Les orages, de Sylvain Prudhomme

Éditions Gallimard, coll. l’Arbalète, 2021
ISBN 9782072928963
192 p.
18 €
Les orages du titre ne sont pas de tonnerre ni de pluie, ce sont les intempéries qui agitent le cours de nos vies. Et l’auteur de Par les routes les photographie avec une grâce infinie au fil des treize nouvelles qui composent le recueil, trouvant toujours un rayon de soleil pour rembarrer la grisaille, et des raisons de croire en demain.
Un père veille pendant quinze jours au chevet de son fils de cinq mois, qu’une fièvre tenace menace d’emporter. Durant cette longue attente, il fait une expérience inédite de l’intensité de la vie, de sa fragilité et de la force de l’espoir.
Quelque part en Afrique, une femme rêve du salon de coiffure que ses patientes économies vont bientôt lui permettre d’ouvrir. Mais un coup du sort vient ébrécher son grand rêve.
Un homme visite pour la dernière fois l’appartement où il a vécu durant des années, et réalise à quel point ces murs ont contribué à construire son existence.
Après avoir failli mourir trois mois plus tôt, une femme se rappelle à la force phénoménale du bonheur et de la vie, le temps d’une baignade nocturne clandestine dans la mer, tandis que ses enfants dorment en toute innocence dans la maison de vacances.
Le jour de ses quarante ans, un homme découvre sa future tombe au cimetière du Père-Lachaise, et apprend en lisant les dates inscrites dessus qu’il lui reste exactement quarante ans à vivre. Comment employer ce répit si certain, comment vivre en ayant à la fois conscience de disposer de tout ce temps et de le trouver si bref ?
Avec Les orages, Sylvain Prudhomme explore ces moments où un être vacille, où tout à coup il est à nu. Heures de vérité. Bouleversements parfois infimes, presque invisibles du dehors. Tourmentes après lesquelles reviennent le calme, le soleil, la lumière. (Présentation de l’éditeur)
Pas mieux.
Le tour de force de Prudhomme est de réussir à lier ses différentes histoires, et de donner le sentiment d’une grande cohérence entre elles, d’un univers partagé – qui est, tout simplement, celui de la vie de tous les jours.
Sylvain Prudhomme ne nomme presque jamais ses narrateurs ou les protagonistes. Réduits à « il » ou « elle », voire à l’initiale d’un prénom (« A. », toujours, pour la compagne du protagoniste masculin), ils donnent l’impression d’être à chaque fois le même personnage, tout en existant à part entière et singulière par l’expérience qu’ils affrontent dans chaque nouvelle.
En outre, ses personnages nous parlent parce qu’ils sont ordinaires. Leurs préoccupations et leurs soucis relèvent du quotidien : la maladie, le vieillissement, les problèmes de couple ou de famille, la vie en voisinage… Autant de sujets qui, en d’autres mains, pourraient virer tristes, sordides ou déprimants, mais qui chez Sylvain Prudhomme acquièrent une puissance singulière, une évidence lumineuse, une clarté émouvante.
Tout ce que l’écrivain en dit paraît étonnamment familier. Parce que ce sont des sujets que nous tous, lectrices et lecteurs, avons approché, côtoyé, vécu. Ce sont des moments qui ont façonné nos existences. Là où Prudhomme est brillant, c’est qu’il parvient à en extraire l’essentiel à chaque fois, à en tirer une vérité qui pourrait être la nôtre, sans avoir l’air d’y toucher.
Il y parvient par la grâce discrète de son style, dialogues intégrés au récit sans mise en forme (pas de tirets ni de guillemets) pour donner à l’ensemble du texte l’apparence de la plus évidente fluidité. Les mots visent juste sans effort, captent paysages et atmosphères à petites touches, plaçant décors et réflexions sur un pied d’égalité, aussi importants les uns que les autres.
Romancier sensible et singulier, Sylvain Prudhomme ajoute à ses talents celui de nouvelliste, qui est loin d’être donné à tous les écrivains. Très à l’aise en forme courte, il crée des petits mondes qui, en quelques pages, sont aussi vastes que les plus profonds territoires intimes. Tout simplement magnifique.
Loin-Confins, de Marie-Sabine Roger


Éditions du Rouergue, coll. la Brune, 2020
ISBN 9782812620744
208 p.
18 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Il y a longtemps de cela, bien avant d’être la femme libre qu’elle est devenue, Tanah se souvient avoir été l’enfant d’un roi, la fille du souverain déchu et exilé d’un éblouissant archipel, Loin-Confins, dans les immensités bleues de l’océan Frénétique.
Et comme tous ceux qui ont une île en eux, elle est capable de refaire le voyage vers l’année de ses neuf ans, lorsque tout bascula,
et d’y retrouver son père.
Il lui a transmis les semences du rêve mais c’est auprès de lui qu’elle a aussi appris la force destructrice des songes…
« Ils ne sont pas si nombreux, dans une vie, ceux qui saupoudrent de paillettes le lavis gris du quotidien. »
J’aurais aimé m’enthousiasmer pour ce roman. D’abord parce que j’apprécie Marie-Sabine Roger (même si je m’aperçois avec consternation que je n’ai jamais parlé d’elle ici), son humour, sa tendresse indéfectible pour le genre humain, son sens de la formule, ses excellentes idées, et sa capacité à enchanter le moindre sujet, surtout les plus tristes – la mort, par exemple (dans le réjouissant Trente-six chandelles). Il faut le faire, tout de même.
Ensuite parce que le sujet me plaisait beaucoup, et que je me régalais d’avance de ce que la romancière pourrait en faire. Trop, peut-être.
Un léger manque d’âme
Ma relative déception provient essentiellement de la forme du roman, de son écriture. J’ai souvent eu l’impression bizarre de lire ce que, au cinéma, on appelle un traitement, c’est-à-dire une version très détaillée de l’histoire qui va être racontée dans le film, livrée de manière factuelle et sans les dialogues.
Pour un scénario, objet non littéraire par excellence, cela se tient. Dans un roman, c’est plus embêtant. Loin-Confins consiste en une suite de chapitres, souvent courts, qui juxtaposent des scènes, des considérations, des réflexions sur la vie de Tanah, de ses parents et de ses frères. Il n’y a de suite logique que de loin en loin, pas véritablement de narration suivie, pas de récit qui avance d’un point A à un point Z.
Après tout, pourquoi pas ? J’ai néanmoins eu le sentiment, au bout d’un certain nombre de pages, que ma lecture devenait statique, comme si le livre tournait inlassablement sur lui-même sans trouver d’issue à son labyrinthe.
Plus gênant encore à mon goût, Marie-Sabine Roger use et abuse du futur de l’indicatif. De nombreux passages sont écrits en employant ce temps, projetant la petite Tanah – et le lecteur avec elle – vers son avenir d’adulte.
Je peux comprendre l’idée derrière la démarche, mais j’ai trouvé le résultat étrangement peu littéraire. On dirait une sorte de style journalistique au sens le plus péjoratif du terme (les mauvais journalistes abusent eux aussi de ces ballottements entre les temps, au mépris de la grammaire et de la logique induite par la conduite d’un récit), un style qui s’avère froid et distancié, repoussant le lecteur à distance du cœur battant de l’histoire.
Il en résulte une sorte de flottement un peu déconcertant, qui m’a laissé légèrement en marge du roman et de ses émotions tout au long de ma lecture. Pas de beaucoup, et pas tout le temps ; mais suffisamment pour m’empêcher d’être totalement happé par l’atmosphère du livre.
Et pourtant, du style
Il y a pourtant de beaux moments, quelques fulgurances de style salvatrices.
Marie-Sabine Roger s’amuse d’ailleurs de la langue, la nourrissant notamment d’un « créole fantaisiste » (p.76) qui confère une magie chantante aux lieux chantés par le père de la narratrice.
Ainsi nourrie de mots détournés, inventés, de mots-valises aussi, la géographie de Loin-Confins, empruntée aux codes de la fantasy, est un ravissement de tous les instants, lorsque la romancière nous y embarque toutes voiles dehors. Les images poétiques affluent, sensations et contrastes également, qui donnent de la couleur et de la vie au roman.
Ces passages sont d’autant plus flamboyants qu’ils s’opposent à la vie réelle des personnages, tout en grisaille, en tristesse et en oubli. Un aspect qui, peu à peu, prend le dessus, car Loin-Confins raconte surtout cela. L’abandon de vies à la dérive, épargnées d’espoir et de joie.
Du cœur, de l’imaginaire et de l’amour
Cela n’empêche pas Marie-Sabine Roger de rendre palpables les tourments de ses personnages, puis de les transfigurer, d’y projeter de la lumière, de tout adoucir par la force d’un imaginaire toujours vivace, d’espérer une consolation finale.
C’est une auteure douée d’une empathie rare, capable de tendresse pour tous ou presque. En tout cas, pour les déclassés, les décalés, les hors normes, ceux qui habitent le monde sans avoir envie d’être à l’étroit dans les pompes de Monsieur et Madame Tout-Le-Monde.
D’imaginaire il faut parler d’ailleurs, et d’imagination. Car, si Loin-Confins célèbre quelque chose, c’est bien cela : la force inépuisable des rêves et des inventions de l’esprit.
Ce roman est une ode à ces voyages impossibles, que la puissance des mots et la conviction du créateur rendent soudain possibles.
Ici l’imaginaire est un sauvetage, une branche à laquelle se raccrocher, elle empêche le malheureux de couler, et ceux qui l’aiment avec lui.
Loin-Confins est, enfin, un beau roman sur l’amour pouvant unir une fille à son père. Là encore, on trouve de très belles pages, justes et sensibles, qui rendent compte du merveilleux rapport noué entre Tanah et son incroyable souverain paternel.
Oh, des regrets…
À écrire tout ceci, je réalise encore plus la richesse du roman. Et regrette d’autant que tous ces ingrédients, si justes lorsqu’ils sont examinés séparément les uns des autres, peinent à fonctionner ensemble, pas assez liés à mon goût par l’écriture de Marie-Sabine Roger.
Lecture appréciée tout de même, mais qui me laisse un peu perdu en pleine mer, trop loin des rivages enchanteurs du Loin-Confins rêvé par la romancière.
COUP DE CŒUR : Le Sanctuaire, de Laurine Roux


Éditions du Sonneur, 2020
ISBN 9782373852158
147 p.
16 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Le Sanctuaire : une zone montagneuse et isolée, dans laquelle une famille s’est réfugiée pour échapper à un virus transmis par les oiseaux et qui aurait balayé la quasi-totalité des humains. Le père y fait régner sa loi, chaque jour plus brutal et imprévisible.
Munie de son arc qui fait d’elle une chasseuse hors pair, Gemma, la plus jeune des deux filles, va peu à peu transgresser les limites du lieu. Mais ce sera pour tomber entre d’autres griffes : celles d’un vieil homme sauvage et menaçant, qui vit entouré de rapaces. Parmi eux, un aigle qui va fasciner l’enfant…
J’aurais pu dévorer ce livre à toute vitesse. Me laisser happer par sa puissance et jeter au sol en quelques minutes, sonné par tant de force et de beauté.
J’ai préféré prendre mon temps. Rester un peu au Sanctuaire, étourdi par la grâce infinie de ses paysages, de sa rudesse, de ses personnages.
J’ai préféré accepter la patience et la lenteur pour mieux apprécier le merveilleux agencement des mots, des phrases et des idées qui coulent de la plume de Laurine Roux, torrent de douce violence entre ciel et terre, entre montagne et forêt, entre un homme et trois femmes.
Au sujet d’Une immense sensation de calme, j’écrivais ceci : « Aux premières phrases on a déjà compris. Il lui suffit de peu pour imposer son regard. »
Je pourrais citer la suite de la chronique et n’en rien retirer, tant Le Sanctuaire confirme sans faiblir ce que le premier roman de Laurine Roux laissait espérer. Non seulement quelques mots lui suffisent pour cadrer un décor, cerner une personnalité ou pénétrer la complexité d’un esprit, mais il faut en plus admirer la manière dont la jeune romancière les manie, les associe, pour créer des images et des sensations littéraires inédites et renversantes.
« Ses mots sont pâles et vert d’eau, ils neigent autour de mes épaules, flocons d’or, akènes que je voudrais rassembler par brassées, comme j’étreindrais Maman qui s’enfuit, éparpillée par le vent, si plume, si légère, plume de chouette, bout de papier. »
Par cet art si délicat du peu pour dire beaucoup, elle rejoint le petit clan de mes auteurs favoris. Les Sorj Chalandon, les Timothée de Fombelle , qui conjuguent avec évidence puissance et intelligence, émotion et dévastation.
Le Sanctuaire est aussi un examen subtil et contrasté du cercle familial et de ses possibles violences. En équilibriste des sentiments, les extrêmes comme les plus doux, l’auteure capte dans un même mouvement de compréhension la cruauté et l’amour, l’intelligible et l’insupportable, dans un ballet dont les figures masculines ne sortent pas grandies.
Avec une patience impitoyable, Laurine Roux ébrèche son lecteur, comme les secousses successives d’un tremblement de terre qui vient de très loin, très profond, pour achever de le fendre dans les ultimes pages, effaré par la réalité qui se dessine alors, mais aussi bouleversé par le mouvement de résilience qui s’ébauche alors.
Je ne peux en dire plus, sous peine de déflorer ce que la romancière brille à révéler, dans la juste économie de ses 150 pages. Tout juste puis-je ajouter qu’elle recourt à nouveau au prétexte post-apocalyptique, évoqué dans le résumé, pour mieux parler d’autre chose, et s’offrir un cadre idéal pour l’histoire qu’elle veut réellement raconter.
Si l’évocation du virus mondial vous effraie, vous agace ou vous fait soupirer (on a déjà donné cette année, merci beaucoup), je vous en prie, je vous en supplie, ne vous arrêtez pas à ce qui n’est qu’un détail, et pas du tout le sujet du livre.
Vous passeriez à côté d’un des grands livres de la rentrée, et de la confirmation du talent exceptionnel de Laurine Roux, à coup sûr une auteure à suivre désormais avec passion et impatience.
Les nuits d’été, de Thomas Flahaut

Éditions de l’Olivier, 2020
ISBN 9782823616026
224 p.
18 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Thomas, Mehdi et Louise se connaissent depuis l’enfance. À cette époque, Les Verrières étaient un terrain de jeux inépuisable. Aujourd’hui, ils ont grandi, leur quartier s’est délabré et, le temps d’un été, l’usine devient le centre de leurs vies.
L’usine, où leurs pères ont trimé pendant tant d’années et où Thomas et Mehdi viennent d’être engagés.
L’usine, au centre de la thèse que Louise, la soeur jumelle de Thomas, prépare sur les ouvriers frontaliers, entre France et Suisse.
Ces enfants des classes populaires aspiraient à une vie meilleure. Ils se retrouvent dans un monde aseptisé plus violent encore que celui de leurs parents. Là, il n’y a plus d’ouvriers, mais des opérateurs, et les machines brillent d’une étrange beauté.
Dans Ostwald, son premier roman, Thomas Flahaut imaginait un scénario-catastrophe, un accident nucléaire majeur touchant la centrale de Fessenheim, pour raconter le parcours de deux frères en quête de leur père disparu, et tiraillés par leur mère les pressant de la rejoindre au plus vite dans le sud de la France.
Ce cadre post-apocalyptique servait avant tout d’éclairage neuf sur des problématiques familières : la quête de soi, les rapports familiaux, le difficile passage à l’âge adulte.
On reconnaît en partie un bon écrivain à la persistance de ses obsessions. Dans Les nuits d’été, pas de drame hors normes, mais celui, quotidien et tristement ordinaire, qui touche des milliers de gens partout en France. Le délaissement social et politique, le déclassement professionnel menant à l’errance personnelle, l’absence d’horizon et de joie, que l’on soit jeune ou vieux.
Et, au milieu de tout cela, la fragilité des liens au cœur des familles, la difficulté de se parler et de se comprendre de père à fils, de frère à sœur. Autant de sujets qui, déjà, animaient l’esprit d’Ostwald, et font à nouveau battre le cœur de ces Nuits d’été.
En se dépouillant du contexte extraordinaire de la catastrophe qu’il avait choisi comme « paravent » dans son premier roman, Thomas Flahaut ne perd rien de sa pertinence. Il s’approche au contraire au plus près du nu de l’humain. Par petites touches, en plongeant directement dans le quotidien de ses personnages, sans longues explications ni portraits interminables visant à les visser solidement dans leurs chaussures de fiction.
Le roman est indéniablement vecteur d’un regard sociologique fort. Son choix de faire de son héroïne, Louise, une étudiante-chercheuse dans ce domaine n’est évidemment pas anodin, et permet d’aborder en particulier le sort des travailleurs frontaliers, ces Français du Jura qui partent chercher du travail (et se faire joyeusement exploiter) en Suisse. C’est aussi une étude de la vie en usine, des mutations que ce monde professionnel a connues, du rapport de l’homme à son outil de travail.
Pas d’inquiétude ni de soupir blasé néanmoins, Les nuits d’été n’est pas non plus une démonstration intellectuelle. C’est avant tout un roman, le parcours de trois personnages, trois jeunes gens qui cherchent leur place dans la vie, un sens à leur existence.
Le sujet est on ne peut plus classique, tout repose dès lors sur le travail littéraire de l’écrivain. Sans effort apparent, d’un style étudié qui a le bon goût de ne pas rouler des mécaniques, Thomas Flahaut nous embarque dès le départ, et s’il parvient à captiver de bout en bout, c’est par la force de ses personnages, la proximité que l’on ressent envers eux, dans ces décors jurassiens que le romancier connaît parfaitement et restitue à merveille puisqu’il est de là-bas.

Puis il y a la nuit, entité imposée dès le titre du roman. Elle est là, omniprésente, tendant l’essentiel du récit entre le crépuscule et l’aube, obsédant les personnages, que ce soit ceux dont elle est le quotidien, les travailleurs de la nuit, Mehdi, Thomas et les autres ; ou les autres, qui attendent ces fantômes de lune, qui attendent le retour de l’amour, l’aide du fils, des manifestations d’existence normale.
Métaphore ? La nuit comme long tunnel obscur pour des personnages en quête d’une lumière pour guider leur vie ? Non, ce serait trop simple. Les nuits d’été sont intenses parce qu’elles sont plus longues à brûler. Certains travaillent, mais on peut aussi y faire la fête, se perdre encore plus. Les nuits d’été sont le feu de la jeunesse, qui cherchent à s’y consumer avant d’être condamnés à être ordinaires, rangés. Parents, simples opérateurs réduits à leur boulot, futurs retraités de l’ennui télé.
Les nuits d’été sont des révélateurs, dont Thomas Flahaut se sert des ombres et contrastes pour mieux donner la vérité de ses protagonistes. L’idée est fort belle et, là encore, exploitée avec subtilité, sans étalage ni surlignage balourd.
Il est toujours intéressant, presque gratifiant, de découvrir qu’un auteur prometteur dès son premier roman se montre solide dès son deuxième. Avec Les nuits d’été, Thomas Flahaut confirme sa voix, son regard, et donne une fois de plus rendez-vous pour le prochain. À même pas trente ans, il fait sa place, tranquillement. Tant mieux.
Rivière tremblante, d’Andrée A. Michaud


Éditions Rivages/Noir, 2018
ISBN 9782743644833
250 p.
21 €
Deux vies brisées par une disparition.
Alors qu’elle est âgée de 11 ans, Marnie voit littéralement disparaître sous ses yeux son meilleur ami Michael, par une nuit d’orage effroyable dont les images incompréhensibles la hantent sans répit. Incapable de s’expliquer ni de donner le moindre indice pour retrouver le jeune garçon, la fillette devient rapidement suspecte, au point de devoir quitter Rivière-aux-Trembles avec son père.
Ailleurs, des années plus tard, en ville cette fois, c’est la petite Billie Richard, 8 ans, qui disparaît mystérieusement, dans les quelques centaines de mètres qui séparent son école de son cours de danse. Ravagé par le chagrin et la culpabilité, soupçonné par la police, rejeté par sa femme, Bill, le père de la petite fille, capitule et prend la fuite, épuisé par de longues années d’espoir insupportable et d’attente inutile. Rongé par la fièvre, il se laisse porter et échoue par hasard à Rivière-aux-Trembles.
Par hasard ? Il n’y a pas de hasard.
Au même moment, Marnie devenue adulte est de retour dans sa ville natale, pour gérer la succession de son père qui vient d’y mourir. Elle n’a pas l’intention de rester là, meurtri par les souvenirs que chaque coin de rue soulève. Pourtant, elle s’attarde, inexplicablement.
Quelques jours plus tard, un enfant disparaît à Rivière-aux-Trembles.
Et tout recommence.
« On a beau mettre les enfants en garde sur tous les tons et dans toutes les langues, ça ne suffit pas, ils sont trop confiants pour déceler la puanteur du mensonge. C’est cette pureté qui perd ceux qui se perdent. »
Ne lisez pas ce livre dans l’espoir de trouver dans ses dernières pages le soulagement d’une solution, d’une explication, d’une résolution comme on en trouve dans la plupart des polars. Je préfère vous prévenir, si telle est votre attente majeure, vous courez le risque d’une profonde déception. Et n’y voyez aucun spoiler de ma part. L’enjeu de Rivière tremblante n’est absolument pas là.
Rivière tremblante est un roman noir, et il faut redonner tout leur sens et tout leur poids aux deux mots qui composent cette expression devenue passe-partout.
Noir…
Voici donc un livre noir de chez noir, qui sonde les profondeurs du désespoir, du chagrin, de la dévastation personnelle, avec une exigence, une finesse et une intelligence qui ne nécessitent aucune autre explication. Voilà un livre dont le propos est de retourner le cœur, de creuser le ventre, de convoquer chez le lecteur les émotions les plus puissantes, les plus intimes, les plus indispensables.
N’allez pas croire pour autant qu’il ne reste entre ces pages que ruines et désolation. Pour apprécier la perte à sa juste valeur, il faut aussi reconnaître ce qu’on a possédé. Rivière tremblante recèle aussi de passages splendides sur l’enfance, la parentalité, l’amour, l’amitié, et autres passions humaines qui nous agitent sans cesse, de la naissance à la mort.
« Billie ne disait pas heureux, mais content, parce que la notion du bonheur est une notion qui appartient aux adultes, à ceux qui ont perdu le plaisir simple de l’enfance et qui espèrent un inaccessible nirvana au lieu de se contenter d’être contents. Le bonheur est un concept trop complexe pour que les enfants s’en embarrassent. Ils rient, ils jouent, ils sont et ne passent pas leur temps à se demander s’ils ne pourraient pas rire davantage ou s’esclaffer sous un éclairage plus conforme à leur idée du rire. »
…roman
Hors le noir, il y a donc le roman.
Pour soulever autant d’émotions, il faut un style à poigne. Andrée A. Michaud est une plume saisissante, qui capture votre âme dès les premières lignes (bordel, excusez-moi, mais ce premier chapitre, quelle bombe !!!) et ne la relâche qu’à la dernière, essorée, lessivée, mais repue de bonheur littéraire.
Oui, messieurs dames, le bon roman noir, c’est de la littérature. Fichtre !
J’ironise, ce n’est plus une nouveauté, sauf pour une minorité de suffisants imbéciles qui refusent d’aller voir plus loin que leur nombril. Les exemples abondent, outre-Atlantique comme en France, et partout ailleurs dans le monde. Québécoise, Andrée A. Michaud exploite les singularités du française tel qu’il est parlé dans sa province, pour lui donner une vitalité éblouissante qui renouvelle le plaisir de lire notre langue. Rivière tremblante est un violent plaisir de lecture, qui laisse exsangue et intensément exigeant sur ce que doit être la littérature, quelle que soit sa couleur.
J’ai sans doute eu la « chance » de découvrir Rivière tremblante sans avoir lu au préalable Bondrée, roman grâce auquel le public français a découvert Andrée A. Michaud deux ans avant celui-ci. L’effet de surprise et le choc ont donc été intégraux pour moi, d’où mon enthousiasme sans limite.
Quoi qu’il en soit, si vous aimez les sombres atmosphères, l’intelligence du cœur et les styles virtuoses, ne passez pas à côté d’Andrée A. Michaud. Ses livres offrent des ébranlements salutaires dont on ne se remet pas tout à fait, et tant mieux.
Également disponible en édition de poche :

coll. Rivages Noir, 2020
ISBN 9782743649425
250 p.
8,80 €
À première vue : bonus !

Intérêt global :
Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ?
Allez, comme promis, j’ajoute une chronique à cette copieuse édition 2020 de la rubrique « à première vue », afin de mettre en lumière quelques éditeurs faisant le pari, par choix ou par contrainte économique, de ne lancer qu’un seul titre dans la rentrée littéraire.
Une parcimonie qui ne doit pas être entendue comme synonyme de pauvreté, mais au contraire comme une vraie prise de risque, et aussi la volonté de défendre coûte que coûte un texte et son auteur.
Par contraste avec le surplus parfois nonchalant de certains éditeurs, cet engagement fait du bien, et mérite d’être mis en valeur.
ÉDITIONS DU SONNEUR
Le Sanctuaire, de Laurine Roux
Tiens, ben voilà, démonstration par l’exemple : voici l’une de mes plus grosses attentes de la rentrée. Car le premier roman de Laurine Roux, Une immense sensation de calme (2018), était un diamant brut, taillé dans la plus minérale des roches littéraires.
Le résumé de ce deuxième livre semble un écho troublant, et en même temps excitant, de ce premier essai. Le Sanctuaire, c’est une zone montagneuse et isolée, dans laquelle une famille s’est réfugiée pour échapper à un virus transmis par les oiseaux et qui aurait balayé la quasi-totalité des humains. Le père y fait régner sa loi, chaque jour plus brutal et imprévisible.
Munie de son arc qui fait d’elle une chasseuse hors pair, Gemma, la plus jeune des deux filles, va peu à peu transgresser les limites du lieu. Mais ce sera pour tomber entre d’autres griffes : celles d’un vieil homme sauvage et menaçant, qui vit entouré de rapaces. Parmi eux, un aigle qui va fasciner l’enfant…
LA FOSSE AUX OURS
Nord-Est, d’Antoine Choplin
Très connue dans la région lyonnaise où elle est implantée, la Fosse aux Ours compte à son catalogue quelques auteurs remarquables (Marco Lodoli, Thomas Vinau, Philippe Fusaro, Jacky Schwartzmann ou Mario Rigoni Stern), qui lui valent régulièrement d’être lue partout ailleurs en France – et tant mieux ! Parmi ces écrivains précieux figure Antoine Choplin, plume dont le minimalisme poétique nous a donné les superbes Radeau, La Nuit tombée ou Une forêt d’arbres creux, entre autres exemples.
Nord-Est, son nouveau livre, nous amène dans un camp, dont des hommes et des femmes ont enfin le droit de partir. Si la plupart restent sur place, d’autres décident de partir à pied. Ils veulent rejoindre les plaines du Nord-Est pour y reconstruire une nouvelle vie. Il leur faudra franchir des plateaux, des villages dévastés et de hautes montagnes…
VIVIANE HAMY
Efface toute trace, de François Vallejo
Éditrice historique de Fred Vargas, qui compte aussi à son prestigieux catalogue Dominique Sylvain, Cécile Coulon, Gonçalo M. Tavares, Léon Werth, Magda Szabo et tant d’autres, Viviane Hamy est l’une des grandes figures de l’édition française. Elle a su garder sa maison debout contre vents et marées, et si cette grande dame est aussi connue pour son caractère imposant (pour ne pas dire difficile), elle pratique avec certains de ses écrivains une fidélité et une foi à toute épreuve.
François Vallejo est dans ce cas, qui figure sur la ligne de départ de la rentrée littéraire avec constance depuis des années. Il est encore au rendez-vous cette année, avec une intrigue à suspense dans le monde de l’art.
Une série de meurtres frappe de riches collectionneurs. Pris de panique, les membres de leur groupe mandatent le narrateur, un expert, pour enquêter sur ces étranges incidents. Tout converge vers les créations d’un certain Jv. Ce dernier a dissimulé une véritable toile de maître dans une série de copies parfaites de chefs-d’œuvre destinées à être détruites. Au collectionneur de la reconnaître.
LE TRIPODE
Le Dit du Mistral, d’Olivier Mak-Bouchard
Placer le Tripode à la suite de Viviane Hamy n’est pas tout à fait innocent de ma part, puisque son fondateur, Frédéric Martin, a fait une partie de ses classes auprès de la précédente. Une rupture professionnelle compliquée et une première tentative d’indépendance difficile (Attila) plus tard, il a imposé son Tripode parmi les maisons dotées d’une patte singulière, attachés aux écrivains virtuoses, aux univers singuliers et aux voix puissantes, parmi lesquelles Goliarda Sapienza (d’abord éditée chez Viviane Hamy, avant que l’œuvre de la fantasque romancière italienne soit regroupée sous la marque Tripode), Juan José Saer, Valérie Manteau, Pierre Cendors, Edgar Hillsenrath, Jacques Abeille, ou encore Charlotte Salomon – la publication monumentale de l’œuvre de l’artiste restant sans doute le point d’orgue du travail remarquable de l’éditeur.
Entrer dans ce catalogue est donc tout sauf innocent. C’est le pari que tente Olivier Mak-Bouchard avec son premier roman, Le Dit du Mistral. Tout commence le lendemain d’une nuit d’orage, dont la violence a emporté un vieux mur de pierres sèches au milieu d’un champ, et révélé dans les décombres et la boue de mystérieux éclats de poterie. Deux hommes, voisins vivant chacun d’un côté du champ, décident de fouiller plus avant, se lançant dans une aventure qui va dépasser de très loin tout ce qu’ils pouvaient imaginer.
BILAN
Lecture certaine :
Le Sanctuaire, de Laurine Roux
Lectures très probables :
Nord-Est, d’Antoine Choplin
Le Dit du Mistral, d’Olivier Mak-Bouchard
À première vue : la rentrée Sabine Wespieser 2020

Sobre comme toujours, Sabine Wespieser aborde la rentrée 2020 avec deux titres français, un premier roman déjà retenu en tant que tel pour deux prix de la rentrée (prix Stanislas du premier roman et Prix « Envoyé par la Poste »), et l’autre signé par l’une de ses plumes les plus brillantes. Que dire d’autre ? Rien, sinon laisser parler les textes eux-mêmes.
Intérêt global :
Sous le ciel des hommes, de Diane Meur
Bienvenue dans le Grand-Duché d’Éponne (toute ressemblance, etc.) Géographiquement, un tout petit lieu. À l’échelle du monde, tant de choses se décident ici, dans ce « paradis » où il est si difficile de se faire une place. Voilà pourquoi le journaliste Jean-Marc Féron a l’idée, à contre-courant, d’accueillir chez lui un migrant, et de transformer cette expérience en un livre qui, forcément, se vendra comme des petits pains, cynisme de l’époque oblige. Il est loin d’imaginer que ce projet va bouleverser son existence.
Ailleurs dans la ville, un petit groupe d’anticapitalistes acharnés se réunissent en secret pour rédiger un pamphlet – texte qui, à l’occasion, va déborder sur la fiction en cours, et éclairer le roman comme métaphore de notre société.
Talentueuse et toujours inventive, Diane Meur visite des contrées littéraires inédites dans son œuvre, tout en faisant écho à la singulière organisation de cette dernière.
Mauvaises herbes, de Dima Abdallah
Malgré la guerre civile qui sème le danger à chaque instant dans les rues de Beyrouth, une petite fille se sent rassurée par la simple présence de son père. Cependant, lorsqu’elle a douze ans, sa famille décide de fuir à Paris, tandis que lui préfère rester au Liban. La narratrice poursuit sa vie, brillante mais exilée au milieu des autres, réfugiant son déracinement dans la nature, en particulier au cœur des mauvaises herbes qu’elle aime plus que toutes les autres. Un premier roman digne et sensible.
À première vue : la rentrée Rouergue 2020

Intérêt global :
Aux éditions du Rouergue, maison riche de multiples facettes, il existe une collection de littérature appelée La Brune. Ont le droit de s’y épanouir la fantaisie, l’imagination, l’humour, la tendresse, l’invention… Sous les belles couvertures de la Brune, la littérature est toujours en mouvement, et ça fait du bien.
Démonstration en deux livres lancés en cette rentrée 2020.
Loin-Confins, de Marie-Sabine Roger
Capable de dénicher l’humour et la joie de vivre dans les recoins les plus improbables, Marie-Sabine Roger s’élance cette fois vers les contrées lointaines et imaginaires où l’enfance s’épanouit. Elle se choisit pour héroïne une petite fille de neuf ans prénommée Tanah, fille du Roi de Loin-Confins, archipel perdu dans l’océan Frénétique. Mais un jour le roi est déchu, exilé, et la vie de Tanah bascule. Devenue adulte, elle se remémore ces temps anciens.
Les premières pages offertes au lecteur sur le site de l’éditeur développent la langue en apparence si simple, si aérienne de Marie-Sabine Roger, où les mots chantent d’une manière unique et réinventent le monde. Grosse envie de me glisser dans ce monde singulier…
Sept gingembres, de Christophe Perruchas
Par petites touches, Christophe Perruchas décrypte un certain homme d’aujourd’hui en le décomposant. À la fois père attentionné, mari aimant, patron toxique, prédateur sexuel… Tout ceci en un seul corps, un seul esprit, une seule âme. Une figure masculine que le présent ébranle et que l’avenir menace – voilà, en effet, une statue à déboulonner, celle du mâle blanc dominant. Et il y a encore du boulot. Un premier roman dans l’air du temps.
BILAN
Lecture très probable :
Loin-Confins, de Marie-Sabine Roger
À première vue : la rentrée P.O.L.

Intérêt global :

et
La rentrée littéraire des éditions P.O.L., c’est souvent quitte ou double en ce qui me concerne. Soit la plupart des titres m’intéresse, soit je reste indifférent. Cette année, j’ai bien peur d’être dans le deuxième cas de figure, en dépit du retour d’Emmanuel Carrère six ans après Le Royaume (qui m’était tombé des mains, cela dit). Un retour qui sera synonyme de large couverture médiatique pour ce livre, sans doute beaucoup moins pour les autres.
(Oui, ça y est, je commence à m’énerver. Mais c’est un peu de la faute de Iegor Gran. Rendez-vous en fin d’article pour comprendre.)
Yoga, d’Emmanuel Carrère
Commençons par la machine à faire tourner les rotatives, ce sera fait. Emmanuel Carrère, objectivement l’un des écrivains français contemporains les plus imposants, est d’autant plus suivi par la presse qu’il est relativement rare. Il y a six ans, le Royaume, énorme pavé qui revisitait les débuts de la chrétienté et en particulier la figure de Saint-Paul, avait trusté à lui tout seul la une de tous les journaux, spécialisés ou non. Un véritable raz-de-marée, d’autant plus intraitable qu’il se mêlait de polémique sur le traitement de la chose religieuse, qui avait inondé tout le reste de la rentrée.
Par souci d’équité médiatique, espérons que ce ne sera pas le cas cette année. (On peut toujours rêver.) Cela dit, à première vue, le sujet a cette fois moins d’ampleur puisque, comme le titre l’indique, il va être ici question de yoga. Mais pas seulement, sinon ce serait trop simple. Voici ce qu’en dit le résumé concocté par l’éditeur : « C’est l’histoire d’un livre sur le yoga et la dépression. La méditation et le terrorisme. L’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire. Des choses qui n’ont pas l’air d’aller ensemble, et pourtant : elles vont ensemble. »
Par curiosité, je l’ai commencé. Composé de brefs chapitres parfois sans lien apparent, le texte est bizarrement accrocheur. Je ne suis pas certain pour autant de garder mon intérêt en éveil sur presque 400 pages, d’autant que la manière souvent affligée dont Carrère se met en scène a une propension très nette à m’horripiler. Il serait malhonnête, cependant, de ne pas reconnaître la pertinence et le talent d’écrivain du monsieur.
Le Pont de Bezons, de Jean Rolin
De Mantes à Melun, dans un « désordre voulu » selon les propres mots de l’auteur, une déambulation le long des berges de la Seine, qui tourne à observation attentive de ce monde devenu quasi invisible dont les moindres événements, grossis par la loupe de la curiosité, prennent alors des proportions extraordinaires. Une exploration urbaine, sociologique, mais aussi éthologique, le monde animal se réservant un rôle d’importance dans le projet.
La Demoiselle à cœur ouvert, de Lise Charles
Troisième roman de Lise Charles chez P.O.L., inspiré par son séjour à la Villa Médicis. Elle imagine un écrivain quarantenaire, pensionnaire comme elle le fut de la célèbre institution, qui use et abuse de sa notoriété pour extorquer des confidences à des femmes, aveux qu’il recycle dans ses écrits. Jusqu’au jour où il franchit une limite fatale…
Dans la veine des Liaisons dangereuses, un roman épistolaire moderne sous forme d’échanges de mails, enrichi d’autres formes textuels pour donner épaisseur et variété à cette histoire de manipulation, doublée d’une réflexion sur les enjeux et les pouvoirs de la littérature.
Paula ou personne, de Patrick Lapeyre
L’histoire d’une passion amoureuse érotique et enflammée entre un postier philosophe et une amie de jeunesse, désormais mariée, bourgeoise et catholique, sur fond de passion pour la pensée de Martin Heidegger.
Je ne sais pas ce que ça m’inspire. Pas grand-chose, à vrai dire. En tout cas, sûrement pas l’envie de m’embarquer dans plus de 400 pages sur ce genre de navire. Et vous ?
La Fille du père, de Laure Gouraige
À l’occasion de ses trente ans, une fille s’adresse durement à son père, dans l’espoir de s’affranchir de lui, du poids de la douleur et du silence, et de trouver sa liberté, entre entre règlement de comptes et déclaration d’amour. Premier roman d’une jeune diplômée de philosophie dont la thèse portait sur Guillaume d’Ockham. Détail qui, bizarrement, me paraît plus intéressant que sa première tentative littéraire.
Ces casseroles qui applaudissent aux fenêtres, de Iegor Gran
En partant du phénomène des applaudissements adressés au personnel soignant chaque soir à 20 heures, Iegor Gran dénonce la soumission dont ont fait preuve les Français en acceptant le confinement. Dans la série « c’est facile d’ouvrir sa grande gueule dans un livre six mois après la bataille », voici le premier des nombreux livres dispensables qui paraîtront sur le sujet. Décevant, et exaspérant.
(Je précise que je n’applaudissais pas au balcon, hein, pour ceux qui croiraient que l’attaque me vexe personnellement. Mais je n’ai pas l’intention d’écrire un livre pour expliquer pourquoi, rassurez-vous.)
BILAN
Lecture potentielle (commencée et à poursuivre au moins un peu) :
Yoga, d’Emmanuel Carrère
Lecture hypothétique :
La Demoiselle à cœur ouvert, de Lise Charles
À première vue : la rentrée Lattès 2020

Première occurrence de la maison Lattès dans la rubrique « à première vue ». Fidèle au rendez-vous de la rentrée littéraire, c’est un éditeur dont les parutions m’attirent rarement, d’où ce manque… Même s’il m’arrive d’en apprécier certaines à l’occasion – je garde notamment un souvenir passionné des Gens dans l’enveloppe, d’Isabelle Monnin.
Cette année, Lattès envoie cinq livres sur la ligne de départ. Dont deux Adrien, ce qui n’est sûrement qu’une coïncidence. À première vue, pour être honnête, je n’y vois rien de palpitant, à titre personnel en tout cas. Je vous laisse donc juge de ce programme, qui saura peut-être vous intriguer.
Intérêt global :
Les disparus de Joola, d’Adrien Absolu
Quatre ans après un récit-enquête consacré au virus Ebola, Adrien Absolu récidive dans le même registre, avec une investigation littéraire consacrée au drame du Joola, bateau parti en septembre 2002 avec deux mille personnes à son bord, et qui n’arrivera jamais à destination. Presque tous les passagers périssent lors du naufrage.
Obnubilé par ce drame dont toutes les réponses n’ont sans doute pas encore été livrées, l’auteur se rend à Casamance, et reconstitue heure et heure la journée fatale, tout en enquêtant sur certaines victimes.
Mémoire de soie, d’Adrien Borne
Lorsqu’il part faire son service militaire en juin 1936, Émile n’a aucune idée de la découverte ahurissante qu’il va faire dans le livret de famille, confié par ses parents à l’instant du départ. À côté du prénom de sa mère, le jeune homme découvre en effet celui d’un certain Baptistin. Qui n’est pas celui de son père. C’est le point de départ d’une enquête familiale.
Rien de très original sur le papier, si ce n’est le cadre de l’intrigue, une magnanerie (lieu d’élevage des vers à soie), et son moment, l’entre-deux-guerres. Pas suffisant pour me retenir plus longtemps.
Une piscine dans le désert, de Diane Mazloum
Le refuge d’enfance de Fausta, c’est un village perdu dans les montagnes, à la frontière de trois pays en guerre, dont le sien, le Liban. Dans ce village, elle a fait construire une piscine, sur un terrain qui hélas ne lui appartient pas. Lorsqu’un certain Leo débarque du Canada pour régler la vente du terrain en question, qui appartient à sa famille, tout bascule, l’espace de trois jours dans ce village fascinant, lieu de paix à la croisée des périls…
Adios Cow-Boy, d’Olja Savicevic
(traduit du croate par Chloé Billon)
De retour dans sa ville natale, Dada retrouve sa mère et sa sœur avec l’espoir de libérer sa famille du passé. Telle une cavalière solitaire, elle enfourche sa mobylette pour tenter de faire la lumière sur la mort de son jeune frère, passionné de westerns, disparu quatre ans plus tôt.
Un roman d’apprentissage qui offre le portrait d’une génération perdue, au cœur d’une banlieue croate abîmée par la guerre.
Noces de jasmin, d’Hella Feki
En janvier 2011, à l’aube du Printemps Arabe, un jeune journaliste croupit dans les geôles tunisiennes, dans l’attente de son sort. Dehors, pour tromper l’inquiétude, la femme qui l’aime part sur ses traces, remontant jusqu’à sa ville natale, dans l’espoir de le retrouver, pendant que son père se remémore l’indépendance.
À première vue : la rentrée Liana Levi 2020

À l’instar de nombre de ses confrères et consœurs de taille moyenne, pas de changement de ligne chez Liana Levi, qui présente trois nouveautés en cette rentrée littéraire 2020. Au menu, un premier roman, un deuxième extrêmement attendu, et l’édition inédite du premier roman d’un auteur américain emblématique de la maison. Du très solide, et en même temps une certaine prise de risque, qui suscite de mon côté pas mal de curiosité et d’impatience.
Intérêt global :
Arène, de Négar Djavadi
Son premier roman, Désorientale, a été un triomphe de librairie, aussi bien en grand format qu’en poche. Quatre ans plus tard, le retour de la romancière française d’origine iranienne Négar Djavadi constitue un événement, auquel répondront sans doute nombre de lecteurs envoûtés par son premier opus – à condition, bien sûr, que le deuxième soit à la hauteur. C’est toute la question que posent Arène et son titre énigmatique.
Négar Djavadi y fait le pari d’une plongée sociologique brûlante, puisque l’arène en question, c’est Paris. Les quartiers est de la ville en particulier. Tout commence par un geste presque anodin, le vol d’un téléphone portable dans un bar-tabac de Belleville. Sauf que la victime, Benjamin Grossman, est l’un de ces jeunes cadres dynamiques à qui tout réussit, et qui ne conçoit pas de subir ce genre d’avanie. La suite, c’est un dérapage incontrôlé. Une poursuite, une bagarre, puis une intervention policière qui tourne mal. Le voleur, un adolescent, y laisse la vie. Et tout s’embrase, car la scène a été filmée par une jeune fille…
D’un fait divers mettant le feu aux poudres et projetant sur la scène nombre de personnages qui ne s’y attendaient pas ni ne le souhaitaient, la romancière tire la matière d’une tragédie humaine totalement ancrée dans notre réel. Et lance une sacrée promesse aux lecteurs.
La Cuillère, de Dany Héricourt
Alors qu’elle veille au chevet de son père qui vient de mourir, une jeune fille de 18 ans remarque sur la table de nuit une cuillère. L’objet, qu’elle n’a jamais vu auparavant l’intrigue tant qu’il détourne son attention du chagrin, et va la lancer dans une quête pour le moins inattendue, depuis l’hôtel familial au Pays de Galles jusqu’en Bourgogne…
Voici pour le premier roman de la rentrée Liana Levi, qui promet malice et inattendu, pour peu que la promesse du résumé soit tenue.
Mississippi Solo, d’Eddy L. Harris
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Pascale-Marie Deschamps)
Certes, Mississippi Solo est aussi le premier roman d’Eddy L. Harris, mais ce n’est pas le premier que publie Liana Levi en France. L’auteur américain, qui vit désormais dans notre pays, s’est déjà fait connaître par Harlem, Jupiter et moi (aucun lien avec le gars qui habite à l’Élysée en ce moment), et Paris en noir et black.
Ce livre fondateur est un récit de voyage initiatique, celui que l’auteur a accompli à l’âge de trente ans le long du mythique fleuve américain. Une descente en canoë au cœur de l’Amérique, qui l’amène à se confronter à la puissance de la nature américaine, mais aussi à l’humanité dans toute sa splendeur, faisant au passage l’expérience d’un racisme qu’il n’avait jamais eu à affronter auparavant.
BILAN
Lectures très probables :
Arène, de Négar Djavadi
La Cuillère, de Dany Héricourt
Mississippi Solo, d’Eddy L. Harris
Impossible de les départager, les trois me font envie…
À première vue : la rentrée Agullo 2020
Intérêt global :
Voici encore une maison qui a follement du caractère. Une petit éditeur qui se distingue par sa charte graphique à la fois radicale et visible, par sa volonté d’aller chercher des textes originaux aux quatre coins du monde, notamment dans des pays d’Europe peu traduits chez nous, par l’exigence de ses choix et par son amour absolu pour ses textes et ses auteurs.
Ces derniers temps, Agullo a rencontré succès et considération, grâce à Frédéric Paulin et sa formidable trilogie polar sur la montée des extrémismes dans le monde, ainsi que grâce au romancier italien Valerio Varesi, qui œuvre lui aussi dans le genre policier.
À l’occasion des quatre ans de leur maison, Nadège Agullo, Sébastien Wespiser, Estelle Flory et Sean Habig choisissent un nouveau défi : lancer dans la rentrée littéraire leur premier auteur français. Qui sera d’ailleurs une auteure. Un pari à suivre de très près.
Soleil de cendres, d’Astrid Monet
Trois jours à Berlin. Ces trois jours s’annonçaient déjà délicats pour Marika, qui venait présenter pour la première fois son fils Solal, sept ans, à son père Thomas, un dramaturge allemand qu’elle avait quitté brutalement juste après la naissance du garçon. Mais la situation devient aussi dangereuse que tragique lorsqu’un volcan se réveille dans l’ouest de l’Allemagne, qui recouvre Berlin d’une nuée de cendres noires en quelques heures, puis lorsqu’un tremblement de terre coupe la ville en deux. Dans ce paysage apocalyptique, Marika part à la recherche de Solal et Thomas…
Après plusieurs recueils de nouvelles, c’est le deuxième roman d’Astrid Monet, et donc le premier publié chez Agullo.
À l’ombre de la Butte-aux-Coqs, d’Osvalds Zebris
(traduit du letton par Nicolas Auzanneau)
Riga, 1905. Alors que l’empire du tsar russe s’effondre un peu plus à chaque nouvelle émeute, un ancien maître d’école s’engage dans la révolution en ignorant ce que cette initiative lui coûtera. L’année suivante, lorsque trois enfants sont enlevés, la ville entre en ébullition.
BILAN
Lecture certaine :
Soleil de cendres, d’Astrid Monet
Lecture potentielle :
À l’ombre de la Butte-aux-Coqs, d’Osvalds Zebris
L’Année du Lion

Traduit de l’afrikaans et de l’anglais par Catherine Du Toit et Marie-Caroline Aubert
Photos : Deon Meyer
En deux mots :
thriller total
Après qu’un virus foudroyant a anéanti les neuf dixièmes de la population humaine, les survivants essaient d’envisager l’avenir. Pour Willem Storm, un humaniste nourri de philosophie et décidé à croire en des jours neufs pour l’humanité, la solution passe par l’entraide, la reconstruction d’un modèle social fondé sur les capacités et les forces des uns et des autres. Avec son fils Nico, âgé de 13 ans, il appelle à lui toutes les bonnes volontés, et met sur pied Amanzi, une communauté utopique en plein coeur de l’Afrique du Sud dévastée.
Et ça marche.
Pour un temps.
Car l’homme reste ce qu’il est. Et contre l’obstination de certains à détruire les rêves ou à exploiter les autres, il va falloir se battre. Quitte à prendre les armes.
Deon Meyer est tout sauf un novice. Au fil d’une dizaine de polars haletants, il a scruté son pays, l’Afrique du Sud, en a capté les tourments, les blessures. Sa réputation de raconteur d’histoires n’est plus à faire. Pourtant, quand il décide de faire un pas de côté et de s’essayer au roman post-apocalyptique, l’inquiétude est de mise. Ce genre de pari n’est pas toujours couronné de succès. Sortir de sa zone de confort, prendre des risques, c’est bien, mais le résultat peine souvent à être à la hauteur. (Pensée pour toi, par exemple, Niccolo Ammaniti.)
Sauf ici. Parce que L’Année du Lion, les amis, est pour moi sans conteste son meilleur livre, et de loin.
Se libérer des codes et contraintes du roman policier a également libéré Deon Meyer. Dans L’Année du Lion, on retrouve avec jubilation son savoir-faire de maître du suspense. Les scènes d’action sont légion et mettent le feu aux pages qui défilent à toute vitesse. Le rythme reste soutenu de bout en bout. Si le cadre du récit est post-apocalyptique (on y revient dans un instant), la technique du roman reste celle d’un thriller. Avec des mystères à résoudre, des secrets à dévoiler, du danger, des ennemis, des trafics, des armes et des crimes.
D’ailleurs, la première page annonce la couleur, en dévoilant que Willem Storm a été assassiné. Par qui, pourquoi ? C’est que son fils, avide de vengeance, va chercher à découvrir, en se faisant narrateur de l’histoire et en remontant le fil de son périple humaniste au côté de son père. L’Année du Lion est en mode thriller, et fera tout pour ne pas vous lâcher les tripes jusqu’à la fin.
Oui, mais ce n’est pas tout. C’est loin d’être tout, à vrai dire. Si L’Année du Lion est aussi fort, aussi percutant, aussi grandiose, c’est que Deon Meyer exploite pleinement son idée de départ post-apocalyptique pour développer ensuite un très large faisceau d’idées, de problématiques et d’interrogations en tous genres.
Je précise donc, et j’insiste à l’attention de ceux qui se méfient de la S.F. ou pensent que ce n’est décidément pas de la littérature (eurk) : L’Année du Lion, finalement, est tout sauf un roman post-apocalyptique. Il recourt au point de départ archétypal du genre (un virus décime la population mondiale, que font les survivants ?), pour mieux s’en éloigner et étoffer son suspense de profondes réflexions sur ce qui constitue l’humanité aujourd’hui et, au fond, depuis toujours.
Acharné à bousculer son lecteur et à le faire réfléchir entre deux montées d’adrénaline, le romancier sud-africain multiplie alors les questionnements politiques, économiques, sociologiques, éthiques ou religieux.
Pour ce faire, il recourt à un large panel de personnages, à qui il donne régulièrement la parole grâce à une superbe idée formelle. En effet, Meyer imagine que les témoignages des uns et des autres sont enregistrés lorsqu’ils rejoignent la communauté ; ce sont ces archives, intercalées entre les évolutions des différentes intrigues, qui nourrissent le roman et lui donnent autant de matière sur autant de sujets différents.
Surtout, il fait le choix de placer au cœur de son livre l’espoir, l’optimisme, la foi en une humanité meilleure. Sacré pari, quand chaque jour nous apporte les visions tragiques de ce que l’homme peut infliger à la planète, à la nature ou à ses semblables… Mais Deon Meyer s’y tient, en dépit du fait que le roman compte sa part de violence, d’échecs et de désillusions. Ce choix place définitivement L’Année du Lion à part dans le corpus post-apocalyptique, et donne envie d’y croire nous aussi. Un petit peu, au moins. Pour ne pas désespérer totalement…
Par facilité médiatique ou commerciale, on a beaucoup comparé L’Année du Lion à La Route de Cormac McCarthy. Je vais être clair et très tranché : hormis le point de départ (un père et son fils tentent de survivre dans un monde post-apocalyptique),
les deux livres n’ont rien à voir. Et je trouve L’Année du Lion incomparablement plus riche, plus émouvant, plus impressionnant que La Route. En tout cas, L’Année du Lion m’a renversé et, des années après sa lecture, continue de m’habiter ; pas La Route.
Cet avis pas très littérairement correct en fera sûrement bondir plus d’un, mais j’assume. McCarthy est un écrivain plus ambitieux, plus complexe, plus virtuose du point de vue du style, nous sommes d’accord. Mais sa Route, tunnel oppressant qui s’achevait en ébauche de rédemption pas très convaincante et plombée de bondieuserie, avait beaucoup moins de choses à dire sur l’humain que le roman de Deon Meyer.
Bon, après, pas besoin forcément de rentrer dans ce genre de débat. L’Année du Lion est un torrent de lave littéraire, un bouillonnement de suspense et d’intelligence dont l’épaisseur est tout sauf un obstacle. J’ai freiné des quatre fers pour ne pas le terminer, celui-ci – tout en brûlant de connaître le fin mot de l’histoire… que Deon Meyer nous offre dans un twist qui a largement divisé les lecteurs, exaspérant certains, enchantant d’autres.
Je fais partie, comme vous l’imaginez, des enchantés. Et vous incite à vous emparer de ce monument, qui assure un moment de lecture trépidant et enrichissant. Que demander de plus ?
Sur le site de Deon Meyer, la page consacrée à L’Année du Lion (Fever en anglais), avec d’autres photos sur des lieux et détails du roman : https://www.deonmeyer.com/b_fever.html#
Sinon, d’autres avis positifs sur ce roman chez : Émotions – Blog littéraire, Actu du Noir (Jean-Marc Laherrère), Black Novel, Les conseils polar de Pietro, Encore du Noir