Le Serment, d’Arttu Tuominen

Éditions de la Martinière, 2021
ISBN 9782732496665
448 p.
22 €
Verivelka
Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Ils sont trois : un cadavre lardé de coups de couteaux, un suspect errant les mains ensanglantées à l’orée d’un bois et l’inspecteur chargé de l’enquête. Trois hommes qui se connaissaient ; trois hommes qui ne s’étaient pas revus depuis vingt-sept ans.
Dans les prairies sauvages de Finlande ressurgissent les souvenirs d’une enfance féroce, les traumatismes du passé. Entre les courses à vélo et les vengeances à la sortie de l’école, un pacte de sang a été scellé. Un serment qui se rappellera à eux trois décennies plus tard.
Si vous aimez les polars nordiques fidèlement… nordiques, Le Serment pourrait vous contenter, à condition que vous n’ayez pas le sentiment d’avoir fait le tour du registre depuis longtemps.
Tous les ingrédients classiques sont réunis ici : une météo hostile (froid, boue, pluie), des décors bruts et fascinants, une lenteur endémique de la narration, des personnages rugueux et des secrets touffus. Rien de nouveau sous le (rare) soleil du Grand Nord, on connaît tout ceci depuis longtemps – j’allais dire Mankell, référence évidente d’Arttu Tuominen et grand maître incontestable du genre, mais on peut même remonter au duo fondateur Sjöwall & Wahlöö sans craindre de se tromper.
Quel intérêt particulier donc dans ce Serment ? Le fait, pour commencer, qu’il vienne de Finlande, pays sans doute le moins représenté du quintette glacé (avec la Suède, la Norvège, le Danemark et l’Islande). Cela ne bouleverse pas la donne, mais c’est un détail notable.
Non, le plus intéressant, en réalité, c’est le traitement du sujet principal du roman. Le fait de confronter le protagoniste à un dilemme particulièrement difficile à résoudre : choisir entre sa conscience professionnelle – d’autant plus qu’il se retrouve responsable d’enquête pour la première fois – et une part essentielle de son passé, nichée dans son enfance.
En ce sens, le personnage du commissaire Jari Paloviita est particulièrement bien dessiné, et si l’on s’attache avant tout à ses failles, si l’on suit ses choix et ses décisions avec curiosité, voire avec empathie, c’est parce qu’ils permettent de faire tenir l’essentiel du suspense sur le fil ténu des sentiments et des convictions d’enfance – mises en scène dans des flashbacks consistants, au ton très juste, qui deviennent vite plus importants que l’enquête. Et la fin, solide, vient couronner ce cheminement avec un aplomb louable.
Débutant dans l’ombre des plus grands, Le Serment finit sur la longueur pour imposer sa voix, en jouant la carte de l’humanité et de l’émotion avec pudeur et subtilité. Plutôt une bonne surprise, au bout du compte.
Les ombres filantes, de Christian Guay-Poliquin

Éditions la Peuplade, 2021
ISBN 9782925141006
344 p.
20 €
Dans la forêt, un homme seul marche en direction du camp de chasse où sa famille s’est réfugiée pour fuir les bouleversements provoqués par une panne électrique généralisée. Il se sait menacé et s’enfonce dans les montagnes en suivant les sentiers et les ruisseaux.
Un jour qu’il s’est égaré, un mystérieux garçon l’interpelle. Il s’appelle Olio, a une douzaine d’années, semble n’avoir peur de rien et se joint à l’homme comme s’il l’avait toujours connu…
Je me suis permis d’arranger un peu le résumé de l’éditeur et d’en supprimer la dernière phrase, qui semblait suggérer que Les ombres filantes était un roman survivaliste, une épopée sombre et violente dans la lignée de La Route, de Cormac McCarthy. En dépit de l’apparition clin d’œil, au début du livre, d’un père et de son fils poussant un caddie plein de bric-à-brac, il n’en est rien, et l’aborder de cette manière serait le meilleur moyen de passer à côté.
Un monde en chute libre
De prime abord, on peut dire qu’il s’agit d’un roman d’aventures, un périple en pleine nature dans un contexte de déréliction généralisée qui inscrit ce texte dans la veine post-apocalyptique, devenue un véritable courant littéraire ces dernières années et servie par des auteurs de grand talents et de tous horizons, pas seulement de science-fiction. Rien d’étonnant, étant donné l’enthousiasme avec lequel l’humanité s’échine à détruire sa planète et à courir à sa perte, que les écrivains s’en inquiètent et s’en emparent.
Comme nombre de ses confrères et consœurs (Deon Meyer dans L’Année du Lion, Emily St John Mandel dans Station Eleven, Jean Hegland dans Dans la forêt, Peter Heller dans La Constellation du Chien), Christian Guay-Poliquin n’use de ce motif que comme un arrière-plan, presque un prétexte à accompagner l’histoire qui l’intéresse vraiment.
Il est question de la Panne, on devine à certaines allusions fugaces que le monde est au bord du gouffre à la suite d’un effondrement énergétique, et que les humains, sortis brutalement de leur confort, dépassés par les événements, tentent de sauver leur peau par tous les moyens possibles.
C’est tout, et on n’a guère besoin d’en savoir plus. Cela suffit à modifier radicalement les priorités des humains, et à justifier la longue errance du narrateur. Tout le reste, les véritables sujets du livre, en découle.
Le retour à l’enfance
Tout dans dans le roman tourne autour de ce motif.
Si le protagoniste traverse la forêt, c’est pour rallier le camp de chasse de sa famille. Il espère y retrouver ses oncles et tantes, mais aussi une forme de bonheur liée à son passé, car il garde de ce lieu de beaux souvenirs d’enfance.
Son long périple parsemé d’embûches, son absorption presque physique par la forêt, c’est un voyage à rebours, une tentative de renouer avec l’innocence que les bois retournant à l’état sauvage incarnent à merveille.
Ce retour à l’enfance s’inscrit également dans la magnifique relation symbiotique qui unit très vite le narrateur à Olio. Dans les premiers chapitres, l’homme chemine seul, et avec peine, malhabile, craintif, souffrant d’une vieille blessure au genou qui le ralentit et le gêne dans ses mouvements.
Dès qu’il rencontre le garçon, il regagne en vitalité, en force, s’étonne lui-même que sa blessure ne le gêne presque plus – comme si une partie de l’énergie naturelle de l’enfant passait en lui, régénérant son corps, éclairant son esprit et son âme. Et tout leur parcours commun va consolider ce lien qui, très vite, transforme un compagnonnage de circonstance en amour filial, jusqu’à une ultime phrase déchirante.
Quel merveilleux personnage, cet Olio, d’ailleurs ! Christian Guay-Poliquin donne chair, âme et vie avec une folle intensité à ce garçon malicieux, vivace, obstiné, volontiers manipulateur, candide et fragile aussi, et d’une clairvoyance brutale qui l’amène parfois à commettre des actes insensés, pour la simple et bonne raison qu’il les considère comme les plus justes dans ce drôle de nouveau monde en train de se dessiner.
C’est cette manière si juste de saisir l’enfance, de la magnifier par des mots, qui éclaire le roman d’une lumière resplendissante.
Le temps retrouvé ?
Il y a quelque chose dans le rapport au temps qui interpelle également si l’on prête attention à la structure du livre et à ses titres de chapitre.
Les ombres filantes est découpé en trois parties. Dans la première, « La Forêt », les chapitres sont titrés en référence à l’heure qu’il est. Le narrateur porte une montre, à laquelle il se réfère sans arrêt, raccroché par cet objet à « l’ancien monde ». Comme un symbole, à la fin de la première partie (attention : mini-spoiler !), Olio s’empare de la montre et la jette dans une rivière, brisant l’obsession et poussant son protecteur à entrer de plain-pied dans la nouvelle ère du monde.
Ce basculement se fait pourtant en douceur dans la deuxième partie, puisque la famille du protagoniste enfin rejointe possède un calendrier qui lui permet de rythmer et d’organiser ses semaines. Voici les chapitres portant désormais le nom du jour où se déroule le récit, ouvrant la porte à un étirement du temps sans pour autant perdre les vieux repères.
Dans la troisième partie enfin, « Le ciel », plus de montre, plus de calendrier : les seuls repères sont ceux offerts par la nature, le soleil et les étoiles. « Matin », « nuit », crépuscule »… : nos héros sont rendus au stade ultime de l’effacement de la civilisation. Place est faite à l’horizon, promesse d’ouverture et donc de renouveau… ou de chute finale.
Cette évolution, subtile et brillante, est à l’image d’un roman plus souvent mélancolique que menaçant, quête primaire d’affection et de tendresse dans un monde dont les barrières tombent pour ramener ses survivants à l’essentiel.
Cela ne va pas sans violence ni souffrance, mais Christian Guay-Poliquin nous embarque en douceur dans ce périple terriblement humain au cœur d’une nature prête à reprendre le pouvoir, conjuguant sens du rythme, intelligence discrète du propos et empathie pour des personnages dont la compagnie perdurera bien au-delà des dernières pages.
Là-haut, très loin dans le ciel de notre imagination, éclairée par le sourire d’Olio et la marche obstinée vers la liberté du héros que l’enfant s’est choisi.
L’Éternel fiancé, d’Agnès Desarthe

Éditions de l’Olivier, 2021
ISBN 9782823615821
256 p.
19 €
Un jour, pendant une cérémonie de Noël organisée pour les enfants dans une salle des fêtes, un petit garçon de quatre ans se retourne vers une petite fille de son âge et lui dit qu’il l’aime parce qu’elle a des yeux ronds. Elle lui répond qu’elle ne l’aime pas parce qu’il a les cheveux de travers. Leur romance n’ira pas plus loin.
Fin de l’histoire ?
Non. Au contraire, c’est le début. Et non pas d’une histoire, mais de plusieurs. Celle de cette petite fille, et de ce petit garçon, dont les chemins ne cesseront de se recroiser durant des années, le plus souvent par hasard. Et de leurs frère et soeurs, de leurs parents, et de leurs proches. Il y aura de la musique (beaucoup de musique), une exposition d’art contemporain, des amours ratées et d’autres réussies parce qu’inattendues. Il y aura des enfants, du bonheur et du malheur.
Il y aura tous ces instants qui, mis bout à bout, et surtout racontés pour ne pas les oublier, font des vies.
La littérature française vous ennuie ? Vous en avez marre des histoires de vies, des histoires de famille ? Vous refusez de perdre votre temps avec des romans parlant du quotidien parce que le vôtre vous suffit et que vous n’avez pas envie de vous fader celui des autres, qui n’est sûrement pas plus intéressant ?
Lisez L’Éternel fiancé. Vous y retrouverez sans doute tout ce que vous affirmez redouter ou détester. Mais vous l’aurez en beau, en pertinent, en poétique, en drôle, en émouvant. Vous l’aurez en belle littérature, sincère et convaincante, et j’ai peine à croire que vous ne changerez pas d’avis – au moins un petit peu, au moins pour cette fois, pour ce livre.
Une vie (française)
Qu’est-ce qui fait la différence ? Un point de vue, pour commencer. Celui de l’auteure, en l’occurrence. L’Éternel fiancé est le roman d’une romancière accomplie, dont la profonde clairvoyance rappelle celle de son confrère à l’ombre de l’Olivier, Jean-Paul Dubois (prix Goncourt 2019).
Agnès Desarthe a appris de chaque livre comme de la vie (notamment la sienne et celle de sa famille, qui ont en partie inspiré l’intrigue), et en est arrivée à un point de maîtrise et de maturité qui surélève le texte à chaque chapitre, à chaque page.
J’en tiens pour preuve purement personnelle le nombre d’extraits que j’ai pris le temps de noter pour ne pas les oublier, et pouvoir les relire aussi souvent que possible, touché par leur clairvoyance et leur justesse, par l’écho que ces passages suscitent en moi.
C’est totalement subjectif, bien entendu. Mais cela m’arrive rarement, pour être honnête.
Tenez, un exemple parmi tant d’autres :
Tous les enfants pensent que leur mère ne changera jamais. Elle sera toujours jeune et belle (même quand elle est ingrate et déjà plus si jeune à leur naissance). Petit, on croit à la pérennité des mères comme on se fie au lever quotidien du soleil. Nous comptons sur nos mamans pour survivre à tout, demeurer intactes, inépuisables.
Des vies (pas les mieux, pas les pires)
Des réflexions aux pointes aiguisées comme des flèches de Robin des Bois, Agnès Desarthe en décoche un paquet, sur des sujets divers. Le temps qui passe, l’importance de nos choix que bien souvent l’on ne mesure qu’après coup, l’amitié, les embardées étonnantes des élections amoureuses, et bien sûr la famille, les pères, les mères, les frères et sœurs, puis les enfants – entre autres.
Quand on est vieux, on ne sert à rien. C’est comme la matière et l’antimatière. Tout le monde sert à quelque chose sur terre. Sauf nous, les vieux. Nous sommes l’antimatière du monde actif.
De tout ce qui nous lie, la romancière tisse une merveilleuse comédie humaine, vibrante de drôlerie comme de tragédie, et portée par un amour inconditionnel pour la musique – la musique qui, de tous les langages, est sans doute le plus universel et le mieux partagé. Que la narratrice soit instrumentiste, que son enfance soit façonnée par l’art du jeu musical, qu’elle s’en éloigne ou y revienne selon les moments de son existence, ce sont des composantes fondamentales du personnage, l’une de ses plus belles facettes – et elle en compte beaucoup.
Une voix
Ce point de vue doit beaucoup à la voix qui l’exprime. Qu’Agnès Desarthe soit une femme d’esprit, dotée d’un humour réjouissant, n’est pas un scoop pour qui la suit ou la lit un tant soit peu. Mais jamais sans doute son propos n’a été aussi clair, aussi aiguisé, aussi bien canalisé par les mots qu’elle choisit.
De l’humour, dans L’Éternel fiancé, il y en a toujours, mais peut-être moins que dans ses autres livres. Puisque la comédie est humaine, elle est fatalement traversée de drame, de mélancolie, de colère, d’abattement puis d’espoir, de doutes et de questionnements.
Grâce à son récit structuré par juxtaposition (on passe d’un moment de vie à un autre, dans l’ordre chronologique mais au fil de nombreuses ellipses qui concentrent l’intrigue sur l’essentiel), Agnès Desarthe joue d’une large palette existentielle qui lui permet de faire passer son lecteur par tous les états émotionnels, avec délicatesse et sans pathos.
Je pourrais conclure, classique, en disant qu’il s’agit là d’un des plus beaux romans de la rentrée littéraire – ce qui serait une assertion relativement idiote dans la mesure où je n’ai lu à ce jour qu’une trentaine des 521 titres de la dite rentrée.
Je serais plus juste et honnête en affirmant simplement qu’il s’agit de l’un des livres qui m’a le plus touché.
Mais je préfère vous laisser, encore une fois, avec les mots d’Agnès Desarthe, et leur formidable pouvoir d’évocation :
Assise sur le banc, face à l’immeuble dans lequel j’ai grandi et où, d’une certaine manière, je suis encore, serai toujours, fantôme en papier découpé du souvenir, plus tenace et plus vraisemblable que mon être de chair et de sang qui périt un peu plus à chaque seconde, s’éparpille, s’égare, je regarde le carnet que j’ai ouvert sur mes genoux et je relis la mention : « First time I’m truly awake » (Je suis vraiment éveillé pour la première fois). (…) Si je lève de nouveau les yeux vers les fenêtres de mon père, je peux me persuader que mon enfance persiste à s’y dérouler comme dans un cinéma permanent. Qui pourrait me certifier le contraire ? Comment peut-il y avoir un après puisque rien ne s’additionne ?
Premier sang, d’Amélie Nothomb

Éditions Albin Michel, 2021
ISBN 9782226465382
180 p.
17,90 €
Un jeune homme de 28 ans fait face à un peloton d’exécution.
Nous sommes en 1964, au Congo, à Stanleyville (ancien nom de Kisangani) tombé sous la coupe de rebelles qui ont pris des centaines d’otages belges et étrangers.
Ce jeune homme est le Consul de Belgique au Congo. Depuis des jours, il fait office de négociateur et s’efforce d’assurer la survie des autres otages en palabrant sans fin avec les différents chefs de la rébellion. Ce jour-là, quelque chose a mal tourné, et le voici aux portes de la mort.
Face aux fusils levés contre lui, respectant le cliché selon lequel on verrait défiler son passé à l’instant de sa mort, il revient sur sa courte vie pour essayer de comprendre ce qui a pu le conduire à une telle extrémité.
Ce jeune homme, c’est Patrick Nothomb. Futur papa d’Amélie. Premier sang est évidemment à prendre avant tout comme un hommage au père, disparu en mars 2020 (et non pas devant le peloton d’exécution en 1964, sans quoi nous n’aurions jamais lu les livres de sa fille).
Ce trentième livre s’inscrit de fait dans la veine intimiste de la romancière belge, qui a donné quelques-uns de ses plus beaux livres (Le Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements, La Nostalgie heureuse). En découvrant de quoi il y était question, j’en ai donc attendu beaucoup, espérant l’un de ces bons crus dont Nothomb peut, à l’occasion, nous gratifier.
C’est, hélas, une relative déception.
Passées les premières pages, assorties d’une petite référence à Dostoïevski pour faire bien, le roman rembobine afin de rallier l’enfance de Patrick. Où l’on découvre un petit garçon gracieux et fragile, orphelin très tôt de père, délaissé par sa mère qui confie son éducation à ses parents. Très vite exaspéré par les manières de poupée de porcelaine de l’enfant, le grand-père décide de profiter de vacances scolaires pour l’envoyer s’endurcir du côté de la branche paternelle de la famille : les Nothomb.
S’endurcir n’est pas un vain mot, car cette partie de l’arbre généalogique s’avère un panier d’affreux crabes, une tribu composée d’une tripotée de gamins crasseux et mal élevés, à peine nourris par un patriarche poète à ses heures et totalement allumé le reste du temps.
Voici donc ce que raconte surtout Premier sang : la confrontation initiatique entre un enfant « merveilleux » et une brochette de monstres, dont les vilaines habitudes cachent en réalité, bien sûr, des trésors édifiants pour le petit Patrick, qui va grandir et beaucoup apprendre à leurs contacts, au point d’attendre avec impatience chaque retour en vacances chez eux.
La fragilité des âmes pures et la beauté des monstres (à laquelle répond souvent la monstruosité des beaux), voilà bien encore des thèmes nothombiens, que l’on retrouve beaucoup dans ses textes inspirés des contes (Barbe Bleue, Riquet à la houppe, mais aussi Mercure et Attentat). Et c’est un peu le problème à mon sens.
Premier sang, en consacrant l’essentiel de ses pages à ce récit d’enfance, se cantonne à une énième variation d’Amélie Nothomb sur des sujets rebattus, sans rien leur apporter de neuf. Et ne fait qu’effleurer, dans le dernier quart du livre, l’histoire congolaise de Patrick Nothomb, pourtant plus prometteuse et piquante sur le papier – d’ailleurs savamment mise en avant dans la communication entourant le livre, ce qui prouve qu’elle est son point fort, et qu’elle aurait sans doute mérité plus.
L’hommage au père s’avère donc un roman anodin dans l’œuvre de l’écrivaine. Bien tourné, comme toujours, appuyé sur l’écriture élaborée que Nothomb a adoptée depuis un moment en abusant moins des dialogues au profit d’une véritable narration.
Plaisant et rapide à lire (ce n’est pas non plus une surprise) mais, à mon sens, ou en tout cas selon mes attentes, pas à la hauteur de sa promesse.
À première vue : la rentrée Zoé 2021
Intérêt global :
À première vue, j’ai connu des rentrées plus excitantes chez les éditions Zoé. D’un côté, on ne peut pas briller tout le temps (ce que cette excellente maison suisse parvient à faire très régulièrement) ; d’un autre, ces quatre textes auront sans doute plus d’intérêt pour d’autres que moi.
Donc, comme d’habitude, je vous les confie et vous laisse vous faire votre propre idée !
La Patience du serpent, d’Anne Brécart

Christelle et Greg, des amateurs de surf dans la trentaine, sillonnent le monde en minibus avec leurs deux petits garçons, s’installant près des meilleurs spots et vivant de petits boulots.
À San Tiburcio, sur la côte mexicaine, ils s’acclimatent et font la rencontre d’une jeune villageoise. Cette dernière entraîne Christelle dans une relation vertigineuse qui bouleverse leur vie de famille.
C’est le septième roman d’Anne Brécart, publié comme les six précédents par les éditions Zoé.
Je vais ainsi, de Hwang Jungeun
(traduit du coréen par Eun-Jin Jeong et Jacques Batilliot)
So Ra, la grande sœur douce et rêveuse, Na Na, la cadette déterminée et libre, et Na Ki, le frère de cœur, prennent tour à tour la parole pour raconter leur rencontre et l’enfance dans l’appartement commun, la grossesse de la deuxième et le séjour au Japon du troisième, qui l’a transformé. À travers ces voix à l’imaginaire propre, événements et situations se déploient dans leurs nuances. Première traduction en français.
Reconnaissances, de Catherine Safonoff
Au soir de sa vie, une auteure se relit. Ses livres sont des îlots dans sa mémoire et elle cherche à relier ces repères. Sa relecture est relecture de soi. Grave, mais régulièrement drôle aussi. De ce voyage dans le passé, elle choisit les heures claires, souvenirs inaltérables de lieux propices. Une autofiction évoquant l’amour pour le père et la mère, la difficulté à être soi, à être fille comme à être mère.
Les vies de Chevrolet, de Michel Layaz
Biographie romancée de Louis Chevrolet, né en Suisse en 1878 et qui grandit en Bourgogne où il travaille comme mécanicien pour vélos, avant de gagner l’Amérique en 1900. Il dessine des milliers de moteurs, acquiert une notoriété en tant que pilote, puis devient entrepreneur en fondant la marque qui porte son nom avec William Durant, futur fondateur de la General Motors, qui la lui rachète.
À première vue : la rentrée Stock 2021
Intérêt global :

Pas toujours facile pour moi de distinguer le bon grain de l’ivraie dans les programmes de rentrée des éditions Stock (et c’est valable pour le reste de l’année, du reste). De temps en temps, un auteur, un propos, une approche me séduisent. Mais la plupart du temps, je trouve leurs propositions très éloignées de mes goûts et de ma conception de la littérature – et je le dis fort poliment.
2021 n’échappe pas à cette règle personnelle, ne me laissant m’accrocher qu’à deux espoirs (dont un très fort) au milieu d’un océan de désintérêt, voire d’agacement majeur. Vous me direz, deux sur onze, c’est déjà ça.
Mais onze titres, quoi…
La Félicité du loup, de Paolo Cognetti
(traduit de l’italien par Anita Rochedy)

Voici mon plus bel espoir du programme, hérité des merveilleuses sensations éprouvées à la lecture des Huit montagnes en 2017. Si les livres suivants de Cognetti, plus proches du récit de voyage, m’ont plu, je n’y ai pas retrouvé la force et la pureté cueillies dans ce roman extraordinaire.
L’attente est donc forte pour La Félicité du loup, mêlée d’un peu de prudence tout de même car, à première vue, ce nouveau texte paraît une sorte de cousin du précédent, déclinant sous forme d’histoire d’amour ce que Huit montagnes offrait à la littérature d’amitié.
On y assiste à la rencontre entre Fausto, écrivain de quarante ans, et Silvia, artiste-peintre de vingt-sept ans, dans la station de ski de Fontana Fredda (à nouveau au cœur du Val d’Aoste), où ils travaillent tous deux dans le même restaurant. La saison d’hiver les voit se rapprocher et céder l’un à l’autre, sans promesse d’avenir.
Le printemps les sépare, elle monte vers les hauteurs tandis que lui retourne en ville pour gérer son quotidien morose, dont son divorce. Mais l’appel des montagnes et la force d’attraction de Silvia le ramènent très vite en direction des montagnes…
Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski

Un projet mêlant littérature et vraie vie, comme je les aime quand ils sont bien faits, évidemment. Christophe Boltanski s’est déjà brillamment illustré dans ce registre avec son premier roman, La Cache, inspiré de sa famille.
Cette fois, il part en quête d’un parfait inconnu. Un homme dont Boltanski découvre, en chinant aux puces, un album contenant 369 photomatons pris entre 1973 et 1974. Au dos des clichés, présentant l’homme sous différentes facettes et avec différents visages, des adresses du monde entier ajoutent encore au mystère.
Le romancier se lance alors dans une vaste quête aux quatre coins du globe pour reconstituer l’histoire et le parcours du fameux Jacob B’rebi.
Artifices, de Claire Berest

Depuis sa suspension, Abel Bac, un policier parisien, vit reclus. Des événements étranges survenus dans des musées, semblant tous le concerner, l’obligent à rompre son isolement.
Aidé de sa voisine Elsa et de sa collègue Camille Pierrat, il mène une enquête qui le conduit à s’intéresser à l’artiste internationale Mila.
Après deux romans inspirés de personnages réels (Gabriële, co-écrit avec sa sœur Anne sur son arrière-grand-mère, femme de Francis Picabia, et Rien n’est noir, Grand Prix des Lectrices de Elle consacré à Frida Kahlo et Diego Rivera), Claire Berest renoue avec le roman purement fictionnel, en fonçant droit dans le mystérieux, tout en tournant encore autour du monde de l’art.
Saint-Phalle : Monter en enfance, de Gwenaëlle Aubry
Restons du côté des artistes, avec ce récit littéraire traçant le portrait de Niki de Saint-Phalle, depuis son enfance saccagée (violée par son père à onze ans, maltraitée par sa mère) jusqu’à son accomplissement d’artiste, nourri de rage et de volonté de revanche.
Son fils, de Justine Lévy
De l’art toujours, par la bande, puisque Justine Lévy imagine le journal intime de la mère d’Antonin Artaud. Une manière d’aborder de biais le parcours de cet artiste hors normes, écrivain, poète, acteur, dessinateur, illuminé et rongé par la folie.
Le Candidat idéal, d’Ondine Millot
Le jeudi 29 octobre 2015, officiant alors à Libération, Ondine Millot se trouve au tribunal de Melun lorsque l’avocat Joseph Scipilliti tente d’assassiner le bâtonnier Henrique Vannier, le blessant gravement de deux balles avant de retourner l’arme contre lui et de se donner la mort. Plutôt que de réagir à chaud, la journaliste prend le temps de mener une longue enquête pour comprendre le cheminement ayant conduit à ce fait divers tragique.
Bellissima, de Simonetta Greggio
La romancière poursuit son « autobiographie de l’Italie », mettant en parallèle l’histoire de sa famille et celle de son pays, dans la continuité de son travail entamé avec Dolce Vita 1959-1979 et Les Nouveaux Monstres 1978-2014.
S’adapter, de Clara Dupont-Monod
Dans les Cévennes, l’équilibre d’une famille est bouleversé par la naissance d’un enfant handicapé. Si l’aîné de la fratrie s’attache profondément à ce frère différent et fragile, la cadette se révolte et le rejette.
Le Garçon de mon père, d’Emmanuelle Lambert
L’auteure raconte son père, mort d’un cancer en septembre 2019. Selon l’éditeur, c’est évidemment « un livre de vie », parce que sinon ça ferait peur et ça serait sinistre. Ah oui, la question du livre serait aussi : Papa aurait-il préféré avoir un garçon plutôt qu’une fille ? D’où le titre.
Je vous laisse vous dépatouiller avec ça, j’ai pour ma part mieux à faire.
La Maison des solitudes, de Constance Rivière
Dans le même genre, voici l’histoire d’une jeune femme empêchée d’aller retrouver sa grand-mère mourante à l’hôpital. L’occasion d’opposer à cette douleur la mémoire des moments heureux dans la Maison, le repaire du bonheur familial. Sauf que Maman ne partage pas cette vision idyllique des choses, et refuse de retourner dans la dite Maison.
Voilà qui promet de chouettes réunions de famille à Noël.
Les routiers sont sympas : essais 2000-2020, de Rachel Kushner
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson)
Un recueil de 19 textes relevant de plusieurs genres tels que le journalisme, les mémoires ainsi que la critique littéraire et artistique. L’auteure évoque notamment un camp de réfugiés palestiniens et une course de moto illégale dans la péninsule de Baja en 1970, alors que d’importantes grèves ont lieu dans les usines Fiat.
BILAN
Lecture certaine :
La Félicité du loup, de Paolo Cognetti
Lecture probable :
Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski
À première vue : la rentrée P.O.L. 2021
Intérêt global :

Quitte ou double P.O.L., épisode 2021.
Comme je le disais l’année dernière, pour cette maison d’édition dotée d’une ligne forte et exigeante, soit le programme de rentrée me passionne, soit il me laisse indifférent ou me hérisse. L’année dernière, j’avais eu une bonne surprise grâce à Lise Charles (La Demoiselle à cœur ouvert, qui n’a certes pas marqué les esprits), et c’était tout.
Cette année, pas de folie non plus en vue, et plutôt des motifs d’agacement prononcé – même si deux romancières habituées du catalogue pourraient m’attirer dans leurs filets.
Ce que c’est qu’une existence, de Christine Montalbetti

Raconter, en une seule journée, plusieurs existences liées entre elles de près ou de loin. Voici le défi que se lance Christine Montalbetti (qui apparaît elle-même comme personnage) dans ce roman choral dont l’ambition est de raconter comment nous vivons tous au même moment des vies si différentes les unes des autres.
Un beau projet (qui rappelle un peu sur le papier celui de Laurent Mauvignier dans Autour du monde), que la fantaisie et l’empathie de l’auteure pourraient sublimer.
Hors gel, d’Emmanuelle Salasc

Durant des années, Emmanuelle Salasc a signé ses livres sous le pseudonyme de Pagano. Elle reprend son véritable nom pour ce nouveau roman, toujours chez P.O.L., campé en 2056.
L’écologie politique a pris le pouvoir et impose un respect drastique de la nature, désormais traitée avec un respect proche de la dévotion et placée sous haute surveillance. Dans une vallée de montagne, un village se retrouve sous la menace du glacier qui le surplombe, et qu’une poche d’eau menace de rompre, ravivant le souvenir d’une tragédie similaire, 150 ans plus tôt.
Au même moment, Lucie retrouve Clémence, sa sœur jumelle disparue depuis des années, qui lui demande de la cacher car elle serait poursuivi par un redoutable réseau de prostitution et de trafiquants de drogue.
Rabalaïre, d’Alain Guiraudie

Rabalaïre, en occitan, désigne une personne qui n’est jamais chez elle, « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens ». Ici, le rabalaïre, c’est Jacques, chômeur, passionné de vélo, solitaire mais d’une humanité à toute épreuve, et qui, entre Clermont-Ferrand, les monts d’Auvergne et l’Aveyron, va connaître, plus ou moins malgré lui, toute une série d’aventures rocambolesques, mystérieuses, voire criminelles.
Le cinéaste Alain Guiraudie balance une pavasse de 1000 pages apparemment remplies d’aventure, de folie, de drogue et de sexe (forcément, c’est Guiraudie). Le truc imbitable façon P.O.L. (il y en a, c’est une composante constante du catalogue) qui fera friser d’orgasme une poignée d’admirateurs en rut, et laissera indifférent la grande majorité des lecteurs.
Mausolée, de Louise Chennevière
La narratrice, une jeune femme indépendante et soucieuse de sa liberté, se retrouve pourtant prise au piège d’une passion ardente et d’une rupture qui la fait durement souffrir. Ressassant une nuit entière ses souvenirs de manière obsessionnelle, elle éprouve l’absence jusqu’à son point limite et prend la plume pour pallier le manque, l’accepter et enterrer cette histoire dans un mausolée de mots.
220 pages dont j’aurai le bonheur de m’épargner la lecture.
Le Premier exil, de Santiago H. Amigorena
À Buenos Aires, au milieu des années 1960, Zeide, l’arrière-grand-père maternel de l’auteur, un Juif originaire de Kiev, décède. Mais la famille du narrateur a fui l’Argentine pour l’Uruguay afin d’échapper à la dictature, après le coup d’État militaire du général Juan Carlos Ongania en 1968. Un roman qui décrit l’enfance de S.H. Amigorena tout en dressant le portrait d’un continent blessé.
L’œuvre largement autobiographique d’Amigorena, qui a ses irréductibles fans, n’a jamais réussi à m’intéresser. Je passe, donc.
Pas dormir, de Marie Darrieussecq
Marie Darrieussecq souffre d’insomnie depuis des années.
Ça explique sans doute beaucoup de choses.
BILAN
Lecture probable :
Ce que c’est qu’une existence, de Christine Montalbetti
Lecture potentielle :
Hors gel, d’Emmanuelle Salasc
À première vue : la rentrée Manufacture de Livres 2021
Intérêt global :

Longtemps cantonnée à la littérature noire – qui, déjà, tendait à se jouer des codes et des frontières du genre -, la Manufacture de Livres s’affirme de plus en plus comme un éditeur tous terrains. Et avec succès, si l’on en croit le succès l’année dernière du livre de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, ou encore la démonstration éprouvante mais magistrale proposée par Carine Joaquim début 2021 avec Nos corps étrangers.
De ces réussites probantes, la Manuf’ gagne une assise qui lui vaut une place légitime dans la rentrée d’automne – place offerte cette année à trois romans, dont deux premiers.
Villebasse, d’Anna de Sandre

Auteure de poésie et de nouvelles, Anna de Sandre s’essaie pour la première fois au roman, et avec une certaine audace sur le papier, puisqu’elle emprunte au réalisme magique, un genre toujours risqué car susceptible de décontenancer le lecteur trop cartésien.
Nous sommes donc à Villebasse, entrelacs de vieilles bâtisses et de rues ancestrales qu’éclaire une étrange lune bleue et que les habitants ne quittent jamais. Un jour d’hiver débarque le Chien, qui va traverser la vie des uns et des autres et, peut-être, tout changer…
Pour en savoir plus, il faudra lire !
Le Fils du professeur, de Luc Chomarat

Ces derniers temps, le nom de Luc Chomarat était plutôt synonyme d’amusement et de folie douce, au fil de polars parodiques plutôt réjouissants (Le Dernier thriller norvégien, Le Polar de l’été), ou de polar tout court (Un trou dans la Toile, Grand Prix de Littérature Policière 2016).
Ce nouveau livre, d’inspiration autobiographique, prend le contre-pied total de ces veines, en racontant une enfance dans la France des années 1960-70. Des batailles de cowboys dans la cour de l’école à la découverte fascinée des femmes, c’est toute une jeunesse qui se dévoile.
Pas très original à première vue, mais voir Chomarat tenter ce pas de côté est intrigant, surtout quand on apprécie sa plume piquante et sa verve. Donc, pourquoi pas.
Poudre blanche, sable d’or, de Matthieu Luzak

Premier roman également, qui suit deux amis, un journaliste de seconde zone englué dans une vie de famille compliquée et un voyou tout juste sorti de prison, partant pour quelques jours entre hommes à Malaga. Le cadre ne fait pas rêver mais c’est justement là que le second, Farid, a monté un coup il y a quelques années.
Au fil de leur virée, s’expriment les rêves et les drames des désillusionnés du XXIe siècle.
BILAN
Lecture probable :
Villebasse, d’Anna de Sandre
Lecture potentielle :
Le Fils du professeur, de Luc Chomarat
Pourquoi je n’ai pas dépassé la page 50 : La Vengeance m’appartient, de Marie Ndiaye
Éditions Gallimard, 2021
ISBN 9782072841941
240 p.
19,50 €
Me Susane, quarante-deux ans, avocate récemment installée à Bordeaux, reçoit la visite de Gilles Principaux. Elle croit reconnaître en cet homme celui qu’elle a rencontré quand elle avait dix ans, et lui quatorze — mais elle a tout oublié de ce qui s’est réellement passé ce jour-là dans la chambre du jeune garçon. Seule demeure l’évidence éblouissante d’une passion.
Or Gilles Principaux vient voir Me Susane pour qu’elle prenne la défense de sa femme Marlyne, qui a commis un crime atroce… Qui est, en vérité, Gilles Principaux ?
(En préambule, je rappelle à toutes fins utiles que l’objet de cette rubrique n’est pas (forcément) de dire que le livre en question est si mauvais que je n’ai pas réussi à le terminer. Au contraire, la plupart du temps, il s’agit plutôt d’essayer d’expliquer pourquoi, en dépit de ses qualités – et en raison de ses partis pris -, il ne m’a pas convenu.)
Sans jamais avoir lu une ligne de ses livres, je me suis fait du travail de Marie Ndiaye une image assez respectueuse, voire intimidante. D’abord publiée aux éditions de Minuit (où elle décroche le prix Fémina en 2001 pour Rosie Carpe), puis chez Gallimard, où elle obtient le Goncourt en 2009 pour Trois femmes puissantes, elle est, à 53 ans seulement, à la tête d’une œuvre déjà imposante incluant plus d’une dizaine de romans et recueils de nouvelles, autant de pièces de théâtre et quelques textes pour la jeunesse.
Je ne sais pas si La Vengeance m’appartient est à l’image de son travail passé. Mais si c’est le cas, je ne suis pas sûr d’y revenir. (Il est probable que ce ne soit pas le cas. Femme à l’évidence brillante, j’ai le sentiment qu’elle n’est pas du genre à mettre deux fois les pieds dans le même sabot.)
Je ne nie nullement l’intelligence extrême à l’œuvre dans ce livre, évidente dès les premières lignes. Tout, dans le style de Marie Ndiaye, est pensé, pesé ; c’est bien le livre d’une auteure posée, maîtresse d’une écriture qui se déploie en phase avec son propos. En l’occurrence, le portrait d’une femme, simplement désignée sous son nom et l’attribut de sa profession, Me Susane. Avocate quarantenaire, sans envergure, dont les débuts à la tête de son cabinet sont laborieux, et qui s’efforce de composer avec les attentes de tous et toutes autour d’elle, à commencer par ses parents, éperdus d’espoir pour elle mais déçus par son manque de réussite flagrant. Même lorsqu’elle hérite d’un dossier criminel de grande envergure, qui va lui causer plus de soucis que de prestige.
Pour développer ce personnage, Marie Ndiaye avance à reculons et par chausse-trappes. Elle nous donne à lire toutes ses réflexions, en particulier tout ce qu’elle n’ose pas dire aux autres. Ce qui donne de longs passages en italiques, explicitant par le détail une pensée qui ne s’exprime jamais.
Le procédé est intéressant, et permet de concrétiser l’immobilisme de la protagoniste, le blocage essentiellement constitutif de son caractère.
S’y ajoute un recours massif aux adjectifs et aux adverbes, comme autant de signaux incarnant les sentiments mêlés et extrêmes de Me Susane. Un choix qui va à l’encontre d’un des conseils les plus fréquemment adressés aux apprentis littérateurs : proscrivez autant d’adverbes que possible, et méfiez-vous des avalanches d’adjectifs. Il faut du talent pour s’opposer à cette sage remarque, et Marie Ndiaye, évidemment, n’en manque pas. Pour autant, je ne peux pas dire que j’adhère. Face à une telle débauche, j’ai tendance à subir. Ici, ça n’a pas raté.
Si je comprends les partis pris de la romancière, j’avoue m’être très vite ennuyé. Impossible de me passionner pour les tergiversations de cette anti-héroïne, ni de vibrer à l’écriture de Marie Ndiaye, que j’ai trouvé trop chargée, voire invraisemblable dans certains dialogues.
Qui irait dire (au téléphone, en plus) : « Ce garçon, maman, c’est l’enkystement d’une pure joie ! »
(Je ne sais même pas ce que c’est censé signifier, je l’avoue…)
J’imagine que c’est fait exprès. C’est peut-être même censé être drôle, ou ironique, ou que sais-je encore. Ce genre de subtilités me passe au-dessus de la tête, et je n’ai guère de temps à perdre à me mettre sur la pointe des pieds pour tenter de les attraper.
La Vengeance m’appartient est l’exemple même de texte trop cérébral pour moi, où il me semble que le soin apporté à la forme finit par écraser le propos, par le mettre trop à distance. Pas le genre de prose qui me parle ni qui me touche, je la laisse sans remords à ses nombreux amateurs et admirateurs.
Tobie Lolness, de Timothée de Fombelle

Illustrations de François Place
Éditions Gallimard-Jeunesse, 2016
(pour l’édition collector 10 ans)
ISBN 9782070601486
672 p.
27,50 €
Courant parmi les branches, épuisé, les pieds en sang, Tobie fuit, traqué par les siens.
Tobie Lolness ne mesure pas plus d’un millimètre et demi. Son peuple habite le grand chêne depuis la nuit des temps. Parce que son père a refusé de livrer le secret d’une invention révolutionnaire, sa famille a été exilée, emprisonnée. Seul Tobie a pu s’échapper.
Mais pour combien de temps ?
Comme un symbole.
J’ai commencé mon année de lecture 2020 en lisant (enfin) la première partie de Tobie Lolness, je l’achève en terminant la deuxième dans ces derniers jours de décembre. Comme si les deux volets du roman de Timothée de Fombelle m’avaient servi d’indispensables parenthèses enchantées à cette année désincarnée.
Il était temps.
Tobie Lolness faisait figure d’exception bizarroïde dans mon parcours de fan absolu de Timothée de Fombelle. Par un curieux enchaînement de circonstances, je n’avais en effet jamais lu son premier roman. J’avais pourtant embarqué dans son univers extraordinaire dès Vango, sa deuxième grande saga (2010-2011). Puis suivi fidèlement toutes ses parutions, jusqu’au premier tome d’Alma paru en juin 2020.
Ce n’était jamais le bon moment. J’avais peur d’être déçu. De ne pas retrouver les émotions fabuleuses suscitées par Vango, Le Livre de Perle et les autres.
C’était idiot. Irrationnel, comme toutes les superstitions.
Puis le moment est venu.
Le bon état d’esprit. La vraie et juste curiosité. L’envie sincère, suffisante pour outrepasser l’inquiétude. Et l’énergie nécessaire pour porter à bout de bras cet imposant volume de presque 700 pages.
J’ai plongé. Vol plané enivrant entre les branches d’un immense arbre-monde, dans les pas du plus grand des tout petits héros.
« Tobie mesurait un millimètre et demi, ce qui n’était pas grand pour son âge. »
Première phrase.
Devenue à elle seule un classique de la littérature jeunesse, à l’image des milliers de phrases qui la suivent.
On y trouve déjà tout du style Fombelle – de la magie Fombelle. La précision du langage, un léger humour sous-jacent, de la poésie et de l’inventivité. En plus, des jeux de mots délicieux, des pirouettes exquises, et une capacité à insuffler à chaque mot sa toute puissance d’évocation.
De tout ceci Tobie Lolness est follement riche. C’est un suspense haletant, un roman d’aventure et d’action, des histoires d’amitié qui se nouent ou se dénouent, de passions extrêmes et d’affrontements furieux, des histoires d’amour aussi, et de famille.
Tout y est flamboyant, lumineux, intense. Des sourires naissent au coin des pages, puis des chagrins. Des inquiétudes et des espoirs. Parmi ces créatures minuscules qui vivent au creux d’un arbre ou de la prairie environnante, c’est toute l’humanité qui déploie son curieux théâtre, entre rires et larmes.
Timothée de Fombelle nous régale de personnages hauts en couleur. Ils sont touchants, drôles, révoltants, injustes, courageux ou lâches, obstinés ou butés. Ils sont nombreux, mais jamais on n’en oublie aucun, ni on ne se perd entre leurs rangs. Ils sont merveilleux, fous, attachants – tous, oui, même les méchants.
Comment ne pas s’amuser devant les descriptions de l’horrible Jo Mitch ? Comment ne pas fondre en lisant les improbables inventions langagières du soldat Patate ? Comment ne pas tomber amoureux de la vaillante Elisha ? Comment ne pas admirer l’ingéniosité et la malice de Tobie ? Comment ne pas vibrer en écoutant la musique silencieuse des Asseldor opposée à la tyrannie et à la bêtise ?
De plus, par cette simple trouvaille de réduire ses personnages à une taille minuscule, le romancier fait du quotidien un vaste terrain de possibles merveilleux. Une sublimation de l’ordinaire et du familier que les dessins minutieux de François Place, éloge de l’infiniment petit, magnifient au fil des pages.
Un seul arbre accueille un pays si vaste, aux territoires si variées, qu’une seule imagination ne suffit pas à en faire le tour. Les insectes deviennent des créatures fabuleuses. Une flaque au creux de l’écorce se transforme en lac magique. Et creuser le tronc de l’arbre pour en exploiter la sève jusqu’à extinction des flux, c’est mettre le monde en danger.
Tobie Lolness est aussi un cri d’alarme écologique, presque avant l’heure. Sans pour autant tomber dans la démagogie ni la démonstration lourdingue ou facile. Par les seuls actes des habitants de l’arbre, il oppose le nécessaire respect dû à la nature, à l’aveuglement égoïste de ceux qui l’exploitent pour s’enrichir sans se soucier que, demain, elle aura disparu. D’ici là ils auront été riches, et c’est tout ce qui compte.
Avec ce livre monumental, Timothée de Fombelle signe l’un des premiers romans les plus éblouissants jamais publiés pour la jeunesse – et au-delà, car les livres de cet écrivain précieux transcende toutes les limites à l’image de ses héros qu’aucune frontière n’arrête jamais si leur quête d’absolu doit les porter plus loin.
Il réhabilite la littérature d’aventure, redonne foi en la magie, réaffirme la toute-puissance éternelle de l’imaginaire.
À lire absolument, si vous m’en croyez.
Tobie Lolness est également disponible en deux tomes, en grand format (17,50 € le volume) ou en poche chez Folio Junior (8,90 € le volume).
L’Institut, de Stephen King


Éditions Albin Michel, 2020
ISBN 9782226443274
608 p.
24,90 €
The Institute
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch
Au cœur de la nuit, à Minneapolis, des intrus pénètrent dans la maison de Luke Ellis, jeune surdoué de 12 ans, tuent ses parents et le kidnappent.
Luke se réveille à l’Institut, dans une chambre semblable à la sienne, sauf qu’elle n’a pas de fenêtre. Dans le couloir, d’autres portes cachent d’autres enfants, dotés comme lui de pouvoirs psychiques.
Que font-ils là ? Qu’attend-on d’eux ? Et pourquoi aucun de ces enfants ne cherche-t-il à s’enfuir ?
Ma grande période King remonte à mon adolescence, dans les années 90. C’est là que j’ai englouti ce qui reste, pour l’essentiel, le meilleur de son œuvre. Ça, Shining, Simetierre, Le Fléau, La Tour Sombre, Différentes Saisons, Brume… Dans les années 2000 et 2010 j’ai un peu décroché – hormis un passage par l’énormissime 22/11/63, preuve que le sorcier du Maine avait de beaux restes.
En découvrant le résumé de L’Institut, j’ai eu envie de replonger. Il y vibrait quelque chose d’éminemment kingien, qui me donnait envie de renouer avec cet univers que j’avais passionnément aimé à l’époque.
Quelques avis élogieux m’ont conforté dans ce désir. J’ai ouvert les portes de L’Institut.
J’avoue, hélas, que je n’ai pas vibré autant que je l’espérais.
En vieillissant, Stephen King (désormais septuagénaire) est passé du silex à la pierre polie. Son style s’est arrondi, son approche littéraire aussi. Moins viscéral, moins brut, son style a peut-être gagné en finesse, mais il a perdu en percussion. Ironie, cruauté, espoir et désespoir, passion, foi dans le merveilleux, tous ces sentiments qu’il maniait en maître se sont dilués dans sa maturité.
Résultat : j’ai moins vibré. J’ai moins cru à ses personnages. J’ai moins perçu sa sincérité, son engagement derrière ses jeunes héros, qu’il ne parvient pas comme par le passé à rendre vivants, intenses, éblouissants d’émotion, de force et de fragilité.
Il y avait matière à créer l’une de ces mythologies modernes dont il a le secret. De titiller la puissance phénoménale des émotions qui agitent Ça, par exemple. Mais je suis resté à distance, un peu lassé par les longueurs étirant en vain une intrigue trop légère pour mériter autant de pages.
Pourtant, le roman démarre à la perfection. Par la bande tout d’abord, avec un long prologue (cinquante pages) s’intéressant à un personnage qu’on ne retrouvera que bien plus tard – mais qui, grâce à cette introduction remarquable, attirera immédiatement la sympathie du lecteur lorsqu’il réapparaîtra. Puis en resserrant sur Luke, le protagoniste, et sur la scène fondatrice de son aventure : son enlèvement et l’assassinat de ses parents.
Là, on est bien accroché. Ensuite, hélas, le soufflé retombe.
La présentation de l’Institut, des autres enfants spéciaux et de leurs gardiens, traîne en longueur. Les péripéties qui animent le quotidien des personnages sont clairsemées, et King n’a jamais vraiment réussi à me rendre concerné par ce qui se passe. Comme s’il avait perdu l’art et la manière de terrifier son lecteur, de le prendre aux tripes, de lui faire prendre les armes pour ses héros en danger.
Les expériences menées à l’Institut ne manquent pas d’intérêt (leurs implications surtout), mais le romancier américain se perd un peu dans ses explications, cherchant à retarder ses révélations pour les rendre plus fortes, ce qui ne fonctionne malheureusement tout à fait.
En gros, on perd pas loin de deux cents pages en tergiversations qui, sans me décrocher, ont tout de même brisé l’élan initial de ma lecture, au point de me forcer à continuer pour avoir le fin mot de l’histoire.
Et puis, à un moment, ça repart. Et là, j’ai retrouvé le King que j’aime. Moins électrique, moins éblouissant que par le passé, mais tout de même, capable de monter une architecture complexe et d’entraîner son lecteur à des hauteurs inespérées. Le tempo s’accélère, la violence prend une tournure plus manifeste, les personnages gagnent soudain en épaisseur au moment où ils passent à l’acte.
Le final, superbe, rattrape même les défauts précédents, fait oublier le trop long chemin qui y a mené, et m’a réconcilié avec mon King préféré. Enfin !
Au bout du compte, cet Institut laisse son empreinte en mémoire, de manière insidieuse mais durable, et rappelle quel grand conteur Stephen King sait être, et quel fin observateur du monde et de ses dangers il reste également. Un périple un peu fastidieux, mais que je ne regrette pas d’avoir achevé.
Un jour ce sera vide, d’Hugo Lindenberg


Éditions Christian Bourgois, 2020
ISBN 9782267032673
250 p.
16,50 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020 – PREMIER ROMAN
C’est un été en Normandie. Le narrateur est encore dans cet état de l’enfance où tout se vit intensément, où l’on ne sait pas très bien qui l’on est ni où commence son corps, où une invasion de fourmis équivaut à la déclaration d’une guerre qu’il faudra mener de toutes ses forces.
Un jour, il rencontre un autre garçon sur la plage, Baptiste. Se noue entre eux une amitié d’autant plus forte qu’elle se fonde sur un déséquilibre : la famille de Baptiste est l’image d’un bonheur que le narrateur cherche partout, mais qui se refuse à lui.
« Tu vois petit, parfois quand on est trop seul on finit par ne plus savoir comment parler aux autres. Mais dis-toi bien que les autres, ils ont aussi peur de toi que toi d’eux. Et plus ils parlent, plus ça veut dire qu’ils ont les chocottes. »
Pour développer ce genre d’histoire, il y a plusieurs moyens.
Soit on raconte ses propres souvenirs d’enfance et, à moins d’avoir vécu quelque chose d’absolument exceptionnel qui justifie un témoignage littéraire, on aurait mieux fait de les garder pour soi.
Soit on se cantonne à du narratif classique et, à moins d’un talent exceptionnel, on a toutes les chances de glisser très vite dans les limbes de l’indifférence et de l’oubli.
Soit on cherche autre chose, une troisième voie, une manière neuve de poser des mots sur des sensations très familières, des évocations qui appartiennent presque à tout le monde. Et là, l’étincelle de la curiosité peut crépiter.
Vous me voyez venir, c’est bel et bien dans cette troisième voie que Hugo Lindenberg s’est engagé. Sans toucher à la perfection, ce qui eût été d’autant plus fabuleux qu’il s’agit de son premier roman. Mais avec un point de vue réellement singulier, et une capacité à lancer des fulgurances qui donne tout son intérêt à son texte en dépit de ses défauts.
Minimalisme bavard
Si le récit suit un cours linéaire au fil de l’été, il est dégagé de tout repère chronologique précis. Et, s’il y a continuité entre les événements relatés par le narrateur, elle reste à peu près invisible.
Hugo Lindenberg choisit en réalité de focaliser chaque chapitre sur un point précis. Un moment, un petit événement, une observation. Les titres sont évocateurs : contemplation du milieu animal (« les méduses », « la mouche », « les fourmis ») ou familial (« la tante », « le fils »), resserrement géographique (« la chambre », « la plage », « Omaha Beach »)…
À chaque fois, le romancier braque la loupe grossissante sur un micro-sujet ; et, de là, il laisse couler à foison le flot apparemment intarissable des sensations sentiments, ressentis, qui agitent son protagoniste. Un tumulte intérieur phénoménal, à l’étroit dans la tête en vrac et dans le corps trop menu d’un petit garçon au bord de l’implosion.

Là est le véritable sujet d’Un jour ce sera vide : le mal-être immense d’un enfant malmené par la vie, trop sensible pour la violence du quotidien, en questionnement permanent sur sa place dans le monde, parmi les autres.
Incapable de débrancher le cerveau et de se laisser aller, incapable d’ignorer qu’il est si différent des autres. Canalisant en permanence une violence et une colère qui, à défaut de s’exprimer dans la réalité, vont exploser dans le texte.
Ce questionnement métaphysique occasionne nombre de moments parfaitement saisis, les fameuses fulgurances que j’évoquais plus haut.
« Rien ne m’est plus étranger qu’un garçon de mon âge. À cause sans doute de cette ressemblance supposée. Baptiste par exemple a toujours l’air de faire partie du décor. À tel point qu’à force de plage, sa peau semble faite du même grain que le sable. Les vacances lui vont bien. Il en épouse si aisément l’onde, qu’il me faut toujours un temps pour distinguer sa silhouette lorsque je le cherche dans la cohue. Il est le mouvement. Son corps met le monde en mouvement, alors que tout semble buter sur le mien. Il y a quelque chose en moi de pétrifié. (…) Ce qui fait de Baptiste un vrai garçon, un garçon exceptionnel, c’est qu’il n’a besoin de rien pour en être un. A moi, cela demande une concentration permanente. » (chp.12, « les garçons »)
Notez au passage que le style de Hugo Lindenberg est très tenu, évitant avec soin le piège de la fausse naïveté censée faire de la voix d’un enfant un « style » littéraire, tout en parvenant à conserver sans cesse le point de vue d’un garçon de dix ans. Les enfants ne sont pas bêtes ni ne parlent bêtement, surtout à dix ans, merci pour eux.
Du trop-plein pour conjurer le vide
Pour autant, le procédé narratif choisi par le romancier a son revers. Il est quelquefois répétitif – on commence toujours par aborder le nouveau sujet choisi, en rupture avec les chapitres précédents, avant d’élargir le propos.
Et surtout, il provoque autant de longueurs qu’il peut susciter de moments remarquables. Pour le dire autrement, on peut s’ennuyer autant qu’on peut, parfois, être renversé par l’acuité du regard de l’auteur.
Certains chapitres relèvent plus de la logorrhée que de l’exploration psychologique, et je me suis plusieurs fois surpris à dériver dans un mol ennui, avant d’accélérer ma lecture pour y trouver quelque chose de plus accrocheur.
Plus embêtant, soit je n’ai pas compris la fin du roman, soit elle est ratée – à tout le moins expédiée. Durant quelques chapitres, semble se dessiner une issue possible, que Lindenberg choisit de contourner, histoire de ne pas se montrer trop prévisible. Je pense qu’il a bien fait, mais cela me laisse aussi le sentiment gênant qu’il ne savait pas réellement comment conclure l’affaire. D’où d’ultimes pages un peu flottantes, et un dernier chapitre qui m’a laissé le bec dans l’eau.
Je ne regrette néanmoins pas ma lecture, car plusieurs passages ou chapitres particulièrement bien tournés ont éveillé de profonds échos en moi.
Et Hugo Lindenberg fait montre d’une manière tout à fait personnelle de saisir les personnages, dans leur mal-être consubstantiel comme dans leur apparente perfection – le personnage de Baptiste rayonne littéralement du début à la fin du roman, incarnation de l’enfance idéale, magnifiée par le regard éperdu du narrateur.
Un auteur dont je range le nom dans le tiroir des écrivains à suivre.
La Demoiselle à cœur ouvert, de Lise Charles


Éditions P.O.L., 2020
ISBN 9782818050736
352 p.
21 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Octave Milton, un écrivain français réputé, obtient une place de pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, sur la foi d’un projet fumeux de roman familial puisant ses racines dans la capitale italienne. Arrivé sur place, il fait la connaissance des autres artistes qui vont, comme lui, résider durant un an dans le prestigieux établissement. Loin de s’investir dans son propre travail, Milton procrastine, ce dont atteste son abondante correspondance électronique avec son agente et ancienne amante, mais aussi avec sa mère, son frère, et différentes personnes sollicitant son attention par mail.
Peu à peu, pourtant, il commence à puiser de l’inspiration dans certaines de ses rencontres, détournant la fascination qu’il exerce en particulier sur la gent féminine pour en tirer une matière littéraire souvent cruelle. Le genre de petit jeu qui, si on ne respecte pas certaines limites, peut avoir des conséquences dramatiques…
Drôle de livre. Très accrocheur d’emblée, pour qui n’est pas rétif à la forme épistolaire. Car La Demoiselle à cœur ouvert est entièrement composé d’échanges de mails entre Octave Milton et ses différents correspondants. Du point de vue stylistique, on est bien sûr très loin de l’élégance et du déploiement de langue des Liaisons dangereuses. L’écriture électronique implique souvent de la brièveté, du pragmatisme, presque une absence de forme, autant de caractéristiques qui pourraient décourager tout déploiement littéraire.
Sauf que Lise Charles est maligne. En choisissant un écrivain comme protagoniste, elle dispose d’une voix dont le métier est d’écrire convenablement. Elle peut ainsi jouer de la contrainte du mail, alterner entre messages très brefs, parfois expéditifs, et d’autres plus développés, où la voix de son personnage prend son ampleur. Au fil du livre, on se rend compte que l’architecture d’ensemble est parfaitement pensée, certains messages se répondant par exemple à plusieurs dizaines de pages d’écart, d’autres jouant avec humour du fait que plusieurs correspondances peuvent se croiser au même moment, ce qui crée des décalages drolatiques.
Bref, aucune facilité dans ce choix formel, La Demoiselle à cœur ouvert est au contraire un véritable travail d’écrivain, intelligent et maîtrisé.

Vient le problème du choix du cadre de l’intrigue, et de ses conséquences.
Le délicieux petit monde de l’édition est régulièrement mis en scène dans la littérature française, suscitant chez le lecteur un intérêt souvent inversement proportionnel à la fréquence de ses apparitions. Il faut reconnaître que les préoccupations des acteurs de Saint-Germain-des-Prés peuvent paraître bien éloignées de celles des lecteurs…
Par je ne sais quel miracle, Lise Charles parvient à contourner cet écueil, en dépit du fait qu’elle n’hésite nullement à évoquer des personnalités bien réelles – Muriel Mayette par exemple, ancienne directrice de la Comédie-Française, à la tête de la Villa Médicis de 2015 à 2018 ; ou son mari, sans doute plus connu du grand public qu’elle, puisqu’il s’agit de Gérard Holtz (le récit de la visite de la Villa menée par ce dernier est un délicieux moment du livre !) On n’est pas loin du « name dropping »… et pourtant non. Bizarrement, le dispositif fonctionne sans qu’on ait l’impression d’être exclu du récit, comme d’une blague dont on ne comprendrait pas les ressorts comiques.

La Demoiselle à cœur ouvert échappe d’autant moins à cette problématique que la romancière a choisi de l’inscrire dans une période très particulière de la maison P.O.L.
En effet, Octave Milton se trouve à la Villa Médicis de septembre 2017 à août 2018 (peu ou prou). Or, le 2 janvier 2018, en plein cœur de cette période, Paul Otchakovsky-Laurens, le fondateur de P.O.L., s’est tué en voiture sur une route de Guadeloupe, semant chagrin et consternation chez ses proches, ses fidèles collaborateurs et bien sûr ses auteurs.
Avec beaucoup de pudeur, l’événement est relaté dans le livre, où l’on croise des messages de Jean-Paul Hirsch, directeur commercial de la maison (bien connu et très apprécié des libraires) et de Frédéric Boyer, successeur de Paul Otchakovsky-Laurens à la tête des éditions portant ses initiales, et où Octave Milton se fait bien sûr l’écho de la profonde tristesse ayant frappé Lise Charles et tous ses collègues écrivains.
Quiconque travaille dans le milieu du livre garde un mauvais souvenir de cette effroyable nouvelle, et c’est pourquoi, sans doute, ce passage m’a marqué et touché. Le lectorat moins averti y sera-t-il sensible ?

En même temps, il faut sûrement se poser la question d’une autre manière.
Les lecteurs réguliers des éditions P.O.L. ne seraient-ils pas un peu plus avertis que les autres ?
À quelques exceptions peut-être plus « grand public » ou plus médiatiques que d’autres (Emmanuel Carrère, Martin Winckler), les livres publiés par cette maison ciblent précisément un lectorat un peu plus avisé.
Sans snobisme aucun, simplement parce qu’il en faut pour tous les goûts, toutes les envies, toutes les curiosités, tous les niveaux de lecture. Et qu’on a autant besoin en France, pour sauvegarder la variété et la richesse de la production, d’un P.O.L. que d’un Michel Lafon. (Pas tout le temps, Michel Lafon, non plus, hein. Faut pas déconner.)
Du reste, Lise Charles fait du milieu littéraire un bouillon de cuisine dont elle tire une bonne partie de la saveur de son roman. Par la voix volontiers sardonique de son protagoniste, elle se montre mordante, vacharde, irrévérencieuse. Elle égratigne joyeusement les travers d’acteurs n’ayant souvent de « culturels » que l’horrible prétention et l’insupportable orgueil.
Elle fait de la Villa Médicis une sorte de laboratoire où mijotent l’opportunisme, le cynisme, la méchanceté, l’égoïsme – de quoi se demander ce que va penser la vénérable institution de ce tableau peu flatteur, surtout de la part d’une de ses anciennes pensionnaires…
Cet art du coup de griffe est l’une des forces du livre. Il lui procure de l’humour, une vision sans concession des petits mondes étriqués de la culture, cet univers où circule parfois beaucoup d’argent pour pas grand-chose. On s’amuse donc beaucoup, sans avoir besoin d’être initié.

Surtout, La Demoiselle à cœur ouvert ne se limite pas à cet aspect. Passée la mise en place du cadre et des personnages, et à la suite d’Octave Milton qui découvre peu à peu ses nouvelles sources d’inspiration, le roman s’enrichit de scènes et d’échanges superbes, où il va être question de passion amoureuse, et surtout d’enfance et d’adolescence – aspect sur lequel je ne souhaite pas m’étendre, car il survient tardivement dans le récit, mais y joue un rôle déterminant, jusqu’à la chute brutale et cruelle sur lequel se referme le livre.
Sans qu’on sache jamais vraiment où se placer, tant le protagoniste est à la fois manipulateur et humain, en recherche d’idées comme de sentiments, si bien que son parcours sur une corde raide dont il ignore la présence sous ses pieds finit par devenir aussi fascinant qu’inexorable.
J’avais commencé la lecture de ce roman après en avoir parlé avec une collègue et amie (coucou Géraldine) qui avait su trouver les mots justes pour éveiller ma curiosité. Sur le papier, je n’en attendais pas grand-chose. Je n’en ai sans doute que plus apprécié cette lecture inattendue, souvent magnétique, parfois agaçante, mais dans l’ensemble très stimulante – notamment dans sa dernière partie, remarquable. Pour ceux que le résumé interpelle, je conseille !
À première vue : la rentrée Verdier 2020

Intérêt global :
C’est sûrement parce que j’arrive au bout de l’interminable route traversant les innombrables paysages de la rentrée littéraire, mais je ne sais pas trop quoi vous dire au sujet du programme concocté par les éditions Verdier, sinon qu’il ne m’inspire pas du tout. Du reste, c’est une maison avec laquelle j’ai un rapport compliqué, quelques-uns de leurs livres m’ont enthousiasmé à l’occasion (ah, Antoine Wauters !), mais je suis finalement assez peu familier de leur catalogue très riche, exigeant et littéraire.
Donc, on va faire simple et neutre, et puis vous verrez bien si ça vous inspire.
Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo
Fuyant le souvenir des siens, Thésée quitte sa ville de l’Ouest en embarquant dans le dernier train de nuit vers l’Est avec ses enfants. Il pense aller vers la lumière mais quelque chose qu’il ignore encore semble le poursuivre.
Permafrost, d’Eva Baltasar
Renfermée sur elle-même, pour se protéger de l’hypocrisie familiale entretenant l’idée de l’épouse comblée et de la mère épanouie, la narratrice cohabite avec ses pensées suicidaires. Heureusement, les chambres deviennent son refuge. Elle peut y découvrir d’autres vies par le biais de la lecture, mais aussi le plaisir des corps et des caresses.
Alger, rue des Bananiers, de Béatrice Commengé
L’auteure se remémore son enfance, au milieu des années 1950 à Alger. Elle raconte comment elle a appris à mettre des mots sur les choses et des noms sur les visages. Elle sait par des photos qu’elle a déjà traversé la mer mais ignore que la Terre est ronde.
À première vue : la rentrée Rouergue 2020

Intérêt global :
Aux éditions du Rouergue, maison riche de multiples facettes, il existe une collection de littérature appelée La Brune. Ont le droit de s’y épanouir la fantaisie, l’imagination, l’humour, la tendresse, l’invention… Sous les belles couvertures de la Brune, la littérature est toujours en mouvement, et ça fait du bien.
Démonstration en deux livres lancés en cette rentrée 2020.
Loin-Confins, de Marie-Sabine Roger
Capable de dénicher l’humour et la joie de vivre dans les recoins les plus improbables, Marie-Sabine Roger s’élance cette fois vers les contrées lointaines et imaginaires où l’enfance s’épanouit. Elle se choisit pour héroïne une petite fille de neuf ans prénommée Tanah, fille du Roi de Loin-Confins, archipel perdu dans l’océan Frénétique. Mais un jour le roi est déchu, exilé, et la vie de Tanah bascule. Devenue adulte, elle se remémore ces temps anciens.
Les premières pages offertes au lecteur sur le site de l’éditeur développent la langue en apparence si simple, si aérienne de Marie-Sabine Roger, où les mots chantent d’une manière unique et réinventent le monde. Grosse envie de me glisser dans ce monde singulier…
Sept gingembres, de Christophe Perruchas
Par petites touches, Christophe Perruchas décrypte un certain homme d’aujourd’hui en le décomposant. À la fois père attentionné, mari aimant, patron toxique, prédateur sexuel… Tout ceci en un seul corps, un seul esprit, une seule âme. Une figure masculine que le présent ébranle et que l’avenir menace – voilà, en effet, une statue à déboulonner, celle du mâle blanc dominant. Et il y a encore du boulot. Un premier roman dans l’air du temps.
BILAN
Lecture très probable :
Loin-Confins, de Marie-Sabine Roger