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Bonne nuit, Maman, de Seo Mi-Ae

Seon-gyeong, criminologue, est sollicitée par le pire serial-killer de Corée qui attend son jugement en prison. Cet homme qui a assassiné une douzaine de femmes veut lui parler, à elle et à personne d’autre. Intelligent, manipulateur, ses motivations restent floues, mais tous s’accordent à dire que Seon-gyeong devra faire preuve de la plus grande prudence face à ce criminel hors normes.
Dans le même temps, son mari se voit contraint de faire venir chez eux sa famille issue d’un précédent mariage. Une petite fille de onze ans bouleversée par les décès de sa mère et de ses grands-parents maternels. Des morts pour le moins suspectes, d’ailleurs…

Traduit du coréen par Kwon Ji-hyun et Rémi Delmas


« Le Silence des agneaux coréen ».
Bordel, il fallait l’oser en couverture, ce blurb. Il n’y a quand même pas grand-monde qui peut se comparer au Thomas Harris de la grande époque (Le Silence des agneaux, bien sûr, mais surtout Dragon Rouge, mamma mia, quel bouquin !), et ce n’est certainement Seo Mi-Ae, aussi sympathique soit-elle par ailleurs, qui va lui faire de l’ombre.
D’où sort cette comparaison plus qu’hasardeuse, d’ailleurs ? Hé bien du livre lui-même, tout simplement. Parce qu’elle a fait un stage à Quantico, l’héroïne est surnommée Clarice Starling par ses élèves en criminologie. Voilà, ça ne va pas chercher plus loin – et surtout, il ne faut pas, car rien dans ce polar n’effleure la force, l’intelligence et la finesse des livres de Harris. Autant comparer la carte d’un restaurant gastronomique avec le menu Filet O’Fish de MacDonald’s.

Commençons par la protagoniste. Tout aussi débutante que son « modèle », Seon-gyeong s’avère en revanche beaucoup moins douée que Clarice. Pas seulement face au serial-killer en prison (on y revient tout de suite, à celui-là), mais tout le temps. Notamment dans sa vie privée où, disons-le clairement, elle entrave que dalle. Même quand le mal, le vrai, le pur, danse la zumba sous son nez, rien à faire, elle passe à côté. Et ses relations avec son mari, bonjour. Criminologue peut-être, mais psychologue, jamais. Pour le résumer en quelques mots, le personnage ne tient pas la route une seconde, et pour un thriller psychologique, c’est un peu dommage.

Quant au serial-killer, si l’idée est de le calquer sur Hannibal Lecter, autant tuer le suspense : en tête-à-tête, le gars n’aurait aucune chance, et finirait le crâne ouvert à se faire déguster le cerveau vivant par notre Cannibale préféré. Tellement archétypal qu’il en devient cliché, ce supposé « grand méchant » est trahi dès sa première apparition par des dialogues affligeants et des motivations ridicules. Rien ne viendra le sauver par la suite, pas même la fin du roman pourtant un poil plus tendu que le reste.

En réalité, le caractère le plus intéressant est celui de Ha-yeong, la fillette de douze ans. Difficile hélas d’en dire plus sans déflorer l’élément le plus riche et surprenant de l’intrigue, mais sachez qu’elle est le véritable point d’accroche de ce roman et de ses deux suites, car il s’agit d’une trilogie.
C’est la mieux construite, celle qui fascine et inquiète le plus, celle dont le comportement et les motivations sont les plus étonnants. Et qui contribue largement à ridiculiser encore davantage la pauvre Seon-gyeong, à l’insu sans doute de l’auteure.

Pour le reste, je ne retiens pas grand-chose. Le livre fait moins de 300 pages, et j’ai quand même trouvé le moyen de m’ennuyer. Jamais réveillé par un style sans intérêt (problème de traduction ?) Souvent horripilé par l’ensemble des personnages, leurs attitudes, leurs pensées et leurs actes, que j’ai trouvés désolants et incohérents (problème peut-être de compréhension de ma part des codes culturels et sociaux coréens).

Navré, surtout, qu’on fasse des gorges chaudes avec un thriller aussi quelconque, et qu’un manque de culture et/ou de mémoire autorise à le mettre en miroir avec un authentique chef d’œuvre du genre, sous le seul prétexte sans doute qu’il vient de Corée du Sud et que la production culturelle de ce pays est actuellement à la mode (cf. l’engouement pour ses séries sur Netflix).
Le polar a une histoire longue et riche, ce serait bien de ne pas la dévaloriser.


Bonne nuit, Maman, de Seo Mi-Ae
Éditions Matin Calme, 2020
ISBN 9782491290054
269 p.
19,90 €

Bonne nuit, Maman est également disponible aux éditions Livre de Poche (7,70€).

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Nos corps étrangers, de Carine Joaquim

Éditions la Manufacture de Livres, 2021

ISBN 9782358877244

240 p.

19,90 €


Quand Élisabeth et Stéphane déménagent loin de l’agitation parisienne avec leur fille Maëva, ils sont convaincus de prendre un nouveau départ. Une grande maison qui leur permettra de repartir sur de bonnes bases : sauver leur couple, réaliser enfin de vieux rêves, retrouver le bonheur et l’insouciance. Mais est-ce si simple de recréer des liens qui n’existent plus, d’oublier les trahisons ? Et si c’était en dehors de cette famille, auprès d’autres, que chacun devait retrouver une raison de vivre ?


Que ça fait du bien, les premiers romans courageux. (Pas tout à fait premier roman, dans ce cas, puisque Carine Joaquim a déjà publié plusieurs livres en auto-édition sous le pseudonyme de Jo Rouxinol. Premier roman dans le circuit d’édition « classique », donc.)

Que ça fait du bien, les livres qui s’emparent d’un sujet connu, voire rebattu – la faillite d’un couple et, au-delà, d’une famille et de tous ceux qui les approchent, comme par contagion de malheur – pour le guider dans des eaux neuves, grâce à un style qui s’affirme d’emblée et une résolution à pousser la tragédie jusque dans ses ultimes retranchements.

Faire du bien.
Ça peut paraître bizarre, d’employer cette expression pour qualifier un roman qui va vous malmener, vous griffer le cœur et vous entraîner aux confins de la violence que les êtres peuvent infliger aux autres, y compris (surtout) à ceux qu’ils ont aimé ou aiment encore profondément, et s’infliger à eux-mêmes, sans retenue.

Ce qui fait du bien, c’est la vitalité d’une littérature éperdue de sincérité et de vérité. Une littérature qui, sans aucun doute, va toucher de très près nombre de lecteurs et de lectrices, par sa manière d’évoquer le déraillement de l’amour, la trahison intime, mais aussi le vertige des corps emportés par le désir et l’envie irrésistible de combler les creux du cœur par l’embrasement des peaux et l’affolement des sens. Et quand je dis toucher, je pense fouiller au plus profond, là où ça fait mal.
Mais où la littérature peut…
Oui, faire du bien. Empathique et salvatrice.

Pour obtenir cette curieuse alchimie, Carine Joaquim s’appuie sur des personnages qui auraient pu se figer comme des clichés.
Au contraire, elle les déplie, les déploie, leur donne une vraisemblance indispensable en collant à leurs pensées et à leur psyché.
Aucun manichéisme.
Stéphane n’est pas qu’un mari cherchant à racheter son infidélité. Élisabeth n’est pas qu’une victime jouant de sa faiblesse supposée pour obtenir ce qu’elle veut. Maëva n’est pas qu’une adolescente colérique et égocentrique.
Ils sont tout ceci, pourtant. Mais pas seulement. Leurs personnalités, leurs aspirations, leurs contradictions, Carine Joaquim les scrute à la loupe pour les pousser à s’accomplir, en bien ou en mal – les deux à la fois, le plus souvent.
Humains, tout simplement.

Nos corps étrangers taille une déchirure, qui lentement cisaille le texte, jusqu’à la terrible explosion finale. Il capture des tempêtes intérieures qui renversent les cœurs et bouleversent les corps. Analyse une famille qui se délite, d’une manière implacable, clinique, mais non dénuée de sentiments et de chair, bien au contraire.

L’entrée en littérature de Carine Joaquim va laisser des traces. Un choc à ne pas manquer, à condition d’avoir les nerfs assez solides pour l’encaisser de plein fouet.


Ce genre de petites choses, de Claire Keegan

Éditions Sabine Wespieser, 2020

ISBN 9782848053721

120 p.

15 €

Small things like this
Traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin


En cette fin d’année 1985 à New Ross, Bill Furlong, le marchand de bois et charbon, a fort à faire. Aujourd’hui à la tête de sa petite entreprise et père de famille, il a tracé seul sa route : élevé dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, était domestique, il a eu plus de chance que d’autres enfants nés sans père.
Trois jours avant Noël, alors qu’il livre le couvent voisin, il découvre dans la réserve une très jeune femme, qui y a vraisemblablement passé la nuit. Lui reviennent alors les rumeurs entendues au sujet de ces « femmes de mauvaise vie », que les sœurs recueillent et exploitent sans vergogne…
Que faut-il faire ? Ne rien dire, comme tout le monde, par crainte du pouvoir que possèdent les religieuses dans la région ? Ou bien écouter son cœur, et tenter d’agir, surtout en cette période de Noël où interroger sa conscience sur le sens de sa vie prend encore plus de relief ?


Je découvre (enfin) Claire Keegan avec ce nouveau roman, dont la brièveté rappelle qu’elle est aussi une nouvelliste très réputée. Étant amateur de nouvelles, il faudra vite que j’aille explorer cet aspect de son œuvre, car cette première lecture me donne envie d’en lire plus.

Habituée à condenser beaucoup d’éléments en peu de pages, l’auteure irlandaise perpétue ce talent précieux lorsqu’elle allonge quelque peu le récit pour le tirer vers le roman. En dépit de leur aspect dépouillé, les 120 pages de Ce genre de petites choses sont en effet pleines d’humanité, dans toute la complexité du terme.
Générosité, partage, égoïsme, aveuglement plus ou moins opportuniste, hypocrisie, cruauté, lâcheté, altruisme, reconnaissance : autant d’attitudes, de choix et de sentiments captés avec subtilité par la romancière, dans lesquels tout lecteur peut plus ou moins se reconnaître, ou auxquels il est nécessaire de se confronter.

Pour habiller ces réflexions essentielles, Claire Keegan choisit une forme proche du conte de Noël – un conte réaliste, sans gros bonhomme barbu en rouge ni rennes et lutins, mais avec le froid, la neige, les préparatifs rituels pour le réveillon, les heures passées en famille à la cuisine…
Il se dégage de ces pages une chaleur étonnante, alors même que la plupart des personnages s’avèrent rugueux – caractères bruts de la campagne irlandaise dans les années 80 -, et que le véritable sujet du roman est d’une violence innommable.

Entre les lignes, Claire Keegan évoque en effet le scandale des institutions religieuses, tenues d’une main de fer par des sœurs n’ayant de bonnes que l’expression consacrée, et dans lesquelles des jeunes femmes considérées comme immorales étaient enfermées et réduites en esclavage.
L’acteur et cinéaste Peter Mullan l’avait notamment fait connaître de tous grâce à son film, The Magdalane Sisters (2002). Claire Keegan choisit, pour sa part, d’aborder le sujet par la bande. Elle évite le choc frontal, préférant suggérer de quoi il est question au fil d’allusions subtiles, d’images entraperçues par le protagoniste et de rumeurs évoquées.

Suggérer ne voulant pas dire édulcorer, le propos reste d’une force et d’une douleur terribles. Mais la forme littéraire choisie par la romancière, ainsi que la lumière intérieure qui guide Bill Furlong, permettent d’en saisir la cruauté tout en y opposant espoir et possibilité de rédemption.
Un texte magnifique, où il y a beaucoup à apprendre, et qui confirme que la valeur n’est pas affaire de nombre de pages. L’une des lectures hautement recommandées de cette fin d’année, largement défendue et mise en avant par les libraires.


Du côté des Indiens, d’Isabelle Carré

Éditions Grasset, 2020

ISBN 9782246820543

352 p.

22 €


RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020


Un soir, par hasard, Ziad découvre que son père Bertrand trompe sa mère Anne avec Muriel, la jeune femme mystérieuse qui vit au cinquième étage de leur immeuble. Après avoir longtemps hésité, subi le poids de ce secret effarant, le jeune garçon de 10 ans monte à la rencontre de Muriel et lui ordonne de renoncer à cette relation.
C’est le début d’une étrange amitié – mais aussi d’une vaste ronde qui fait tourbillonner la vie de ces quatre personnages, pris au piège de la vie. Ils grandissent, chutent, traversent des tempêtes, s’éloignent pour mieux se retrouver. Comme les Indiens, ils se sont laissé surprendre ; comme eux, ils n’ont pas les bonnes armes…


Le côté des Indiens, c’est celui des perdants. Les quatre personnages principaux du deuxième roman d’Isabelle Carré sont des perdants en puissance, dont les défaites potentielles naissent des secrets qu’ils dissimulent.

De ce côté-là, la romancière n’a pas lésiné pour accabler ses protagonistes. Bertrand, le père, trompe donc sa femme, tout en cachant à sa famille qu’une bombe à retardement menace à tout moment d’exploser dans son cerveau et de le réduire à néant. Sous son apparence distante et résignée, Anne, la mère, est sur le point de s’embarquer dans une croisade auto-destructrice qui ne laissera pas beaucoup de place à l’espoir.
Ziad, leur fils, porte le poids de ses parents sur ses épaules trop frêles, leur cache son amitié avec elle qui a contribué à briser le couple, et tait la trahison de son père.
Quant à Muriel, script de cinéma ayant renoncé à une prometteuse carrière d’actrice quinze ans plus tôt après être tombée sous la coupe du réalisateur, elle se pose en incarnation du mouvement #metoo.

Oui, ça fait beaucoup. Trop, à vrai dire. Surtout que le roman manque de structure pour faire tenir debout un édifice aussi chargé.
Plutôt que de s’en tenir à une seule ligne directrice, Isabelle Carré explore à tour de rôle ses personnages, ébauchant pour chacun des pistes qu’elle ne mène jamais vraiment à leur terme. Lorsqu’on finit par s’attacher à l’un d’entre eux, on l’abandonne presque pour passer au suivant, ce qui est aussi frustrant que déstabilisant.

Il y a trop de sujets dans Du côté des Indiens – le délitement du couple, le mensonge, la maladie, les abus (sexuels et de pouvoir), les dessous du cinéma -, et ils s’avèrent presque contradictoires à force de se côtoyer sans s’entrelacer. Ils se heurtent les uns aux autres et, dans ces chocs successifs, perdent de leur force et de leur intérêt.
La forme même du livre est sans cesse dans la valse-hésitation. On croit ouvrir un roman initiatique, on bascule ensuite vers un livre sur le cinéma doublé un texte stigmatisant l’emprise masculine, avant d’enchaîner sur une intrigue médicale puis sur une sorte de polar, qui tombe comme un cheveu sur la soupe.

Il manque aussi trop de personnalité et de liant à l’écriture d’Isabelle Carré pour sauver la mise. Son style est plat, elle se cantonne le plus souvent à de longues explorations psychologiques, trop classiques et convenues pour passionner sur le long terme. Du côté des Indiens n’est pas si long (quoique, 350 pages, ça commence à faire tout de même), mais il m’a paru le triple – ce qui n’est pas très bon signe, vous en conviendrez.

Restent quelques beaux passages sur le cinéma, milieu que la romancière-comédienne connaît évidemment très bien, avec des descriptions de tournage fourmillant de détails et palpitant de vie.
Mais c’est insuffisant. Du côté des Indiens est un livre assez décevant, l’exemple même du roman dont on peut questionner la parution en pleine rentrée littéraire – sinon pour assurer à l’éditeur une belle exposition médiatique et l’assurance d’un succès davantage dû à la notoriété et à la cote de sympathie de l’auteure, qu’à la réussite du texte.


Merci à NetGalley de m’avoir permis de lire ce titre.


Les dédicaces, de Cyril Massarotto

Éditions Flammarion, 2020

ISBN 9782081519619

272 p.

20 €


RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020


De Claire, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’elle vit à Paris et collectionne les livres dédicacés. Son plus grand plaisir est d’écumer les librairies à la recherche de ces trésors qui font de chaque livre un objet unique et précieux, « parce que la dédicace ajoute une histoire à l’histoire ».
Chez un bouquiniste, elle tombe sur un livre dont la dédicace lui laisse une désagréable impression de vulgarité. L’auteur, Frédéric Hermelage, laisse son numéro de téléphone à une certaine Salomé, assorti d’un compliment outrancier. Seulement, à la lecture, le roman est à l’opposé de la dédicace. Subtil, élégant. Comment expliquer un tel contraste ?
De librairies en Salons du livre, Claire va alors se lancer sur les traces de cet écrivain discret, jusqu’à franchir les règles de la fiction.


Je ne vous le cache pas, ce livre me pose problème.
Je l’ai lu rapidement, facilement, de ce côté pas de difficulté. Bon.
Ma première réaction, après l’avoir terminé, a été de dire :
« C’est raté. »
« Ça ne fonctionne pas. »
Pas si simple, pourtant.

Haro sur le petit monde des livres

Il faut dire que ce roman n’est pas très aimable. À l’image de son héroïne narratrice, qui a tendance à prendre tout le monde de haut, et professe sur la littérature des opinions que l’on pourrait qualifier de sélectives, pour être sympa – mais qui sont surtout élitistes, hautaines et méprisantes. Et la situation ne s’arrange pas lorsque le personnage de l’écrivain entre en scène, bien pire dans le registre.

Tout le monde en prend pour son grade, à commencer par la cohorte des auteurs de best-sellers, emmenés par l’inévitable duo Musso-Lévy (mais sont aussi concernées Aurélie Valognes ou Amélie Nothomb, pour n’en citer que deux), dont les productions envahissantes sont bonnes pour la poubelle et indignes d’être qualifiées de littérature.
C’est un point de vue (sans nuance), mais pourquoi pas. Ce débat est surtout vieux comme le Top 50 – beaucoup plus, en réalité, vieux comme la littérature romanesque sans doute. Tous les lecteurs ont un avis là-dessus, entre les défenseurs de la littérature populaire, les tenants de la grandeur littéraire de la France (hum), et ceux qui essaient de naviguer entre ces deux récifs sans se fracasser dessus.
Du reste, en creux, les hérauts de cette fameuse caste supérieure des lettres tricolores ne sont pas épargnés par la griffe du romancier, représentés dans toute leur suffisance parisiano-centrée et leur certitude de valoir plus que les autres.

Mais ce n’est pas fini. Dans Les Dédicaces, prennent cher également les blogueurs, forumeurs, influenceurs, apprentis critiques ne méritant pas ce qualificatif – et là encore, il y a du vrai dans ce qu’écrit Cyril Massarotto.
Et, au passage aussi, une petite tape sur les doigts de certains libraires, ceux qui ne conçoivent leur travail que sous l’angle froidement économique et n’ont aucun discours de véritables amoureux des livres (il y en a, des comme ça, sans aucun doute).

Bref, Massarotto ratisse large. Et ce pourrait être réjouissant, car le sujet, il a effectivement de quoi dire et moquer.
Alors, pourquoi penser de prime abord que c’était raté ? Et pourquoi, avec quelques jours de recul, revenir un peu sur cette impression, sans pour autant la rectifier entièrement ?

Premier ou second degré ?

Voici mon problème. Tout au long de ma lecture, attaquée sans a priori ni rien connaître de l’auteur, je me suis posé la question.
Et, jusqu’au bout, je suis resté suspendu à ce doute. Penchant pour la seconde hypothèse, mais sans jamais aucune certitude. Parce que le style de Cyril Massarotto n’est pas, selon moi, à la hauteur du défi proposé. Il manque d’ironie, de sous-entendu, voire d’auto-dérision.

Soyons honnêtes, d’un point de vue littéraire, Massarotto penche plus du côté Musso-Lévy que de Modiano. (Quelle surprise, hein ?) Ce qui n’est pas un souci, car son écriture, à défaut d’être brillante ou transcendante, est loin d’être indigne. Classique, dans le genre facile et sans relief.
Son parcours avant ce roman, du reste, contribue à le glisser dans la catégorie des auteurs « grand public ». Ses huit romans précédents ont été publiés chez XO, maison plutôt spécialisée dans la grosse cavalerie. Et son premier, Dieu est un pote à moi, a connu un beau succès avant d’être traduit en quinze langues.

Sachant ceci, j’en déduis que Les dédicaces, sous couvert de moquer la littérature grand public, prendrait son parti. Ce roman se voudrait un gigantesque pied-de-nez à la bien-pensance littéraire, dont il détruirait l’inanité en adoptant son point de vue pour en exposer de l’intérieur sa stupidité.
J’en reste au stade des suppositions car, après lecture, rien ne me permet de l’affirmer.

Manquant de cette ironie à mon sens indispensable, les attaques répétées contre les auteurs grands vendeurs pourraient par exemple être comprises au premier degré par des lecteurs pas assez vigilants.
Certains s’en réjouiraient – « ah ah, il a bien raison, leurs bouquins c’est de la merde ! » -, d’autres s’en offusqueraient – « encore un de ces types qui pètent plus haut que leur cul en pensant que la littérature est affaire de grandes phrases plus que de grande histoire, quel connard ! »
Après tout, c’est peut-être l’effet recherché. Fâcher un peu tout le monde et, paradoxalement, contenter potentiellement des lecteurs très différents les uns des autres. Stratégie risquée.

Un contenu qui manque de tenue

Au bout du compte, cette valse-hésitation permanente occulte d’autres aspects du roman. Son histoire d’amour, pas tenable pour un sou. Le comportement de la narratrice, qui joue avec l’histoire de la dédicace à Salomé pour tester la réalité des sentiments de son amant – sauf que cette intrigue manque de consistance, disparaît parfois durant des pages pour réapparaître sans prévenir, ruinant la crédibilité du comportement de Claire. Quelle femme resterait accrochée à un homme dont elle démontre l’infidélité à tour de bras ?

Là encore, Cyril Massarotto ne maîtrise pas assez son idée. Il aurait fallu creuser la psychologie du personnage, l’investir totalement dans son jeu pervers, approfondir la nature de ses relations avec son amant. La pirouette avec laquelle il tente de s’en sortir vers la fin peine à sauver les meubles, d’autant qu’elle est relativement prévisible.
Heureusement, les toutes dernières pages, délicieusement cruelles, offrent une porte de sortie inattendue, qui rattrape un peu l’ensemble.

Vous le voyez, Les dédicaces est un roman qui pose beaucoup plus de questions qu’il ne le devrait. Curieux paradoxe, pour un livre que j’aurai sans doute oublié d’ici un mois, mais qui m’aura tellement fait travailler du chapeau qu’il m’aura fallu deux tentatives pour aboutir à cette chronique fort longue (désolé, encore une fois), pas forcément justifiée pour un ouvrage relativement dispensable de la rentrée.


Le Tyran domestique, d’Anne Fine

Éditions de l’Olivier, 2006

ISBN 9782879294957

282 p.

20,30 €

Raking The Ashes
Traduit de l’anglais par Dominique Kugler


Bien sûr, Tilly a quelques hésitations lorsqu’elle rencontre Geoff. Beau, intelligent, il semble avoir tout pour lui… et il est père de deux enfants en bas âge. Pour cette jeune femme hors du commun – ingénieur de métier, bravant les tempêtes en haute mer sur des plates-formes pétrolières et collectionnant les amants –, adopter une famille entière relève du défi, ce qui n’est pas sans lui déplaire.
Se faire adopter, par contre, est une autre affaire. Surtout lorsqu’on vous octroie le dernier rôle, celui de la belle-mère qui n’a pas son mot à dire et sur qui pèsent tous les torts.
De petites mesquineries en méchancetés anodines, les griefs s’accumulent et Tilly, tout comme Geoff, devient experte dans l’art de la manipulation. Et de la vengeance.


Le cercle familial est, pour Anne Fine, le théâtre humain par excellence. Celui où s’entrechoquent le drame et la comédie, et où la vérité de l’être apparaît dans toute sa variété, toute sa complexité et, disons-le sans ambages, toute sa cruauté.
L’essentiel de ses romans prend la famille comme terrain de jeu, aussi bien ceux pour la jeunesse (La Tête à l’envers, Au secours c’est Noël !, Madame Doubtfire) que ceux pour les adultes. D’un côté comme de l’autre, elle le fait avec un mélange d’humour et de clairvoyance mordante, le tout servi à merveille par une écriture énergique, d’une évidence implacable.

Le mieux est qu’à chaque fois, elle trouve un nouvel angle d’attaque pour aborder son sujet favori, et rafraîchir son propos.
Ici, c’est en adoptant le point de vue d’une belle-mère qui tente de se faire une place entre un père et ses deux enfants. Un personnage haut en couleurs, femme indépendante et libre, très attachée à suivre obstinément son chemin, même (surtout) quand elle a tort. Tilly est une héroïne intéressante, pas du tout une victime ; elle est capable de mesquinerie et de manipulation, voire de menacer le lien implicite qui la lie au lecteur en tant que narratrice.

Si la romancière ne fait aucun cadeau à sa protagoniste, c’est qu’elle n’en fait aucun non plus aux autres personnages. Geoff, le compagnon lâche et égoïste, Harry et Minna, les enfants distants, opportunistes et profiteurs, et tout le reste de la famille, gigantesque cirque où ne pullulent que des clowns à l’humour plus que douteux… Heureusement qu’Anne Fine met le tout en scène avec beaucoup d’humour, car le spectacle est, la plupart du temps, redoutablement violent.

Toute la réussite d’Anne Fine est de réussir à ne jamais rompre le lien entre Tilly et le lecteur, y compris dans les dernières pages, alors même qu’elle précipite le roman vers une issue aussi surprenante que terrible.
Elle y parvient grâce à un récit très fluide, dans lequel on entre à toute allure dès les premières pages, et à sa maîtrise impeccable du rythme, des enchaînements et des ruptures. Aucun temps mort, aucune faiblesse, tout coule et roule à la perfection, pour un plaisir de lecture irréprochable.

Même si je me réjouis d’avoir encore quelques « vieux » romans d’Anne Fine à découvrir, je regrette qu’elle ne soit plus publiée dans la sphère adulte (et qu’il n’y ait plus qu’un seul de ses livres disponible en poche).
J’ignore si c’est parce qu’elle a arrêté d’écrire pour les grands pour se consacrer entièrement à la littérature jeunesse, ou si c’est un choix éditorial en France. Quoi qu’il en soit, c’est dommage, car les livres de cette romancière britannique sont à chaque fois un régal, et je vous encourage fortement à les découvrir.


La Demoiselle à cœur ouvert, de Lise Charles

Éditions P.O.L., 2020

ISBN 9782818050736

352 p.

21 €


RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020


Octave Milton, un écrivain français réputé, obtient une place de pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, sur la foi d’un projet fumeux de roman familial puisant ses racines dans la capitale italienne. Arrivé sur place, il fait la connaissance des autres artistes qui vont, comme lui, résider durant un an dans le prestigieux établissement. Loin de s’investir dans son propre travail, Milton procrastine, ce dont atteste son abondante correspondance électronique avec son agente et ancienne amante, mais aussi avec sa mère, son frère, et différentes personnes sollicitant son attention par mail.
Peu à peu, pourtant, il commence à puiser de l’inspiration dans certaines de ses rencontres, détournant la fascination qu’il exerce en particulier sur la gent féminine pour en tirer une matière littéraire souvent cruelle. Le genre de petit jeu qui, si on ne respecte pas certaines limites, peut avoir des conséquences dramatiques…


Drôle de livre. Très accrocheur d’emblée, pour qui n’est pas rétif à la forme épistolaire. Car La Demoiselle à cœur ouvert est entièrement composé d’échanges de mails entre Octave Milton et ses différents correspondants. Du point de vue stylistique, on est bien sûr très loin de l’élégance et du déploiement de langue des Liaisons dangereuses. L’écriture électronique implique souvent de la brièveté, du pragmatisme, presque une absence de forme, autant de caractéristiques qui pourraient décourager tout déploiement littéraire.

Sauf que Lise Charles est maligne. En choisissant un écrivain comme protagoniste, elle dispose d’une voix dont le métier est d’écrire convenablement. Elle peut ainsi jouer de la contrainte du mail, alterner entre messages très brefs, parfois expéditifs, et d’autres plus développés, où la voix de son personnage prend son ampleur. Au fil du livre, on se rend compte que l’architecture d’ensemble est parfaitement pensée, certains messages se répondant par exemple à plusieurs dizaines de pages d’écart, d’autres jouant avec humour du fait que plusieurs correspondances peuvent se croiser au même moment, ce qui crée des décalages drolatiques.
Bref, aucune facilité dans ce choix formel, La Demoiselle à cœur ouvert est au contraire un véritable travail d’écrivain, intelligent et maîtrisé.

Vient le problème du choix du cadre de l’intrigue, et de ses conséquences.
Le délicieux petit monde de l’édition est régulièrement mis en scène dans la littérature française, suscitant chez le lecteur un intérêt souvent inversement proportionnel à la fréquence de ses apparitions. Il faut reconnaître que les préoccupations des acteurs de Saint-Germain-des-Prés peuvent paraître bien éloignées de celles des lecteurs…
Par je ne sais quel miracle, Lise Charles parvient à contourner cet écueil, en dépit du fait qu’elle n’hésite nullement à évoquer des personnalités bien réelles – Muriel Mayette par exemple, ancienne directrice de la Comédie-Française, à la tête de la Villa Médicis de 2015 à 2018 ; ou son mari, sans doute plus connu du grand public qu’elle, puisqu’il s’agit de Gérard Holtz (le récit de la visite de la Villa menée par ce dernier est un délicieux moment du livre !) On n’est pas loin du « name dropping »… et pourtant non. Bizarrement, le dispositif fonctionne sans qu’on ait l’impression d’être exclu du récit, comme d’une blague dont on ne comprendrait pas les ressorts comiques.

La Demoiselle à cœur ouvert échappe d’autant moins à cette problématique que la romancière a choisi de l’inscrire dans une période très particulière de la maison P.O.L.
En effet, Octave Milton se trouve à la Villa Médicis de septembre 2017 à août 2018 (peu ou prou). Or, le 2 janvier 2018, en plein cœur de cette période, Paul Otchakovsky-Laurens, le fondateur de P.O.L., s’est tué en voiture sur une route de Guadeloupe, semant chagrin et consternation chez ses proches, ses fidèles collaborateurs et bien sûr ses auteurs.
Avec beaucoup de pudeur, l’événement est relaté dans le livre, où l’on croise des messages de Jean-Paul Hirsch, directeur commercial de la maison (bien connu et très apprécié des libraires) et de Frédéric Boyer, successeur de Paul Otchakovsky-Laurens à la tête des éditions portant ses initiales, et où Octave Milton se fait bien sûr l’écho de la profonde tristesse ayant frappé Lise Charles et tous ses collègues écrivains.
Quiconque travaille dans le milieu du livre garde un mauvais souvenir de cette effroyable nouvelle, et c’est pourquoi, sans doute, ce passage m’a marqué et touché. Le lectorat moins averti y sera-t-il sensible ?

En même temps, il faut sûrement se poser la question d’une autre manière.
Les lecteurs réguliers des éditions P.O.L. ne seraient-ils pas un peu plus avertis que les autres ?
À quelques exceptions peut-être plus « grand public » ou plus médiatiques que d’autres (Emmanuel Carrère, Martin Winckler), les livres publiés par cette maison ciblent précisément un lectorat un peu plus avisé.
Sans snobisme aucun, simplement parce qu’il en faut pour tous les goûts, toutes les envies, toutes les curiosités, tous les niveaux de lecture. Et qu’on a autant besoin en France, pour sauvegarder la variété et la richesse de la production, d’un P.O.L. que d’un Michel Lafon. (Pas tout le temps, Michel Lafon, non plus, hein. Faut pas déconner.)

Du reste, Lise Charles fait du milieu littéraire un bouillon de cuisine dont elle tire une bonne partie de la saveur de son roman. Par la voix volontiers sardonique de son protagoniste, elle se montre mordante, vacharde, irrévérencieuse. Elle égratigne joyeusement les travers d’acteurs n’ayant souvent de « culturels » que l’horrible prétention et l’insupportable orgueil.
Elle fait de la Villa Médicis une sorte de laboratoire où mijotent l’opportunisme, le cynisme, la méchanceté, l’égoïsme – de quoi se demander ce que va penser la vénérable institution de ce tableau peu flatteur, surtout de la part d’une de ses anciennes pensionnaires…

Cet art du coup de griffe est l’une des forces du livre. Il lui procure de l’humour, une vision sans concession des petits mondes étriqués de la culture, cet univers où circule parfois beaucoup d’argent pour pas grand-chose. On s’amuse donc beaucoup, sans avoir besoin d’être initié.

Contrairement aux apparences, ceci n’est pas une pub

Surtout, La Demoiselle à cœur ouvert ne se limite pas à cet aspect. Passée la mise en place du cadre et des personnages, et à la suite d’Octave Milton qui découvre peu à peu ses nouvelles sources d’inspiration, le roman s’enrichit de scènes et d’échanges superbes, où il va être question de passion amoureuse, et surtout d’enfance et d’adolescence – aspect sur lequel je ne souhaite pas m’étendre, car il survient tardivement dans le récit, mais y joue un rôle déterminant, jusqu’à la chute brutale et cruelle sur lequel se referme le livre.
Sans qu’on sache jamais vraiment où se placer, tant le protagoniste est à la fois manipulateur et humain, en recherche d’idées comme de sentiments, si bien que son parcours sur une corde raide dont il ignore la présence sous ses pieds finit par devenir aussi fascinant qu’inexorable.

J’avais commencé la lecture de ce roman après en avoir parlé avec une collègue et amie (coucou Géraldine) qui avait su trouver les mots justes pour éveiller ma curiosité. Sur le papier, je n’en attendais pas grand-chose. Je n’en ai sans doute que plus apprécié cette lecture inattendue, souvent magnétique, parfois agaçante, mais dans l’ensemble très stimulante – notamment dans sa dernière partie, remarquable. Pour ceux que le résumé interpelle, je conseille !


Le Monde n’existe pas

bannière humbert


Times Square, New York. Sur les écrans géants qui encerclent le carrefour le plus connecté du monde, le visage d’un homme apparaît. Il s’appelle Ethan Shaw. On le soupçonne d’avoir violé et assassiné une jeune fille de seize ans à Drysden, Colorado. En quelques instants, il devient l’ennemi public numéro un. L’homme à traquer sans relâche et à abattre sans sommation.
Dans la foule, Adam Vollmann tombe des nues. Il a bien connu Ethan Shaw. C’était il y a des années, une amitié adolescente aussi violente qu’éphémère. A l’époque, Ethan était la vedette de Drysden. Jeune garçon beau et charismatique, star de football, séducteur presque sans le vouloir de nombreuses filles qui toutes lui pardonnaient ensuite de les laisser tomber pour une autre. Ethan était une lumière, un phare, un pilier.
A-t-il pu devenir ce monstre dont s’empare l’Amérique avec férocité ? Journaliste au New Yorker, Adam décide de fouiller le tas d’immondices qui dégouline des médias pour y dénicher la pépite de la vérité. Quitte à retourner à Drysden, épicentre de ses traumatismes de jeunesse qui en ont fait l’homme qu’il est aujourd’hui…


Fabrice HumbertJ’avais un peu délaissé Fabrice Humbert depuis qu’il avait quitté les éditions du Passage pour Gallimard. Pas en raison de son transfert, mais parce que ce qu’il proposait alors m’intéressait moins (Éden Utopie, notamment, inspiré de son histoire familiale, m’était un peu tombé des mains). Je suis donc très heureux, et agréablement surpris de le retrouver tel qu’en lui-même, tel que je l’apprécie en tout cas.
Puissant, scintillant de fulgurances éblouissantes, formidablement écrit et audacieusement mené, Le Monde n’existe pas renoue en effet avec la veine de ses premiers livres, notamment Avant la chute, La Fortune de Sila et L’Origine de la violence.

On y retrouve sa capacité extraordinaire à mêler une intrigue romanesque, l’histoire intime de ses personnages, à un sujet contemporain, universel, d’une actualité brûlante. En l’occurrence, le traitement de l’information par les médias aujourd’hui, où l’émotion prime sur les faits, quitte à tordre la vérité, à fabriquer artificiellement de l’événement.
times-squareOuvrir Le Monde n’existe pas à Times Square est évidemment tout sauf un hasard. Je ne sais pas si vous êtes déjà passé dans ce quartier de New York, mais si vous avez l’occasion, allez-y. C’est à vomir, mais le spectacle est hallucinant. Des écrans, partout, de toutes les tailles, à toutes les hauteurs. Des publicités, des informations, des bandes-annonces, sans cesse, jour et nuit, surplombant des trottoirs grouillant de vie. Un appel à l’hypnose collective et au débranchement massif des cerveaux. L’endroit idéal pour planter une certitude dans des milliers de crânes, quitte à ce que ce soit un mensonge.

Poussant son idée sans cesse, Fabrice Humbert questionne avec clairvoyance la manière dont la frontière entre réalité et fiction se brouille de plus en plus, jusqu’à se demander si elle existe encore. Le sujet est du pain bénit pour un romancier, dont c’est finalement le travail. Aujourd’hui, les histoires que l’on invente ne finissent-elles pas par être plus pertinentes que les faits bruts, souvent désolants de vérité ?
La structure du roman est à l’unisson de ce questionnement. Avec Adam Vollmann, lui-même construit comme un palimpseste humain, on plonge jusqu’au vertige dans un quotidien qui se délite et se déconstruit en permanence. J’ai été époustouflé par la maîtrise narrative de Fabrice Humbert, qui tient son récit d’une main de fer alors même que la situation semble échapper à tout contrôle. Là où il aurait pu se contenter d’élaborer une sorte de polar, il fuit la facilité pour mieux percuter et perturber son lecteur.

Si le roman ne s’effondre pas, c’est que Fabrice Humbert possède de nombreux atouts. Une évidence de style, à la fois puissant, riche et admirablement fluide. Une capacité à créer des personnages fascinants, riches en zones d’ombre.
Une pertinence, enfin, pour cerner le monde dans toute sa complexité – le monde, et en particulier ici les États-Unis. Si son histoire est jeune, ou peut-être à cause de cela, ce pays à nul autre pareil offre au romancier une matière mouvante, vivante, une argile à pétrir sans relâche pour en extraire mille et une formes inattendues. Et constitue une caisse de résonance pour nous, familiers dans nos pays d’Occident de leurs problèmes et de leurs dérives, qui finalement sont les mêmes. La démesure naturelle des États-Unis permet de démultiplier la réflexion, de la renvoyer cent fois plus forte, plus impressionnante, plus violente, à l’image de ce peuple qui, pour une part du moins, idolâtre plus les armes à feu que la vie de ses enfants.

J’ai l’impression que Le Monde n’existe pas ne figure pas parmi les livres dont on parle le plus dans cette rentrée. Si vous avez l’occasion, vous l’aurez compris, je vous encourage fortement à corriger cet oubli et à faire honneur à son intelligence. J’aime à croire que vous ne le regretterez pas.


Pour services rendus, de Iain Levison

À soixante-dix ans passés, Freemantle est encore chef de la police de Kearns, Michigan, et ça lui convient, en dépit des restrictions budgétaires qui le contraignent à des sacrifices quotidiens, aussi bien humains que matériels, pour mener à bien cette mission. Cette tranquillité est néanmoins ébranlée le jour où le sénateur Billy Drake, en campagne pour sa réélection au Nouveau-Mexique, fait appel à lui.
Pendant la guerre du Vietnam, Drake était soldat dans l’unité dirigée par celui qui était alors le sergent Freemantle ; c’est au nom de ce passé commun – que Freemantle n’évoque jamais, le classant au rayon des souvenirs douloureux et peu glorieux – que Drake requiert l’assistance de son ancien supérieur. En effet, pendant un meeting, le sénateur a raconté une anecdote du Vietnam où il se pose en figure héroïque. Problème : un autre vétéran affirme que Drake a menti. Respectable et respecté, Freemantle doit venir devant la presse pour soutenir officiellement la version de son ancien subordonné. Autre problème : Drake a effectivement menti et Freemantle le sait très bien…

Levison - Pour services rendusAinsi débute une histoire d’engrenage implacable comme Iain Levison aime et brille à les élaborer. A l’origine, un fait presque anodin. Dans Arrêtez-moi là !, c’était une course en taxi et une fenêtre effleurée d’une main qui provoquaient une terrifiante réaction en chaîne. Ici, c’est un mensonge, oh ! un petit mensonge de rien du tout… Mais on est en politique, on est aux États-Unis, et là-bas sans doute plus que partout ailleurs, la chaîne des emmerdements semble sans limite lorsque la machinerie se met en route.

Car, chez nos amis américains, pour réussir en politique, pas besoin d’un bon bilan, encore moins d’être honnête. Non, il suffit de savoir manipuler les faits et de mentir avec autant de conviction que de sincérité – au point parfois de ne plus savoir distinguer la frontière entre fantasmes et réalité. Telle est la démonstration que Iain Levison déroule avec une force et une clairvoyance cruelles.
L’humour sarcastique qui est souvent la signature du romancier est moins présent ici, au profit d’un récit maîtrisé dans ses moindres rouages, au service de personnages ambigus, complexés, et d’une analyse sans concession des dessous de la vie politique aux États-Unis – genre en soi outre-Atlantique qui a donné notamment quelques films et séries très réussis (entre autres : Bob Roberts de Tim Robbins, Monsieur Smith au Sénat de Frank Capra, Des hommes d’influence de Barry Levinson, Les marches du pouvoir de George Clooney, et bien sûr House of Cards).

Énergique, provocateur, salvateur aussi dans ses conclusions, Pour services rendus est un roman puissant qui consacre l’art de Iain Levison à passer au crible les dérives et travers d’un pays qui n’est pas vraiment le sien (il est né en Écosse) mais qu’il connaît par cœur. Une superbe réussite.

Pour services rendus, de Iain Levison
(Version of Events, traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle)
Éditions Liana Levi, 2018
ISBN 9791034900213
224 p., 18€


Sans lendemain, de Jake Hinkson

Dans les années 40, Billie Dixon, femme au prénom d’homme et aux mœurs beaucoup trop libres pour son époque, sillonne les États-Unis pour livrer aux cinémas des coins les plus reculés du Midwest les films médiocres d’un obscur studio hollywoodien. Dans un petit bled de l’Arkansas, elle se heurte à la vindicte d’un pasteur aussi charismatique que fanatique, pour qui le cinéma est l’une des plus terribles incarnations du Diable. Billie aurait bien passé son chemin sans tarder, seulement il y a Amberly, la femme du pasteur. Une beauté renversante, totalement déplacée dans cette de bouseux arriérés, le genre de fille incendiaire et délicieusement mystérieuse qui affole les sens de la vendeuse de films. Pour elle, Billie serait prête à faire n’importe quoi.
Et c’est exactement ce qui va se passer.

Hinkson - Sans lendemainAprès un Homme posthume plutôt oubliable, Jake Hinkson est de retour en grande forme, largement au niveau de L’Enfer de Church Street si ce n’est plus. Plus ambitieux, plus complexe en tout cas, c’est certain.
Sans lendemain est de prime abord un pur roman noir à l’américaine, impression confortée par le choix de l’époque de l’intrigue (la fin des années 40) et par le recours à des codes classiques du genre : femme fatale, personnages étranges, références cinématographiques, paysages inquiétants… Comme dans son premier roman, Hinkson confirme sa maîtrise totale de ce registre particulier, auquel il apporte pourtant une patte personnelle et une touche de modernité bienvenue.

En effet, les héros de cette tragédie rurale sont avant des héroïnes – des femmes diablement en avance sur leur temps, mine de rien. Outre Billie, manipulatrice de premier ordre et fille d’une liberté ébouriffante, et Amberly, femme fatale beaucoup plus tordue qu’il n’y paraît, il y a aussi Lucy, officiellement assistante de son shérif de frère – officieusement shérif en chef, car son frère est totalement idiot et incapable de la moindre décision autonome.
Autour de ce trio qui ne s’en laisse pas compter, les hommes en prennent souvent pour leur grade, à commencer par le pasteur, qui cumule le défaut d’être un mâle à celui, rédhibitoire chez Jake Hinkson, de proférer la parole de Dieu sans aucune nuance. Toujours traumatisé par une enfance intensément religieuse, le romancier américain traque avec obstination les hypocrisies et la violence sous-jacente des fidèles aveuglés par une foi sans réflexion – ce qui donne à l’occasion quelques scènes hilarantes, comme la rédemption soudaine de Billie au milieu d’un cercle de grenouilles de bénitier déchaînées…

Dynamisé par sa brièveté, sa trajectoire inexorable et son style sans fioriture (magnifiquement restitué par la traduction de Sophie Aslanides), Sans lendemain permet à Jake Hinkson de retrouver l’énergie, la drôlerie et le sens du drame qui faisaient de L’Enfer de Church Street un coup d’essai très prometteur. Un roman noir exemplaire et réjouissant.

Sans lendemain, de Jake Hinkson
(No tomorrow, traduit de l’américain par Sophie Aslanides)
Éditions Gallmeister, 2018
ISBN 978-2-35178-132-6
224 p., 19,90€


Sigma, de Julia Deck

Sigma, c’est le nom d’une organisation secrète dont la mission est de rechercher et de placer sous contrôle – ou d’éradiquer, quand il ne reste plus que cette solution expéditive – les oeuvres d’art susceptibles d’avoir une mauvaise influence sur l’humanité. Lorsqu’on apprend qu’une oeuvre disparue du peintre Konrad Kessler, artiste subversif s’il en est, serait sur le point de refaire surface, Sigma envoie ses meilleurs agents en Suisse pour tenter d’empêcher la catastrophe tant redoutée. Débute alors un ballet d’autant plus trouble que les agents en question ne se connaissent pas, ignorent qu’ils sont plusieurs sur le coup, et doivent composer avec des personnages impliqués dans l’affaire pour le moins imprévisibles…

Deck - SigmaViviane Elisabeth Fauville et Le Triangle d’hiver, les deux premiers romans de Julia Deck, m’avaient enthousiasmé, chacun avec ses qualités propres, mais aussi de manière générale par le ton et l’univers fort qu’ils mettaient déjà en place. J’étais donc impatient de découvrir ce que l’imagination foisonnante et le style remarquable de la jeune romancière pourraient faire d’une histoire s’annonçant comme un bon pastiche de roman d’espionnage.
Je suis forcé d’avouer, et ce n’est pas de gaieté de cœur, que je suis resté un peu sur ma faim en achevant la lecture de Sigma.

Il faut pourtant commencer par saluer l’extraordinaire maîtrise romanesque de Julia Deck, sa capacité à composer des récits ambitieux sans jamais égarer son lecteur en route, ainsi que la force du trait avec laquelle elle plante des personnages hauts en couleur, que l’on cerne au bout de quelques pages à peine alors même qu’ils évoluent selon un chassé-croisé complexe, apparaissent furtivement dans les séquences des uns et des autres, et s’expriment à tour de rôle sous forme de rapports de mission adressés à la direction opérationnelle de Sigma.
Car, oui, le point de vue de l’histoire est systématiquement donné par les agents sous couverture de l’Organisation, à la fois spectateurs et acteurs du drame (l’une de leurs tâches consiste régulièrement à influencer leurs cibles pour qu’elles adoptent des vues et des choix conformes aux objectifs neutralisants de Sigma).

Le résultat est virtuose, extrêmement plaisant à lire, fascinant par moment – mais un peu vain au bout du compte. On peut se dire que le propos est justement de souligner la vacuité des « petits » milieux décrits ici : grandes fortunes financières, personnages incroyablement superficiels du monde artistique, actrices de cinéma déphasées, et jusqu’aux espions souvent dépassés par les règles d’un jeu dont ils sont plus marionnettes que manipulateurs.
Pourtant j’ai le sentiment d’être passé à côté d’un roman plus vaste qu’il ne l’est finalement ; j’en attendais notamment une réflexion stimulante sur la subversivité potentielle de l’art, aspect que Sigma ne fait qu’effleurer, comme à peu près tous ses sujets phagocytés par le caractère primesautier des protagonistes et des enjeux du récit.

Au bout du compte, le troisième roman de Julia Deck a des faux airs de pièce de boulevard, avec ses quiproquos, ses rebondissements, son caractère agréable – d’ailleurs le livre s’ouvre sur la distribution des personnages, comme pour inciter le lecteur à lire ce qui va suivre comme une comédie théâtrale. La romancière brille mais à vide, et Sigma, que j’ai ouvert dans l’excitation pour le refermer dans une relative indifférence, ne me laissera pas un grand souvenir. Rendez-vous manqué sans doute, mais j’ai hâte de retrouver Julia Deck dans son prochain opus, histoire de me réconcilier avec son talent évident.

Sigma, de Julia Deck
Éditions de Minuit, 2017
ISBN 978-2-7073-4372-7
233 p., 17,50€


A première vue : la rentrée Grasset 2017

Tous les deux ans, les éditions Grasset ont droit ici à un léger traitement de faveur, et pour cause : elles ont le très bon goût de publier l’un de mes auteurs préférés, Sorj Chalandon. Lequel est donc au rendez-vous cette année, à nouveau avec succès, mais en plus il ne se présente pas seul. La Maison Jaune aligne en effet une rentrée abondante mais nourrie de plusieurs promesses séduisantes – dont, sûrement, le plus GROS livre de la rentrée française.

Chalandon - Le Jour d'avantAU NORD : Le Jour d’avant, de Sorj Chalandon (lu)
Bluffant Chalandon. Il y a deux ans, après Profession du père qui clôturait une sorte de cycle romanesque implicite consacré à sa drôle de figure paternelle, il se disait exsangue, peut-être fini. Son retour cette année est donc plus qu’une surprise, c’est une confirmation : oui, Sorj Chalandon a encore beaucoup de choses à raconter, et le talent est intact pour le faire.
Appuyé sur la catastrophe minière de Liévin en 1974, ayant coûté la vie à 42 hommes, Le Jour d’avant célèbre la dignité des faibles face à l’injustice et à la pression sociale et politique, mais étonne également par sa mécanique narrative, preuve que Chalandon peut briller tout autant avec une pure fiction que dans des livres davantage marqués du sceau de l’autobiographie. Un roman fort et bouleversant sur la culpabilité, la douleur, l’identité et le questionnement de soi. Touché, encore une fois.

Le Bris - KongSKULL ISLAND : Kong, de Michel Le Bris (en cours de lecture)
Un monstre. Dans tous les sens du terme. Michel Le Bris, créateur du festival Étonnants Voyageurs, essayiste, grande figure du récit de voyage, spécialiste de Stevenson, balance un énorme pavé de 930 pages sur l’histoire qui a présidé à la réalisation en 1933 du film King Kong. De 1919 à 1933, Le Bris raconte les multiples vies de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsach, rescapés de la Première Guerre mondiale qui deviennent des spécialistes reconnus du film documentaire, avant de céder à la magie de la fiction et des effets spéciaux pour inventer l’une des créatures les plus mythiques du Septième Art. La lecture des premières pages de ce Kong me laisse espérer le meilleur pour ce roman qui s’annonce spectaculaire, puissant, emporté par une langue inspirée et virtuose, peuplé de figures célèbres de l’époque et porté par le souffle primaire de l’aventure. À suivre de très près.

Delmaire - Minuit, MontmartreFABULEUX DESTIN : Minuit, Montmartre, de Julien Delmaire (lu)
En 1909, une jeune femme noire erre dans les ruelles malfamées de Montmartre. Recueillie par le peintre Théophile Alexandre Steinlen (auteur notamment de la célèbre affiche de la Tournée du Chat Noir), elle devient sa muse, son confidente, et pénètre le milieu des artistes parisiens de la Butte… Remarqué pour son premier roman au style particulier, proche du slam, Julien Delmaire propose un troisième livre davantage au service de sa langue que de son récit, même si la peinture du Montmartre de l’époque vaut le détour.

Guez - La Disparition de Josef MengeleTODESENGEL : La Disparition de Josef Mengele, d’Olivier Guez
Le médecin d’Auschwitz Josef Mengele, coupable d’expériences « médicales » terrifiantes sur certains prisonniers du camp de la mort, réussit à s’échapper une fois l’Allemagne tombée, et prend la fuite en Amérique du Sud, où il vit en toute impunité jusqu’à sa mort en 1979. C’est ce destin, et à travers lui le cas de nombreux Nazis ayant trouvé une terre d’accueil favorable en Argentine ou au Brésil, que raconte l’essayiste Olivier Guez dans son deuxième roman.

Dreyfus - Le Déjeuner des barricadesSOUS LES PAVÉS : Le Déjeuner des barricades, de Pauline Dreyfus
Le jour : 22 mai 1968. Le lieu : l’hôtel Meurice, rue de Rivoli. L’action : la remise du prix Roger-Nimier à un tout jeune écrivain nommé Patrick Modiano, pour son premier roman, Place de l’Étoile. Le nœud de l’intrigue : profitant de la révolte des étudiants et du climat d’agitation qui règne à Paris, le personnel du palace se met en grève, ce qui contraint les organisateurs du prix à revoir l’organisation de leur journée… Un roman à « name-dropping » culturel (Paul Morand, Modiano, Dali) qui devrait au moins trouver son public dans les beaux quartiers de Paris, mais pourrait mériter mieux.

Rondeau - Mécanique du coeurBABEL : Mécaniques du chaos, de Daniel Rondeau
Le destin croisé de plusieurs personnages à travers le monde, sur fond de crise migratoire et de montée de l’islamisme radical. D’après son éditeur, Daniel Rondeau a réussi sans le chercher un « thriller politique ». Comme ce n’est pas vraiment un auteur de genre, on prendra l’expression avec toutes les pincettes requises.

Coulin - Une fille dans la jungleÀ L’ABRI DE RIEN : Une fille dans la jungle, de Delphine Coulin
Puisqu’on cause de géopolitique et de situation mondiale, Delphine Coulin nous plonge dans la jungle de Calais en compagnie d’une bande de gamins venus du monde entier. A l’annonce du démantèlement du camp, les adolescents décident d’entrer en résistance et de tenter de passer en Angleterre. Déjà vu, lu, raconté ? Sans doute. Utile ? Pourquoi pas. À lire pour vérifier, en somme.

Ionesco - InnocenceREBELOTE : Innocence, d’Eva Ionesco
Il y a deux ans, Simon Liberati publiait Eva, récit-portrait de sa femme qui évoquait notamment l’enfance tourmentée de cette dernière, puisqu’elle servit de modèle érotique à sa mère photographe. Comme le livre fit grand bruit et rencontra un succès certain (pas forcément en rapport avec ses qualités littéraires, mais enfin bon), voilà que Madame sort son propre témoignage sur cette histoire. Nous, on passe.

Vilain - La Fille à la voiture rougeCRASH : La Fille à la voiture rouge, de Philippe Vilain
Une étudiante de 20 ans séduit un écrivain de 39 ans. Elle est belle, elle porte un nom classe (Emma Parker), elle conduit une voiture de sport rouge. Leur amour est passionnel, jusqu’au jour où Emma raconte à l’écrivain qu’à la suite d’un accident, elle trimballe un hématome dans le crâne qui pourrait lui être fatal d’un jour à l’autre…
Ah, au fait, c’est une histoire vécue.
Et on s’en fout ? Ah oui, nous, on s’en fout complètement.

Caron - Tous les âges me diront bienheureuseMAGNUS RUSSE : Tous les âges me diront bienheureuse, d’Emmanuelle Caron
Le premier roman d’Emmanuelle Caron – que son éditeur compare à Sylvie Germain – déploie une vaste fresque familiale et historique qui nous ramène notamment à la Révolution russe de 1917 (qui sera très à la mode, puisque nous célèbrerons le centenaire de l’événement en fin d’année).

Brault - Les Peaux RougesDUPONT LAJOIE : Les Peaux Rouges, d’Emmanuel Brault
Autre premier roman, qui entend dénoncer le racisme ordinaire sur fond de comédie insolente. Les « Peaux Rouges » du titre sont ces étrangers que le narrateur déteste ouvertement, en toute décomplexion. Hélas pour lui, pris en flagrant délit d’insulter une Peau Rouge, il est envoyé en prison. Il parvient à y échapper en acceptant de participer à une thérapie de groupe pour le guérir de son racisme.

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Evjemo - Vous n'êtes pas venus au monde pour être seulsJE SUIS PAS VENUE ICI POUR SOUFFRIR, OK ? : Vous n’êtes pas venus au monde pour rester seuls, d’Eivind Hofstad Evjemo
(traduit du norvégien par par Terje Sinding)
En juillet 2011, une semaine après le massacre d’Utoya qui a fait 69 morts et des dizaines de blessés, Sella observe ses voisins en train de rentrer chez eux, dévastés après que leur fille est tombée sous les balles d’Anders Breivik. Elle partage leur peine, car son fils adoptif est mort auparavant dans un attentat à Manille. Un premier roman norvégien qui refuserait de traiter son terrible sujet par la noirceur et l’auto-apitoiement, en luttant au contraire contre la douleur par une volonté inébranlable de se reconstruire.

Baird - Demain sans toiSHORT CUTS : Demain sans toi, de Baird Harper
(traduit de l’américain par Brice Matthieussent)
On continue avec les premiers romans estampillés « Rire & Chansons » – ce qui n’enlève rien a priori à leurs qualités, d’autant que ce livre est traduit par Brice Matthieussent, qui n’est pas le dernier venu.
Un jeune homme promis au plus bel avenir achève une peine de prison de quatre ans, pour avoir tué accidentellement une jeune femme dans un accident de la route. Le jour de sa sortie, un proche de Sonia l’attend devant la prison, mais la sortie du meurtrier involontaire est repoussée de 24 heures, bouleversant les plans de tous, proches de la victime comme du bourreau.


L’indolente de Françoise Cloarec

Cloarec - L'IndolenteCet ouvrage comprend en sous-titre Le mystère Marthe Bonnard.

Quoi? L’épouse d’un des plus grands peintres du 20ème siècle cache un secret? Elle qui disait s’appeler Marthe de Méligny ne s’appelait pas ainsi? Pourquoi a-t-elle menti? Pourquoi a-t-elle caché à son mari qu’elle avait une famille? Des sœurs? Des nièces?

J’ai adoré l’idée de départ, car je ne savais pas qu’il y avait eu « un mystère Marthe Bonnard ». La rencontre avec le peintre, l’installation dans les diverses maisons qu’ils ont habité, leurs amis, etc… J’ai appris des choses mais…

Mais j’en attendais plus. Je trouve, et c’est un jugement tout à fait personnel, que le livre traine trop en longueur. C’est toujours agréable à lire (j’avais adoré le précédent ouvrage de Françoise Cloarec, Marcel Storr, l’Architecte de l’ailleurs), on sent le temps passé sur les traces des Bonnard, les passages de description de Marthe Bonnard faites par les personnes qui l’ont connues sont vraiment poignantes.

Mais j’aurais voulu en savoir plus sur cette femme. On la touche du doigt à plusieurs moments de l’ouvrage mais elle s’évapore avant d’en avoir dit plus. Cela m’a beaucoup frustré. Idem pour les tableaux décrits, j’ai lu l’ouvrage en vacances, loin de tout, sans accès à internet et j’aurais aimé des images pour pouvoir observer moi aussi les tableaux de Bonnard peignant encore et toujours son adorée.

Le retentissant procès des héritiers de Pierre et Marthe Bonnard n’arrivent que trop tardivement dans l’ouvrage. C’est une histoire assez incroyable et totalement incongrue qu’un des plus grands peintres du 20ème laisse son héritage sans vraiment de testament et surtout, sans savoir que sa défunte femme, décédée quelques années avant lui, avait de la famille.

Pourquoi a-t-elle menti? Pourquoi avoir caché cela à son mari pendant des décennies? Saura-t-on vraiment un jour? L’indolente ne répond pas aux questions que je me suis posée, et en ce sens, cela me chagrine. Mais le style poétique et la capacité à faire revivre des âmes disparues, point fort de l’écriture de Françoise Cloarec, sont bel et bien là!

L’indolente, le mystère Marthe Bonnard de Françoise Cloarec
Editions Stock, 2016
9782234080980
325p., 20€

Un article de Clarice Darling.


Mon Nom est N., de Robert Karjel

Signé Bookfalo Kill

Ancien agent de la Sûreté suédoise devenu garde du corps de la famille royale, Ernst Grip est expédié par son ancien chef aux États-Unis, où sa présence est requise en particulier. Pourquoi, par qui ? Baladé sans qu’on lui demande son avis jusque sur une île perdue en plein Océan Indien, Grip finit par avoir un élément de réponse : il doit déterminer si un homme détenu ici est ou non suédois. Ce qui n’explique pas pourquoi on l’a désigné, lui, pour cette mission.
Coincé entre Shauna Friedman, l’agente du FBI qui l’a amené là et semble jouer un drôle de jeu du chat et de la souris avec lui, et les geôliers taciturnes qui gardent le prisonnier, Grip comprend que le problème est bien plus vaste, et qu’il pourrait bien y jouer un rôle déterminant…

Karjel - Mon nom est NEn voilà un thriller qu’il est bon !!! Et qui sort opportunément juste avant l’été, où il pourrait faire merveille dans les sacs de voyage. Le romancier suédois Robert Karjel, dont c’est la première traduction en France, y démontre un art de la construction du récit tout simplement époustouflant. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas aussi bien fait balader dans une intrigue pourtant complexe et tortueuse à souhait, qui masque son jeu tout du long et oscille entre plusieurs registres avec talent : thriller géopolitique, histoire de gang, espionnage, suspense psychologique…

Pour tout vous dire, Mon Nom est N. m’a rapidement fait penser au film Usual Suspects. Parce qu’il raconte notamment l’histoire aussi tordue que jubilatoire d’une bande très organisée, montant un plan invraisemblable pour atteindre plusieurs objectifs en même temps – je ne vous en dis pas plus, ce serait criminel ! Parce qu’il y a un peu de Keyser Söze aussi – oui, mais qui ? Ah ah, à vous de lire… Et parce que, surtout, Karjel a su élaborer un récit à multiples ramifications dont l’atmosphère sombre, quoique non dénuée de malice à l’occasion, évoque souvent le film de Bryan Singer, avec ses personnages systématiquement ambigus, ses malfrats inquiétants, ses stratagèmes machiavéliques et ses retournements de situation inattendus.
Pour autant, que je ne vous induise pas en erreur, le romancier n’a pas cherché à produire un twist final renversant. C’est plutôt petit à petit que les masques tombent et que les surprises se produisent, sans estomaquer autant que l’identité de Keyser Söze (ce n’est pas le but recherché), mais avec un réel talent pour produire les bonnes révélations au bon moment.

Robert Karjel est un auteur patient qui sait ne pas rendre son lecteur impatient. S’il prend le temps de poser ses personnages, dont Ernst Grip, superbement construit, et de faire durer certaines séquences (notamment au début, en Thaïlande), c’est toujours par nécessité dramatique, certains éléments disséminés ici ou là prenant toute leur importance deux ou trois cents pages plus loin, sans que jamais le lecteur n’en ait perdu la trace.
Le roman monte ainsi en puissance sans en avoir l’air, et c’est de manière insidieuse qu’il devient addictif et haletant. Quatrième livre de Robert Karjel, paru en 2010 en Suède, Mon Nom est N. donne vraiment envie d’en découvrir davantage sur cet auteur habile, malin et intelligent, par ailleurs pilote d’hélicoptère dans l’Armée de l’Air suédoise. On espère qu’il se posera vite pour nous donner de ses nouvelles littéraires !

Mon Nom est N., de Robert Karjel
(De Redan Döda, traduit du suédois par Lucas Messmer)
Éditions Denoël, coll. Sueurs Froides, 2016
ISBN 978-2-207-12474-1
425 p., 20,90€


Celle que vous croyez, de Camille Laurens

Signé Bookfalo Kill

A quarante-huit ans, divorcée, embourbée dans une relation douloureuse avec un amant condescendant et volage, Claire Millecam décide de créer un faux profil Facebook pour pouvoir le surveiller, notamment en se liant d’amitié avec Chris, l’un de ses meilleurs amis. Sans imaginer que Chris pourrait tomber amoureux d’elle – ou du moins, de son identité fictive…

Je n’avais pas prévu de lire ce roman, dont la quatrième de couverture éveillait en moi, au mieux de l’indifférence, au pire de la méfiance. Après avoir senti mon a priori vaciller à la suite de bons retours, j’ai dû me résoudre à cette lecture, par obligation professionnelle. Comme quoi, il faut parfois pousser plus loin que le bout de son nez, car j’ai finalement apprécié Celle que vous croyez.

BLA_Laurens_Celle_CV.inddRendant de plus en plus floue au fil des pages la frontière entre réel et virtuel, réalité et fiction, le livre progresse au cours de ses trois parties de la fiction à l’autofiction, laissant imaginer de prime abord que tout n’est qu’invention pour mieux nous révéler qu’il y a du vécu derrière son intrigue, que la douleur de l’héroïne est aussi celle de l’auteure, qu’il y a du Camille derrière Millecam – anagramme un peu trop « clair », cela dit, figurant parmi les quelques ficelles grossières que tire parfois (rarement) la romancière pour étayer son propos.
Oui, tiens, puisqu’on en parle, il y a des petites choses agaçantes par-ci par-là, des jeux de mots faciles, des sentences trop définitives, une vision de l’humanité peut-être trop manichéenne qui oppose systématiquement les femmes soumises à une constante oppression (sociale, professionnelle, sexuelle), aux hommes manipulateurs, trompeurs, dominateurs – même s’il y a également beaucoup, beaucoup de vrai dans les réflexions de Camille Laurens, tiraillée entre un féminisme combatif et une profonde lassitude face à l’inégalité toujours renouvelée entre hommes et femmes.
Pour manquer un peu de finesse, sa critique entre les lignes de nos sociétés patriarcales n’en est pas moins valide, et il est difficile de rester insensible à la clairvoyance de ses analyses et à la sincère virulence de ses emportements.

Celle que vous croyez, roman militant ? Pas forcément. En tout cas, pas seulement. C’est aussi une réflexion sur la littérature, sur le pouvoir des mots, sur la manière dont le style peut permettre d’affronter le réel, sur la capacité du roman à donner sens à la vie – et non pas l’inverse. La force de ses convictions, assénées d’un style énergique qui mène le récit à grande vitesse, emporte souvent l’adhésion.
Quant à la structure même du livre, mise en abyme d’une grande habileté qui intègre un roman (écrit par Claire Millecam) au roman (de Camille Laurens), avant de brouiller les limites entre fiction et autofiction au point de ne les rendre fiables ni l’une ni l’autre, elle séduit d’autant plus qu’elle surprend, en nous amenant à repenser constamment le propos et à s’interroger sur ses vérités et ses mensonges.

Femme engagée, libre, volontaire mais fragile – ce livre le dit, ô combien, notamment dans une troisième partie où elle évoque sans fard mais avec une honnêteté qui force le respect les ravages d’une humiliation masculine incroyablement douloureuse -, Camille Laurens met autant à nu sa littérature que son cœur et son corps. Elle le fait avec pudeur, grâce à sa manière de tordre le genre de l’autofiction pour en faire une matière à penser, et non pas juste un lieu d’épanchement psychanalytique – loin d’une Christine Angot, par exemple (et heureusement). Pour le dire autrement, en mettant à distance l’autofiction, en l’amenant en bout de course et en l’assimilant fortement au romanesque qui l’a précédée, au point de faire douter de sa véracité, elle met à distance le voyeurisme et universalise son propos, au lieu de le garder exclusif.
Dissimulé sous l’intrigue initiale qui prend à parti la perversité des réseaux sociaux, l’exercice est confondant d’audace, surtout qu’il avance masqué. Ce qui fait de Celle que vous croyez un roman prenant, très plaisant à lire, qui amène à réfléchir. Utile, donc.

Celle que vous croyez, de Camille Laurens
Éditions Gallimard, 2016
ISBN 978-2-07-014387-0
185 p., 17,50€