La maison Albin Michel fait partie de ces éditeurs chez qui la production dérape quelque peu : quinze romans sont en effet alignés pour cette rentrée 2017, douze français pour trois étrangers. Un menu d’autant plus étouffe-chrétien que tous les plats ne semblent pas spécialement raffinés… Alors, comme votre temps est précieux (et le nôtre aussi), on va essayer d’aller à l’essentiel – en toute subjectivité, comme d’habitude.
(Allez au bout de l’article quand même, on finira en causant de littérature étrangère et ça ira un peu mieux.)
CRUELLA : Frappe-toi le coeur, d’Amélie Nothomb (lu)
Une jeune fille d’une beauté renversante se délecte de l’admiration haineuse qu’elle provoque chez ses rivales. Jusqu’au jour où elle tombe amoureuse d’un garçon et rapidement enceinte de lui. Elle a dix-neuf ans et pense que sa vie est déjà finie. L’indifférence et la jalousie qu’elle voue à sa fille, dont on découvre très vite qu’elle est encore plus jolie que sa mère, vont bouleverser bien des existences…
Si elle ne nous épargne pas certaines facilités ou niaiseries occasionnelles, Nothomb surprend avec cette intrigue beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, se déroulant sur plusieurs décennies et abordant des thèmes approchés au début de son œuvre : la malédiction de la beauté, la jalousie maladive, mais aussi l’égoïsme de l’ambition, les déceptions amoureuses, filiales ou amicales… Plutôt un bon cru – bien plus intéressant que celui de l’année dernière, et de loin.
SECRETS ET MENSONGES : La Gloire des maudits, de Nicolas d’Estienne d’Orves
Brillant mais dilettante, Nicolas d’Estienne d’Orves est capable du meilleur comme du pire. Avec ce nouveau roman, proche dans l’esprit des Fidélités successives, on l’espère du bon côté de la barrière. Il raconte ici l’histoire de Gabrielle Valoria, fille d’un collabo exécuté sous ses yeux à la Libération, qui se prépare à écrire la biographie de Sidonie Porel, grande romancière et figure fascinante de cet après-guerre agité. En enquêtant sur son sujet, Gabrielle plonge dans un monde de manipulations et de trahisons…
ZIGGY : De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles, de Jean-Michel Guenassia
Guenassia n’arrête plus. Après avoir laissé passer vingt-trois ans entre ses deux premiers romans, puis encore trois entre le deuxième et le troisième, le voici qui enchaîne les titres au rythme d’un par rentrée littéraire depuis 2015. Cette fois, il nous présente Paul, jeune homme de 17 ans au look androgyne qui se plaît à brouiller les frontières tout en cultivant son amour exclusif des femmes. Bientôt, c’était inévitable, sa route croise celle d’un certain David Bowie… Opportuniste, Guenassia ? On peut se poser la question.
AMISTAD : Bakhita, de Véronique Olmi
Habituée des textes courts, Véronique Olmi se lâche : 464 pages pour raconter le destin de Bakhita, enlevée à sept ans dans son village du Darfour, réduite en esclavage, avant d’être rachetée par le Consul d’Italie et d’être ensuite affranchie. Elle décide ensuite de devenir religieuse et de se consacrer aux enfants pauvres. Albin Michel y croit beaucoup et annonce un grand livre. A voir.
SEUL CONTRE TOUS : Sangliers, d’Aurélien Delsaux
Entre l’Isère et le Dauphiné, Les Feuges est un village où le loyer dans la zone pavillonnaire est moins élevé qu’ailleurs, où la chasse aux sangliers fédère les hommes qui passent leur temps dans le seul bistrot du coin, où les enfants subissent la violence paternelle en toute impunité. C’est là que survient la première tuerie raciste dans un lycée français (résumé Electre).
THE DARK TOWER : La Tour abolie, de Gérard Mordillat
Au coeur de la Défense s’élève la tour Magister. Au sommet, l’état-major, qui lutte pour ses profits. Dans ses sous-sols, un petit peuple misérable, qui lutte pour sa survie. Quand les damnés du progrès décident d’investir la tour et d’atteindre ses hauteurs, tout est remis en cause et la violence explose au grand jour. Homme de gauche jusqu’à la caricature, Mordillat creuse son sillon de révolté social et politique. Pas forcément avec finesse sur ce coup.
LA PARITÉ, C’EST PAS GAGNÉ : Le Courage qu’il faut aux rivières, d’Emmanuelle Favier
Dans son village des Balkans, Manushe est « vierge jurée ». Elle a renoncé à sa condition de femme pour jouir des mêmes droits que les hommes. Sa rencontre avec Adrian, homme énigmatique et ardent, bouscule ses certitudes et met en péril son serment. Premier roman.
MARKETING VIRAL : Un dissident, de François-Régis Guenyveau
Un jeune scientifique rejoint une entreprise américaine très mystérieuse, dont le projet est de façonner l’homme de demain grâce à tous les moyens offerts par la science et les nouvelles technologies. D’abord enthousiaste, ce qu’il découvre sur place et les doutes sur sa propre personnalité remettent en question son engagement initial. Premier roman également.
Et encore, en vrac :
SUR LE FIL : La Nuit des enfants qui dansent, de Franck Pavloff
Un jeune funambule et un vieil Hongrois vivant confit dans son passé décident de partir ensemble à un festival rock à Budapest. (Je fais très court mais je ne sais pas comment vous donner envie, même avec les versions les plus longues des résumés.)
LE CLUB DES INCORRIGIBLES OPTIMISTES II : Le Songe du photographe, de Patricia Reznikov
A Paris, un adolescent en rupture de famille trouve refuge dans une communauté d’artistes d’Europe de l’est. Auprès d’eux, le garçon fait son éducation historique, esthétique et sentimentale. Un hommage à la culture de la Mitteleuropa.
CONNECTING PEOPLE : Vous connaissez peut-être, de Joann Sfar
C’est l’histoire d’un type qui rencontre une fille sur Facebook et qui adopte un chien à qui il essaie d’apprendre à ne pas tuer ses chats. C’est la suite de Comment tu parles à ton père. Que je n’ai pas lu. Donc je ne pourrai pas lire celui-ci. Dommage.
PARDON ? : La Vengeance du pardon, d’Eric-Emmanuel Schmitt
Quatre histoires sur le pardon. Désolé, donc.
*****
LE P’TIT TRAIN S’EN VA DANS LA CAMPAGNE : Underground Railroad, de Colson Whitehead
(traduit de l’américain par Serge Chauvin)
Attention, voici venir le prix Pulitzer 2017 et le National Book Award 2016 – autant dire qu’on ne boxe plus du tout dans la même catégorie. Whitehead y relate le périple d’une jeune esclave qui parvient à fuir la plantation de coton où elle est asservie, et entreprend de rallier les États libres du nord des États-Unis, un terrifiant chasseur d’esclaves sur ses talons. L’Underground Railroad du titre était le nom donné à un réseau clandestin d’aide aux esclaves en fuite ; le romancier le matérialise sous la forme d’un véritable train souterrain. Rien que pour cette idée, ça donne envie d’embarquer, non ?
TIC-TAC : Cox ou la course du temps, de Christoph Ransmayr
(traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Kreiss)
Grand maître horloger à Londres, au XVIIIème siècle, Alistair Cox est convoqué en Chine par l’empereur tyran Quianlong. Ce dernier lui ordonne de lui confectionner une série d’horloges capables de mesurer les subtiles variations du temps. Cox s’attèle à sa tâche au péril de sa vie, car les humeurs de l’empereur sont changeantes et ses exigences toujours plus élevées…
(C’est marrant, dès qu’on passe en littérature étrangère, proposer un résumé des livres est tout de suite plus intéressant !)
MAD MAX : Les sables de l’Amargosa, de Claire Vaye Watkins
(traduit de l’américain par Sarah Gurcel)
Dans une Californie transformée en désert, au cœur de Los Angeles livrée aux pillards et à la menace d’une dune de sable mouvant qui s’apprête à l’engloutir, Ray et Luz trouvent l’espoir d’un avenir meilleur en la personne d’une fillette qu’ils ravissent à un groupe de marginaux. Ils prennent alors la route, à la recherche d’une colonie mystérieuse où ils espèrent refaire leur vie.
20 juillet 2017 | Catégories: A première vue, Romans Etrangers, Romans Francophones, Uncategorized | Tags: 2017, abolie, admiration, Albin Michel, Amargosa, Amélie Nothomb, amitié, androgyne, après-guerre, Aurélien Delsaux, Bakhita, Balkans, beauté, Bowie, Budapest, Californie, Cannibales Lecteurs, chasseur, chats, chien, Chine, Christoph Ransmayr, Claire Vaye Watkins, clandestin, collaboration, Colson Whitehead, courage, course, Cox, dansent, Darfour, Dauphiné, David Bowie, désert, de l'influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles, dissident, dune, Emmanuelle Favier, Empereur, enfant, enfants, enquête, Eric-Emmanuel Schmitt, esclavage, Facebook, fille, François-Régis Guenyveau, Franck Pavloff, frappe-toi le coeur, fuite, funambule, Gérard Mordillat, gloire, haine, horloge, horloger, influence, Isère, Italie, jalousie, Jean-Michel Guenassia, jeunes filles, Joann Sfar, La Défense, libération, Londres, maudits, mère, Mitteleuropa, Musset, National Book Award, Nicolas d'Estienne d'Orves, nouvelles technologies, nuit, pardon, Patricia Reznikov, photographe, plantation, premier roman, Pulitzer, réseau, religieuse, rentrée littéraire, rivières, sables, sangliers, science, scientifique, social, songe, temps, tour, tyran, Underground Railroad, Véronique Olmi, vengeance, vierge, village, violence, vous connaissez pezut-être | Poster un commentaire
Signé Bookfalo Kill
A quarante-huit ans, divorcée, embourbée dans une relation douloureuse avec un amant condescendant et volage, Claire Millecam décide de créer un faux profil Facebook pour pouvoir le surveiller, notamment en se liant d’amitié avec Chris, l’un de ses meilleurs amis. Sans imaginer que Chris pourrait tomber amoureux d’elle – ou du moins, de son identité fictive…
Je n’avais pas prévu de lire ce roman, dont la quatrième de couverture éveillait en moi, au mieux de l’indifférence, au pire de la méfiance. Après avoir senti mon a priori vaciller à la suite de bons retours, j’ai dû me résoudre à cette lecture, par obligation professionnelle. Comme quoi, il faut parfois pousser plus loin que le bout de son nez, car j’ai finalement apprécié Celle que vous croyez.
Rendant de plus en plus floue au fil des pages la frontière entre réel et virtuel, réalité et fiction, le livre progresse au cours de ses trois parties de la fiction à l’autofiction, laissant imaginer de prime abord que tout n’est qu’invention pour mieux nous révéler qu’il y a du vécu derrière son intrigue, que la douleur de l’héroïne est aussi celle de l’auteure, qu’il y a du Camille derrière Millecam – anagramme un peu trop « clair », cela dit, figurant parmi les quelques ficelles grossières que tire parfois (rarement) la romancière pour étayer son propos.
Oui, tiens, puisqu’on en parle, il y a des petites choses agaçantes par-ci par-là, des jeux de mots faciles, des sentences trop définitives, une vision de l’humanité peut-être trop manichéenne qui oppose systématiquement les femmes soumises à une constante oppression (sociale, professionnelle, sexuelle), aux hommes manipulateurs, trompeurs, dominateurs – même s’il y a également beaucoup, beaucoup de vrai dans les réflexions de Camille Laurens, tiraillée entre un féminisme combatif et une profonde lassitude face à l’inégalité toujours renouvelée entre hommes et femmes.
Pour manquer un peu de finesse, sa critique entre les lignes de nos sociétés patriarcales n’en est pas moins valide, et il est difficile de rester insensible à la clairvoyance de ses analyses et à la sincère virulence de ses emportements.
Celle que vous croyez, roman militant ? Pas forcément. En tout cas, pas seulement. C’est aussi une réflexion sur la littérature, sur le pouvoir des mots, sur la manière dont le style peut permettre d’affronter le réel, sur la capacité du roman à donner sens à la vie – et non pas l’inverse. La force de ses convictions, assénées d’un style énergique qui mène le récit à grande vitesse, emporte souvent l’adhésion.
Quant à la structure même du livre, mise en abyme d’une grande habileté qui intègre un roman (écrit par Claire Millecam) au roman (de Camille Laurens), avant de brouiller les limites entre fiction et autofiction au point de ne les rendre fiables ni l’une ni l’autre, elle séduit d’autant plus qu’elle surprend, en nous amenant à repenser constamment le propos et à s’interroger sur ses vérités et ses mensonges.
Femme engagée, libre, volontaire mais fragile – ce livre le dit, ô combien, notamment dans une troisième partie où elle évoque sans fard mais avec une honnêteté qui force le respect les ravages d’une humiliation masculine incroyablement douloureuse -, Camille Laurens met autant à nu sa littérature que son cœur et son corps. Elle le fait avec pudeur, grâce à sa manière de tordre le genre de l’autofiction pour en faire une matière à penser, et non pas juste un lieu d’épanchement psychanalytique – loin d’une Christine Angot, par exemple (et heureusement). Pour le dire autrement, en mettant à distance l’autofiction, en l’amenant en bout de course et en l’assimilant fortement au romanesque qui l’a précédée, au point de faire douter de sa véracité, elle met à distance le voyeurisme et universalise son propos, au lieu de le garder exclusif.
Dissimulé sous l’intrigue initiale qui prend à parti la perversité des réseaux sociaux, l’exercice est confondant d’audace, surtout qu’il avance masqué. Ce qui fait de Celle que vous croyez un roman prenant, très plaisant à lire, qui amène à réfléchir. Utile, donc.
Celle que vous croyez, de Camille Laurens
Éditions Gallimard, 2016
ISBN 978-2-07-014387-0
185 p., 17,50€
23 janvier 2016 | Catégories: Romans Francophones | Tags: 2016, amour, Camille Laurens, Cannibales Lecteurs, celle que vous croyez, désir, Facebook, féminisme, féminité, femme, Gallimard, humiliation, manipulation, mensonge, profil, réseaux sociaux, sexe, sexualité | 1 commentaire