Journal d’un corps, de Daniel Pennac
Signé Bookfalo Kill
C’est l’histoire d’un projet insensé, qui commence par un événement presque anodin. Le narrateur a douze ans, il est scout. Au cours d’un jeu, il est « fait prisonnier » et ligoté à un arbre par ses adversaires. Une fourmi commence à grimper sur sa jambe, il se rend compte qu’il est attaché à proximité d’une fourmilière et la panique le saisit : et si les insectes le dévoraient avant qu’on vienne le chercher ? Lorsqu’on le retrouve, il s’est littéralement fait dessus.
Viré des scouts, il décide de commencer à écrire le journal – mais pas n’importe quel journal, et surtout pas un journal intime au sens classique du terme : non, il s’agit du journal de son corps. Car, dans cet événement, ce qui l’a frappé n’est pas tant d’avoir été viré des scouts – une fierté pourtant – que de constater sa peur et la réaction incontrôlable de son corps lors de la manifestation de celle-ci.
Ce journal, il le tiendra jusqu’à sa mort, 75 ans plus tard.
Étonnant, très étonnant roman. Ambitieux, également. Daniel Pennac, dont on pourrait penser qu’il n’a plus grand-chose à prouver (cliché idiot, il faut l’avouer : comme si un auteur, un vrai, pouvait jamais avoir fait le tour de ses défis…), a mis quatre ans à l’écrire. On peut comprendre pourquoi. Le projet est vaste : explorer les mille et une surprises du corps, ses révélations, ses évolutions, de la puissance insouciante de l’adolescence aux défaites successives de la vieillesse. Le tout sans pathos, sans fausse pudeur non plus, en essayant d’être complet sans pour autant tomber dans l’exposé façon Larousse médical.
A la clef, il y a une idée : parler de ce dont on ne parle pas. A notre époque ouverte à tous les vents, il n’y a plus grand-chose de tabou. Le corps, fondement de notre existence, en reste pourtant un. Certes, le corps n’a jamais été aussi bien connu, examiné, analysé, grâce aux progrès fulgurants de la science et de la médecine. Certes, le corps n’a jamais été aussi exposé, dans les films, à la télévision, sur Internet (avec la banalisation de l’accès au porno).
Mais tout ceci est superficiel. Dès qu’on touche à une intimité que nous partageons tous, du fécal au sexuel en passant par la maladie, on est embarrassé, on détourne la tête, on se bouche les oreilles. Causons d’autre chose, d’accord ?
Pennac ne cède jamais rien à son projet initial. On sent que le sujet l’inspire ; après des débuts un peu fastidieux (l’enfance, assez agaçante), sa plume brille, trouvant l’équilibre entre la forme propre du journal et un style littéraire. L’auteur demeure auprès du corps, ne s’en écartant jamais pour élargir le propos, replacer la narration dans le contexte historique, sauf quand celui-ci influe sur le physique (la blessure du narrateur au cours de son activité de résistant, durant la Seconde Guerre mondiale). Les années passent, et ce sont celles du corps, rien d’autre. Tout y passe, et on ne peut qu’admirer la maestria avec laquelle Daniel Pennac contourne les clichés, notamment en matière de sexe.
Voir à ce sujet un éloge de la masturbation à la fois sensuel et précis comme une notice Ikea (p.83-84) ; ou l’hilarant « Jeu de l’oie du dépucelage » qui s’ensuit (p.86-88) ; ou encore le superbe enchaînement célébrant la rencontre entre le narrateur et Mona, la femme de sa vie (p.144-148, avec cette chute magnifique : « J’ai trouvé ma femelle et depuis que nous partageons la même couche, rentrer chez moi c’est regagner ma tanière.« )
Mais la littérature est là, avec ses artifices, pour nous épargner le pensum d’une froide relation clinique. Autour du narrateur, il y a de nombreux personnages, souvent truculents (Manès, Violette, Fanche…), qui nous renvoient à l’univers familier de Pennac. Ce dernier ne retrouve pas pour autant la verve malaussenienne, mais ce n’était sans doute pas son objectif. On sent que, pour atteindre son but, il a privilégié une maîtrise qui laisse peu de place à l’improvisation.
Et on atteint ici pour moi la limite de l’exercice : la forme du journal fragmente la lecture et peine parfois à maintenir un fil rouge qui maintienne le lecteur en intérêt. Sur 400 pages, il y a en quelques-unes que j’ai laissé filer, de peur de décrocher. Pour autant, je ne crois pas avoir manqué quoi que ce soit d’essentiel… Et d’ailleurs, il faut croire que l’idée a effleuré Pennac, puisque ce dernier a ajouté à la fin un index des manifestations du corps évoquées dans le roman, avec les renvois aux pages correspondantes. Une manière de suggérer que l’on peut également picorer dans son livre, dans le désordre, en fonction de ce qui nous intéresse.
Quand on n’est pas trop hypocrite, on a coutume de dire que, dans tous les grands livres, il y a des passages ennuyeux, des longueurs, des moments d’absence. Si c’est le cas (et je pense que ça l’est, expériences à l’appui), alors ce Journal d’un corps est un grand livre. En tout cas, c’est un roman dont l’ambition mérite à elle seule qu’on s’y arrête.
Journal d’un corps, de Daniel Pennac
Éditions Gallimard, 2012
ISBN 978-2-07-012485-5
390 p., 22€
Simon’s cat et le chaton infernal de Simon Tofield
Il arrive parfois dans la vie d’un chat, d’être confronté à un autre animal. Souvent plus jeune. Parfois de la même espèce. Le pire étant l’apparition d’un chaton dans sa propre maisonnée. Un intrus. Un bébé. Qui a bien plus de câlins que vous… l’attrait de la nouveauté. C’est ce qui arrive au chat de Simon, animal drôle et tellement « vrai ». Pour côtoyer des chats au quotidien, je peux vous garantir que les mimiques et réflexes du personnage principal sont pratiquement tous vrais. Quand Minou n’est pas content, il lui arrive souvent de faire pipi devant sa litière. Quand il n’a pas sa nourriture au lieu dit à heure dite, il renverse la poubelle. Il adore dégueulasser les carreaux que vous venez juste de terminer. C’est ça, une vie de chat.
Simon Tofield avait des difficultés à apprivoiser son premier matou, grâce à qui la reconnaissance éditoriale est arrivée. Mais que dire du deuxième minet? Les sketchs sont drôles, respirent le vécu, et si vous ne connaissez pas encore le chat de Simon, vous allez rapidement devenir fan. Simon Tofield, graphiste et dessinateur, a réussi à se faire un nom grâce à son chat, qui n’en a pas lui, de nom.
Pour tous les fans de chats, je vous recommande donc les ouvrages de la série Simon’s cat, qui, bien qu’un peu chers, vous permettront de rire un bon moment, de faire plaisir quand on n’a pas d’idée cadeau et peut même casser les barrières de la langue quand vous devez communiquer avec des étrangers, car les bouquins de Simon’s cat, tout comme les animations sur Youtube, sont sans paroles.
Simon’s cat et le chaton infernal
Editions Fleuve Noir, 2011
9782265093812
200p.; 14,90€
Un article de Clarice Darling.
Droit de réponse de Carlo Fighetti
Bonjour à tous,
J’ai critiqué en des termes peu amènes il y a quelques semaines sur ce site le roman de Carlo Fighetti, Lacryma Christi, paru aux éditions Envergure. Pour ceux que cela intéresse, c’était ici : https://cannibaleslecteurs.wordpress.com/2011/11/30/lacryma-christi-de-carlo-fighetti/
Par voie judiciaire, l’auteur a exigé un droit de réponse. Recourir à un avocat était inutile, j’aurais accueilli et publié quoi qu’il arrive son opinion – étant particulièrement conscient qu’une critique aussi rude (mais sincère) pourrait m’attirer une réaction de l’intéressé, ou de son éditrice, et que lui laisser l’espace nécessaire à sa défense serait plus que de bonne guerre.
Bref, j’ai déjà publié son droit de réponse dans les commentaires de l’article, comme il me l’était expressément demandé. Par souci d’honnêteté et de transparence, j’ai décidé de consacrer également un article entier à ce droit de réponse, histoire de lui accorder la visibilité qu’il mérite.
Le voici donc, reproduit bien entendu dans son intégralité. Je n’y ajouterai aucun commentaire et vous laisse, chers amis lecteurs, seuls juges.
Bookfalo Kill
DROIT DE REPONSE DE CARLO FIGHETTI
« Il y a ceux qui subliment leurs pulsions agressives pour les transformer en des réalisations admirables et ceux pour qui le processus semble impossible. Quel magnifique exemple vous donnez de la pulsion de mort dirigée vers l’autre : votre haine de vous-même doit être grande ! Monsieur, je vous plains. Je vous plains très sincèrement.
Difficile en effet de ne pas être frappé par ce qui ressemble à un règlement de compte, une exécution d’où dégoulinent haine et agressivité. Malheureusement, à force de vouloir trop en faire, le comportement devient éminemment suspect et on s’interroge : quels sont donc les mobiles qui vous animent ? Et pourquoi les dissimulez-vous derrière un pseudonyme ? Vos frustrations vous sont-elles insupportables ? Ne craignez-vous pas qu’un jour votre haine se retourne contre vous ? Reconnaissons qu’il est beaucoup plus facile de s’en donner à cœur joie quand on se cache ! Je crains que la « qualification » que vous vous êtes octroyée en lisant vos polars ne vous ait un peu trop monté à la tête. Permettez-moi un conseil : prenez un peu de distance, cela sera certainement bénéfique pour votre santé.
Car, à vous lire, tout est mauvais : le type de livre (vous ne l’affectionnez pas, pourquoi l’avoir lu ?), l’écriture, sans oublier le style (dont vous êtes certainement un spécialiste !). L’éditrice n’est pas épargnée non plus, même si dans une réponse sur votre blog vous semblez le regretter puisque vous écrivez, non sans humour, que vous êtes ennuyé « de tirer un peu (sic !) sur une jeune boite qui se lance ». Illustration clinique et symptomatique de la dénégation. Du haut de votre toute-puissance, vous êtes donc détenteur de la Vérité ! Il n’existe dans vos propos ni nuance, ni subtilité, tout y est rigide, violent, définitif. Pour écrire une critique honnête, il faut avoir du recul et du talent ; et de ces qualités vous n’en n’avez aucune. Votre diatribe manque de consistance, tout comme votre démonstration qui n’est que tentative. Toute critique est légitime, mais encore faut-il savoir parler du fond. Le lecteur ne peut être dupe devant tant de violence.
Venons-en à l’extrait que vous citez et dont le contenu n’avait bien sûr par échappé à ceux dont la tâche était de corriger mon travail (notamment un spécialiste anglophone du polar, universitaire de formation). Remarque préliminaire : extraire un passage et le citer hors contexte sans plus de précisions que les vôtres relève de la malhonnêteté intellectuelle et de l’intentionnalité de nuire. Une rectification aussi : vous présentez le Père Général comme un « haut dignitaire religieux ». S’il est effectivement détenteur d’un grand pouvoir, il n’est en aucune façon un haut dignitaire. « La nature de sa tâche, comme me le soulignait son sous-secrétaire quand j’étais à Rome, n’est pas de servir le pape dans des fonctions de dignité ecclésiastique ». Une précision : tous les domaines dont je parle sont des spécialités que je maîtrise ; elles sont le résultat de formations poussées (postdoctorales) et d’études sur le terrain, par conséquent très éloignées de vos élucubrations… Je ne dépenserai donc pas mon énergie à légitimer ce à quoi vous n’avez manifestement pas accès : n’aborder aucune des thématiques qui constituent la trame de mon livre en est la preuve.
Pour revenir à la tentative d’assassinat du Père Général, vous occultez nombre d’éléments. Premièrement, je vous rappelle qu’il attendait de pied ferme son assassin, tout en étant protégé. Il était donc psychologiquement prêt. Deuxièmement, ceux qui sont — officieusement — ses gardes du corps vous apprendraient que tous les Pères Généraux qui se sont succédé avaient des qualités communes : « des hommes au sang-froid exceptionnel, capables de se défendre eux-mêmes si la nécessité l’impose ». Ce qui est le cas de mon personnage. La description précise que j’en fais pages 33-34 a des implications qui ont dû vous échapper… Vous critiquez enfin les dialogues. Je ris : si vous aviez fréquenté les lieux et personnalités que je cite, vous découvririez combien votre analyse est absurde.
Mais restons-en là. Les romans que vous lisez sont sûrement très bons, mais comme tous les esprits étroits bardés de certitude, vous vous en servez comme des références : c’est là où votre démonstration s’effondre.
J’allais oublier : vous pouvez me rencontrer quand vous voulez. Je doute cependant que vous ayez le courage de sortir de votre anonymat…
Carlo Fighetti ».
Ce qu’il advint du sauvage blanc de François Garde
C’est complètement par hasard que je suis tombée sur François Garde, au détour d’un tchat littéraire sur Libération. Ce qui m’a tout d’abord plu, c’est l’histoire. Invraisemblable et pourtant bien réelle. Narcisse Pelletier, né en 1844, est encore tout jeune quand il s’embarque sur la goélette Saint-Paul, en 1857. Un an plus tard, c’est le drame. Son bateau subit une grave avarie et envoie à terre, sur une île d’apparence peu hospitalière, plusieurs marins pour chercher de l’eau potable.
Quand Narcisse revient bredouille quelques heures plus tard, le bateau n’est plus là. Désespoir. Angoisse. Tristesse. Après quelques errances, il est recueilli par une tribu autochtone qui va l’intégrer comme l’un des leurs.
Narcisse va alors passer dix-sept ans (17 ans!) au coeur de cette île, parmi ces « sauvages » qui l’ont adopté. Puis un jour, un navire anglais, le John Bell, l’aperçoit, lui, seul blanc au milieu de noirs. Quelques hommes sont débarqués, Narcisse est capturé puis ramené en Australie où on le confie aux mains d’un de ces compatriotes, le fictif Octave de Vallombrun, qui tel le docteur Itard dans l’Enfant sauvage de Truffaut, entreprend de « rééduquer » le Sauvage Blanc.
Ce qu’il advint du sauvage blanc se découpe en deux narrations, un narrateur omniscient qui raconte la vie de Narcisse et des lettres écrites par Octave de Vallombrun pour le Président de la société de Géographie, sous forme de compte-rendus.
L’écriture est fluide, limpide. On s’attache aux personnages en moins de temps qu’il faut pour ouvrir la couverture (essayez donc de vivre dix-sept ans à 10 000km de chez vous!), François Garde écrit comme au 19ème siècle, dans un style bien à lui, qui peut faire penser à du Balzac. Ce qu’il advint du sauvage blanc est un bon premier roman, facile d’accès, qui se lit d’un trait. Le sujet était simple, tout était déjà écrit, mais il a su insuffler à cette histoire tragique, sa marque de fabrique.
Ce qu’il advint du sauvage blanc de François Garde
Editions Gallimard
9782070136629
326p., 21€50
Un article de Clarice Darling.
Les voleurs de Manhattan, d’Adam Langer
Signé Bookfalo Kill
Comment faire, lorsqu’on est un trentenaire fâlot et qu’on écrit des nouvelles bien tournées mais anecdotiques, pour s’imposer dans le milieu littéraire new yorkais, où tout est affaire de relations, d’ego, de stratégie marketing et surtout de paraître ? Réponse : on ne peut pas. Ian Minot, qui végète comme serveur au Morningside Coffee, en fait l’amère expérience.
Jusqu’au jour où il rencontre Jed Roth, un ancien éditeur lui aussi révulsé par les nouvelles pratiques de l’édition locale. Ensemble, ils mettent au point un plan diabolique : transformer un roman d’aventures épique, écrit plusieurs années auparavant par Roth, en une (fausse) autobiographie signée Ian Minot – une histoire tellement rocambolesque que tout le monde ne pourra faire qu’y croire… Et ainsi, se venger en le dupant d’un petit monde qu’ils exècrent tous les deux.
Au début, je me suis demandé si ce roman pourrait intéresser beaucoup de lecteurs ignorant l’essentiel des moeurs particulières du monde du livre. Certes, le milieu éditorial (ici new yorkais, mais ça marche aussi pour la France et pour d’autres pays, à n’en pas douter) est très bien dépeint, avec ses compromissions, ses productions déshonorantes, ses personnages antipathiques, sa curieuse mentalité dans laquelle l’amour de la littérature n’occupe qu’une place minime. C’est amusant, cruel et bien vu ; et donc, peut valoir le déplacement rien que pour ça, y compris pour les « non-initiés ».
Les lecteurs les plus assidus s’amuseront également des néologismes créés par Langer à partir de noms d’auteurs célèbres ou de références littéraires, et regroupés dans un glossaire à la fin du livre. Comment ne pas sourire en le voyant parler de « cheshire » plutôt que de sourire (cf. Alice au pays des merveilles), de « franzens » pour désigner des lunettes branchées, ou de « gatsby » pour un blazer chic et élégant ? Le roman en est joyeusement truffé, et cela devient presque un jeu de les retrouver et d’essayer de deviner ce qu’ils signifient sans filer en fin de livre pour découvrir la définition.
Mais il fallait davantage pour faire décoller le roman. Après avoir patiemment tissé sa toile, fort bien campé ses caractères, détaillé le mécanisme du piège mis en place par Roth et Ian, Adam Langer sort une jolie surprise de son chapeau : une mise en abyme qui précipite son héros dans les affres de la création incarnée, une sorte de roman dans le roman dans le roman – où quand la réalité s’anime des traits de la fiction pour devenir pire qu’elle.
L’idée est très maligne, excellemment mise en oeuvre, et donne au dernier tiers des Voleurs de Manhattan un souffle inattendu et bienvenu ; du rythme, du suspense, un peu de folie, bref tout ce qu’il faut pour quitter le livre avec un sourire satisfait aux lèvres.
Si ce n’est pas le titre le plus ambitieux qu’ait publié l’excellent Oliver Gallmeister (éditeur français de Craig Johnson, Trevanian, David Vann, Tom Robbins et j’en oublie), c’est sans aucun doute sur le sujet un roman plus abouti que Comment je suis devenu un écrivain célèbre, chroniqué l’année dernière par Clarice ici même.
Un très bon moment de lecture, en somme. A recommander notamment à tous les apprentis écrivains, histoire de les déniaiser si besoin est !
Les voleurs de Manhattan, d’Adam Langer
Editions Gallmeister, 2012
ISBN 978-2-35178-050-3
254 p., 22,90€
On en dit également du bien ici : Là où les livres sont chez eux, Les chroniques d’Alfred Eibel
Et la fête continue d’Alan Riding
Vous saviez, vous, que le frère de notre bon commandant Cousteau était un collabo de la première heure? Vous saviez que Dina Vierny, la muse de Maillol, faisait passer en douce des clandestins depuis la gare de Banyuls? Vous saviez que Gerhard Heller, officier nazi, avait cependant joué un grand rôle dans la vie culturelle française et avait sauvé la vie de Jean Paulhan? Connaissez-vous seulement l’existence de Rose Valland et toutes les oeuvres d’art qu’elle a sauvées?
Si oui, vous pouvez quand même apprendre des foules de choses sur cette période sombre de l’Histoire qu’est la vie culturelle sous l’Occupation. Si non, vous apprendrez des foules de choses sur cette période sombre de l’Histoire qu’est l’Occupation.
Alan Riding, correspondant du New York Times, a travaillé pendant plus de dix ans sur cet ouvrage et nous livre un documentaire extrêmement méticuleux, bien fourni, et surtout, bien écrit qui vous replongera au coeur des années noires. Formidablement documenté, cet essai retrace l’évolution des artistes pendant toute la période de l’Occupation. Personne n’est oublié. Les chanteurs populaires ou les grandes voix de l’Opéra, les poètes, les philosophes, les écrivains, les journalistes, les peintres, les sculpteurs, les photographes, les danseurs, les comédiens et metteur en scène, les producteurs de cinéma… Tout le monde y passe. Sous forme chronologique, Alan Riding nous livre un panorama complet de la vie culturelle, avec l’aide de Danielle Darrieux, Stéphane Hessel, Micheline Presle, Françoise Gilot, Pierre Boulez et bien d’autres.
Le point fort de Riding, c’est de ne pas prendre parti. Il parle aussi bien des artistes français que des officiers allemands importants qui ont contribué ou non à la culture française : l’ambassadeur Otto Abetz, Gerhard Heller, etc. Il parle des amitiés malgré les divergences politiques ( Marcel Jouhandeau et Jean Paulhan, Jean Cocteau et Arno Breker), il a pioché dans tous les journaux intimes disponibles (Ernst Jünger, Galtier-Boissière, Jean Guéhenno…), il a reconstitué pour chaque personne sa chronologie pendant ses 5 années de guerre.
Si vous ne devez retenir qu’un ouvrage sur la vie culturelle pendant l’Occupation, Et la fête continue est celui-là. Fourni, bien écrit, remarquable. Vraiment.
Et la fête continue d’Alan Riding
Editions Plon, 2012
ISBN 978 2 259 214810
411p., 23€90
Un article de Clarice Darling.
Le Crépuscule des guignols, de Chrysostome Gourio
Signé Bookfalo Kill
Parfois, on voudrait juste être là, paisible, à la fraîche, sans emmerder personne. Le problème, c’est qu’il se trouve toujours quelqu’un pour venir vous pourrir la vie. Voyez ce qui arrive à Arthur Saint-Doth : ancien flic, il s’est rangé des voitures au terme d’une enquête particulièrement tordue, et espère juste se la couler douce, avec femme et enfants, dans sa maison perdue au coeur des vignes de Touraine.
Sauf que quelques tordus rescapés de l’enquête susnommée en décident autrement. En dézinguant à coups de bazooka la maison et la famille d’Arthur, ils mettent fin à l’illusion du paradis terrestre et ravivent la flamme de la guerre. Aidé par son ami et ex-collègue Lazare, Arthur part en chasse des empêcheurs de glander en rond.
Et tout ça pour quoi ? Bof, pour rien ou presque. Un banal désaccord idéologique. C’est que tout ce joli petit monde ne peut vivre qu’au rythme de préceptes philosophiques très précis, qu’ils n’ont pas les mêmes maîtres à penser et que, par conséquent, entre le kantien Arthur, Lazare le rabelaisien, David l’héritier de Machiavel, et ces cinglés de heideggeriens, il n’y a guère d’entente possible. Résultat : on sort les flingues et c’est le bordel.
Ce n’est pas nouveau, les éditions Baleine aiment les polars déjantés, hors normes. Après avoir autorisé Sébastien Gendron, pour notre plus grand bonheur, à nous proposer Quelque chose pour le week-end, voici qu’elles permettent à Chrysostome Gourio (si, c’est son vrai nom) d’annoncer le Crépuscule des guignols – soit une bataille pas très rangée entre flics et voyous tous épris de philosophie, qui mitraillent autant à coups de concepts que de revolver.
Si l’intrigue ne s’embarrasse pas trop de crédibilité (on y reviendra), côté philo, c’est du sérieux. Entre deux coups de feu, les références fusent et c’est du haut niveau. Il faut dire que l’ami Gourio s’y connaît, ayant longuement traîné ses culottes soyeuses sur les bancs de la faculté de la discipline – du côté de Tours, tiens, comme on se retrouve.
Alors, Heidegger, Machiavel et compagnie, il les maîtrise aussi bien qu’il sait les rendre accessibles aux lecteurs béotiens en la matière. Et se servir des lignes de force de leur pensée pour caractériser ses personnages est la très belle invention de ce polar. Ainsi, le changement de narrateur à chaque chapitre s’accompagne d’un changement de style flagrant, parfaitement en phase avec l’idéologie du personnage qui prend la parole : sécheresse de la Raison kantienne pour Arthur, gouaille verbale de Rabelais pour Lazare, etc.
Tout ceci est loin d’être anecdotique. Sans cette idée furieusement originale, le Crépuscule des guignols se résumerait à une histoire banale de vendetta (tu butes ma famille, je te traque jusqu’à te rendre la monnaie de ta pièce.)
Quoique. Il faut rendre à César Gourio ce qui fait le talent de Chrysostome : le garçon n’a peur de rien, et surtout pas d’être imaginatif.
Dans ce roman, vous assisterez donc à une attaque nocturne et souterraine de la Sorbonne, à une scène de western en plein jardin du Luxembourg, ou à un assaut militaire en règle de la fac de Nanterre. Rien que du hautement improbable. Mais le mieux, c’est que ça fonctionne. Parce que l’auteur ne se prend pas au sérieux, qu’il aime le polar bourrin à la Dirty Harry et qu’il l’assume totalement.
Des idées, de la pensée, de l’action, du suspense, des poursuites, des explosions, de l’humour et de l’émotion : ça ne fait pas le polar de l’année, mais tout y est généreusement pour passer un moment de lecture original et reposant. Que demander de plus ? Que Michel Onfray en prenne pour son grade ? C’est en bonus, mais vous y aurez droit aussi, alors foncez !
Le Crépuscule des guignols, de Chrysostome Gourio
Editions Baleine, 2012
ISBN 978-2-84219-504-5
264 p., 16€