À première vue : la rentrée P.O.L. 2021
Intérêt global :

Quitte ou double P.O.L., épisode 2021.
Comme je le disais l’année dernière, pour cette maison d’édition dotée d’une ligne forte et exigeante, soit le programme de rentrée me passionne, soit il me laisse indifférent ou me hérisse. L’année dernière, j’avais eu une bonne surprise grâce à Lise Charles (La Demoiselle à cœur ouvert, qui n’a certes pas marqué les esprits), et c’était tout.
Cette année, pas de folie non plus en vue, et plutôt des motifs d’agacement prononcé – même si deux romancières habituées du catalogue pourraient m’attirer dans leurs filets.
Ce que c’est qu’une existence, de Christine Montalbetti

Raconter, en une seule journée, plusieurs existences liées entre elles de près ou de loin. Voici le défi que se lance Christine Montalbetti (qui apparaît elle-même comme personnage) dans ce roman choral dont l’ambition est de raconter comment nous vivons tous au même moment des vies si différentes les unes des autres.
Un beau projet (qui rappelle un peu sur le papier celui de Laurent Mauvignier dans Autour du monde), que la fantaisie et l’empathie de l’auteure pourraient sublimer.
Hors gel, d’Emmanuelle Salasc

Durant des années, Emmanuelle Salasc a signé ses livres sous le pseudonyme de Pagano. Elle reprend son véritable nom pour ce nouveau roman, toujours chez P.O.L., campé en 2056.
L’écologie politique a pris le pouvoir et impose un respect drastique de la nature, désormais traitée avec un respect proche de la dévotion et placée sous haute surveillance. Dans une vallée de montagne, un village se retrouve sous la menace du glacier qui le surplombe, et qu’une poche d’eau menace de rompre, ravivant le souvenir d’une tragédie similaire, 150 ans plus tôt.
Au même moment, Lucie retrouve Clémence, sa sœur jumelle disparue depuis des années, qui lui demande de la cacher car elle serait poursuivi par un redoutable réseau de prostitution et de trafiquants de drogue.
Rabalaïre, d’Alain Guiraudie

Rabalaïre, en occitan, désigne une personne qui n’est jamais chez elle, « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens ». Ici, le rabalaïre, c’est Jacques, chômeur, passionné de vélo, solitaire mais d’une humanité à toute épreuve, et qui, entre Clermont-Ferrand, les monts d’Auvergne et l’Aveyron, va connaître, plus ou moins malgré lui, toute une série d’aventures rocambolesques, mystérieuses, voire criminelles.
Le cinéaste Alain Guiraudie balance une pavasse de 1000 pages apparemment remplies d’aventure, de folie, de drogue et de sexe (forcément, c’est Guiraudie). Le truc imbitable façon P.O.L. (il y en a, c’est une composante constante du catalogue) qui fera friser d’orgasme une poignée d’admirateurs en rut, et laissera indifférent la grande majorité des lecteurs.
Mausolée, de Louise Chennevière
La narratrice, une jeune femme indépendante et soucieuse de sa liberté, se retrouve pourtant prise au piège d’une passion ardente et d’une rupture qui la fait durement souffrir. Ressassant une nuit entière ses souvenirs de manière obsessionnelle, elle éprouve l’absence jusqu’à son point limite et prend la plume pour pallier le manque, l’accepter et enterrer cette histoire dans un mausolée de mots.
220 pages dont j’aurai le bonheur de m’épargner la lecture.
Le Premier exil, de Santiago H. Amigorena
À Buenos Aires, au milieu des années 1960, Zeide, l’arrière-grand-père maternel de l’auteur, un Juif originaire de Kiev, décède. Mais la famille du narrateur a fui l’Argentine pour l’Uruguay afin d’échapper à la dictature, après le coup d’État militaire du général Juan Carlos Ongania en 1968. Un roman qui décrit l’enfance de S.H. Amigorena tout en dressant le portrait d’un continent blessé.
L’œuvre largement autobiographique d’Amigorena, qui a ses irréductibles fans, n’a jamais réussi à m’intéresser. Je passe, donc.
Pas dormir, de Marie Darrieussecq
Marie Darrieussecq souffre d’insomnie depuis des années.
Ça explique sans doute beaucoup de choses.
BILAN
Lecture probable :
Ce que c’est qu’une existence, de Christine Montalbetti
Lecture potentielle :
Hors gel, d’Emmanuelle Salasc
À première vue : la rentrée Les Escales 2021
Intérêt global :
Première occurrence ici pour les Escales ! Un éditeur dont le catalogue m’est peu familier, dois-je l’avouer, mais dont un titre au moins me fait gentiment de l’œil en cette rentrée 2021.
Une raison comme une autre de lui faire une place dans la rubrique « à première vue », en espérant y faire de belles rencontres.
Nous vivions dans un pays d’été, de Lydia Millet
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Carole Bouet)

En été, dans une maison de vacances au bord d’un lac, douze adolescents étonnamment matures ainsi que leurs parents passent leurs journées dans une torpeur où se mêlent alcool, drogue et sexe.
Lorsqu’une tempête s’abat sur la région, les jeunes gens quittent les lieux en laissant là ces adultes dont l’inaction les exaspère et les effraie.
C’est le premier titre de l’Américaine Lydia Millet aux Escales, après plusieurs publications au Cherche-Midi et aux éditions Autrement.
Les aquatiques, d’Osvalde Lewat
Vingt ans après la mort de sa mère, l’enseignante Katmé Abbia apprend que sa tombe doit être déplacée. Son mari, Tashun, préfet de Yaoundé, voit là l’occasion inespérée de réparer ses erreurs et de donner un nouvel élan à sa carrière politique. Mais avec l’arrestation de son meilleur ami Samy, un artiste tourmenté, la vie de Katmé et les ambitions de Tashun entrent en collision.
Photographe et réalisatrice franco-camerounaise, Osvalde Lewat ajoute à sa palette artistique ce premier roman.
Ombres portées, d’Ariana Neumann
(traduit de l’anglais par Nathalie Peronny)
Récit de l’enquête familiale menée par l’auteure sur son père après la mort de ce dernier, lorsqu’elle découvre dans ses affaires des documents révélant qu’il avait vécu à Berlin sous une fausse identité pendant la Seconde Guerre mondiale.
BILAN
Lecture probable :
Nous vivions dans un pays d’été, de Lydia Millet
Lecture hypothétique :
Ombres portées, d’Ariana Neumann
Désert noir, d’Adrien Pauchet

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020
ISBN 9782373050585
544 p.
19 €
Paris. Une pilule mystérieuse fait vaciller la capitale. Elle permet, à celui qui la consomme, de revoir les êtres chers qu’il a perdus.
Jocelyn est un jeune flic. Après une intervention désastreuse, il intègre l’équipe qui a pour mission de démanteler le trafic de cette nouvelle drogue. S’engage alors une course poursuite où dealers déchus, policiers, mafieux, assassins et innocents, cherchent la source du produit miracle, qui permet d’ouvrir la porte du royaume des morts.
Mais est-il possible de sauver une société qui ne veut pas l’être ?
On peut choisir un livre pour différentes raisons. Parce qu’on apprécie l’auteur, ou l’éditeur, ou les deux. Parce que le sujet ou le résumé nous interpelle. Ou alors parce que la couverture nous saute à la figure.
Dans le cas de Désert noir, c’est d’abord la couverture, croisée sur un blog ami (coucou Yvan), qui m’a scotché. Rendons à César etc., elle est l’œuvre de Théophile Navet, dont je vous encourage à découvrir le travail sur son site internet. Ensuite j’ai vu l’éditeur, et là j’étais foutu. Obligé d’y aller.
Ce voyage, je l’ai mené sans regret, car Désert noir est un excellent roman. Pas étonnant puisqu’il sort des Forges, encore faut-il expliquer pourquoi.
Comme la plupart des titres publiés sous l’égide de Vulcain (alias David Meulemans sous son incarnation humaine), c’est un livre hybride. Il ressemble à ce qu’on peut attendre de lui d’après son résumé, tout en surprenant plus d’une fois.
Désert noir est avant tout un formidable polar. Rythmé, intense, qui explose lors de scènes d’action (l’assaut du 36 Quai des Orfèvres, mes amis, c’est du grand art) au suspense irrespirable. Et c’est du noir de chez noir, suant de violence et de désespoir, hanté de personnages complexes et déterminés à aller jusqu’au bout de leurs choix et de leurs erreurs.
Un casting de figures souvent terrifiantes que leur créateur parvient toujours, néanmoins, à envelopper d’humanité, pour aider à comprendre ce qui les a amenés sur ces sentiers menant tous plus ou moins à la perdition. Ne jamais se limiter à dire, par exemple, que les « méchants » sont des monstres, facilité de Grand-Guignol, mais au contraire chercher, cerner, expliquer d’où vient le bug dans le programme, et donner de la lumière à ces âmes crépusculaires.
Quant aux autres, les chercheurs de vérité, ils équilibrent la balance en y déposant des sentiments qui toujours nous aident à résister. Amour, tendresse, solidarité, pugnacité, dévouement.
Si ce n’était que cela, ce serait déjà très bien. En artificier prêt à prendre des risques pour que le feu d’artifice éblouisse, Adrien Pauchet pimente sa matière première avec une pincée d’échappée, un courant d’air surnaturel qui désincarcère l’intrigue de sa composante policière pour ouvrir des portes fascinantes sur une certaine idée de l’au-delà.
Avec son histoire de pilule – au nom symbolique d’Orphée – autorisant celui qui la prend à revoir ses chers disparus, le romancier pare d’un léger argument fantastique un récit puissant et empathique dont le propos est d’aller fouiller tout au fond des âmes pour en exfiltrer les chagrins.
Désert noir est, au fond, un roman bouleversant sur le manque, la douleur de l’absence, les blessures impossibles à cicatriser des deuils déchirants.
Construit sur une savante alternance de points de vue qui balance le lecteur aux quatre coins du ring pour mieux tout saisir du combat, jouant à l’occasion de la forme en faisant exploser le texte au moment de basculer dans le monde de l’Orphée, Désert noir est un roman intense, parfois perturbant, qui nous questionne sur les béances du cœur et sur ce que nous serions prêts à faire pour réparer l’irréparable, si jamais la chance nous en était offerte.
Une belle expérience de lecture, intensive et poignante, qui imprègne la mémoire de ses images vertigineuses et de ses tourments.
À première vue : la rentrée Globe 2020

Attention, ça va déménager !
Du côté des éditions Globe, la tendance n’est jamais à la tiédeur. Structure atypique et courageuse au sein du groupe École des Loisirs, cette petite maison publie une dizaine de titres par an et compte déjà quelques références extraordinaires à leur catalogue (en ce qui me concerne, La Note américaine de David Grann et Les frères Lehman de Stefano Massini figurent parmi mes lectures les plus stupéfiantes de ces dernières années), toutes ses publications ayant en commun un regard puissant sur le monde, un engagement sans faille et une quête de vérité humaine.
Trois nouveaux livres sont annoncés en cette rentrée 2020 qui, à première vue, promet de sérieusement secouer.
Intérêt global :
Fille, femme, autre, de Bernardine Evaristo
(traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Françoise Adelstain)
Récompensé par le Booker Prize en 2019 (ce qui n’est pas rien, d’autant que l’auteure est la première femme noire à le recevoir), Fille, femme, autre est le premier livre traduit en France de Bernardine Evaristo, auteure anglo-nigériane de 60 ans. Dans ce roman choral, on suit douze personnages en autant de chapitres, douze femmes, noires pour la plupart, âgées de 19 à 93 ans, toutes en quête de bonheur et d’une place dans une société anglaise qui n’a rien prévu pour elles. Choix de narration audacieux (qui rappelle celui des Frères Lehman), leurs voix s’expriment en vers libres. Si le résultat est aussi réussi que le livre de Stefano Massini, cela promet un récit sacrément fort.
Delicious Foods, de James Hannaham
(traduit de l’américain par Cécile Deniard)
Bienvenue dans le monde merveilleux de l’esclavage moderne. Avec ce livre inspiré de faits réels qui se sont déroulés en 1992, James Hannaham décrypte la manière dont des millions de gens, victimes de drames insurmontables ou d’addictions fatales, se retrouvent enchaînés à des exploiteurs sans pitié qui les transforment en bagnards des temps modernes, au service de l’industrie agro-alimentaire mondiale. Pour exprimer cette horreur, le romancier a choisi trois voix : celle d’une mère asservie, celle d’un fils révolté… et celle de la drogue. La drogue en personne, incarnée, dont on comprend, par les mots que lui procure l’auteur, le pouvoir fatal de séduction.
Roman choc en perspective.
Coupable, de Reginald Dwayne Betts
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié)
Valentine Gay, l’éditrice de Globe, ne se repose jamais sur ses lauriers. Avec Coupable, elle inaugure une nouvelle collection de poésie. Par ses vers et par ses rimes, Reginald Dwayne Betts raconte le système carcéral américain de l’intérieur, notamment du point de vue des innombrables mineurs qui y échouent. Il sait de quoi il parle, lui qui fut emprisonné à l’âge de seize ans, et pendant huit ans, dans un quartier de haute sécurité. Il puise notamment son inspiration dans des documents juridiques qu’il détourne par son travail poétique.
BILAN
Peu importe la forme littéraire, au fond, du moment que l’engagement et la vision du monde sont au rendez-vous. Voilà encore un authentique point de vue d’éditeur, qui mérite d’être salué et soutenu. Penchez-vous sur le travail des éditions Globe, il mérite largement le détour.
Lecture hautement probable :
Delicious Foods, de James Hannaham
Lectures potentielles :
Fille, femme, autre, de Bernardine Evaristo
Coupable, de Reginald Dwayne Betts
Par le vent pleuré, de Ron Rash

En 1969, une partie de l’Amérique vit au rythme libératoire du Summer of Love. Sexe, drogues et rock’n’roll – un cocktail dont la petite ville de Sylva, dans les Appalaches, est très éloignée. Bill et Eugene vivent avec leur mère sous la coupe de leur grand-père, l’influent médecin de la ville, qui finance leur existence à condition d’y exercer sa tyrannie ordinaire. Un jour de pêche au bord de leur rivière, les deux frères adolescents rencontrent Ligeia, une fille de leur âge à la beauté et aux moeurs incendiaires, envoyée par ses parents se calmer à Sylva pour éviter qu’elle ne fasse la bêtise de trop. A son contact, les garçons, surtout Eugene, le plus jeune, vivent une initiation accélérée à toutes sortes de plaisirs plus ou moins sains. Jusqu’à la disparition brutale de Ligeia, du jour au lendemain.
Plusieurs décennies plus tard, la rivière libère une poignée d’ossements cachés dans ses replis depuis autant d’années. Ce sont les restes de Ligeia. Pour Eugene, c’est un choc, et l’occasion de mettre au jour bien des secrets de sa jeunesse…
Ron Rash fait partie de ces auteurs américains si puissamment attachés à la région où ils sont nés et où ils vivent qu’ils en font le cœur de leur travail. Paysage emblématique des livres de Rash, les Appalaches n’en finissent donc pas de l’inspirer, et c’est tant mieux car, roman après roman, cet immense écrivain construit une œuvre exceptionnelle, d’une force littéraire si impressionnante qu’il figure pour moi parmi les meilleurs auteurs contemporains des États-Unis.
Par le vent pleuré creuse donc son sillon, en cultivant un certain nombre d’éléments récurrents chez le romancier : les secrets et les histoires de famille, la quête de liberté et d’émancipation, la force de la nature contre laquelle l’homme se heurte souvent, incarnée en particulier ici par la rivière (déjà omniprésente dans Le Chant de la Tamassee, sa précédente parution en France), le poids écrasant du passé et des non-dits…
Il y ajoute un aspect inédit en s’intéressant à cette période particulière de l’histoire des États-Unis, la fin des années 60 et le Summer of Love. Le décorum est connu, mais Rash le rend d’autant plus fascinant qu’il l’introduit dans un cadre, naturel et humain, qui en est très éloigné. La rudesse de la nature et des Appalachiens se heurte ainsi à la sauvagerie à la fois exaltante et dangereuse des corps et des âmes en quête de libération et d’abandon.
Plus maître de son style que jamais, Ron Rash observe ce frottement avec une précision d’ethnologue, jouant sur l’alternance entre le récit du présent (la découverte des restes de Ligeia et ses conséquences sur la vie d’Eugene et Bill) et celui du passé (la rencontre des deux frères avec la jeune fille) pour créer une tension sourde mais tenace. Cela vaut au roman d’être assez bref, tenaillé de doute et de mystère jusqu’au bout, et de monter en puissance à mesure que les ombres des personnages se dévoilent jusqu’aux révélations finales.
Sans être le livre le plus impressionnant ni le plus complexe de Ron Rash, Par le vent pleuré fait très belle figure dans son œuvre, et confirme s’il en est besoin la place incontestable que le romancier occupe dans les lettres américaines. Nous devrions découvrir l’année prochaine une autre facette de son travail, importante mais inédite chez nous, avec la publication d’un recueil de ses poèmes. Rash n’a pas fini de nous éblouir !
Par le vent pleuré, de Ron Rash
(The Risen, traduit de l’américain par Isabelle Reinharez)
Éditions du Seuil, 2017
ISBN 978-2-021-33855-3
208 p., 19,50€
Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské
Signé Bookfalo Kill
Psychiatre spécialiste des addictions, Clarisse imagine de monter une thérapie de groupe pour ses cas les plus sévères. Elle réunit donc dans la même pièce un curé cocaïnomane et sosie du Pape François, une alcoolique en perdition, un professeur d’université fornicateur au dernier degré, une ado junkie, un joueur obsédé par la roulette, une acheteuse compulsive de vêtements et un sportif tellement accro que son corps ne suit plus et se casse en morceaux. En les confrontant à leurs perditions respectives, Clarisse espère les voir se réfréner spontanément.
Mais c’est tout le contraire qui se produit : après quelques frottements dus aux caractères explosifs des forces en présence, les sept patients, loin de se soigner, commencent à se refiler leurs obsessions et à devenir polyaddicts…
Bon, oui, je sais, présenté de cette manière, ce roman pourrait ne pas en faire rêver certains d’entre vous. Je ne vais pas vous jouer de la flûte, ce n’est pas le roman de la rentrée littéraire. MAIS – mais c’est tout de même un bon livre, pour peu qu’on apprécie les comédies bien déjantées, qui n’ont peur de rien et surtout pas de cramer allègrement toutes les limites possibles de la décence et du réalisme.
La principale qualité des Ennemis de la vie ordinaire, c’est de commencer de manière tranquille (relativement tout de même, on y revient), pour ensuite voguer avec régularité vers les excès les plus loufoques, sans remords ni jamais mollir, jusqu’à un final d’anthologie.
Au début, Héléna Marienské est prise par un impératif simple : cadrer ses nombreux personnages, les poser dans leurs addictions respectives, ce qui l’oblige à les présenter l’un après l’autre. Le procédé n’évite pas le piège du systématisme ni celui de certains clichés, mais il est indispensable pour en arriver au cœur du récit : la joyeuse mise en commun des obsessions, qui s’épanouit bientôt dans un projet complètement dingue nécessitant les qualités et défauts respectifs des héros, éloge de la solidarité et de l’amitié décomplexées.
Dans son dernier tiers, le roman devient totalement barge, et on sent, à sa verve et au rythme trépidant du récit, que la romancière s’est particulièrement amusée à partir de ce moment-là. Ça tombe bien, son enthousiasme est contagieux. Je me suis franchement amusé avec ce final prenant pour cadre un tournoi international de poker, où Héléna Marienské lâche la bride à ses personnages et leur laisse la main.
Ce n’est pas toujours très subtil, mais Les ennemis de la vie ordinaire permettent de passer un bon moment, irrévérencieux (mention spéciale au curé sosie du pape : l’idée paraît balourde, mais la romancière l’exploite avec talent), assez original et au final plutôt joyeux. Rien que pour cela, ce livre est un spécimen assez rare, surtout dans une rentrée littéraire dure et morose. Donc, si vous cherchez un échappatoire singulier, votez Marienské !
Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské
Éditions Flammarion, 2015
ISBN 978-2-08-136659-6
320 p., 19€
A première vue : la rentrée Gallimard 2015
Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.
Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !
Y’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.
SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.
GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…
CHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.
PAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.
GRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.
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Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.
SOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.
SCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.
VOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.
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Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.
Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.
Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.
Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.
Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.
Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…
Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.
Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…
Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.
Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.
Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…
Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.
A première vue : la rentrée Flammarion 2015
Flammarion continue à jouer la carte de la sobriété en 2015, avec seulement sept titres français et un étranger (comme l’année dernière). Et, à première vue, la qualité s’en ressent, puisque le panel est assez intéressant et varié cette année.
SIX FEET UNDER : Il était une ville, de Thomas B. Reverdy (en cours de lecture)
L’auteur des Évaporés campe son nouveau roman dans les rues abandonnées de Detroit, capitale emblématique de la crise aux Etats-Unis. Tout en dressant le tableau effarant d’une ville en faillite, désertée et quasi rendue à l’état sauvage, Reverdy suit les destins parallèles d’Eugène, un ingénieur automobile français parachuté là pour un projet bidon ; Charlie, jeune garçon qui décide d’accompagner un de ses amis maltraité par sa mère dans une escapade à la Stephen King ; et le lieutenant Brown, policier usé mais tenace qui enquête sur le nombre très élevé de disparitions d’enfant en ville… Soit un mélange étonnant, qui met un peu de temps à prendre mais finit par très bien fonctionner.
BREAKING BAD : Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské (lu)
Les ennemis du titre, ce sont les patients de Clarisse, tous atteints d’addictions sévères, que ce soit au jeu, à la drogue, au sexe et autres réjouissances. Persuadée d’avoir l’idée du siècle, la psychiatre décide de les réunir pour une thérapie du groupe qui devrait, selon elle, leur permettre de résoudre collectivement leurs problèmes. Mais au contraire, loin de se soigner, les sept accros finissent par se refiler leurs addictions… Une comédie trash et malpolie (voire olé-olé par moments), de plus en plus drôle et attachante jusqu’à un final complètement délirant. Ça ne plaira pas à tout le monde, mais Marienské assume son idée avec une gouaille réjouissante.
CASTLE : Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter
Changement de registre pour l’auteure du salué Sombre dimanche, histoire d’une famille hongroise au XXe siècle. Cette fois, elle met en scène un couple, Franck et Emilie : lui est très amoureux d’elle, elle n’en a que pour un auteur de polar culte, disparu mystérieusement en 1985, dont elle est une spécialiste. A l’occasion d’un colloque qu’Emilie organise sur une île, Franck décide de la suivre et de la demander en mariage. Mais tout va vite déraper… Très tentant pour nous, notamment pour la mise en scène apparemment très réussie d’un romancier qui n’existe pas, on en reparlera à coup sûr !
HOUSE OF CARDS : Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz
Il l’ignore sûrement, mais Poutine a un parfait homonyme prénommé Vladimir Vladimirovitch. Lequel Vladimir Vladimirovitch, après avoir surpris une once d’émotion sur le visage de marbre du Président, se passionne pour la vie de son célèbre homonyme (vous suivez ?) Portrait en creux de l’un des hommes les plus puissants et dangereux de la planète, ce roman vaudra ou non le coup d’oeil selon la profondeur du regard de l’auteur.
GREY’S ANATOMY : L’Exercice de la médecine, de Laurent Seksik
Une femme femme, cancérologue à Paris, tente d’échapper à l’héritage d’une famille pratiquant la médecine à chaque génération. Un roman généalogique qui sert de prétexte à une balade dans le siècle, de la Russie tsariste ou stalinienne au Berlin des années 20.
DESPERATE HOUSEWIFE : Un amour impossible, de Christine Angot
Il paraitrait à ce qu’il paraît que l’Angot nouveau est supportable, voire appréciable. Revenant une fois encore sur son histoire familiale (pour ceux qui l’ignoreraient, elle a été violée par son père lorsqu’elle était adolescente), la délicieuse Christine se focalise cette fois, mais gentiment, sur sa mère. D’où le côté plus aimable, plus apaisé, de ce roman.
SEPT A LA MAISON : Le Renversement des pôles, de Nathalie Côte
Deux couples partent en vacances sur la Côte d’Azur dans deux appartements voisins. Ils espèrent en profiter, mais la période estivale va être surtout l’occasion d’exprimer non-dits et rancoeurs. Des faux airs de Vacances anglaises, le roman de Joseph Connolly, dans ce pitch. A voir si ce sera aussi méchant ! (Premier roman)
PEAKY BLINDERS : Péchés capitaux, de Jim Harrison
Retour sous la plume de l’illustre romancier américain de l’inspecteur Sunderson, apparu dans Grand Maître. Désormais retraité, Sunderson s’installe dans le Michigan et s’accommode de voisins quelques peu violents, le clan Ames, dont il aide même l’un des membres à écrire un polar. Mais le jour où Lily Ames, sa femme de ménage, est tuée, rien ne va plus…
Territoires, d’Olivier Norek
Signé Bookfalo Kill
Alors que la situation semblait autant sous contrôle qu’elle peut l’être dans le 93, trois caïds sont abattus à tour de rôle à Malceny. Leur seul point commun : ils verrouillaient le trafic de drogue local. Chargés d’enquêter sur l’un de ces trois meurtres, le capitaine Victor Coste et son équipe doivent aussi élucider le crime ultra-violent dont est victime quelques jours plus tard un adjoint de la terrible Andrea Vesperini, maire de Malceny.
Quand s’en mêlent un drôle de petit vieux, de sordides calculs politiciens, un psychopathe de poche, des rivalités inter-services malvenues et l’embrasement orchestré des cités, les affaires de Coste semblent vraiment mal embarquées…
Le résumé officiel de Territoires étant un peu trop bavard à mon goût, je l’ai élagué un peu afin d’en dire le moins possible. Car, pour le reste, le deuxième roman d’Olivier Norek se charge de tout, et en premier lieu de vous embarquer à un train d’enfer dans un polar époustouflant que vous aurez du mal à lâcher avant la fin.
Code 93, paru l’an dernier, était une réussite ultra-prometteuse. Mais je ne m’attendais pas à une claque pareille dès son second livre. Olivier Norek a lâché les chiens et totalement dilué son expérience de flic de terrain dans son talent de romancier. Autant, dans Code 93, il pouvait parfois donner l’impression de dresser au fil de son récit un inventaire (réjouissant) d’anecdotes personnelles, autant ici il est entièrement focalisé sur son intrigue et ne s’en laisse jamais distraire. Et s’il s’inspire de choses vécues, on n’a pas le temps de le remarquer.
La clef d’un bon polar, c’est le rythme ; que ce dernier soit rapide, modéré ou lent, peu importe du moment qu’il est maîtrisé. Une donnée fondamentale que Norek a parfaitement assimilée : Territoires est tendu comme un arc, bouillonnant d’énergie et d’intensité, sans jamais pour autant saouler le lecteur. A l’image d’un style fluide, d’une efficacité absolue, rien d’inutile ne dépasse de l’intrigue, ce qui ne l’empêche pas d’être complexe, foisonnante, de parler de notre monde avec acuité, et le romancier d’en dévoiler peu à peu les strates avec une aisance de vieux routard.
Parmi les nombreuses réussites du livre, il y a la manière dont Norek met en scène les cités de banlieue, notamment lorsqu’elles s’embrasent au cours de nuits successives d’émeutes qui rappellent forcément des scènes familières. Il parvient à rendre ces passages spectaculaires, haletants, hyper romanesques, en gardant un œil d’expert et une distance quasi documentaire. Quoique dans un style différent, je n’avais rien lu d’aussi convaincant sur le sujet depuis Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, le dernier roman de Thierry Jonquet. Et c’est l’un des plus grands compliments que je puisse faire.
Puis, surtout, on retrouve ici ce qui faisait la force des personnages de Code 93 : une volonté totale de crédibilité. Loin de ses illustres confrères français, les Grangé, Thilliez, Chattam et consorts, qui se complaisent à surcharger leurs héros de tous les drames possibles et imaginables, au mépris parfois de toute vraisemblance, Norek, fort de son expérience de terrain, campe des personnages normaux, capables d’aimer, d’avoir une vie de famille et de rentrer chez eux pour faire autre chose que se morfondre sur leurs dossiers en cours.
Bon sang, que ça fait du bien, cette simplicité ! Surtout qu’Olivier Norek l’étoffe avec beaucoup de chaleur et d’humour, ce qui rend ses héros d’autant plus justes et attachants – même lorsqu’ils sont complètement dingues, et à ce titre… ah non, je ne vous dirai rien de Bibz. Je vous laisse faire connaissance avec ce charmant jeune homme, c’est mieux. (Je peux juste vous dire qu’après l’avoir rencontré, vous ne regarderez plus votre four à micro-ondes de la même manière.)
Bref, Territoires est un très, très gros coup de cœur pour moi. Après la surprise Alain Gagnol il y a quelques jours (Un fantôme dans la tête) et l’ultra-confirmation Marin Ledun en début d’année (L’Homme qui a vu l’homme), voilà de quoi enrichir davantage une belle année de polar français. Et attendre sereinement la suite de l’œuvre d’Olivier Norek, dont j’espère sincèrement le décollage immédiat grâce à ce deuxième roman épatant. Alors à vous de jouer !
Territoires, d’Olivier Norek
Éditions Michel Lafon, 2014
ISBN 978-2-7499-2212-6
392 p., 18,95€
Lastman t.4, de Balak, Sanlaville & Vivès
Signé Bookfalo Kill
Gros retour aux affaires pour l’équipe gagnante de Lastman! Après un tome 3 passablement foutraque, aussi bien par le dessin que par l’histoire, mais nécessaire à la réorientation du récit, ce quatrième volume recadre le tout avec un nouveau grand décor, de nouveaux personnages, de nouveaux enjeux, de nouveaux mystères… et un nouveau tournoi. De quoi nous ramener vers des territoires familiers, tout en rafraîchissant largement l’ensemble de la série.
Côté paysages, loin de l’archaïque Vallée des Rois ou de la bordélique Nillipolis, Balak, Sanlaville et Vivès entraînent désormais leurs héros à Paxtown, ville ultra-moderne avec gratte-ciels, stadiums rutilants, violence urbaine omniprésente, trafics de drogue et boîtes de nuit bruyantes. D’où les nouveaux personnages, parmi lesquels, sans tous les citer ni trop déflorer le suspense, un petit journaliste déterminé mais assez inefficace ; Milo Zotis, maître de la ville, grand ordonnateur de ses événements et à qui Richard Aldana doit beaucoup ; ou encore Tomie, star préfabriquée, shootée jusqu’à la moelle, et accessoirement ex-femme de Richard – une information dont il ne s’était pas vanté auprès de la belle Marianne…
Tout ce petit monde se retrouve donc, de près ou de loin, embarqué dans un nouveau tournoi de combat extrêmement spectaculaire. L’occasion de retrouver une vieille connaissance revenue de la Vallée des Rois, d’en apprendre davantage sur le passé peu glorieux d’Aldana, et de revoir à l’œuvre Marianne et Adrian – ce dernier sortant enfin de son rôle de faire-valoir un peu benêt pour prendre de l’assurance et surprendre entourage comme adversaires…
Dans un cadre qui rappelle le début des Chevaliers du Zodiaque, avec des dialogues toujours aussi maîtrisés, de nouvelles intrigues liées à de sombres trafics, et des héros au pied du mur, ce Lastman tome 4 poursuit avec jubilation une série de manga à la française qui n’a vraiment pas à rougir de la comparaison avec ses prestigieux homologues japonais. Du très bon boulot, dont on attend encore et toujours la suite avec plaisir et impatience !
Lastman t.4, de Balak, Sanlaville & Vivès
Éditions Casterman, collection KSTR, 2014
ISBN 978-2-203-07848-2
204 p., 12,50€
Une histoire d’hommes, de Zep
Signé Bookfalo Kill
Jusqu’en 1995, les Tricky Fingers étaient un jeune groupe français prometteur. Invité à Londres, dans une émission culte, le quatuor ne passera pourtant pas à l’antenne, le batteur faisant un mauvais trip au mauvais moment. Seul Sandro, le chanteur et leader charismatique de la formation, sort indemne de cette affaire. Il devient une immense star, tandis que ses anciens acolytes retournent à l’anonymat – Jibé travaille dans le surgelé, Franck dirige un restaurant et Yvan, le meilleur ami de Sandro, reste bloqué à ce stade de sa vie, surtout qu’Annie, son ex, est partie avec Sandro.
Dix-sept ans plus tard, les quatre amis se retrouvent tous ensemble pour la première fois à l’invitation de la rock-star, dans son gigantesque manoir. L’occasion de faire le point sur leurs existences, de se remémorer le bon vieux temps, mais aussi de solder quelques comptes…
Rock’n’roll, sexe et drogue, amitié et trahison, célébrité ou rendez-vous manqué avec la gloire. Le refrain est connu, n’attendez pas de Zep la moindre révolution sur le sujet. Son histoire d’hommes reste dans les clous et ne cherche d’ailleurs pas à surprendre le lecteur.
C’est ailleurs que l’alchimie se réalise. Difficile à dire où et comment, en fait. Les personnages sont attachants en dépit des clichés qui les constituent en partie – le batteur bourrin, le bassiste discret, le chanteur charismatique… Le dessinateur parvient à leur insuffler quelque chose de personnel, d’intime, qui rend leurs retrouvailles drôles, touchantes, en un mot : justes.
Le découpage reste sage, trois cases par ligne au maximum, entrecoupées par des cases larges qui détaillent souvent un paysage, une ambiance, attrapent tous les personnages dans le cadre. Zep joue également avec des couleurs dominantes, toujours pastel, en fonctionnant par séquence : à chaque changement, une nouvelle teinte qui imprègne la scène. Le choix n’a pas forcément de sens, la couleur choisie ne reflète pas, en tout cas pas de manière flagrante, l’humeur des situations – et pourtant, là encore, cela fonctionne, créant des transitions à la fois fluides et évidentes.
Oui, Une histoire d’hommes demeure un peu pour moi une énigme. Si j’essaie de l’analyser, de la décortiquer, j’en vois la simplicité, les traits parfois un peu grossiers, les défauts (notamment dans la représentation des personnages féminins). Mais en la lisant sans réfléchir, j’en apprécie l’émotion, la tendresse et la douleur, la manière dont Zep saisit en douceur la sensibilité de ses héros, et je marche à fond.
Comme quoi, parfois, il vaut mieux débrancher le cerveau et laisser parler l’instinct. Au bout du compte, cela permet d’apprécier à leur juste valeur certains jolis rendez-vous.
Une histoire d’hommes, de Zep
Éditions Rue de Sèvres, 2013
ISBN 978-2-36981-001-8
62 p., 18€
Tyler Cross, de Nury & Brüno
Signé Bookfalo Kill
Tyler Cross est un gangster, spécialisé dans les braquages. Un dur, un vrai de vrai. Sans foi ni loi, une machine à exécuter contrats et hommes sans pleurer sur quiconque. Di Pietro, un vieux mafieux sicilien, l’engage pour récupérer 20 kilos de cocaïne appartenant à son filleul. Commencée en fanfare, la mission tourne mal : Cross perd sa comparse et amante C.J. dans la bataille, avant de se retrouver paumé en plein désert, la dope sous le bras.
Il tombe alors sur un vieux garagiste aigri, rongé de haine à l’idée que sa fille, Stella, se marie le lendemain avec William, l’un des trois fils de Spencer Pragg, qui tient la ville du coin dans son poing avec ses deux autres rejetons, l’un shérif et l’autre banquier. Avec Tyler Cross dans les parages, nul doute que la noce a toutes les chances de mal tourner…
Entre le film noir et le western, la bande dessinée de Nury et Brüno est une superbe réussite à tous points de vue. Il y a d’abord le dessin de Brüno, tranchant et énergique, qu’une mise en image empruntant volontiers aux codes cinématographiques – enchaînement de petites cases pour les actions rapides, cases allongées évoquant le Cinémascope – rend hyper dynamique, bien aidé en cela également par les couleurs flamboyantes de Laurence Croix.
Proches de la caricature, ses personnages acquièrent leur personnalité dès leur première apparition, à commencer par Tyler Cross, dont le visage au front masqué par les bords du sacro-saint feutre de truand est souvent réduit à la plus simple expression de ses traits anguleux, assortis du trait fin d’une bouche qui ignore le sourire. Un bel hommage au genre autant qu’une réappropriation parfaitement assimilée.
Rien à redire côté intrigue non plus. La noirceur de l’histoire imaginée par Fabien Nury (auteur de l’excellente série Il était une fois en France) est assumée jusqu’à son terme, les balles pleuvent et les cadavres tombent innombrables, les méchants sont ignobles, les victimes encaissent un maximum, l’amour effleure le héros sans le toucher vraiment, et les rebondissements se multiplient dans un récit au rythme soutenu de bout en bout.
Tyler Cross est une aventure qui sent la poussière et le sang, vibre de bravoure et de haine, froide et implacable comme le crotale qui hante ses pages. Bref, c’est un excellent polar dessiné, jubilatoire dans son genre, donc à ne pas rater pour les amateurs !
Tyler Cross, de Nury (scénario) & Brüno (dessin)
Éditions Dargaud, 2013
ISBN 978-2-205-07006-4
92 p., 16,95€
Bonus : retrouvez dans Télérama une interview très instructive des deux auteurs, qui expliquent la réalisation de trois planches clefs de la bande dessinée.