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Avenue Nationale, de Jaroslav Rudis

Signé Bookfalo Kill

À première vue, on pourrait croire que Vandam est juste un gros con bien épais du bulbe, grand admirateur de l’acteur belge lui ayant valu son surnom, qui passe des heures au bistrot à écluser de la bière en ressassant des souvenirs de vieille gloire mal digérée. En l’occurrence, Vandam se targue d’être celui qui a donné le premier coup lors de la Révolution de Velours à Prague en 1989, événement fondateur ayant entraîné la chute du communisme tchèque.
Sauf que c’était il y a longtemps. Depuis, Vandam joue des muscles quand il est témoin d’une injustice ou d’une impolitesse, drague plus ou moins Lucka, la serveuse du rade où il échoue chaque soir, se gargarise d’histoire militaire et assure ses deux cents pompes par jour, moyen pour lui d’être à la hauteur de la vie telle qu’elle va. Suffisant ? Pas sûr.

rudis-avenue-nationaleDrôle de roman ! Pas aimable, ça non. Rugueux, mais fascinant. Au fil d’un monologue violent et hypnotique, le Tchèque Jaroslav Rudis donne la parole à une brute épaisse, loser pathétique dont on comprend que l’errance et les discours xénophobes ne sont finalement que le produit d’un broyage social dans les règles de l’art. Vandam, c’est la lie du peuple, l’opinion au ras du caniveau, la mélasse des frustrations, des échecs et des dérives. C’est le cri de rage d’un nazillon naze qui a conscience de sa crasse mais tente de sauver ce qui peut l’être – en l’occurrence, son mystérieux interlocuteur, à qui il balance ses leçons de vie viriles noyées dans des vomissures extrémistes.
Pourtant, dans le magma alcoolisé, dans l’éructation minable, émerge une pensée plus vive qu’il n’y paraît, le récit de la manière dont l’Europe broie ses millions de petits soldats. Un tank en acier trempé contre une armée dérisoire de hérissons. Ca fait un sacré paquet de cadavres sur l’asphalte, mais attention, les hérissons ça pique, ça s’échappe et ça se reproduit.

Rudis gifle son lecteur à grands coups de phrases sèches au vocabulaire limité, de répétitions épuisantes qui disent à merveille une pensée rance tournant en rond autour d’obsessions misérables. Misérables ? Le mot est lâché. Hugo parviendrait-il aujourd’hui à glorifier les sans-grade, les grouillots du peuple, avec une matière première aussi dégueulasse que ces types bas du front, nostalgiques sans raison des éructations hitlériennes ? Pas sûr. Parce qu’il n’y a pas grand-chose à sauver, même en grattant bien sous la crasse.
Dans Avenue Nationale, Jaroslav Rudis plante un authentique laissé-pour-compte du monde moderne, un Valjean crapoteux, dénué de grandeur mais pas d’un charisme qui finit par sidérer à défaut de charmer. Son phrasé est celui d’un poème de la taverne, à la scansion si obsédante qu’on ne peut lâcher la page, alors même que rester en compagnie d’un type pareil n’a rien d’une partie de plaisir.

« Ils te mettent dans le crâne qu’en Europe on veut tous le bien, qu’on agit tous dans le même sens.
Ils te mettent dans le crâne que nous aussi, on doit aller dans ce sens.
Ca s’appelle de la solidarité.
Pas Rien que la Nation, mais Rien que l’Europe !
Ils te mettent dans le crâne qu’ils savent ce qu’ils font.
Ils te mettent dans le crâne qu’ils sont responsables.
Ils te mettent dans le crâne qu’y aura toujours quelqu’un qui paye.
Mais moi, je sais comment c’est.
Moi, je sais ce qui se passe.
Moi, je sens que ça tremble.
Que c’est fatigué.
Que ça fond comme les glaciers.
Que ça brûle comme les forêts vierges d’Amazonie.
Que ça se hérisse.
Que de nouvelles batailles se préparent.
Le scénario de la crise, c’est rien d’autre qu’un plan de bataille.
Alors entraîne-toi.
Trime.
Tu survivras que comme ça.
La paix n’est qu’une pause entre deux guerres. »

Avenue Nationale est un roman hostile mais envoûtant, qui plonge comme rarement dans le crâne moussu d’un abruti luttant contre ses propres limites, avec un orgueil forçant le respect. Chaque page est une baffe glanée dans la baston piteuse des fins de soirée à la taverne. On n’a pas envie de s’éterniser, on voudrait échapper à la bagarre qui vient inexorablement, mais on s’attarde et on prend sa branlée bien comme il faut. Au final, je ne pourrais pas dire que j’ai aimé ce livre, mais il m’a captivé par sa puissance politique et son absence totale de concessions.
Alors, oui, objectif atteint, monsieur Rudis, mais je ne suis pas pressé que vous me repayiez une tournée. Avoir envie de gerber pendant deux cents pages n’est pas une expérience qu’on a envie de reproduire tous les jours. Même s’il faut reconnaître que c’est une expérience littéraire stimulante !

Avenue Nationale, de Jaroslav Rudis
(Národní Trída, traduit du tchèque par Christine Laferrière)
Éditions Mirobole, 2016
ISBN 978-2-37561-027-5
205 p., 19,50€

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Anna, de Niccolo Ammaniti

Signé Bookfalo Kill

Sicile, 2020. Depuis quatre ans, un virus implacable surnommé « La Rouge » (car le corps de ses victimes se couvre de plaques rouges, signes avant-coureurs de la mort inéluctable qui s’approche) fauche tous les adultes. Seuls les enfants survivent, jusqu’à la puberté. Après la mort de sa mère, Anna, âgée d’une douzaine d’années, se retrouve seule responsable de son petit frère Astor, qui n’a que quatre ans. Quand ce dernier disparaît, elle se lance non seulement à sa recherche, mais aussi en quête d’un moyen d’échapper au virus…

ammaniti-anna02En France, Niccolo Ammaniti cherche toujours son public – qu’il mérite, tant son œuvre, largement reconnue en Italie (il a notamment reçu le Strega, équivalent du Goncourt, pour l’extraordinaire Comme Dieu le veut), est riche et passionnante. Malheureusement, ce n’est sans doute pas avec Anna qu’il va le trouver. Bien que fan de son travail depuis des années, je suis obligé d’admettre que ce roman post-apocalyptique n’est pas une franche réussite ; il n’apporte en tout cas rien au genre, ni par l’évolution de son intrigue, ni par ses personnages, ni par son style.

Le post-apocalyptique est à la mode en ce moment. Il faut croire que l’état de notre planète inquiète de plus en plus de romanciers, et c’est assez légitime qu’ils soient nombreux à s’emparer du genre pour partager leur préoccupation. Revers de la médaille, il faut désormais s’employer pour rivaliser d’originalité – qualité dont Ammaniti manque hélas dans Anna. Si on ne peut lui reprocher l’histoire du virus, classique et efficace, le romancier ne fait pas grand-chose de neuf du climat délétère qui en résulte.
Oh, ça tient la route – mais pas la comparaison avec, par exemple… la Route de Cormac McCarthy, chef d’œuvre marquant du post-apo ces dernières années. En dépit de la violence qui préside au moindre acte des personnages, Anna manque d’intensité, de souffle, de profondeur, et ressemble surtout à un roman d’aventure dans lequel il ne se passe pas grand-chose – le comble, surtout qu’il tire en longueur ses plus de 300 pages.

Et puis surtout, à quoi bon cette histoire ? Quand on s’attaque au post-apocalyptique, c’est qu’on a quelque chose à raconter. Dans cette même rentrée littéraire, Emily St John Mandel en fait la démonstration avec son superbe Station Eleven (éditions Rivages, j’essaie de vous en parler bientôt). Là, difficile de voir ce qu’Ammaniti avait en tête. La Rouge, punition immanente pour la façon dont les hommes se comportent ? Ouais, bon…
Même si l’on avance qu’il entreprend d’analyser la violence naturelle des enfants en situation extrême, le roman souffre alors de la comparaison avec Sa Majesté des mouches, terrible référence auquel on est obligé de penser ici. Les personnages d’Anna sont affreux, sales et méchants, certes, mais dépourvus de l’atroce « grandeur » qu’avait réussi à conférer Golding à ses héros. Même Anna, protagoniste courageuse et intelligente, a peiné à susciter mon empathie, tant le romancier rame à donner de la chair et de puissance à l’enjeu (protéger et sauver son petit frère) qu’il impose à son héroïne.

Bref, vous l’aurez compris, Anna est pour moi une grande déception, surtout de la part d’un auteur qui avait si bien su combiner enfance et violence dans son magnifique Je n’ai pas peur. J’espère retrouver bien vite mon Ammaniti favori, qui m’avait déjà laissé sur ma faim avec son précédent livre, Moi et toi. Croisons les doigts pour que ce ne soit qu’une mauvaise passe…

Anna, de Niccolo Ammaniti
(Anna, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher)
Éditions Grasset, 2016
ISBN 978-2-246-86164-5
320 p., 20€


Dans le ventre des mères, de Marin Ledun

Signé Bookfalo Kill

Janvier 2008. Le petit village de Thines, en Ardèche, est entièrement ravagé par les flammes. Devant l’ampleur du désastre – plus de quatre-vingt morts sont à déplorer -, le commandant Vincent Augey, de la brigade criminelle de Lyon, est dépêché sur place pour aider les enquêteurs locaux débordés. Tandis qu’il tente de suivre la piste de Laure Dahan, une jeune femme aperçue dans les décombres quelques jours plus tard, le policier découvre que la région est depuis quelques années le théâtre de mystérieux trafics technologiques. Il met peu à peu au jour les sinistres desseins d’individus sans scrupules, obnubilés par la quête utopique et dangereuse d’un homme nouveau…

Laure Dahan était au cœur du premier roman écrit par Marin Ledun, Marketing Viral. Paru en 2008, ce techno-thriller était passionnant, déséquilibré cependant par un contenu très intéressant mais trop encombrant, tandis que l’histoire s’avérait bancale. Depuis, le romancier a écrit d’autres livres – beaucoup -, affiné son style et épuré son sens de la construction.
La différence saute aux yeux alors qu’il reprend les thématiques de Marketing Viral et en raconte la suite. Notons, c’est important, qu’il n’est pas utile d’avoir lu le premier pour comprendre le second. Les deux romans se complètent plus qu’ils ne s’enchaînent.

Ce qui change, c’est le point de vue. Dans MV, le personnage principal, Nathan Seux, était un chercheur, et cette caractéristique influait sur la trame scientifique et technique du roman, prédominante. Ici, le héros est un flic – emblématique du héros ledunien : solitaire, brusque, cassant, rétif à l’autorité, borderline et tourmenté par une obsession dévorante sa relation compliquée avec sa femme, après la perte de leur enfant).
C’est donc d’un œil profane, celui du policier, que le lecteur investit l’aspect scientifique de l’histoire. Un recadrage qui rend le propos plus clair, donc plus fort. Au menu, quelques idées fixes de Marin Ledun : les progrès et les risques liés au développement technique, les nanotechnologies et leurs infinies possibilités (et dérives potentielles), le transhumanisme et ses effroyables théories… mais aussi la maternité et la transmission, des gènes comme de l’héritage moral et historique de chacun. En somme, une plongée littérale, physique et psychologique, dans le ventre des mères.

Autant de thèmes singuliers que le romancier, ultra-documenté, possède à la perfection, et nous rend hyper accessible, grâce à une maîtrise narrative qui lui faisait défaut à ses débuts. Dans le ventre des mères est un thriller endiablé, d’une efficacité redoutable. Un page-turner, selon le terme consacré. Une sorte de gigantesque épisode de X-Files transposé en Ardèche, puis un peu partout en Europe, au fil des pérégrinations des héros. A l’enquête acharné de Vincent Augey répond la quête effrénée de Laure Dahan pour retrouver sa fille. Deux schémas moteurs qui se répondent, associant la première héroïne de Marin Ledun au héros type de son œuvre.
Une manière, peut-être, de boucler un cycle d’écriture de six ans, d’une richesse et d’une originalité confondantes.

Au final, Dans le ventre des mères, qui joue avant tout sur l’efficacité propre au thriller et sur des schémas familiers de Marin Ledun, n’est sûrement pas son meilleur livre. Il confirme cependant l’intelligence d’un romancier, héritier du polar social et engagé dans son époque, capable de plier les codes du suspense aux propos les plus ambitieux. Un auteur rare, à ne pas rater.

Dans le ventre des mères, de Marin Ledun
Éditions Ombres Noires, 2012
ISBN 978-2-08-127746-5
463 p., 18,90€

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