
Intérêt global :

Du côté d’Albin Michel, on se félicite d’avoir fait des efforts en terme de parution, histoire d’absorber le choc économique lié à la crise du coronavirus, passant notamment de 400 (!!!) publications sur l’année, à « seulement » 300.
Pour la rentrée littéraire, cela se traduit par une cohorte de… onze écrivains. Ce qui est moins que les seize de 2018, en effet. Mais reste sans doute un peu excessif.
Une poignée de belles choses se détache néanmoins de ce programme. Au moins deux, en ce qui me concerne, avec un ou deux jokers en plus. C’est déjà pas si mal.
(Oui, j’ai décidé d’être aimable cette année. Pour l’instant, en tout cas. Le jeu ne fait que commencer.)
L’ÉVÉNEMENT
Nickel Boys, de Colson Whitehead
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)
Jusqu’à présent, ils n’étaient que trois auteurs à avoir remporté deux fois le Pulitzer, le plus prestigieux prix littéraire américain : Booth Tarkington (auteur notamment en 1918 de La Splendeur des Amberson, adapté plus tard au cinéma par Orson Welles), William Faulkner et John Updike. Excusez du peu. Colson Whitehead rejoint donc ce club très fermé, puisque son nouveau roman vient d’être distingué, trois ans après le formidable Underground Railroad, où il revisitait avec brio et un souffle narratif exceptionnel l’histoire de l’esclavage aux États-Unis.
Nickel Boys aborde à nouveau la question noire, en s’inspirant cette fois d’un fait divers contemporain. En 2011, une terrible maison de redressement pour délinquants, l’école Dozier, ferme ses portes. Trois ans plus tard, on y découvre un charnier, cinquante tombes sans doute tués par le personnel de l’établissement au fil de ses effroyables années de sévices.
Par le prisme de la fiction, Whitehead investit l’histoire de ce lieu, qu’il rebaptise « Nickel Academy », en racontant l’histoire d’Elwood, un jeune Noir brillant et bien élevé qui, à la suite d’une erreur judiciaire, est arrêté à la place d’un autre. Nous sommes dans les années 60 et, si les États-Unis tentent de faire progresser le statut des Noirs, on est encore loin du compte. Sans pouvoir se défendre, Elwood est envoyé à la Nickel Academy, dont il découvre l’horreur, et tente d’y résister à sa manière, notamment en écrivant sans faillir tout ce dont il est témoin ou victime.
LE TRANSFUGE
Buveurs de vent, de Franck Bouysse
Pierre Fourniaud, le patron de la Manufacture de Livres, doit être assez embêté. Franck Bouysse, qu’il a révélé et qui a fait les beaux jours de sa petite maison d’édition avec (entre autres) Grossir le ciel, Né d’aucune femme ou Glaise, a cédé aux sirènes d’une grande maison. Le voici donc chez Albin Michel avec un très beau titre, Buveurs de vent, et une histoire bien dans son style.
On y rencontre quatre frères et sœur qui vivent dans la vallée du Gour Noir, où ils aiment à se retrouver près d’un viaduc devenu le centre de leur petit monde. Mal compris par leurs parents, ils tentent de se frayer un chemin dans la vie, soudés les uns aux autres. Et, comme tous ceux de la vallée, sous l’emprise de Joyce, qui règne en maître absolu sur les poumons économiques de la région, les carrières, le barrage et la centrale électrique…
L’INÉVITABLE
Les aérostats, d’Amélie Nothomb
S’il existait quelque part une statue d’Amélie Nothomb, personne n’arriverait à la déboulonner. La romancière belge attaque sa vingt-neuvième rentrée littéraire (record ? Sûrement !), avec un livre au titre énigmatique dont le pitch est, comme d’habitude, réduit à sa plus simple expression : « La jeunesse est un talent, il faut des années pour l’acquérir ». Pourquoi s’emmerder à écrire des résumés ? C’est Nothomb, il suffit de mettre sa bouille sur la couverture et ça se vend tout seul.
Plus sérieusement, elle y narre la rencontre entre deux adolescents déphasés (évidemment) : lui est un lycéen dyslexique, elle une étudiante trop sérieuse et mal à l’aise avec ses contemporains qu’elle ne comprend pas. Ensemble, ils vont affronter leurs manques.
Moins ambitieux et risqué sans doute que Soif, son précédent qui donnait la parole à Jésus sur sa croix, mais cela reste du Nothomb dans le texte, version intimiste. Cela peut donner des jolies choses, toute ironie mise à part.
PLACE AUX FEMMES
Les évasions particulières, de Véronique Olmi
Il y a trois ans, Bakhita avait propulsé sur le devant de la scène Véronique Olmi, auteure jusqu’alors suivie par un lectorat fidèle, mais plus restreint que celui rencontré grâce à ce livre événement, finaliste malheureux du Goncourt. Son nouveau livre est donc beaucoup plus attendu. Il devrait être aussi plus classique, qui narre l’éducation d’une jeune fille, entre les années 60 et 80, partagée entre sa vie modeste avec sa famille, et des vacances nichées à Neuilly chez des proches dont l’éducation bourgeoise est très différente de la sienne.
On ne touche pas, de Ketty Rouf
Premier roman, consacré à une femme, Joséphine, professeur de philosophie le jour et stripteaseuse la nuit, histoire de pimenter son quotidien bien morne par ailleurs. Sa vie bascule lorsqu’un de ses élèves assiste un soir au spectacle et la reconnaît.
Elle voulait du piment ? Hé ben voilà : ça pique.
Calamity Gwenn, de François Beaune
C’est marrant comme, parfois, certains raccourcis troublants se créent. L’héroïne du nouveau roman de François Beaune, en effet, voudrait être Isabelle Huppert, mais se contente pour le moment de travailler dans un sex-shop à Pigalle. Une voisine de la Joséphine de Ketty Rouf ? À travers son journal, où elle consigne ses observations et sa vie, Beaune dresse un portrait de femme en forme de point d’interrogation sur notre société.
Pas la promesse la plus follement originale du programme, je vous l’accorde.
La Fièvre, de Sébastien Spitzer
Et on continue dans le raccourci évoqué ci-dessus : Spitzer s’empare en effet d’Annie Cook, personnage bien réel qui vécut à Memphis au XIXème siècle, où elle tenait… un bordel. Hé oui. Plutôt haut de gamme, mais il n’empêche, on reste dans le sujet.
Cela dit, ce n’est pas le thème du livre, et Annie Cook est une figure assez passionnante sur le papier, puisqu’elle transforma son établissement en hôpital improvisé lorsque la fièvre jaune déferla à Memphis dans les années 1870. Elle fut elle-même emportée par la maladie en 1878, non sans avoir aidé, soutenu, soigné comme elle le pouvait nombre de patients. Une véritable héroïne, dévouée et déterminée jusqu’à la mort, dont le destin bouleversa évidemment les Américains.
Pas impossible, par ailleurs, que des journalistes inspirés trouvent le moyen de tisser des liens entre l’intrigue du romancier et ce que nous vivons en ce moment…
AMERICA
Ohio, de Stephen Markley
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé)
On reste brièvement aux États-Unis avec le premier roman de Stephen Markley, qui met en scène le retour de quatre anciens élèves à New Canaan, la petite ville de l’Ohio où ils ont grandi. Quête amoureuse, quête de vengeance, règlements de compte familiaux ou errance personnelle, les quatre jeunes gens incarnent une certaine jeunesse américaine d’aujourd’hui, à la dérive. Sur le papier, un grand classique de littérature américaine, qui ne lui apportera peut-être grand-chose de neuf, mais pourrait plaire aux amateurs de ce qui est devenu un genre en soi.
DÉJÀ VU
De grandes ambitions, d’Antoine Rault
Les destins de huit protagonistes, des années 1980 jusqu’au début du XXIe siècle. Chacun parvient, dans le domaine qui est le sien, à un haut niveau de pouvoir. Clara sera chirurgienne, Diane, une actrice reconnue, Jeanne, cheffe du Parti National, Stéphane, son homme de l’ombre, Marc fera fortune dans l’Internet, Sonia finira ministre d’État et Frédéric, président de la République.
Du classique, là aussi. On a déjà pas mal lu ce genre de choses en littérature française, y compris chez Albin Michel (Le Bonheur national brut de François Roux, par exemple). Pas grand-chose de plus à en dire, donc.
BLOUSON NOIR
Radical, de Tom Connan
La caution « jeune rebelle » de la rentrée Albin Michel, laquelle est bien plan-plan par ailleurs (ce qui est quand même l’esprit maison). Après deux romans auto-publiés, le jeune Tom Connan (25 ans) s’installe donc rue Huyghens pour balancer une histoire de rencontre amoureuse sur fond de malaise social. Soit la rencontre explosive entre un étudiant de gauche et un militant d’extrême-droite jouant les activistes dans la frange radicale des Gilets Jaunes.
Honnêtement, je passe mon tour.
FOLLE JEUNESSE
Longtemps je me suis couché de bonheur, de Daniel Picouly
Un point supplémentaire pour la jolie pirouette du titre. Sinon, le bon élève Picouly replante sa charrue dans la veine de fiction autobiographique qui avait fait le succès du Champ de personne, il y a bien longtemps. Son narrateur, dont l’avenir est suspendu à son éventuelle admission en seconde générale plutôt qu’en technique, tombe amoureux d’une jeune fille prénommée Albertine (oh, ah) qu’il voit acheter un roman de Proust (ah, oh) en librairie. Du coup, il se met à lire À la Recherche du temps perdu (oooh).
Lectures hautement probables :
Nickel Boys, de Colson Whitehead
Buveurs de vent, de Franck Bouysse
Lecture éventuelle :
Les aérostats, d’Amélie Nothomb
2 juillet 2020 | Catégories: A première vue, Romans Etrangers, Romans Francophones | Tags: 2020, aérostats, adolescence, Aix-en-Provence, Albertine, Albin Michel, Amélie Nothomb, amour, années 60, Annie Cook, Antoine Rault, éducation, élève, évasions particulières, Bakhita, barrage, buveurs de vent, Calamity Gwenn, Cannibales Lecteurs, centrale, Charles Recoursé, Colson Whitehead, Daniel Picouly, dyslexique, Etats-Unis, extrême-droite, famille, fièvre, fièvre jaune, François Beaune, Franck Bouysse, fraternité, frère, gauche, gilets jaunes, Goncourt, Gour Noir, grandes ambitions, Isabelle Huppert, journal, Ketty Rouf, littérature, longtemps je me suis couché de bonheur, Memphis, Neuilly, New Canaan, Nickel Boys, Noir, Ohio, on ne touche pas, perdu, philosophie, Pigalle, professeur, Proust, radical, recherche, redressement, rencontre, rentrée littéraire, Sébastien Spitzer, sex-shop, société, soeur, Stephen Markley, striptease, temps, Tom Connan, USA, vallée, Véronique Olmi, violence, XIXème siècle | 11 Commentaires

Traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Cherge
Un soir d’hiver à l’Elgin Theatre de Toronto, le célèbre acteur Arthur Leander s’écroule sur scène, en pleine représentation du Roi Lear. Plus rien ne sera jamais comme avant.
Dans un monde où la civilisation s’est effondrée, une troupe itinérante d’acteurs et de musiciens parcourt la région du lac Michigan et tente de préserver l’espoir en jouant du Shakespeare et du Beethoven. Ceux qui ont connu l’ancien monde l’évoquent avec nostalgie, alors que la nouvelle génération peine à se le représenter.
De l’humanité ne subsistent plus que l’art et le souvenir. Peut-être l’essentiel.
En quatre mots :
Shakespeare sauvera le monde
En entreprenant de le chroniquer, quatre ans après sa parution, je sais d’avance que je vais trahir ce livre. Je vous en demande pardon, tout en vous suppliant d’entendre, dans mes oublis et non-dits, l’intelligence et la beauté exceptionnelles de ce roman.
Le résumé proposé par l’éditeur est d’ailleurs loin, très loin de rendre justice à Station Eleven. La troupe itinérante d’artistes constitue en effet la colonne vertébrale du récit ; mais comme toute colonne vertébrale, elle soutient tout un édifice, infiniment plus riche, impliquant un vaste registre de personnages dont Emily St John Mandel donne à voir l’histoire, la variété, la complexité.
Ces différents acteurs permettent à la romancière d’envisager les mille et une manières dont l’être humain peut réagir face à une catastrophe majeure. Il y a les profiteurs, les optimistes, les fatalistes, les obstinés, les égarés… Autant de visages de nous-mêmes, dont certains nous sont étrangement familiers.
L’écriture de la romancière canadienne fait la singularité de cette entreprise littéraire qui donne encore un nouveau sens au genre post-apocalyptique.
Poétique, évocatrice, elle a la langueur des brumes éternelles qui donne au temps de la narration la latence dont elle a besoin pour évoquer l’immensité d’un monde à reconstruire, mais aussi l’infinité de ce que l’humanité a brutalement perdu : sa culture, son histoire, son savoir – autant de forces à tenter de conserver pour rebâtir, ce que vont essayer de faire certains survivants. Magnifique idée, par exemple, que celui du Musée de la Civilisation, que met en place l’un des personnages.
Nous voilà donc très loin, encore une fois, du roman survivaliste dans le genre de La Route, de McCarthy. Et tant mieux.
La construction du roman, elle aussi, perturbe les lignes, en évitant la linéarité au profit d’allers-retours dans le temps. Avant l’épidémie, pendant, après : au lieu de se suivre, ces trois temporalités s’entrechoquent, donnant encore mieux à comprendre le parcours des protagonistes, leurs enjeux, et les différentes problématiques du roman.
Enfin, il y a le livre dans le livre. Ce Station Eleven du titre, qui désigne un comics miraculeusement préservé du désastre par une survivante, et dont le récit inséré dans le roman oriente d’autres miroirs encore pour saisir la profondeur du sujet.

Auteure de romans noirs, Emily St John Mandel rejoint ici le clan des auteurs ayant effectué un pas de côté littéraire par rapport à leurs habitudes, pour mieux sublimer leur propos et leurs idées. Elle offre avec Station Eleven une énième variation sur un genre, le post-apocalyptique, dont l’aspect faussement codifié et le rattachement à la science-fiction autorisent les romanciers à s’approcher au plus près de l’humain, tout en s’accordant une liberté narrative exceptionnelle.
Les choses étant ce qu’elles sont dans notre monde, il est à craindre que ce genre n’ait encore plein de beaux jours devant lui. Tant pis pour nous, pauvres humains. Mais tant mieux pour la littérature.
20 mars 2020 | Catégories: Romans Etrangers, S.F. / Fantastique | Tags: Beethoven, Cannibales Lecteurs, catastrophe, comics, confinement, coronavirus, désastre, Emily St. John Mandel, fièvre, futur, grippe, itinérante, lac, Michigan, musique, post-apocalyptique, Rivages, science-fiction, Shakespeare, Station Eleven, survie, survivants, théâtre, troupe, virus | 2 Commentaires