis, il la cherche, son « fantôme ». Après le boulot, il va suivre ses collègues dans un bar et vivre une folle nuit, pleine de rencontres et d’alcool.
La nuit des trente n’est qu’une longue énumération de faits, de bars, de cocktails ingurgités et d’arrondissements de Paris qui défilent, à la faveur d’un scooter, d’un vélo, d’un taxi. Soit le héros termine le boulot très tôt, soit il y a une faille spatio-temporelle dans la nuit parisienne car vu le nombre d’événements qui arrivent à ce pauvre garçon, cette divagation nocturne doit durer au moins 14h!
Un premier roman court, plat, où on n’arrive pas à accrocher à Félix, le personnage principal, un garçon lympathique, qui, à force de se lamenter sur son amour et sa jeunesse perdus, va passer à côte de sa vie. Félix, c’est un peu la Bovary du 21ème siècle, un type qu’on a envie de secouer comme un prunier (ou lui mettre un coup de pied au cul, au choix…)
Bref, dans quinze jours, j’aurais oublié ce que je viens de lire si l’auteur n’était pas le Eric du duo comique Eric et Quentin du Petit Journal de Canal Plus. Honnêtement, c’est bien pour ça que j’ai choisi ce livre, sinon je serais passée à côté sans sourciller. Same writer, try again!
La nuit des trente d’Eric Metzger
Éditions Gallimard, collection l’Arpenteur, 2015
9782070147076
112 p., 10€90
Un article de Clarice Darling