La Nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin

Éditions Agullo, 2021
ISBN 9782382460030
288 p.
21,50 €
Gênes, juillet 2001.
Les chefs d’État des huit pays les plus riches de la planète se retrouvent lors du G8. Face à eux, en marge du sommet, 500 000 personnes se sont rassemblées pour refuser l’ordre mondial qui doit se dessiner à l’abri des grilles de la zone rouge.
Parmi les contestataires, Wag et Nathalie sont venus de France grossir les rangs du mouvement altermondialiste. Militants d’extrême-gauche, ils ont l’habitude des manifs houleuses et se croient prêts à affronter les forces de l’ordre. Mais la répression policière qui va se déchaîner pendant trois jours dans les rues de la Superbe est d’une brutalité inédite, attisée en coulisses par les manipulations du pouvoir italien. Et de certains responsables français qui jouent aux apprentis-sorciers.
Entre les journalistes encombrants, les manœuvres de deux agents de la DST, et leurs propres tiraillements, Wag et Nathalie vont se perdre dans un maelström de violence…
Frédéric Paulin a solidement installé son nom parmi ceux des grands auteurs français contemporains de polars grâce à son entrée dans le catalogue des éditions Agullo avec la trilogie Benlazar (La Guerre est une ruse, Prémices de la chute, Fabrique de la terreur). Trois romans exceptionnels qui analysent avec finesse et acuité le fonctionnement des extrémismes et leur avènement en tant que forces politiques mondiales au cours des trente dernières années, depuis l’Algérie en guerre civile des années 90 à Daesh en passant par Al-Qaïda – et tous les événements tragiques qui leur ont servi de faits d’armes, des attentats sanglants à Paris en 1995 au Bataclan en 2015.
Avec La Nuit tombée sur nos âmes (superbe titre), Frédéric Paulin conserve la même approche : s’efforcer de comprendre l’évolution du monde contemporain en scrutant à la loupe ses soubresauts les plus marquants.
Il opte en revanche pour une autre dynamique narrative. Fini le temps long, les intrigues étalées sur plusieurs années, l’événement choisi lui permet de recourir à des règles dramatiques plus classiques : unité de lieu (hormis les premières pages qui mettent en place les personnages, tout se déroule à Gênes), unité de temps (quelques jours à peine), unité d’action.
Le souvenir des faits tragiques en marge de ce sommet du G8 à Gênes paraîtra sans doute moins marquant à nombre de lecteurs que celui du 11 septembre 2001 (alors même que ces deux événements sont séparés d’à peine deux mois). Ce qui s’est passé dans la ville italienne n’en est pas moins un moment déterminant de l’Histoire, puisque les manifestations qui s’y sont déroulées – et la terrible violence qui les a émaillées – ont largement contribué à inscrire la lutte populaire contre la mondialisation (autrement dit l’altermondialisation), et le concept même de mondialisation, dans notre chronologie récente.
Et faut reconnaître, c’est du brutal.
Frédéric Paulin sait particulièrement de quoi il parle ici, puisqu’il y était, dans les rangs des altermondialistes. Ce qui ne l’a pas empêché de se documenter avec rigueur pour entourer ses propres perceptions de tous les ingrédients qui ont amené à l’explosion de violence dans les rues de Gênes.
La Nuit tombée sur nos âmes est donc un tableau vivant d’une très grande précision, dont la caméra virevoltante nous conduit tour à tour des camps des manifestants (couvrant un large spectre allant de la LCR aux Black Blocs) aux coulisses du sommet politique en passant par les arrière-boutiques policières et les journalistes, témoins à la fois catastrophés et avides de scoops de l’inévitable tragédie à venir.
Autant d’acteurs tous déterminés à jouer leur propre partition sans se soucier de suivre un seul chef, avec comme résultat inévitable la cacophonie et le chaos. Et la mort, puisqu’il fallut qu’un homme tombe durant cette mêlée, la rendant encore plus inoubliable, pour la pire des raisons.
Comme dans la trilogie Benlazar, le romancier donne à comprendre les événements avec une clarté et une exigence qui font tomber les barrières de l’ignorance.
Parmi les acteurs aux noms connus – les Berlusconi, Chirac, Bush, Poutine – dont il s’amuse à retranscrire l’étrange comédie politique dans laquelle, là aussi, chacun essaie de monopoliser l’avant-scène en bouffant au besoin l’espace des petits camarades, Frédéric Paulin campe une large galerie de personnages fictifs qui nous permettent de nous glisser là où l’observateur lambda n’est pas censé avoir accès.
Le roman alterne ainsi scènes de rencontres et d’explications, au fil de dialogues brut de décoffrage, avec des séquences de suspense et d’action (il faut bien appeler cela ainsi) qui reconstituent presque minute par minute la frénésie effroyable qui embrase Gênes.
L’écriture est violente, directe, oppressante, elle bouscule et frappe autant que les coups qui pleuvent dans les rues. Elle rappelle celle de Marin Ledun, autre grand nom français parmi les auteurs de romans noirs assidus à scruter les dérives du monde.
Peu de répit, aucun angélisme, pas de héros ici (mais pas mal de vrais méchants), les marionnettes de ce théâtre de souffrance sont largement manipulées par des diables.
La Nuit tombée sur nos âmes confirme évidemment l’énorme puissance narrative de Frédéric Paulin, et sa capacité hors normes à faire de la littérature un laboratoire pour disséquer et comprendre cette entité si complexe et mouvante que l’on appelle Histoire, qui constitue aussi notre quotidien.
Un nouveau tour de force qui laisse pantelant, mais un peu mieux armé face à la violence politique et économique de notre planète ultra-connectée.
À première vue : la rentrée Stock 2021
Intérêt global :

Pas toujours facile pour moi de distinguer le bon grain de l’ivraie dans les programmes de rentrée des éditions Stock (et c’est valable pour le reste de l’année, du reste). De temps en temps, un auteur, un propos, une approche me séduisent. Mais la plupart du temps, je trouve leurs propositions très éloignées de mes goûts et de ma conception de la littérature – et je le dis fort poliment.
2021 n’échappe pas à cette règle personnelle, ne me laissant m’accrocher qu’à deux espoirs (dont un très fort) au milieu d’un océan de désintérêt, voire d’agacement majeur. Vous me direz, deux sur onze, c’est déjà ça.
Mais onze titres, quoi…
La Félicité du loup, de Paolo Cognetti
(traduit de l’italien par Anita Rochedy)

Voici mon plus bel espoir du programme, hérité des merveilleuses sensations éprouvées à la lecture des Huit montagnes en 2017. Si les livres suivants de Cognetti, plus proches du récit de voyage, m’ont plu, je n’y ai pas retrouvé la force et la pureté cueillies dans ce roman extraordinaire.
L’attente est donc forte pour La Félicité du loup, mêlée d’un peu de prudence tout de même car, à première vue, ce nouveau texte paraît une sorte de cousin du précédent, déclinant sous forme d’histoire d’amour ce que Huit montagnes offrait à la littérature d’amitié.
On y assiste à la rencontre entre Fausto, écrivain de quarante ans, et Silvia, artiste-peintre de vingt-sept ans, dans la station de ski de Fontana Fredda (à nouveau au cœur du Val d’Aoste), où ils travaillent tous deux dans le même restaurant. La saison d’hiver les voit se rapprocher et céder l’un à l’autre, sans promesse d’avenir.
Le printemps les sépare, elle monte vers les hauteurs tandis que lui retourne en ville pour gérer son quotidien morose, dont son divorce. Mais l’appel des montagnes et la force d’attraction de Silvia le ramènent très vite en direction des montagnes…
Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski

Un projet mêlant littérature et vraie vie, comme je les aime quand ils sont bien faits, évidemment. Christophe Boltanski s’est déjà brillamment illustré dans ce registre avec son premier roman, La Cache, inspiré de sa famille.
Cette fois, il part en quête d’un parfait inconnu. Un homme dont Boltanski découvre, en chinant aux puces, un album contenant 369 photomatons pris entre 1973 et 1974. Au dos des clichés, présentant l’homme sous différentes facettes et avec différents visages, des adresses du monde entier ajoutent encore au mystère.
Le romancier se lance alors dans une vaste quête aux quatre coins du globe pour reconstituer l’histoire et le parcours du fameux Jacob B’rebi.
Artifices, de Claire Berest

Depuis sa suspension, Abel Bac, un policier parisien, vit reclus. Des événements étranges survenus dans des musées, semblant tous le concerner, l’obligent à rompre son isolement.
Aidé de sa voisine Elsa et de sa collègue Camille Pierrat, il mène une enquête qui le conduit à s’intéresser à l’artiste internationale Mila.
Après deux romans inspirés de personnages réels (Gabriële, co-écrit avec sa sœur Anne sur son arrière-grand-mère, femme de Francis Picabia, et Rien n’est noir, Grand Prix des Lectrices de Elle consacré à Frida Kahlo et Diego Rivera), Claire Berest renoue avec le roman purement fictionnel, en fonçant droit dans le mystérieux, tout en tournant encore autour du monde de l’art.
Saint-Phalle : Monter en enfance, de Gwenaëlle Aubry
Restons du côté des artistes, avec ce récit littéraire traçant le portrait de Niki de Saint-Phalle, depuis son enfance saccagée (violée par son père à onze ans, maltraitée par sa mère) jusqu’à son accomplissement d’artiste, nourri de rage et de volonté de revanche.
Son fils, de Justine Lévy
De l’art toujours, par la bande, puisque Justine Lévy imagine le journal intime de la mère d’Antonin Artaud. Une manière d’aborder de biais le parcours de cet artiste hors normes, écrivain, poète, acteur, dessinateur, illuminé et rongé par la folie.
Le Candidat idéal, d’Ondine Millot
Le jeudi 29 octobre 2015, officiant alors à Libération, Ondine Millot se trouve au tribunal de Melun lorsque l’avocat Joseph Scipilliti tente d’assassiner le bâtonnier Henrique Vannier, le blessant gravement de deux balles avant de retourner l’arme contre lui et de se donner la mort. Plutôt que de réagir à chaud, la journaliste prend le temps de mener une longue enquête pour comprendre le cheminement ayant conduit à ce fait divers tragique.
Bellissima, de Simonetta Greggio
La romancière poursuit son « autobiographie de l’Italie », mettant en parallèle l’histoire de sa famille et celle de son pays, dans la continuité de son travail entamé avec Dolce Vita 1959-1979 et Les Nouveaux Monstres 1978-2014.
S’adapter, de Clara Dupont-Monod
Dans les Cévennes, l’équilibre d’une famille est bouleversé par la naissance d’un enfant handicapé. Si l’aîné de la fratrie s’attache profondément à ce frère différent et fragile, la cadette se révolte et le rejette.
Le Garçon de mon père, d’Emmanuelle Lambert
L’auteure raconte son père, mort d’un cancer en septembre 2019. Selon l’éditeur, c’est évidemment « un livre de vie », parce que sinon ça ferait peur et ça serait sinistre. Ah oui, la question du livre serait aussi : Papa aurait-il préféré avoir un garçon plutôt qu’une fille ? D’où le titre.
Je vous laisse vous dépatouiller avec ça, j’ai pour ma part mieux à faire.
La Maison des solitudes, de Constance Rivière
Dans le même genre, voici l’histoire d’une jeune femme empêchée d’aller retrouver sa grand-mère mourante à l’hôpital. L’occasion d’opposer à cette douleur la mémoire des moments heureux dans la Maison, le repaire du bonheur familial. Sauf que Maman ne partage pas cette vision idyllique des choses, et refuse de retourner dans la dite Maison.
Voilà qui promet de chouettes réunions de famille à Noël.
Les routiers sont sympas : essais 2000-2020, de Rachel Kushner
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson)
Un recueil de 19 textes relevant de plusieurs genres tels que le journalisme, les mémoires ainsi que la critique littéraire et artistique. L’auteure évoque notamment un camp de réfugiés palestiniens et une course de moto illégale dans la péninsule de Baja en 1970, alors que d’importantes grèves ont lieu dans les usines Fiat.
BILAN
Lecture certaine :
La Félicité du loup, de Paolo Cognetti
Lecture probable :
Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski
À première vue : la rentrée Manufacture de Livres 2021
Intérêt global :

Longtemps cantonnée à la littérature noire – qui, déjà, tendait à se jouer des codes et des frontières du genre -, la Manufacture de Livres s’affirme de plus en plus comme un éditeur tous terrains. Et avec succès, si l’on en croit le succès l’année dernière du livre de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, ou encore la démonstration éprouvante mais magistrale proposée par Carine Joaquim début 2021 avec Nos corps étrangers.
De ces réussites probantes, la Manuf’ gagne une assise qui lui vaut une place légitime dans la rentrée d’automne – place offerte cette année à trois romans, dont deux premiers.
Villebasse, d’Anna de Sandre

Auteure de poésie et de nouvelles, Anna de Sandre s’essaie pour la première fois au roman, et avec une certaine audace sur le papier, puisqu’elle emprunte au réalisme magique, un genre toujours risqué car susceptible de décontenancer le lecteur trop cartésien.
Nous sommes donc à Villebasse, entrelacs de vieilles bâtisses et de rues ancestrales qu’éclaire une étrange lune bleue et que les habitants ne quittent jamais. Un jour d’hiver débarque le Chien, qui va traverser la vie des uns et des autres et, peut-être, tout changer…
Pour en savoir plus, il faudra lire !
Le Fils du professeur, de Luc Chomarat

Ces derniers temps, le nom de Luc Chomarat était plutôt synonyme d’amusement et de folie douce, au fil de polars parodiques plutôt réjouissants (Le Dernier thriller norvégien, Le Polar de l’été), ou de polar tout court (Un trou dans la Toile, Grand Prix de Littérature Policière 2016).
Ce nouveau livre, d’inspiration autobiographique, prend le contre-pied total de ces veines, en racontant une enfance dans la France des années 1960-70. Des batailles de cowboys dans la cour de l’école à la découverte fascinée des femmes, c’est toute une jeunesse qui se dévoile.
Pas très original à première vue, mais voir Chomarat tenter ce pas de côté est intrigant, surtout quand on apprécie sa plume piquante et sa verve. Donc, pourquoi pas.
Poudre blanche, sable d’or, de Matthieu Luzak

Premier roman également, qui suit deux amis, un journaliste de seconde zone englué dans une vie de famille compliquée et un voyou tout juste sorti de prison, partant pour quelques jours entre hommes à Malaga. Le cadre ne fait pas rêver mais c’est justement là que le second, Farid, a monté un coup il y a quelques années.
Au fil de leur virée, s’expriment les rêves et les drames des désillusionnés du XXIe siècle.
BILAN
Lecture probable :
Villebasse, d’Anna de Sandre
Lecture potentielle :
Le Fils du professeur, de Luc Chomarat
À première vue : la rentrée Julliard 2021
Intérêt global :

Chez Julliard, tout est à refaire ou presque. En quittant la maison qu’ils animaient depuis 1995 pour créer leur propre marque, Betty Mialet et Bernard Barrault ne sont pas partis les mains vides, puisqu’ils ont embarqué la plus grande partie de leurs auteurs phares – et non des moindres : Philippe Jaenada, Yasmina Khadra, Jean Teulé, Lionel Duroy, Mazarine Pingeot, Fouad Laroui… Beaucoup de beau linge, gros vendeurs par-dessus le marché.
À la tête du label depuis 2019, Vanessa Springora doit donc tout rebâtir. Pour sa deuxième rentrée d’automne, elle comptera sur l’expérience d’un gone du Chaâba, sur un transfuge d’Actes Sud, et sur une primo-romancière.
À première vue, pas le programme le plus fou de l’année, on va donc faire vite (et remercier le logiciel professionnel Électre pour la qualité et la concision de ses résumés).
Les confluents, d’Anne-Lise Avril
Journaliste free-lance, Liouba parcourt le monde à la recherche de sujets liés au changement climatique. En Jordanie, où elle observe une communauté de Bédouins replanter une forêt native dans le désert, elle croise Talal, un photoreporter. Une amitié se noue, puis une attirance. D’année en année, le destin ne cesse de les ramener l’un vers l’autre puis de les séparer. Premier roman.
L’arbre ou la maison, d’Azouz Begag
À la mort de leur mère, deux frères franco-algériens, Azouz et Samy, retournent à Sétif après des années d’absence pour vérifier l’état de la maison familiale. Tandis que cette perspective n’enchante guère le second, le premier est impatient d’assister à la révolution démocratique qui secoue le pays. Mais sur place, ils ne reconnaissent plus rien et sont devenus des étrangers aux yeux des locaux.
Celle qui se métamorphose, de Boris Le Roy
Un matin, Nathan se réveille aux côtés d’une femme qui n’est pas exactement celle auprès de laquelle il s’est endormi. Tout en Anne est désormais plus affûté : ses traits semblent plus lisses, son corps plus musclé, sa bouche plus pulpeuse. Et c’est aussi sa supérieure hiérarchique. Entre comédie psychanalytique, fable surréaliste et digression philosophique, ce roman interroge la déroute masculine face aux mutations sociales du genre.
Le Jour où Kennedy n’est pas mort, de R.J. Ellory

Éditions Sonatine, 2020
ISBN 9782355847950
432 p.
22 €
Three Bullets
Traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau
C’est l’une des histoires les plus connues au monde – et l’une des plus obscures. Le 22 novembre 1963, le cortège présidentiel de John F. Kennedy traverse Dealey Plaza. Lui et son épouse Jackie saluent la foule, quand soudain…
Quand soudain rien : le président ne mourra pas ce jour-là.
En revanche, peu après, le photojournaliste Mitch Newman apprend le suicide de son ex-fiancée, Jean Boyd, dans des circonstances inexpliquées. Le souvenir de cet amour chevillé au corps, Mitch tente de comprendre ce qui s’est passé. Découvrant que Jean enquêtait sur la famille Kennedy, il s’aventure peu à peu dans un monde aussi dangereux que complexe : le cœur sombre de la politique américaine.
Si John Fitzgerald Kennedy est devenu une icône quasi intouchable, il le doit en grande partie à sa mort. D’abord parce que les circonstances et les motivations de cet assassinat restent complexes et mystérieuses. Ensuite, parce que ce meurtre a jeté un voile sur tout le reste de l’existence du président américain.
Son parcours, ses choix, ses appuis, les luttes d’influence dont il a bénéficié (notamment de la part de son père), ses erreurs, ses choix politiques, ses relations sulfureuses, ses infidélités, ses problèmes de santé : quand on meurt le crâne explosé devant le monde entier sans avoir même pu terminer son premier mandat, difficile de se voir reprocher quoi que ce soit avec trop d’insistance. Nombre de faits sont connus, désormais avérés, mais son décès tragique prend toute la place.
Pour aborder tous ces sujets, le brillant romancier britannique R.J. Ellory, fin connaisseur des États-Unis dont il analyse les multiples facettes de livre en livre, a trouvé la solution idéale : annuler le crime. Effacer Dallas, le 22 novembre 1963. Et nous projeter l’année suivante, alors que s’annoncent les futures élections présidentielles en fin d’année et que se pose avec insistance la question d’un deuxième mandat pour Kennedy.
L’idée est simple et géniale : les quelques mois fictifs qu’Ellory ajoute à la vie de Kennedy ne changent rien à tout ce qui s’est passé avant, et que l’écrivain souhaite évoquer en détail, à sa manière habituelle, ultra-documentée et profondément humaine à la fois.
Car Le Jour où Kennedy n’est pas mort n’est pas une uchronie à proprement parler. Le fait que le président n’ait pas été assassiné à Dallas n’est pas le sujet du roman – même si le lecteur va passer de nombreuses pages dans l’ombre de ces événements, dont on découvre qu’ils ne se sont pas déroulés, certes, mais qu’ils auraient pu. Jolie et subtile façon d’altérer l’Histoire sans la bouleverser complètement.
Pour détricoter le mythe Kennedy, R.J. Ellory passe par la bande. Il recourt à la formidable finesse psychologique qui est l’une de ses marques de fabrique, et met en avant l’histoire de son personnage principal, ses propres tragédies personnelles, son humanité bouleversée, pour éclairer peu à peu les zones d’ombre de la présidence JFK.
S’il insiste parfois un peu trop sur la dévastation intérieure de son protagoniste, Ellory nous rend très vite attachant Mitch Newman, faisant de lui un homme avant d’être un journaliste – ses qualités d’investigation ne lui revenant que peu à peu, et de manière fastidieuse. Le portrait de Jean Boyd, son amour disparu, dans les pas de laquelle il fouine, permet en outre d’équilibrer l’humanité à l’œuvre dans le roman, grâce à son tempérament énergique et volontaire qui rend sa mort d’autant plus regrettable et suspecte.
L’enquête toute entière obéit d’ailleurs à une logique d’économie réaliste : à la manière d’un Wallander sous la plume de Mankell, Mitch avance à petits pas, rencontre beaucoup d’obstacles, peine à trouver des soutiens, des infos et des indices. Une stratégie narrative qui permet de distiller son propos, presque mine de rien, et de lever en douceur le voile sur le système Kennedy.
Ellory n’entend pas révolutionner l’histoire du président américain. Le Jour où Kennedy n’est pas mort n’est pas un livre de révélation, qui balancerait de nouvelles grandes théories « révolutionnaires » sur l’assassinat de JFK. On peut tout de même y apprendre beaucoup de choses, et surtout entrer, avec fascination, dans les coulisses de la politique américaine. Une visite qui présente parfois des échos troublants avec des événements beaucoup plus récents – notamment lorsqu’il est question de résultats d’élections contestés…
Ce roman est en tout cas une nouvelle grande réussite à mettre à l’actif d’un romancier qui, pour être prolifique, reste toujours d’une pertinence à l’épreuve des balles (lui). Et un écrivain de formidable talent, dont le style à la fois riche et fluide est un régal constant de lecture.
Retrouvez les avis élogieux de Yvan sur son blog EmOtionS, de la chouette cousine The Cannibal Lecteur, de Pierre Faverolle sur Black Novel, mais aussi la jolie lettre de Stelphique à l’auteur… Entre autres !
À première vue : la rentrée Sabine Wespieser 2020

Sobre comme toujours, Sabine Wespieser aborde la rentrée 2020 avec deux titres français, un premier roman déjà retenu en tant que tel pour deux prix de la rentrée (prix Stanislas du premier roman et Prix « Envoyé par la Poste »), et l’autre signé par l’une de ses plumes les plus brillantes. Que dire d’autre ? Rien, sinon laisser parler les textes eux-mêmes.
Intérêt global :
Sous le ciel des hommes, de Diane Meur
Bienvenue dans le Grand-Duché d’Éponne (toute ressemblance, etc.) Géographiquement, un tout petit lieu. À l’échelle du monde, tant de choses se décident ici, dans ce « paradis » où il est si difficile de se faire une place. Voilà pourquoi le journaliste Jean-Marc Féron a l’idée, à contre-courant, d’accueillir chez lui un migrant, et de transformer cette expérience en un livre qui, forcément, se vendra comme des petits pains, cynisme de l’époque oblige. Il est loin d’imaginer que ce projet va bouleverser son existence.
Ailleurs dans la ville, un petit groupe d’anticapitalistes acharnés se réunissent en secret pour rédiger un pamphlet – texte qui, à l’occasion, va déborder sur la fiction en cours, et éclairer le roman comme métaphore de notre société.
Talentueuse et toujours inventive, Diane Meur visite des contrées littéraires inédites dans son œuvre, tout en faisant écho à la singulière organisation de cette dernière.
Mauvaises herbes, de Dima Abdallah
Malgré la guerre civile qui sème le danger à chaque instant dans les rues de Beyrouth, une petite fille se sent rassurée par la simple présence de son père. Cependant, lorsqu’elle a douze ans, sa famille décide de fuir à Paris, tandis que lui préfère rester au Liban. La narratrice poursuit sa vie, brillante mais exilée au milieu des autres, réfugiant son déracinement dans la nature, en particulier au cœur des mauvaises herbes qu’elle aime plus que toutes les autres. Un premier roman digne et sensible.
À première vue : la rentrée Philippe Rey 2020

Intérêt global :
De la saleté, des cafards et la mort : si on la résume à ses titres, la rentrée Philippe Rey semble un condensé de joie et d’optimisme. Vous vous attendez à ce que je démente ? Ben… à première vue, je peux difficilement prétendre le contraire. Ce qui n’empêche pas ce programme d’avancer éventuellement de solides pions littéraires. On ne peut pas rigoler tout le temps, non plus. Surtout pas dans le monde qui est le nôtre.
Ma vie de cafard, de Joyce Carol Oates
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban)
La plus prolifique des auteures américaines est à nouveau au rendez-vous de la rentrée littéraire, avec un roman certes moins gros que l’année dernière, mais qui affiche tout de même ses 500 pages et son ambition de scruter la cellule familiale dans ses moindres recoins, même (surtout ?) les plus sordides. Soit l’histoire de Violette, l’une des sept enfants de la famille Kerrigan, qui se retrouve honnie et bannie par les siens et par sa communauté après avoir dénoncé à 12 ans ses frères, auteurs d’un crime raciste. Un exil qui l’oblige à s’émanciper et à tracer sa propre voie.
Pas forcément de lien direct avec le phénomène « Black Lives Matter », mais un roman qui entre tout de même en résonance avec l’actualité, et sonde plus que jamais la société américaine.
American Dirt, de Jeanine Cummins
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Adelstain et Christine Auché)
Première traduction pour Jeanine Cummins, qui a déjà publié trois livres aux USA. Celui-ci s’ouvre au Mexique, à Acapulco, où Lydia exerce le métier de libraire et mène une vie paisible avec son mari journaliste et son fils de 8 ans. Tout se dérègle, hélas, le jour où Sebastian dévoile dans un article l’identité du chef d’un cartel, qui n’est autre qu’un excellent client de la librairie de Lydia. Cette dernière est contrainte de prendre la fuite avec son fils, et prend la route du nord, dans l’espoir de se mettre à l’abri aux États-Unis…
Plus de 500 pages pour ce périple en quête de survie, animé par l’amour qui lie inextricablement une mère et son enfant.
Ta mort à moi, de David Goudreault
C’est le troisième roman du Québécois David Goudreault que publie Philippe Rey en France. Celui qui a remporté la Coupe du Monde de poésie en 2011 imagine le parcours hors norme d’une poétesse, auteure d’un seul recueil devenu culte, et femme dont la vie est parsemée de mystères et de zones d’ombre, capable de jouer les trafiquantes d’armes comme de venir en aide aux marginaux.
Le Loup des Cordeliers

Mai 1789, un vent de révolte souffle sur Paris.
Gabriel Joly, jeune provincial ambitieux, monte à la capitale où il rêve de devenir le plus grand journaliste de son temps. un enquêteur déterminé à faire la lumière sur les mystères de cette période tourmentée. Son premier défi : démasquer le Loup des Cordeliers, cet étrange justicier qui tient un loup en laisse et, la nuit, commet de sanglants assassinats pour protéger des femmes dans les rues de Paris…
Les investigations de Gabriel Joly le conduisent alors sur la route des grands acteurs de la Révolution qui commence : Danton, Desmoulins, Mirabeau, Robespierre, personnages dont on découvre l’ambition, le caractère, les plans secrets.
Alors que, le 14 juillet, un homme s’échappe discrètement de la Bastille, Gabriel Joly va-t-il découvrir l’identité véritable du Loup des Cordeliers, et mettre au jour l’un des plus grands complots de la Révolution française ?
En un mot :
frustrant
Je n’ai certes pas découvert Henri Loevenbruck au tout début de sa carrière, alors qu’il entrait en littérature avec de somptueuses sagas de fantasy (La Moïra et Gallica). Mais je pense tout de même pouvoir prétendre être un de ses « vieux » fidèles, prêt à le suivre dans tous ses voyages, polardeux ou non.
Alors, quand j’ai appris qu’il revenait au polar historique (après L’Apothicaire, grand titre du genre) en s’intéressant à la Révolution française, j’avoue que j’ai frétillé comme un poisson rouge apprenant son transfert d’un bocal quelconque à un aquarium taille XXL. Je suis fasciné depuis longtemps par cette période historique, brève dans le temps mais aux conséquences aussi complexes qu’extraordinaires à long terme, politiquement, socialement, économiquement. Sans parler de sa violence sidérante, du « casting » de ces quelques années, qui ont vu émerger des figures d’une puissance phénoménale, dans leurs héroïsmes comme dans leurs travers… Bref, de ses innombrables ingrédients qui en font une matière riche, au fort potentiel dramatique et donc romanesque.
Vous savez ce qu’on dit dans ces cas-là : quand on en attend trop, on accroît le risque d’être déçu. Mon enthousiasme initial a en effet quelque peu fondu au fil des pages de ce gros roman, dont plusieurs passages tirent en longueur (en dépit de l’enchaînement de chapitres assez courts), tandis que l’ensemble souffre d’un manque d’intensité, un peu regrettable au regard des événements qui s’y jouent.
Alors, certes, il faut le temps de planter le décor. Celui de Paris est remarquablement rendu, rendant justice au formidable travail de documentation dont Henri Loevenbruck est coutumier ; en cela, il est comme toujours à la hauteur de son talent habituel.
Le contexte historique, lui, nécessite beaucoup d’explications, d’autant que les personnages (ayant existé pour la plupart) abondent. Soucieux, sans doute, de ne rien négliger, le romancier essaie d’exploiter toute la largeur de la palette, au risque de diluer certains enjeux, de rendre confus certains acteurs (je me suis souvent perdu entre les frères du Roi…), et de trop étaler la narration.
Le travail de reconstitution apparaît alors souvent pour ce qu’il est : un travail. Il m’est souvent apparu un peu scolaire, classique, dénué de prises de risque. Oui, bon, j’avoue, passer après Éric Vuillard et son sublime 14 juillet rend toute approche romanesque de la prise de la Bastille presque caduque. Du reste, Loevenbruck se sort avec les honneurs de ce passage obligé, l’un des plus intenses du livre. Ce sont d’autres épisodes, tous restitués avec soin (le Serment du Jeu de Paume, les États Généraux, la harangue de Desmoulins au Palais Royal…), qui souffrent à mon sens d’un léger manque de souffle et de personnalité.

(Oui, c’est une image tirée du Pacte des Loups… Désolé…)
Le suspense principal, fictif, autour du Loup des Cordeliers, perd également vite de l’intérêt, noyée dans les nombreux événements véridiques mis en scène par le romancier. D’autant qu’à l’examiner avec le recul, cette intrigue s’avère assez ténue. Dommage, car le personnage est spectaculaire, et la révélation de son identité ne manque pas de panache.
Au rayon des satisfactions, le héros imaginé par Henri Loevenbruck mérite un petit mot. Son Gabriel Joly, jeune homme impulsif mais doué, doté d’une capacité d’observation et d’analyse qui en font l’ancêtre du Rouletabille de Gaston Leroux, est un personnage que l’on a envie de revoir à l’œuvre – ce qui sera le cas puisque (j’y reviens en conclusion) Le Loup des Cordeliers ouvre une série romanesque. Son association avec le pirate Récif, caractère truculent qui constitue l’une des trouvailles les plus excitantes du roman, promet des lendemains aventuriers du plus bel effet.
Quant au pendant féminin de Gabriel, la flamboyante Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt, elle a véritablement existé. J’avoue en avoir découvert l’existence grâce à ce roman, alors même que c’est l’une des grandes figures féminines de la Révolution. Peut-être est-ce le fait d’avoir échappé à la guillotine, à la différence de ses illustres consœurs Olympe de Gouges, Madame Roland ou Charlotte Corday, qui l’a laissée dans l’ombre. En tout cas, Loevenbruck la réhabilite de manière flamboyante, et j’attends également son retour avec impatience.
Car oui, donc, Le Loup des Cordeliers n’est que le premier tome d’une série. Le détail a son importance car, comble d’infortune, la fin de ce roman reste largement ouverte. Nouvelle source de frustration, puisque tel est le mot qui me revient en songeant à ce livre : alors que son dernier quart prenait enfin son envol, voici que les pages s’arrêtent, laissant en suspens nombre de mystères, et le lecteur dans l’attente des prochaines heures sombres de la Révolution…
En dépit de mes réserves, je me précipiterai sur la suite du Loup des Cordeliers, dont j’ai tout de même aimé le ton, bel hommage au roman-feuilleton, celui des Gaston Leroux, Allain & Souvestre, Eugène Sue… En espérant que, débarrassé des contraintes d’une mise en scène historique fastidieuse, Henri Loevenbruck saura embraser la suite des événements avec tout le feu dont il est capable.
Le Monde n’existe pas

Times Square, New York. Sur les écrans géants qui encerclent le carrefour le plus connecté du monde, le visage d’un homme apparaît. Il s’appelle Ethan Shaw. On le soupçonne d’avoir violé et assassiné une jeune fille de seize ans à Drysden, Colorado. En quelques instants, il devient l’ennemi public numéro un. L’homme à traquer sans relâche et à abattre sans sommation.
Dans la foule, Adam Vollmann tombe des nues. Il a bien connu Ethan Shaw. C’était il y a des années, une amitié adolescente aussi violente qu’éphémère. A l’époque, Ethan était la vedette de Drysden. Jeune garçon beau et charismatique, star de football, séducteur presque sans le vouloir de nombreuses filles qui toutes lui pardonnaient ensuite de les laisser tomber pour une autre. Ethan était une lumière, un phare, un pilier.
A-t-il pu devenir ce monstre dont s’empare l’Amérique avec férocité ? Journaliste au New Yorker, Adam décide de fouiller le tas d’immondices qui dégouline des médias pour y dénicher la pépite de la vérité. Quitte à retourner à Drysden, épicentre de ses traumatismes de jeunesse qui en ont fait l’homme qu’il est aujourd’hui…
J’avais un peu délaissé Fabrice Humbert depuis qu’il avait quitté les éditions du Passage pour Gallimard. Pas en raison de son transfert, mais parce que ce qu’il proposait alors m’intéressait moins (Éden Utopie, notamment, inspiré de son histoire familiale, m’était un peu tombé des mains). Je suis donc très heureux, et agréablement surpris de le retrouver tel qu’en lui-même, tel que je l’apprécie en tout cas.
Puissant, scintillant de fulgurances éblouissantes, formidablement écrit et audacieusement mené, Le Monde n’existe pas renoue en effet avec la veine de ses premiers livres, notamment Avant la chute, La Fortune de Sila et L’Origine de la violence.
On y retrouve sa capacité extraordinaire à mêler une intrigue romanesque, l’histoire intime de ses personnages, à un sujet contemporain, universel, d’une actualité brûlante. En l’occurrence, le traitement de l’information par les médias aujourd’hui, où l’émotion prime sur les faits, quitte à tordre la vérité, à fabriquer artificiellement de l’événement.
Ouvrir Le Monde n’existe pas à Times Square est évidemment tout sauf un hasard. Je ne sais pas si vous êtes déjà passé dans ce quartier de New York, mais si vous avez l’occasion, allez-y. C’est à vomir, mais le spectacle est hallucinant. Des écrans, partout, de toutes les tailles, à toutes les hauteurs. Des publicités, des informations, des bandes-annonces, sans cesse, jour et nuit, surplombant des trottoirs grouillant de vie. Un appel à l’hypnose collective et au débranchement massif des cerveaux. L’endroit idéal pour planter une certitude dans des milliers de crânes, quitte à ce que ce soit un mensonge.
Poussant son idée sans cesse, Fabrice Humbert questionne avec clairvoyance la manière dont la frontière entre réalité et fiction se brouille de plus en plus, jusqu’à se demander si elle existe encore. Le sujet est du pain bénit pour un romancier, dont c’est finalement le travail. Aujourd’hui, les histoires que l’on invente ne finissent-elles pas par être plus pertinentes que les faits bruts, souvent désolants de vérité ?
La structure du roman est à l’unisson de ce questionnement. Avec Adam Vollmann, lui-même construit comme un palimpseste humain, on plonge jusqu’au vertige dans un quotidien qui se délite et se déconstruit en permanence. J’ai été époustouflé par la maîtrise narrative de Fabrice Humbert, qui tient son récit d’une main de fer alors même que la situation semble échapper à tout contrôle. Là où il aurait pu se contenter d’élaborer une sorte de polar, il fuit la facilité pour mieux percuter et perturber son lecteur.
Si le roman ne s’effondre pas, c’est que Fabrice Humbert possède de nombreux atouts. Une évidence de style, à la fois puissant, riche et admirablement fluide. Une capacité à créer des personnages fascinants, riches en zones d’ombre.
Une pertinence, enfin, pour cerner le monde dans toute sa complexité – le monde, et en particulier ici les États-Unis. Si son histoire est jeune, ou peut-être à cause de cela, ce pays à nul autre pareil offre au romancier une matière mouvante, vivante, une argile à pétrir sans relâche pour en extraire mille et une formes inattendues. Et constitue une caisse de résonance pour nous, familiers dans nos pays d’Occident de leurs problèmes et de leurs dérives, qui finalement sont les mêmes. La démesure naturelle des États-Unis permet de démultiplier la réflexion, de la renvoyer cent fois plus forte, plus impressionnante, plus violente, à l’image de ce peuple qui, pour une part du moins, idolâtre plus les armes à feu que la vie de ses enfants.
J’ai l’impression que Le Monde n’existe pas ne figure pas parmi les livres dont on parle le plus dans cette rentrée. Si vous avez l’occasion, vous l’aurez compris, je vous encourage fortement à corriger cet oubli et à faire honneur à son intelligence. J’aime à croire que vous ne le regretterez pas.
Lecture en cours : « Le Monde n’existe pas »

Ethan et Clara sont de bons personnages : un bon Américain, au parcours exemplaire, se révèle le meurtrier d’une belle jeune fille à l’innocence saccagée, le tout dans une petite ville de province dont on aime imaginer la paix et la sécurité. Il s’agit maintenant de susciter la tempête des passions par la construction d’une intrigue simple, ressassée à chaque instant du jour et de la nuit, enrichie de temps en temps d’un minuscule démenti et soutenue par deux ou trois scoops qui viendront relancer la pitié et la terreur. (…)
J’ai regardé la télé, j’ai écouté la radio, j’ai lu les journaux et je suis allé sur les sites. J’ai lu, entendu, amassé des informations. J’ai été frappé par la vacuité des propos et des images, comme je l’avais été dès la première nuit devant la télé : à l’évidence, s’il fallait bien nourrir l’immense tube à déverser l’information, il n’y avait en réalité aucun fait nouveau. Dans ces cas-là, d’ordinaire, la nouvelle se tarit d’elle-même, non parce qu’elle aurait perdu en importance mais que le tube n’a pas assez de substance pour se perpétuer. C’est une sorte de ver énorme, presque hideux dans sa voracité monotone et robotique, à toute heure du jour et de la nuit. S’il est vrai que la curiosité est une des passions humaines, le ver en est l’exact opposé : il n’est pas là pour renseigner mais pour se régénérer dans le mouvement infini de sa dévoration. Sur les plateaux se sont succédé sociologues, psychiatres, criminologues, bavards, les bouches à tout faire du ver universel. Maquillés, rajeunis, bien habillés, la parole confiante et assurée, contents d’eux-mêmes, ils n’ont rien dit : ils ont nourri le ver. (…)
Même le Président des États-Unis a écrit un tweet : « Pitié et miséricorde pour Clara Montes, fureur et châtiment pour le meurtrier qui souille notre communauté. »
Et aussitôt le tweet a été commenté par des millions d’autres tweets, analysé à la radio et à la télé, répercuté par l’immense et folle caisse de résonance du monde. L’épuisante société du bavardage. »
Le Monde n’existe pas
Fabrice Humbert
Éditions Gallimard, 2020
Chronique à suivre de cette lecture stimulante…
A première vue : la rentrée Albin Michel 2018

Et allez, c’est reparti pour une tournée de seize ! Comme l’année dernière, Albin Michel joue la rentrée façon arrosage à la kalach’, Gallimard style, histoire de balayer la concurrence par sa seule omniprésence sur les tables des librairies. Côté qualité, on se pose sans doute moins la question, mais c’est un autre débat – pour s’amuser tout de même, il peut être intéressant de rejeter un œil sur la rentrée Albin 2017, histoire d’analyser les titres qui ont survécu dans nos mémoires à l’année écoulée… Oui, le résultat ne sera pas forcément flatteur.
Néanmoins, on a envie de retenir quelques titres dans ce programme 2018, d’attendre avec curiosité, voire impatience, quelques auteurs (coucou Antonin Varenne) lancés dans la tornade. Et ce sont ceux-là, et ceux-là seulement, que je mettrai en avant, poussant le plus loin possible la subjectivité et l’éventuelle mauvaise foi qui président à l’exercice « à première vue » ; les autres n’auront droit qu’au résumé sommaire offert par le logiciel professionnel Electre, loué soit-il. Je vous ai déjà fait perdre assez de temps comme cela depuis début juillet !
Du coup, cela devrait aller assez vite…
EXPO 00 : La Toile du monde, d’Antonin Varenne
Le plus attendu en ce qui me concerne – je ne me suis toujours pas remis du souffle extraordinaire et de l’audace aventurière de Trois mille chevaux vapeur. Après Équateur, où l’on recroisait Arthur Bowman, héros du précédent évoqué, nous découvrons ici Aileen Bowwan, fille d’Arthur, journaliste au New York Tribune dont la réputation scandaleuse tient à la liberté flamboyante avec laquelle elle mène sa vie. En 1900, elle débarque à Paris pour couvrir l’Exposition Universelle. Son immersion dans la Ville Lumière en pleine mutation est l’occasion d’une confrontation entre mondes anciens et nouveaux…
Rien que pour le plaisir, la première phrase : « Aileen avait été accueillie à la table des hommes d’affaires comme une putain à un repas de famille, tolérée parce qu’elle était journaliste. » Très envie de lire la suite. On en reparle, c’est sûr !
SPLIT : Une douce lueur de malveillance, de Dan Chaon
(traduit de l’américain par Hélène Fournier)
Charybde ou Scylla ? Pour le psychiatre Dustin Tillman, le choix semble impossible. D’un côté, il apprend que, grâce à des expertises ADN récentes, son frère adoptif vient d’être innocenté du meurtre d’une partie de sa famille, trente ans plus tôt – condamnation dans laquelle Dustin avait pesé en témoignant contre Rusty. De l’autre, il se laisse embarquer dans une enquête ténébreuse, initiée par l’un de ses patients, policier en congé maladie, sur la disparition mystérieuse de plusieurs étudiants des environs tous retrouvés noyés. Ou comment, d’une manière ou d’une autre, se donner tous les moyens de se pourrir la vie… Avec un titre et un résumé pareils, Dan Chaon devrait nous entraîner dans des eaux plutôt sombres. A voir également.
ERIN BROCKOVICH : Fracking, de François Roux
J’avais beaucoup aimé le Bonheur national brut, Tout ce dont on rêvait m’avait en revanche laissé plutôt indifférent. Où se situera François Roux cette fois ? Pour ce nouveau livre, il part aux États-Unis pour raconter le combat d’une famille contre les géants du pétrole et leurs pratiques abominables au Dakota.
ENTRE DEUX MONDES : Une prière à la mer, de Khaled Kosseini
(traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, illustrations de Dan Williams)
Par l’auteur des superbes Cerfs-volants de Kaboul, un texte en hommage aux réfugiés syriens qui prend la forme d’une lettre adressée par un père à son fils en train de dormir, longue prière pour que leur traversée vers « l’Eldorado » européen se déroule sans encombre, et récit de la métamorphose d’un pays en zone de guerre.
À L’AUTRE BOUT DU MONDE : La Loi de la mer, de Davide Enia
(traduit de l’italien par Françoise Brun)
Davide Enia fait le lien avec le texte de Hosseini, puisqu’il campe son nouveau livre à Lampedusa, pointe de l’Europe méditerranéenne où aboutissent nombre de réfugiés maritimes. Pendant trois ans, le romancier italien a arpenté la petite île pour y rencontrer tous ceux qui en font la triste actualité : les exilés bien sûr, mais aussi les habitants et les secouristes.
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LE CŒUR ET LA RAISON : L’Affaire Sparsholt, d’Alan Hollinghurst
(traduit de l’anglais par François Rosso)
Oxford, automne 1940. David Sparsholt, athlétique et séduisant, commence son cursus universitaire. Il semble ignorer l’effet qu’il produit sur les autres, notamment sur le solitaire et romantique Evert Dax, fils d’un célèbre romancier. Aux heures les plus sombres du Blitz, l’université devient un lieu hors du temps où se nouent des liaisons secrètes et des amitiés durables.
GENTIL COQUELICOT MESDAMES : Les belles ambitieuses, de Stéphane Hoffmann
Énarque et polytechnicien, Amblard Blamont Chauvry a tourné le dos à la carrière qui s’ouvrait à lui et a choisi de se consacrer aux plaisirs terrestres. Un tel choix de vie provoque la colère des femmes de son entourage qui manœuvrent dans l’ombre pour lui obtenir une position sociale. Insensible à leurs manigances, Amblard se laisse troubler par Coquelicot, une jeune femme mystérieuse.
FIGHT CLUB : Dans la cage, de Kevin Hardcastle
(traduit de l’anglais (Canada) par Janique Jouin)
La domination de longue haleine de Daniel sur les rings de free fight est anéantie par une grave blessure à l’œil qui l’oblige à arrêter le sport de combat. Il se marie alors avec une infirmière avec laquelle il a une petite fille et devient soudeur. Quelques années plus tard, le couple peine à gagner sa vie. David s’engage alors comme garde du corps puis reprend les arts martiaux. Premier roman.
IKKI : Le Retour du Phénix, de Ralph Toledano
Juive d’origine marocaine, Edith épouse Tullio Flabelli, un prince romain. Dix ans plus tard et après la naissance de ses trois enfants, Edith réalise qu’elle n’est pas heureuse dans son mariage. Elle convainc son époux de passer l’été à Jérusalem avec elle. Ils retrouvent leur entente d’antan mais sont déçus par l’atmosphère qui règne en ville où le paraître l’emporte sur l’être.
I SEE DEAD PEOPLE : Nous, les vivants, d’Olivier Bleys
Bloqué par une tempête lors d’une mission de ravitaillement des postes de haute montagne de la cordillère des Andes, un pilote d’hélicoptère installe un campement de fortune. Rejoint par Jésus qui entretient les bornes délimitant la frontière entre l’Argentine et le Chili, il entreprend une randonnée qui se change peu à peu en expérience mystique.
NUÉE ARDENTE : Quatre-vingt-dix secondes, de Daniel Picouly
En 1920, la montagne Pelée se réveille. Le volcan prend la parole et promet de raser la ville et ses environs afin de punir les hommes de leurs comportements irrespectueux.
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Et encore… :
Ce cœur qui haïssait la guerre, de Michel Heurtault
En Allemagne, au lendemain de l’armistice de 1918. Anton, jeune ingénieur, se passionne pour la conquête spatiale et obtient un poste pour travailler sur une fusée financée par l’armée. Une place qui met à mal son désir de neutralité face à la montée du nazisme. Deux femmes parmi ses proches l’amènent à s’interroger sur son engagement politique et à prendre position.
Concours pour le Paradis, de Clélia Renucci
Venise, 1577. La fresque du paradis sur les murs du palais des doges a disparu lors d’un incendie. Un concours est lancé pour la remplacer auquel participent les maîtres de la ville dont Véronèse, Tintoret et Zuccaro. Entre rivalités artistiques et déchirements religieux, les peintres mettent tout en oeuvre pour séduire la Sérénissime et lui offrir une toile digne de son histoire. Premier roman.
Le Malheur d’en bas, d’Inès Bayard
Marie et son époux Laurent sont heureux jusqu’au jour où la jeune femme est violée par son directeur. Elle se tait mais découvre peu de temps après qu’elle est enceinte. Persuadée que cet enfant est celui de son agresseur, elle s’enferme dans un silence destructeur qui la pousse à commettre l’irréparable. Premier roman.
Une vie de pierres chaudes, d’Aurélie Razimbaud
A Alger, Rose est séduite par Louis, jeune ingénieur au comportement étrange. Ils se marient et ont une fille. Pourtant, Louis semble malheureux et se réveille chaque nuit, hanté par les souvenirs de la guerre d’Algérie. Au début des années 1970, la famille s’installe à Marseille mais Louis est toujours perturbé. Rose découvre qu’il mène une double vie depuis des années. Premier roman.
Les prénoms épicènes, d’Amélie Nothomb
Le récit d’une relation fille-père. Des prénoms portés au masculin comme au féminin.
(Bref.
Rien qu’à cause de son titre, ce Nothomb-là, je pense que je vais faire l’impasse. Certains de ses précédents romans m’ont trop agréablement surpris pour risquer une rechute.)
On lira sûrement :
La Toile du monde, d’Antonin Varenne
Une douce lueur de malveillance, de Dan ChaonOn lira peut-être :
Fracking, de François Roux
Une prière à la mer, de Khaled Kosseini
La Loi de la mer, de Davide Enia