Profession du père, de Sorj Chalandon

Signé Bookfalo Kill

Ne le répétez surtout pas, mais le père d’Emile est agent secret. Il a aussi été pasteur pentecôtiste, footballeur professionnel, co-fondateur des Compagnons de la Chanson (mais il a quitté la troupe car sa voix exceptionnelle dominait trop celle des autres), ceinture noire de judo, résistant pendant la guerre bien sûr. Son meilleur ami, Ted, le parrain d’Emile, fait partie de la CIA.
André Choulans a surtout été un proche du général de Gaulle. Pour tout dire, homme de l’ombre discret et efficace, il avait son oreille, et nombre des décisions du Président étaient de son fait. Mais pas la dernière en date. Abandonner l’Algérie, ça non, André Choulans est contre. Son ami de Gaulle l’a trahi. Au nom de l’OAS, au nom des Français d’Algérie, il faut donc l’éliminer. Et pour cela, Émile va devoir faire partie de la conspiration. A treize ans, c’est une lourde responsabilité…

Chalandon - Profession du père3Quel roman encore une fois, quel roman ! Car Profession du père est un roman, bien entendu. C’est écrit sur la couverture, et la qualité littéraire du texte, son inventivité, son humour, son émotion, la profondeur de ses personnages, sa construction, sont autant de preuves de sa vitalité romanesque. Mais il est impossible d’oublier que tous les livres de Sorj Chalandon portent sa marque personnelle, viennent de sa propre vie. C’est ce qui fait leur sincérité et leur puissance dévastatrice, qui me touchent à chaque fois – et cette fois, d’une manière plus intime et plus douloureuse.

Oui, Émile, c’est Sorj enfant. Un gamin lyonnais sous la coupe d’un père tyrannique, souvent violent, mythomane compulsif. Un père acteur d’un spectacle permanent dont il prend le monde à témoin. À la fois bourreau et modèle, source d’inspiration et de terreur. Capable d’embrigader son fils unique en oubliant que c’est un enfant, et qu’un enfant, mieux que quiconque, est capable de s’emparer d’un imaginaire pour en faire une réalité.
Car au-delà de ce portrait de père fascinant jusque dans ses pires extrêmes, il y a le regard de ce jeune garçon, confiant malgré tout, prêt à tout accepter parce que c’est son père et qu’il est son fils. Sorj Chalandon rend merveilleusement compte de cet état de crédulité aveugle qui est une forme d’amour absolue, dépassant la cruauté jusqu’à l’incompréhensible.

Avec un style plus dépouillé que jamais, moins lyrique que dans ses précédents romans (le sujet plus intime s’y prête moins), Chalandon réussit cet équilibre fragile entre émotion et violence, humour et souffrance, faisant d’Émile le réceptacle de frustrations et d’incompréhensions immenses.
Car si le père est au cœur du livre, il ne faut pas oublier la mère, personnage ô combien complexe, soumise mais détachée, aimant son mari malgré tout, malgré le mépris, les insultes, les coups qui parfois l’accablent elle aussi ; aimant également son fils mais ne comprenant pas ce qu’il subit, trop pragmatique, trop terre-à-terre. Dans la dernière partie du roman, c’est sa figure qui prend le dessus, déchirante, bouleversante, complétant le tableau d’une famille dysfonctionnelle, pourtant pas si éloignée de la plupart des nôtres – ce qui nous la rend si cruellement familière.

Profession du père est un beau roman tragique qui n’oublie pas d’être humain.

Profession du père, de Sorj Chalandon
Éditions Grasset, 2015
ISBN 978-2-246-85713-6
316 p., 19€

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7 Réponses

  1. Nicoclaws

    Perso, j’ai été un peu déçu par ce livre. Non par la qualité littéraire indéniable ni par l’épaisseur psychologique des personnages ou par la dimension sans doute cathartique de l’oeuvre, mais peut-être par un retour à l’humain quotidien un peu trop “banal”, après ces autres bouquins époustouflants. Ca manque un peu de souffle peut-être.
    Ou alors c’est moi qui suis blasé par les histoire de relations familiales et de rapport au père qui nous inonde depuis une décennie notamment via Hollywood. Du coup j’aurais dû m’y attendre avec le titre :)

    29 août 2015 à 11:08

    • Je n’irai pas prétendre non plus que c’est mon livre préféré de Chalandon. Jusqu’à présent, il n’a jamais été aussi puissant, aussi touchant que lorsqu’il nous emmène sur des scènes de guerre. Mais, et c’est très personnel pour le coup, je ne peux pas m’empêcher d’être ému à chaque fois par son style, par sa manière d’aborder la littérature. Cette banalité que tu évoques avec justesse le ramène en effet à plus de sobriété, plus de retenue, et il manque ce souffle dévastateur que les récits de guerre portent naturellement.

      29 août 2015 à 11:17

  2. alexmotamots

    Son précédent, pourtant Prix Goncourt m’avait déçu. Je ne me précipiterai donc pas.

    30 août 2015 à 11:22

    • Prix Goncourt des Lycéens, je précise ;-)
      C’est un livre un peu différent, plus intime et plus sobre, peut-être pourrait-il davantage te toucher ? Après, Chalandon a un style qui ne plaît pas à tout le monde, donc il n’y a pas de raison de se forcer :)

      31 août 2015 à 07:41

  3. Ce livre me fait de l oeil , je ne connais pas les livres de chalandon et j ai peur de tomber encore dans l exposition de l intimité d un auteur mais ton article me pousse à le lire quand même

    3 septembre 2015 à 09:53

    • Si Chalandon exploite une matière personnelle dans ses livres, il le fait toujours de manière romanesque, distanciée. Il ne fait pas de l’autofiction, mais bien de la fiction à part entière, simplement nourrie de ses expériences ou de sa vie. Si ce n’était pas le cas, je n’apprécierais pas autant son travail, car en général, l’autofiction ne m’intéresse pas du tout, crois-moi ;-)

      9 septembre 2015 à 18:23

  4. Pingback: Enfant de salaud, de Sorj Chalandon | Cannibales Lecteurs

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