Le Carré des indigents, de Hugues Pagan
Nous sommes dans les années 1970, peu avant la mort de Pompidou et l’accession de Giscard au pouvoir. Schneider est un jeune officier de police judiciaire, il a travaillé à Paris et vient d’être muté dans une ville moyenne de l’est de la France, une ville qu’il connaît bien.
Dès sa prise de fonctions, un père éploré vient signaler la disparition de sa fille Betty, une adolescente sérieuse et sans histoires. Elle revenait de la bibliothèque sur son Solex, elle n’est jamais rentrée. Schneider a déjà l’intuition qu’elle est morte. De fait, le cadavre de la jeune fille est retrouvé peu après, atrocement mutilé au niveau de la gorge…
C’est marrant, au moment d’attaquer la rédaction de cette chronique, j’ai eu envie d’écouter ceci :
Manière d’analogie musicale qui s’est imposée d’instinct, tant la voix traînante de Bashung, ses paroles envoûtantes, la mélodie à la fois lancinante et entêtante me semblent coller à la prose et à l’atmosphère littéraire de Pagan.
Sacrée découverte, d’ailleurs, Pagan. Le genre d’auteur à l’humeur de bouledogue étudiée qui cache humour et générosité rugueuse. Le genre de gars que tu appelles juste par son nom, parce que tout le bonhomme est contenu dans ces deux syllabes qui claquent comme un coup de feu étouffé par le brouillard et la nuit.
Pagan, un point c’est tout.
Et découverte, oui, car à ma grande honte je n’avais jamais lu cet auteur dont le nom figure pourtant parmi les grands du noir français, quelque part entre Jonquet, Daeninckx, Villard, Manchette, mais à sa manière propre, avec son style ciselé et sa manière à lui de peindre une humanité entre gris clair et gris foncé.
Avant l’histoire, Pagan, c’est un style. Non pas que la forme prime sur le fond, non. Mais parce que le romancier a l’élégance d’accorder à ses récits la grâce infinie d’une écriture éblouissante. Mouvante, imagée, parfois pincée d’ironie délicieuse, tendue à d’autres moments de colère sourde ou de désespoir face à ce que l’humain est capable de faire de pire.
Pagan aime le jazz, comme son Schneider de héros, et comme le jazz, son langage peut se parer de nuances infinies, bondir, ralentir, syncoper, se faire sinueux ou heurté, fluide ou saccadé, en fonction des émotions de ses personnages, des couleurs à donner au récit. Chaque mot est pesé, chaque phrase si vivante qu’on aurait envie d’en remplir un plein carnet de citations qui finirait par être aussi gros que le livre.
D’accord, mais l’histoire alors ? Alors non, déjà, pas l’histoire, mais les histoires. Parce que s’il y a une enquête posée au milieu du roman en guise de fil conducteur, Pagan n’hésite pas à tourner autour pour l’enrichir d’investigations secondaires, qui saisissent le tableau sans cesse en mouvement de sa Ville, cité anonyme certes, mais incarnation idéale de l’urbain façon roman noir, modelé entre crépuscule et aube, là où tout se passe de plus important.
Le Carré des indigents grouille de flics, d’indics, de types louches et d’autres malheureux, victimes, témoins ou simples badauds de passage. Toute une humanité passée au tamis judiciaire, d’où il ressort une vision contrastée où surnagent ceux qui n’ont rien ou si peu. Les voilà, ceux qui passionnent Pagan. Ce sont ses indigents, à qui il donne leurs lettres de noblesse littéraires, par son empathie bougonne. Ceux qui se trouvent toujours pris à la croisée de bien des affaires qui les dépassent, meurtres, intérêts politiques, pots-de-vin et corruptions, violences policières et vilains secrets des puissants.
Ajoutez à tout ceci un portrait de la France d’un Pompidou finissant, dont l’insouciance des Trente Glorieuses agonise en silence, et le spectre fascinant d’un protagoniste, Schneider (le plus souvent réduit à son patronyme, lui aussi), hanté par la guerre d’Algérie et le souvenir d’une femme perdue à jamais, qui promène son regard tranchant et sans compromis sur un tableau dont il capte mieux que les autres les creux et les ombres sans en tirer gloire ni profit.
Vous obtenez un roman, Le Carré des indigents, et un auteur, Pagan, à lire absolument.
Le Carré des indigents, de Hugues Pagan
Éditions Rivages, 2022
ISBN 9782743654931
384 p.
20,50 €
La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin

Éditions Agullo, 2021
ISBN 9782382460030
288 p.
21,50 €
Gênes, juillet 2001.
Les chefs d’État des huit pays les plus riches de la planète se retrouvent lors du G8. Face à eux, en marge du sommet, 500 000 personnes se sont rassemblées pour refuser l’ordre mondial qui doit se dessiner à l’abri des grilles de la zone rouge.
Parmi les contestataires, Wag et Nathalie sont venus de France grossir les rangs du mouvement altermondialiste. Militants d’extrême-gauche, ils ont l’habitude des manifs houleuses et se croient prêts à affronter les forces de l’ordre. Mais la répression policière qui va se déchaîner pendant trois jours dans les rues de la Superbe est d’une brutalité inédite, attisée en coulisses par les manipulations du pouvoir italien. Et de certains responsables français qui jouent aux apprentis-sorciers.
Entre les journalistes encombrants, les manœuvres de deux agents de la DST, et leurs propres tiraillements, Wag et Nathalie vont se perdre dans un maelström de violence…
Frédéric Paulin a solidement installé son nom parmi ceux des grands auteurs français contemporains de polars grâce à son entrée dans le catalogue des éditions Agullo avec la trilogie Benlazar (La Guerre est une ruse, Prémices de la chute, Fabrique de la terreur). Trois romans exceptionnels qui analysent avec finesse et acuité le fonctionnement des extrémismes et leur avènement en tant que forces politiques mondiales au cours des trente dernières années, depuis l’Algérie en guerre civile des années 90 à Daesh en passant par Al-Qaïda – et tous les événements tragiques qui leur ont servi de faits d’armes, des attentats sanglants à Paris en 1995 au Bataclan en 2015.
Avec La Nuit tombée sur nos âmes (superbe titre), Frédéric Paulin conserve la même approche : s’efforcer de comprendre l’évolution du monde contemporain en scrutant à la loupe ses soubresauts les plus marquants.
Il opte en revanche pour une autre dynamique narrative. Fini le temps long, les intrigues étalées sur plusieurs années, l’événement choisi lui permet de recourir à des règles dramatiques plus classiques : unité de lieu (hormis les premières pages qui mettent en place les personnages, tout se déroule à Gênes), unité de temps (quelques jours à peine), unité d’action.
Le souvenir des faits tragiques en marge de ce sommet du G8 à Gênes paraîtra sans doute moins marquant à nombre de lecteurs que celui du 11 septembre 2001 (alors même que ces deux événements sont séparés d’à peine deux mois). Ce qui s’est passé dans la ville italienne n’en est pas moins un moment déterminant de l’Histoire, puisque les manifestations qui s’y sont déroulées – et la terrible violence qui les a émaillées – ont largement contribué à inscrire la lutte populaire contre la mondialisation (autrement dit l’altermondialisation), et le concept même de mondialisation, dans notre chronologie récente.
Et faut reconnaître, c’est du brutal.
Frédéric Paulin sait particulièrement de quoi il parle ici, puisqu’il y était, dans les rangs des altermondialistes. Ce qui ne l’a pas empêché de se documenter avec rigueur pour entourer ses propres perceptions de tous les ingrédients qui ont amené à l’explosion de violence dans les rues de Gênes.
La Nuit tombée sur nos âmes est donc un tableau vivant d’une très grande précision, dont la caméra virevoltante nous conduit tour à tour des camps des manifestants (couvrant un large spectre allant de la LCR aux Black Blocs) aux coulisses du sommet politique en passant par les arrière-boutiques policières et les journalistes, témoins à la fois catastrophés et avides de scoops de l’inévitable tragédie à venir.
Autant d’acteurs tous déterminés à jouer leur propre partition sans se soucier de suivre un seul chef, avec comme résultat inévitable la cacophonie et le chaos. Et la mort, puisqu’il fallut qu’un homme tombe durant cette mêlée, la rendant encore plus inoubliable, pour la pire des raisons.
Comme dans la trilogie Benlazar, le romancier donne à comprendre les événements avec une clarté et une exigence qui font tomber les barrières de l’ignorance.
Parmi les acteurs aux noms connus – les Berlusconi, Chirac, Bush, Poutine – dont il s’amuse à retranscrire l’étrange comédie politique dans laquelle, là aussi, chacun essaie de monopoliser l’avant-scène en bouffant au besoin l’espace des petits camarades, Frédéric Paulin campe une large galerie de personnages fictifs qui nous permettent de nous glisser là où l’observateur lambda n’est pas censé avoir accès.
Le roman alterne ainsi scènes de rencontres et d’explications, au fil de dialogues brut de décoffrage, avec des séquences de suspense et d’action (il faut bien appeler cela ainsi) qui reconstituent presque minute par minute la frénésie effroyable qui embrase Gênes.
L’écriture est violente, directe, oppressante, elle bouscule et frappe autant que les coups qui pleuvent dans les rues. Elle rappelle celle de Marin Ledun, autre grand nom français parmi les auteurs de romans noirs assidus à scruter les dérives du monde.
Peu de répit, aucun angélisme, pas de héros ici (mais pas mal de vrais méchants), les marionnettes de ce théâtre de souffrance sont largement manipulées par des diables.
La Nuit tombée sur nos âmes confirme évidemment l’énorme puissance narrative de Frédéric Paulin, et sa capacité hors normes à faire de la littérature un laboratoire pour disséquer et comprendre cette entité si complexe et mouvante que l’on appelle Histoire, qui constitue aussi notre quotidien.
Un nouveau tour de force qui laisse pantelant, mais un peu mieux armé face à la violence politique et économique de notre planète ultra-connectée.
À première vue : la rentrée Agullo 2021
Intérêt global :
Agullo a cinq ans !
L’occasion de mettre en lumière et de soutenir plus que jamais cette maison aussi sérieuse qu’aventureuse, grande exploratrice des littératures des pays de l’est (ils nous ainsi offert au premier trimestre la première traduction d’un polar croate, L’Eau rouge) et découvreuse de talents puissants en littérature policière. Dont l’un de leurs plus éminents représentants revient justement en septembre cette année, et on l’attend avec impatience (c’est peu de le dire !)
La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin

Sa trilogie Benlazar (La Guerre est une ruse, Prémices de la chute et La Fabrique de la terreur) a marqué les esprits, autant par la force implacable de sa narration que par la pertinence de sa réflexion sur les dérives extrémistes entre la fin du XXème siècle et le début du XXIème.
Le regard acéré de Frédéric Paulin se braque cette fois sur Gênes, en juin 2001, à l’occasion d’une réunion du G8 marquée par de terribles répressions policières contre les nombreux manifestants altermondialistes venus défendre une autre vision du monde.
Grosse promesse, énorme attente, l’un des rendez-vous incontournables de la rentrée pour moi.
(Et le titre est superbe.)
Le Saut d’Aaron, de Magdaléna Platzová
(traduit du tchèque par Barbora Faure)

Une équipe de tournage du XXIème siècle s’intéresse au destin de Berta Altmann, une artiste indépendante de l’entre-deux-guerres qui cherche sa voie de Vienne à Berlin en passant par Prague.
Un roman inspiré par Friedl Dicker-Brandeis, qui a enseigné l’art aux enfants dans le camp de Terezin avant de mourir à Auschwitz.
BILAN
Encore deux titres de la maison qui m’intéressent fortement… Ils sont forts chez Agullo !
Lecture certaine :
La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin
Lecture probable :
Le Saut d’Aaron, de Magdaléna Platzová
2021 : premiers regards

Depuis longtemps, j’ai tendance à préférer la rentrée littéraire de janvier à celle de septembre. Dégagée des enjeux imposés par les prix d’automne, moins médiatisée peut-être, elle s’étale plus dans le temps (on dit rentrée de janvier, mais en réalité les parutions importantes s’enchaînent chaque mois, de janvier à mai) et laisse plus de place aux textes, aux découvertes, et aussi au temps long.
Un peu moins submergés, les libraires auront en effet davantage l’opportunité de laisser leur chance à certains livres qui, balancés dans le maelström de septembre, seraient sans doute passés inaperçus, ou auraient trop vite disparu des bonnes places sur les tables pour espérer avoir la vie qu’ils méritaient.


Mes premières lectures confirment largement cette tendance. Sur quatre livres lus depuis fin décembre, trois coups de cœur (dont, fait encore plus rare, deux chez le même éditeur) ! En attendant les chroniques, voici leurs trombines et un bref résumé :
Nos corps étrangers, de Carine Joaquim (Manufacture de Livres, 7 janvier)
PREMIER ROMAN. Élisabeth, Stéphane et leur fille Maëva quittent Paris pour s’installer dans une grande maison, loin du tumulte de la ville. Le couple est persuadé de parvenir à prendre un nouveau départ en oubliant les blessures et les trahisons. Pourtant c’est loin du foyer que chacun trouve une nouvelle raison de vivre.
Les orages, de Sylvain Prudhomme (L’Arbalète Gallimard, 7 janvier)
NOUVELLES. Sylvain Prudhomme explore ces moments où un être vacille, où tout à coup il est à nu. Heures de vérité. Bouleversements parfois infimes, presque invisibles du dehors. Tourmentes après lesquelles reviennent le calme, le soleil, la lumière.
La République des faibles, de Gwenaël Bulteau (Manufacture de Livres, 4 février)
PREMIER ROMAN – POLAR. Le 1er janvier 1898, à Lyon, un chiffonnier découvre le cadavre d’un enfant sur les pentes de la Croix-Rousse. Il était recherché depuis plusieurs semaines par ses parents. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête dans une ville en proie à de fortes tensions, entre nationalisme, antisémitisme exacerbé par l’affaire Dreyfus et socialisme naissant.
Et pas mal d’autres envies encore – et comme d’habitude, il va falloir faire des choix, et laisser passer certains titres, hélas…
Vous trouverez ci-dessous un premier aperçu en images, survol non exhaustif (qui correspond pour l’essentiel aux textes dont je dispose déjà) et sans ordre particulier, pour le seul mois de janvier.
Littérature francophone
L’Ami, de Tiffany Tavernier (Sabine Wespieser, 7 janvier)
Un samedi matin comme un autre, Thierry entend des bruits de moteur inhabituels tandis qu’il s’apprête à partir à la rivière. La scène qu’il découvre en sortant de chez lui est proprement impensable : des individus casqués, arme au poing, des voitures de police, une ambulance. Tout va très vite, et c’est en état de choc qu’il apprend l’arrestation de ses voisins, les seuls à la ronde. Quand il saisit la monstruosité des faits qui leur sont reprochés, il réalise, abasourdi, à quel point il s’est trompé sur Guy, dont il avait fini par se sentir si proche.
Presqu’îles, de Yan Lespoux (Agullo Court, 21 janvier)
Lancement de la collection de textes courts des éditions Agullo avec ce recueil d’histoires signé par un excellent blogueur polar.
Des tranches de vie saisies au vol, tour à tour tragiques et cocasses, brossant le portrait de personnages attachés de gré ou de force à un territoire, les landes du Médoc.
La Vengeance m’appartient, de Marie Ndiaye (Gallimard, 7 janvier)
Susane, avocate, se retrouve en charge de la défense de la femme de son ancien amour de jeunesse, jugée pour avoir noyé leurs trois enfants. Fascinée par cette sombre affaire, elle découvre peu à peu le vrai visage de cet homme dont son père soutient qu’il abusa d’elle quand elle avait 10 ans, une histoire dont elle ne garde aucun souvenir.
Vivonne, de Jérôme Leroy (La Table Ronde, 7 janvier)
Paris, 2026. Un typhon que nul n’a vu venir se déchaîne sur la capitale. Alexandre Garnier, éditeur, assiste au spectacle de désolation. Il est saisi d’une crise d’angoisse qui réveille le souvenir d’Adrien Vivonne, poète et ami d’enfance disparu mystérieusement depuis 2012. En 2030, le pays est aux mains de milices tandis qu’Alexandre est à la recherche de son ami dont il retrace le parcours.
La Soutenance, d’Anne Urbain (éditions de l’Olivier, 14 janvier)
PREMIER ROMAN. Antoine et Dan sont deux frères que tout oppose. Le premier est constamment freiné par ses doutes alors que le second affirme clairement sa volonté de dominer les autres. Leur rapport de force s’inverse lorsque Dan, ivre, révèle un secret qui expose ses faiblesses et qu’Antoine tente de le protéger.
Littérature étrangère
Un papillon, un scarabée, une rose, d’Aimee Bender (L’Olivier, 7 janvier)
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy)
Francie a huit ans quand la dépression de sa mère, Elaine, vient bouleverser à jamais son existence. Recueillie par son oncle et sa tante, Francie grandit entourée d’affection auprès de sa cousine Vicky. Malgré tout, elle vit une jeunesse singulière, détachée du réel, habitée par la peur de la folie. Mère et fille tracent dès lors leur chemin : l’une survit, l’autre se construit en s’efforçant de « ralentir le monde » et de sonder ses souvenirs d’enfance.
Mais comme toujours dans les romans d’Aimee Bender, la fantaisie règne : un insecte décorant un abat-jour prend vie puis s’échappe, une fleur brodée sur un rideau tombe au sol, bien palpable… L’imaginaire devient le lieu le plus propice à la découverte de vérités profondes.
Le Grand jeu, de Graham Swift (Gallimard, 7 janvier)
(traduit de l’anglais par France Camus-Pichon)
1959, Brighton. Chaque soir, le maître de cérémonie Jack Robins, Ronnie Deane alias Pablo le Magnifique et l’assistante Evie White proposent un spectacle de variété aux vacanciers. Pourtant, rien ne destinait Ronnie à devenir magicien. Pour le protéger des bombes allemandes, sa mère le confie aux Lawrence, un couple âgé. Dans leur propriété de l’Oxfordshire, il découvre l’art de la magie.
Analphabète, de Mick Kitson (Métailié, 28 janvier)
(traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller)
Elle n’est jamais allée à l’école. Elle se débrouille avec les nombres, elle sait faire sa signature. En fait, elle sait faire tout un tas de signatures en fonction de ce qu’elle signe. Son père lui a aussi appris à ne rien vouloir de matériel, mais, sur ce coup-là, il n’a pas réussi. Elle adore le luxe. Elle arnaque, vole et fuit. Les hommes riches et naïfs sont sa proie de prédilection. Mary a du métier et sait effacer ses traces. Mais cette fois c’est Jimmy Shaski, un jeune homme débrouillard, son fils, qui est à ses trousses. Ainsi que Julie Jones, la flic tenace.
L’Usine, de Hiroko Oyamada (Christian Bourgois, 14 janvier)
(traduit du japonais par par Silvain Chupin)
Deux hommes et une femme trouvent un emploi à l’Usine, un gigantesque complexe industriel. Le premier étudie les mousses pour végétaliser les toits, le deuxième relit et corrige des textes divers et la troisième est préposée à la déchiqueteuse. La monotonie de leur emploi les frappe mais ils n’ont pas d’autres options pour gagner leur vie et ils sont prêts à accepter beaucoup de choses.
Une suite d’événements, de Mikhaïl Chevelev (Gallimard, 7 janvier)
(traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs)
PREMIER ROMAN. Grand reporter, Pavel Volodine est spécialiste des conflits interethniques dans la Fédération de Russie. Menant désormais une vie rangée, il est surpris d’être contacté par la police, qui requiert ses services sur une prise d’otages dans une église, qu’un homme nommé Vadim menace de faire sauter. Or Pavel a connu le terroriste lors d’un reportage. Il se retrouve à négocier avec lui.
Casa Triton, de Kjell Westö (Autrement, 13 janvier)
(traduit du suédois par Anna Gibson)
Sur un archipel d’Helsinki, le célèbre chef d’orchestre Thomas Brander se fait construire une somptueuse résidence secondaire appelée la Casa Triton, en référence à l’intervalle du diable, un accord de notes dissonant autrefois interdit. Il sympathise avec son voisin Lindell, un guitariste sans talent hanté par la mort de sa femme, qui l’aide à trouver sa place dans ce village insulaire.
Polar, roman noir
Cimetière d’étoiles, de Richard Morgiève (Joëlle Losfeld, 7 janvier)
États-Unis, 1962. Rollie Fletcher et Will Drake, agents de police corrompus, poursuivent l’assassin d’un Marine. Sur fond de guerre du Vietnam, d’assassinat du président Kennedy, de Dexamyl et d’alcool, leur enquête les confronte à une affaire d’Etat dont ils ne sortent pas indemnes.
Les jardins d’Éden, de Pierre Pelot (Série Noire, 14 janvier)
Après une vie difficile, Jipé Sand est revenu à Paradis, dans la ville et la maison de son enfance pour se rétablir et retrouver sa fille Annie, dite Na, qui semble avoir disparu depuis des mois. Mais à Paradis, se trouve aussi le bois où a été retrouvé le corps à moitié dévoré de Manuella, la fille de Virginia et amie de Na. Jipé veut maintenant comprendre ce qui s’est passé.
Bluebird, Bluebird, d’Attica Locke (Liana Levi, 14 janvier)
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch)
Darren Mathews, un des rares rangers noirs du Texas, est suspendu en attendant un jugement. Il accepte une enquête officieuse pour un de ses amis du FBI. Il se rend dans un hameau du comté de Shelby où deux cadavres ont été trouvés dans le bayou, celui d’un avocat noir de Chicago et celui d’une jeune fille blanche. Il règne un climat raciste en ville aux prises avec une fraternité aryenne.
Traverser la nuit, d’Hervé Le Corre (Rivages, 20 janvier)
Louise, la trentaine, a depuis la mort de ses parents sombré dans la drogue et l’alcool. Aujourd’hui, elle vit seule avec son fils Sam, 8 ans. Un jour, elle est rouée de coups par son ancien compagnon qui la laisse pour morte. L’affaire est alors confiée au groupe dirigé par le commandant Jourdan. Parallèlement, les enquêteurs sont confrontés à un dangereux tueur de femmes.
La Face nord du cœur, de Dolores Redondo (Série Noire, 28 janvier)
(traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet)
Amaia Salazar intègre l’équipe de l’agent Dupree qui traque un tueur en série. Il a détecté en elle une intuition singulière qui fait défaut aux autres enquêteurs. Alors que l’ouragan Katrina dévaste le sud des États-Unis, un homme, dit le Compositeur, laisse un violon sur chaque lieu de ses meurtres, qu’il réalise toujours lors de grandes catastrophes.
Rivière tremblante, d’Andrée A. Michaud


Éditions Rivages/Noir, 2018
ISBN 9782743644833
250 p.
21 €
Deux vies brisées par une disparition.
Alors qu’elle est âgée de 11 ans, Marnie voit littéralement disparaître sous ses yeux son meilleur ami Michael, par une nuit d’orage effroyable dont les images incompréhensibles la hantent sans répit. Incapable de s’expliquer ni de donner le moindre indice pour retrouver le jeune garçon, la fillette devient rapidement suspecte, au point de devoir quitter Rivière-aux-Trembles avec son père.
Ailleurs, des années plus tard, en ville cette fois, c’est la petite Billie Richard, 8 ans, qui disparaît mystérieusement, dans les quelques centaines de mètres qui séparent son école de son cours de danse. Ravagé par le chagrin et la culpabilité, soupçonné par la police, rejeté par sa femme, Bill, le père de la petite fille, capitule et prend la fuite, épuisé par de longues années d’espoir insupportable et d’attente inutile. Rongé par la fièvre, il se laisse porter et échoue par hasard à Rivière-aux-Trembles.
Par hasard ? Il n’y a pas de hasard.
Au même moment, Marnie devenue adulte est de retour dans sa ville natale, pour gérer la succession de son père qui vient d’y mourir. Elle n’a pas l’intention de rester là, meurtri par les souvenirs que chaque coin de rue soulève. Pourtant, elle s’attarde, inexplicablement.
Quelques jours plus tard, un enfant disparaît à Rivière-aux-Trembles.
Et tout recommence.
« On a beau mettre les enfants en garde sur tous les tons et dans toutes les langues, ça ne suffit pas, ils sont trop confiants pour déceler la puanteur du mensonge. C’est cette pureté qui perd ceux qui se perdent. »
Ne lisez pas ce livre dans l’espoir de trouver dans ses dernières pages le soulagement d’une solution, d’une explication, d’une résolution comme on en trouve dans la plupart des polars. Je préfère vous prévenir, si telle est votre attente majeure, vous courez le risque d’une profonde déception. Et n’y voyez aucun spoiler de ma part. L’enjeu de Rivière tremblante n’est absolument pas là.
Rivière tremblante est un roman noir, et il faut redonner tout leur sens et tout leur poids aux deux mots qui composent cette expression devenue passe-partout.
Noir…
Voici donc un livre noir de chez noir, qui sonde les profondeurs du désespoir, du chagrin, de la dévastation personnelle, avec une exigence, une finesse et une intelligence qui ne nécessitent aucune autre explication. Voilà un livre dont le propos est de retourner le cœur, de creuser le ventre, de convoquer chez le lecteur les émotions les plus puissantes, les plus intimes, les plus indispensables.
N’allez pas croire pour autant qu’il ne reste entre ces pages que ruines et désolation. Pour apprécier la perte à sa juste valeur, il faut aussi reconnaître ce qu’on a possédé. Rivière tremblante recèle aussi de passages splendides sur l’enfance, la parentalité, l’amour, l’amitié, et autres passions humaines qui nous agitent sans cesse, de la naissance à la mort.
« Billie ne disait pas heureux, mais content, parce que la notion du bonheur est une notion qui appartient aux adultes, à ceux qui ont perdu le plaisir simple de l’enfance et qui espèrent un inaccessible nirvana au lieu de se contenter d’être contents. Le bonheur est un concept trop complexe pour que les enfants s’en embarrassent. Ils rient, ils jouent, ils sont et ne passent pas leur temps à se demander s’ils ne pourraient pas rire davantage ou s’esclaffer sous un éclairage plus conforme à leur idée du rire. »
…roman
Hors le noir, il y a donc le roman.
Pour soulever autant d’émotions, il faut un style à poigne. Andrée A. Michaud est une plume saisissante, qui capture votre âme dès les premières lignes (bordel, excusez-moi, mais ce premier chapitre, quelle bombe !!!) et ne la relâche qu’à la dernière, essorée, lessivée, mais repue de bonheur littéraire.
Oui, messieurs dames, le bon roman noir, c’est de la littérature. Fichtre !
J’ironise, ce n’est plus une nouveauté, sauf pour une minorité de suffisants imbéciles qui refusent d’aller voir plus loin que leur nombril. Les exemples abondent, outre-Atlantique comme en France, et partout ailleurs dans le monde. Québécoise, Andrée A. Michaud exploite les singularités du française tel qu’il est parlé dans sa province, pour lui donner une vitalité éblouissante qui renouvelle le plaisir de lire notre langue. Rivière tremblante est un violent plaisir de lecture, qui laisse exsangue et intensément exigeant sur ce que doit être la littérature, quelle que soit sa couleur.
J’ai sans doute eu la « chance » de découvrir Rivière tremblante sans avoir lu au préalable Bondrée, roman grâce auquel le public français a découvert Andrée A. Michaud deux ans avant celui-ci. L’effet de surprise et le choc ont donc été intégraux pour moi, d’où mon enthousiasme sans limite.
Quoi qu’il en soit, si vous aimez les sombres atmosphères, l’intelligence du cœur et les styles virtuoses, ne passez pas à côté d’Andrée A. Michaud. Ses livres offrent des ébranlements salutaires dont on ne se remet pas tout à fait, et tant mieux.
Également disponible en édition de poche :

coll. Rivages Noir, 2020
ISBN 9782743649425
250 p.
8,80 €
COUP DE CŒUR : Jake, de Bryan Reardon

Un matin, le monde paisible de Simon Connolly s’écroule. Heureux mari et père au foyer, il apprend qu’une tuerie vient d’être perpétrée dans le lycée de ses deux enfants. En se précipitant sur place, il découvre rapidement que son fils aîné, Jake, a disparu. Il ne figure pas parmi les victimes, mais reste introuvable dans l’établissement et alentour.
Lorsqu’on apprend que le garçon était le seul ami de Doug Martin-Klein, un gamin asocial que personne n’est vraiment surpris d’identifier comme l’auteur du massacre, la rumeur ne tarde pas à courir. Jake aurait été son complice, et aurait réussi à fuir avant l’intervention des forces de l’ordre…
Confronté à l’innommable, Simon tente coûte que coûte de retrouver Jake en premier, tout en affrontant doutes et culpabilité. A quel moment la situation a-t-elle pu lui échapper ? Son fils a-t-il pu commettre une chose pareille ? Et surtout, où est-il et pourquoi se cache-t-il ?
Je l’avoue, je ne lisais plus trop la Série Noire depuis quelques années. A l’exception, et encore, de quelques noms majeurs de la collection (Ferey, Nesbo, Manotti), les propositions de l’éditeur Aurélien Masson ne m’inspiraient plus autant qu’à ses débuts. Mais voilà, Masson est parti créer Equinox, une nouvelle collection de polar aux Arènes, et Stefanie Delestré l’a remplacé. Après avoir retaillé le format de la Série Noire et revu légèrement sa maquette, cette excellente éditrice réalise des débuts parfaits, avec le retour gagnant de Jean-Bernard Pouy, un Caryl Ferey très bien tenu, et donc ce premier roman de Bryan Reardon qui m’a laissé pantelant d’émotion.
En anglais, le roman s’intitule Finding Jake, subtilité intraduisible en français (qui n’a donc retenu avec sobriété que le prénom du garçon). « Finding Jake », c’est « trouver Jake » bien sûr, mais aussi « découvrir Jake », au sens d’essayer de comprendre qui il est vraiment. Et c’est ainsi que fonctionne le roman, alternant des phases au présent qui relatent les minutes, puis les heures qui suivent le massacre, et des chapitres remontant à l’enfance de Jake, depuis ses premiers mois jusqu’au drame.
Outre que ce système d’alternance fonctionne toujours bien dans un polar, tenant le lecteur en haleine et l’obligeant souvent à tourner les pages pour dérouler le plus vite possible les deux fils du récit, le dispositif ici a le mérite de faire la part belle à la réalité des personnages, de jouer de leurs ambivalences, de leurs multiples facettes, d’autant plus que cette réalité est placée sous l’éclairage cru d’une catastrophe. Ce qui semblait anodin à l’époque peut soudain prendre un tout autre sens… mais interpréter a posteriori une attitude, une phrase, un moment de vie, n’est-ce pas se tromper un peu plus ?
Tenant l’ensemble du roman sur ce fil fragile, Bryan Reardon creuse le sillon du doute et de la culpabilité d’une manière intime, profonde, avec d’autant plus d’empathie et d’humanité que nous suivons l’histoire du point de vue de Simon, narrateur du drame. Les hésitations, les coups de colère, les atermoiements de Simon sont les nôtres, jusqu’à ce que la vérité soit enfin dévoilée, après plus de 300 pages d’horrible incertitude.
Alors l’émotion explose enfin, et c’est le regard très flou que j’ai lu les vingt ou trente dernières pages de Jake, profondément bouleversé par la sincérité des sentiments qui irradie de ce final d’une force incroyable.
Dans la lignée d’un Thomas H. Cook (on pense bien sûr aux Feuilles mortes, dont le sujet est très proche), Bryan Reardon nous offre avec Jake un roman noir extraordinairement juste, sensible et touchant, un condensé d’humanité qui laisse les larmes aux yeux et le cœur un peu plus ouvert. Une découverte que je serais très heureux de vous voir partager.
Jake, de Bryan Reardon
(Finding Jake, traduit de l’américain par Flavia Robin)
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2018
ISBN 9782070147243
352 p., 21€
Mauvais coûts, de Jacky Schwartzmann
Signé Bookfalo Kill
Globalement, on peut dire de Gaby Aspinall que c’est un salopard. Vous pouvez y aller, il ne s’en offusquera pas – d’ailleurs, il est le premier à l’admettre. Acheteur dans une multinationale déshumanisée (pléonasme), il a pour mission d’écraser les faibles, de les pressurer jusqu’au point de rupture, ce qu’il fait sans aucun état d’âme. A part culbuter l’inaccessible Itsuka, sa n+1 – une garce séduisante comme on n’en fait plus -, il n’a aucun désir particulier, si ce n’est de nourrir sa haine quotidienne contre, en vrac, le rugby, Nespresso, les syndicats ou Alain Souchon.
Enfin, ce n’est pas parce qu’on est une crevure professionnelle qu’on est totalement insensible. Confronté à la mort de son père, au surgissement dans sa vie d’une adolescente affirmant être sa fille et à la perspective d’un rachat de sa boîte par les Américains, Gaby va sans doute être obligé de revoir ses priorités…
Pas facile de résumer ce roman à l’intrigue fuyante ! Ce que j’ai fait laborieusement ci-dessus, tout en ayant conscience que l’essence de Mauvais coûts n’est pas tant dans son histoire (même si elle est prenante et parfaitement menée) que dans ses personnages, ses situations et surtout, surtout, son écriture. Jacky Schwartzmann, dont c’est le troisième livre mais le premier publié par les excellentes éditions lyonnaises de la Fosse aux Ours, déroule en effet un style réjouissant, pétillant d’un humour impitoyable et d’un cynisme frappé au coin du bon sens. Une sorte d’Audiard sous acide, puissamment énervé, en somme.
Les exemples sont si nombreux dans le roman qu’on voudrait le citer en entier (alors qu’il vous suffit de l’acheter, si c’est pas bien foutu quand même) ; mais allez, pour le plaisir, un petit extrait choisi au hasard, immergeant un Gaby en grande forme dans une réunion syndicale :
« Pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé dans la même pièce que des blaireaux d’une cinquantaine d’années avec des pulls en laine. Pas que. Y avait aussi des jeunes cons, mais avec le même orthodontiste : dents longues. (…) Une ambiance procès : si t’es pas d’accord sur un truc, t’es un putain de capitaliste qui mange des enfants crus. (…) Si un jour quelqu’un avait voulu monter une Radio Connard, il aurait posé des micros dans cette salle. »
« Houellebecq revisité par Iain Levison », avance l’éditeur sur la quatrième de couverture : ma foi, même si ce genre de comparaison m’horripile en général, il faut reconnaître qu’ici, c’est très bien résumé. De Houellebecq, Schwartzmann recycle la vision implacable de la société, y ajoutant la verve désespérée et réjouissante de Levison pour faire passer la pilule.
Le résultat est un cocktail à haute tension, violemment drôle, politiquement incorrect au dernier degré, et pourtant capable d’une belle humanité au détour de pages d’autant plus saisissantes qu’elles sont inattendues. La scène où Gaby retourne chez son père après la mort de ce dernier est ainsi poignante – à l’image de tous ces moments dans le roman où Schwartzmann souligne l’atroce solitude qui est le lot de tous ses personnages ; cette « ultra moderne solitude » chère à, tiens donc, Alain Souchon.
Bref, si vous voulez briller dans les salons de polar de cet automne et éviter de répondre Mary Higgins Clark quand on vous demandera votre dernier coup de cœur, lisez Mauvais coûts de Jacky Schwartzmann. Dans notre belle société capitaliste où on passe notre temps à acheter n’importe quoi, ça vous fera au moins une dépense, si ce n’est utile, au moins revigorante. Et, bordel, ça fait du bien par les temps qui courent !
Mauvais coûts, de Jacky Schwartzmann
Éditions la Fosse aux Ours, 2016
ISBN 978-2-35707-091-2
197 p., 17€
Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Signé Bookfalo Kill
Il y a Beauval, petite ville de province où tout le monde se connaît.
Il y a d’abord la mort d’un chien, abattu par son propriétaire.
Il y a ensuite la disparition d’un enfant de six ans.
Il y a enfin une tempête qui dévaste la ville et ses environs, en ces derniers jours de décembre 1999.
Puis il y a Antoine, douze ans, au cœur des événements. Trois jours qui vont changer sa vie à tout jamais.
Pas facile d’évoquer davantage le nouveau roman de Pierre Lemaitre sans tailler dans l’intrigue et affaiblir son intérêt. Autant vous prévenir, certains résumés ici ou là sur Internet ont tendance à déflorer le mystère ; si vous cherchez des avis sur Trois jours et une vie, promenez-vous donc avec prudence sur la Toile, sous peine de voir au moins un tournant de l’histoire perdre de son éclat. Ce serait dommage, il n’y en a pas tant dans ce livre.
Je ne peux en effet dissimuler ma relative déception à l’issue de cette lecture. A force, on devient exigeant avec les auteurs qui ont fait leur preuve. Pour Pierre Lemaitre, nous étions restés sur un prix Goncourt inattendu mais totalement mérité, venu couronner l’ambition et la puissance d’Au revoir là-haut, grand roman populaire au meilleur sens du terme. Ce couronnement suivait une œuvre remarquable d’intelligence et d’originalité en polar, où Lemaitre avait su, dès Travail soigné, son premier livre, s’inscrire dans le genre tout en se jouant de ses codes avec une audace jouissive.
Bref, Lemaitre, ce n’est pas n’importe qui. Et, quitte à paraître très sévère, il vaut beaucoup mieux à mon avis que cette histoire poussive, sorte de roman noir au parfum pesant de terroir mal digéré, guère plus intéressant qu’un scénario de téléfilm pour France 3.
Alors, oui, quand même, Trois jours et une vie aborde en profondeur le thème de la culpabilité (quitte à en abuser un peu, d’ailleurs), campe correctement le microcosme d’une petite ville provinciale où chacun se connaît parce que chacun s’espionne et dégoise sur les autres, sport local dont l’hypocrisie apparemment inoffensive éclate au grand jour lorsqu’un drame effroyable la met en pleine lumière. Lemaitre sait aussi se placer à hauteur d’enfant sans naïveté déplacée pour suivre pas à pas son héros tourmenté. Surtout, les meilleures pages du roman, au cœur du livre, mettent en scène le déchaînement de la tempête avec une énergie qui rappelle le prologue étourdissant d’Au revoir là-haut.
C’est déjà pas mal, n’est-ce pas ? Oui, mais c’est tout. A ces sujets, à ces atmosphères, à ces personnages déjà vus, Pierre Lemaitre n’ajoute rien, n’apporte rien de neuf. Trois jours et une vie manque à mon sens de personnalité, de prise de risque, ne porte pas l’empreinte de son auteur ; les dernières pages, censées retourner le lecteur in extremis, m’ont paru téléphonées, et de fait je n’ai pas été sensible à cette pseudo-révélation jaillie de nulle part, qui m’a fait me demander s’il ne manquait pas un chapitre ou deux pour conclure l’histoire. Quand je repense à certains rebondissements d’Alex, ou au twist de Travail soigné…
Bref, Trois jours et une vie a tout du roman post-Goncourt, preuve que le maelström accompagnant la consécration littéraire a tendance à laisser les meilleurs auteurs exsangues. Pierre Lemaitre n’est pas le premier ; espérons juste qu’il saura s’en remettre et nous épater à nouveau dès son prochain livre. On y croit !
Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2016
ISBN 978-2-226-32573-0
279 p., 19,80€
L’Homme posthume, de Jake Hinkson
Signé Bookfalo Kill
Elliot Stilling avait presque réussi sa tentative de suicide. Il a même été considéré comme mort durant trois minutes. Mais les médecins l’ont ramené à la vie malgré lui – les médecins, et aussi la vision d’une belle infirmière au poignet tatoué d’une étoile…
Amoureux, Elliot ? Pas si simple. En suivant Felicia le lendemain, il semblerait qu’il ait une autre idée en tête, celle de la protéger. Il ignore qu’elle en a peut-être vraiment besoin, lorsque surgissent dans son entourage deux frères aussi costauds qu’abrutis et dangereux, ainsi qu’un certain Stan The Man, truand vénéneux qui entraîne tout ce petit monde dans un étrange projet de braquage…
L’année dernière, Jake Hinkson m’avait emballé avec son premier titre, L’Enfer de Church Street, qui inaugurait NéoNoir, la nouvelle collection de romans noirs contemporains des éditions Gallmeister. L’attente et l’espoir étaient donc au rendez-vous, forcément ; trop, sans doute.
En dépit d’un départ canon, et d’un rythme soutenu qui entraîne rapidement le lecteur vers la conclusion du livre, cet Homme posthume n’est ni aussi convaincant, ni aussi enthousiasmant que le précédent. L’intrigue ne tient qu’à un fil, tandis que les motivations et la construction des personnages manquent d’épaisseur.
Hinkson nous aspire dans une tranche de vie tragique, avec beaucoup d’énergie et sans rien céder à la noirceur des situations. Il revient aussi sur le terrain de la religion, mais sans l’esprit corrosif qui présidait au ton réjouissant, délicieusement sarcastique de L’Enfer de Church Street. L’Homme posthume est, en résumé, un peu trop superficiel pour marquer les esprits.
Dommage, mais j’attendrai le prochain Hinkson avec autant d’intérêt, car le garçon a vraiment un beau talent de conteur et une plume habile – joliment mise en valeur par la traduction toujours aussi inspirée de Sophie Aslanidès.
L’Homme posthume, de Jake Hinkson
(The Posthumous Man, traduit de l’américain par Sophie Aslanidès)
Editions Gallmeister, coll. NéoNoir, 2016
ISBN 978-2-35178-102-9
165 p., 15,50€
Une plaie ouverte, de Patrick Pécherot
Signé Bookfalo Kill
Dans sa très élogieuse chronique sur son blog Actu du Noir (un indispensable de la blogosphère polar, soit dit en passant, si vous ne le connaissez pas encore), Jean-Marc Laherrère dit d’Une plaie ouverte que c’est « un roman qu’il faut mériter ». Si je lui emprunte ses mots, c’est que je ne saurais en trouver de meilleurs.
Évoquer Patrick Pécherot, c’est d’abord le reconnaître pour ce qu’il est : sans doute l’un des plus beaux écrivains de langue française contemporaine, un styliste hors pair, à la fois inspiré et intuitif, toujours à la recherche de l’expression la plus juste, de l’image la plus évocatrice, de la formule la plus poétique. Lire Pécherot, c’est se régaler de mots, avec une gourmandise rabelaisienne. Et le fait qu’il soit publié en Série Noire, je le précise pour les polardosceptiques, n’y change rien. Oui, sa technique et ses influences (dont Léo Malet et Jean Amila, eux-mêmes assez autonomes par rapport au genre) empruntent au roman noir ; mais sa littérature se joue des codes et élève le niveau bien au-dessus de la mêlée.
Mais alors, pourquoi Une plaie ouverte se mérite-t-il particulièrement ? Parce que sa structure est très élaborée et pourra en perdre quelques-uns en route. Le nouveau roman de Patrick Pécherot impose d’être patient et d’accorder toute sa confiance à l’auteur, qui n’offre pas une lecture clef en main. Si les premiers chapitres, très courts, s’enchaînent de manière logique, on se demande en effet où ils nous emmènent.
Voici d’abord un homme qui se réveille dans une cabane au bord du lac ; à ses côtés, dort une vieille Indienne. Nous sommes en 1905, sans doute aux États-Unis. Puis voici qu’on évoque un certain Dana, Valentin Louis Eugène de son état civil ; et ensuite Martha Jane Canery, entrée dans la postérité sous le pseudonyme de Calamity Jane. Et voilà encore une autre figure du grand Ouest, William Frederick Cody alias Buffalo Bill, créateur du grand spectacle à l’américaine avec son Wild West Show. Quel rapport entre eux ? On comprend bientôt qu’un détective privé de la célèbre agence Pinkerton est sur les traces de Dana. Pourquoi ? Sur les ordres de qui ?
Pour comprendre, il faut remonter en 1870. La France est défaite par les Prussiens, Napoléon III chassé du pouvoir, la République reprend ses droits – pas longtemps, car bientôt Paris s’embrase, hostile au nouveau gouvernement. C’est l’heure de la Commune, dont s’emparent notamment quelques amis emballés par l’air de liberté qui souffle alors sur la capitale. Ils se nomment Vallès, Verlaine, Courbet, Louise Michel… et Dana. Quel rôle a-t-il joué dans tout cela ? Pourquoi a-t-il mystérieusement disparu dès la Commune écrasée dans le sang ? C’est ce que cherche à comprendre Marceau, autre rescapé de la bande…
Ce résumé pourtant fort long n’est qu’une esquisse d’Une plaie ouverte. Il ne dit rien finalement de sa richesse, ni de l’intrication exceptionnelle de ses personnages, dont de nombreux réels, qui constitue la trame narrative complexe du récit. C’est en cela que le roman se mérite. Il faut avoir la patience de suivre Pécherot dans sa plongée entre les ombres de la Commune, dont il narre la fièvre, joyeuse et insouciante d’abord, morbide et sanglante ensuite, avec une énergie débordante. Lui faire confiance pour nous emmener, mine de rien, de minuscules indices en savantes bifurcations, là où il le souhaite précisément, vers une réflexion sur la frontière entre le mythe et la réalité, ce que reconstitue la mémoire et ce qu’affirment les faits historiques – l’évocation dans le roman du Wild West Show, gigantesque entreprise de réécriture de l’Histoire masquée sous un spectacle enchanteur, faisant ici particulièrement sens.
Œuvre magistrale, Une plaie ouverte fait partie de ces grands romans qui exigent beaucoup des lecteurs, pour mieux les servir en belle littérature, puissante et intelligente. Si la tiédeur vous lasse, si vous recherchez un livre qui vous élève et vous interroge sans rien sacrifier au romanesque, convoquez Patrick Pécherot. Vous serez servis.
Une plaie ouverte, de Patrick Pécherot
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2015
ISBN 978-2-07-014871-4
270 p., 16,90€
L’Enfer de Church Street, de Jake Hinkson
Signé Bookfalo Kill
Je venais de terminer la lecture du nouveau roman de Kazuo Ishiguro, Le Géant enfoui, et me demandais comment diable j’allais bien pouvoir le chroniquer (on en reparlera), quand j’ai ouvert ce bouquin. Et hop ! j’ai été aspiré. Impossible de faire autre chose que de le lire d’une traite, et de revenir aussitôt vers vous à présent pour vous le présenter, car c’est un pur régal.
Avec deux autres titres sortis simultanément, L’Enfer de Church Street inaugure en fanfare une nouvelle collection des excellentes éditions Gallmeister. L’objectif de Néonoir est en effet de remettre le plus pur roman noir américain au goût du jour, en publiant les oeuvres d’auteurs contemporains considérés comme de dignes héritiers de leurs prestigieux aînés (souvent parus chez Rivages ou dans la Série Noire période mythique), de Dashiell Hammett à Jim Thompson en passant par Ross MacDonald, Charles Willeford et j’en passe.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jake Hinkson est à la hauteur de la mission. Son premier roman est un concentré de noir, égayé néanmoins d’un ton souvent humoristique du meilleur effet.
Résumons, autant que faire se peut. Un homme pas vraiment recommandable, en fuite après avoir démonté la tronche de son contremaître, se retrouve vite aux abois. Planqué aux abords d’un restaurant, il repère un gros type près de sa voiture, proie facile qu’il décide de braquer. Sauf que le gros type, un dénommé Geoffrey Webb, s’avère un drôle de pèlerin que la vue d’un flingue braqué sur lui ne bouleverse pas plus que ça. Embarquant son agresseur dans sa voiture, il se met alors à lui raconter sa vie, une sale histoire plantée sur Church Street à Little Rock, Arkansas…
Pour ne pas trop en dire, ce serait dommage, je vais faire vite. La scène d’ouverture, ce braquage qui tourne court, est à l’image de l’ensemble du roman. Jake Hinkson pratique l’art du rebondissement inattendu avec une facilité d’autant plus réjouissante qu’il n’en rajoute jamais ; le récit prend des virages serrés sans jamais crisser des pneus, comme si tout y était parfaitement naturel (ce qui n’est pas souvent le cas). L’impact n’en est à chaque fois que plus fort.
Geoffrey Webb est un formidable anti-héros, dont le ton, mélange d’autodérision, d’hypocrisie flamboyante et de cynisme absolu, fait beaucoup pour la réussite du livre. Quant à l’histoire, encore une fois sans rien dévoiler, elle offre une plongée sournoise dans les secrets peu glorieux d’une petite ville et de ses familles, ainsi qu’un mitraillage à boulets rouges sur les impostures de la religion quand elle ne devient plus qu’une mascarade vide de sens. Quand on sait que Jake Hinkson a grandi dans un milieu religieux strict (et s’en est sorti, la preuve), on comprend mieux qu’il ait la dent dure à ce sujet, mais il le fait avec maîtrise, voire avec retenue, ce qui donne d’autant plus de densité à son propos.
L’Enfer de Church Street est donc un petit bijou de roman noir d’aujourd’hui, cruel et réjouissant, qui se dévore sans trêve, et fait honneur au nouveau projet éditorial d’Oliver Gallmeister. Un must, superbement traduit par Sophie Aslanides (magnifique traductrice de Craig Johnson, entre autres), à ne pas manquer !
L’Enfer de Church Street, de Jake Hinkson
Traduit de l’américain par Sophie Aslanides
Éditions Gallmeister, 2015
ISBN 978-2-35178-087-9
236 p., 15€
Imagine le reste, d’Hervé Commère
Signé Bookfalo Kill
Présentation de l’éditeur :
Dans la sacoche de cuir patiné, deux millions d’euros en liasses épaisses. Assis à l’avant de la Supercinq, les deux amis contemplent l’horizon comme on contemple une nouvelle vie. Ce sont deux caïds du nord de la France. Après des années de larcins minables, ils ont enfin pu prendre le large, en délestant plus gros qu’eux. Mais la fortune a son revers. Fred ne se doute pas que Karl, totalement vrillé par l’événement, pourrait lui jouer un drôle de tour. Karl ne se doute pas que Nino, qui les file en douce deux voitures en arrière, pourrait lui aussi s’en mêler. Et tous trois ne savent de quoi le propriétaire de la sacoche, un vrai dur du crime organisé, est capable pour récupérer la prunelle de ses yeux… Dans la sacoche de cuir patiné, il n’y a pas que des billets. Il y a surtout le point de bascule de leur vie à tous. Le début de la fin. La fin du début. Plus rien ne sera comme avant…
Alors, bien sûr, il y aurait des choses à redire. Quelques longueurs par-ci par-là. Des moments ou des rebondissements trop beaux pour être vrais. Des situations improbables – comme ce groupe de rock français, monté de toutes pièces à partir d’individualités brillantes mais ne se connaissant pas, qui devient rapidement le plus grand groupe du monde, par la grâce du producteur légendaire d’Elvis ou des Beatles (Ralph Mayerling, exceptionnel personnage secondaire).
Oui mais voilà, Imagine le reste est un roman. Tout y est permis, surtout quand c’est Hervé Commère qui tient le stylo. Je vous ai déjà dit deux fois mon admiration pour le talent de ce garçon, à l’occasion de la parution des Ronds dans l’eau en 2011, puis du Deuxième homme en 2012. Si son quatrième opus n’est pas mon préféré de ses livres – j’ai fini par devenir exigeant avec lui ! -, il reste dans la très honorable lignée des précédents, c’est-à-dire très bon.
Maître Commère y fait jouer ses points forts, que l’on retrouve avec un plaisir intact. Avant tout, il y a son amour des personnages, qu’il prend le temps de développer, d’envelopper de sa finesse psychologique et de son don pour nous les rendre familiers, terriblement humains. Comme dans les précédents romans de l’auteur, ils sont guidés par des fils invisibles que des marionnettistes farceurs tirent parfois brusquement, pour les entraîner dans des directions inattendues, donner à leurs destins des trajectoires neuves, s’amuser avec le hasard, placer sur leur route de minuscules événements qui prennent soudain une ampleur capitale.
Alors, quand il nous raconte tranquillement la fondation du fameux plus grand groupe de rock du monde, ça passe ; ça ne devrait pas tenir debout mais on y croit, parce qu’on a envie d’y croire, tout simplement. Et aussi parce qu’Hervé Commère parle si bien de musique, évoque superbement répétitions et concerts d’anthologie au point qu’on croit les avoir vécus, alors qu’il est si difficile de faire vivre la musique par les mots d’un roman. L’exploit n’est pas mince, c’est pour moi le point fort d’Imagine le reste, ce qui fait vibrer ce livre en profondeur et pour longtemps.
Puis il y a l’insistance avec laquelle Hervé Commère enfonce le clou de ses obsessions, livre après livre. A commencer par ce thème du hasard et des coïncidences, auquel il offre de nouvelles déclinaisons sans donner l’impression de se répéter. Bonheurs et malheurs de la vie tiennent souvent à peu de choses, et le romancier raconte cela comme personne. Il s’aventure également à nouveau dans ce monde des truands et des magouilleurs à l’ancienne, qui pourrait paraître suranné s’il ne parvenait pas à le rendre aussi moderne.
Dans ma chronique sur Le Deuxième homme, j’écrivais ceci : « l’auteur dispose ça et là des éléments propres au genre [du roman noir]. Des secrets, un revolver, des bolides lancés à fond sur des routes de nuit, des rendez-vous mystérieux, des mallettes pleines d’argent, des enveloppes… »
Dans Imagine le reste, comme par hasard (mais on sait maintenant que le hasard est taquin chez Hervé Commère), presque tous ces éléments y sont (avec un sac en cuir à la place des mallettes) ; et pourtant, ce n’est pas un polar, en tout cas encore un peu moins que le précédent qui s’éloignait déjà du genre. Et honnêtement, tout ceci n’est qu’une question d’étiquette et on s’en fiche un peu.
Le talent singulier et lumineux d’Hervé Commère est définitivement à découvrir ; nouvelle démonstration avec ce roman à dévorer comme on prend la route vers la mer, musique à fond et vitres ouvertes pour avaler le vent.
Imagine le reste, d‘Hervé Commère
Éditions Fleuve, 2014
ISBN 978-2-265-09816-9
419 p., 19,90€
La blogosphère s’enflamme pour Hervé Commère ! La preuve chez Yvan et son blog Emotions, Foumette, Scissor Girl ou Zonelivre, parmi d’autres.