Les mystères de Larispem t.2 : les Jeux du Siècle

Éditions Gallimard, coll. Folio S.F., 2020
ISBN 9782072885310
400 p.
9,20 €
À l’aube du XXe siècle, les jeux de Larispem sont lancés ! Carmine, Nathanaël et Liberté forment l’une des six équipes de ce jeu de l’oie à échelle humaine. Pendant ce temps, la comtesse Vérité œuvre dans l’ombre pour s’emparer de la Cité-État. L’intrépide trio parviendra-t-il à déjouer ses plans ? Et sauront-ils décoder le Livre de Louis d’Ombreville, qui suscite tant de convoitises ?
Dans une trilogie, la deuxième position est la plus ingrate. L’épisode 2 porte la lourde responsabilité de tenir les promesses faites par le premier, de nouer plus solidement les fils du mystère sans perdre le lecteur (ou le spectateur), d’amorcer le feu d’artifice final du troisième, tout en assumant souvent la part la plus sombre et inquiétante de l’histoire.
Les Jeux du Siècle, deuxième tome des Mystères de Larispem, relève le défi haut la main. La maîtrise dont avait fait preuve Lucie Pierrat-Pajot dans le volume inaugural était remarquable, surtout qu’il s’agissait de son premier roman (lauréat, rappelons-le, du Concours du Premier Roman organisé par les éditions Gallimard-Jeunesse) ; elle devient bluffante ici.
Lâchant la bride à son cheval de suspense, la jeune romancière précipite l’intrigue dans un mouvement perpétuel dont le tempo soutenu ne se relâche jamais, boosté par une imagination débordante qui multiplie de géniales péripéties, tout en ménageant la place nécessaire aux personnages pour exister, avancer, se développer, se dévoiler. En particulier le trio central : Carmine, moins inébranlable qu’elle n’y paraît, Nathanaël, plus courageux qu’il ne le croit lui-même, et Liberté, qui se découvre un caractère en acier trempé et une détermination à toute épreuve.
On plonge plus avant dans le dédale de Larispem, sublime revisitation steampunk de Paris dont les moindres décors font frissonner d’excitation. Une exploration géographique qui va de pair avec une formidable réinvention et réflexion historique, questionnant le pouvoir, les idéaux et l’idéologie, l’ambition, le déterminisme des origines sociales… Autant de sujets ambitieux, que Lucie Pierrat-Pajot traite en finesse, en privilégiant l’aspect ludique de son intrigue, l’aventure et le suspense pour faire passer le tout en douceur.
Comme de juste, la romancière abandonne ses héros – et nous avec – au fin fond des ennuis, au plus sombre et inquiétant de leur périple.
Ce qui nous amène en toute logique… directement au tome 3 !
Normal People, de Sally Rooney

Éditions de l’Olivier, 2021
ISBN 9782823615241
320 p.
22 €
Traduit de l’anglais (Irlande) par Stéphane Roques
Connell et Marianne ont grandi dans la même ville d’Irlande. Il est le garçon en vue du lycée, elle est la solitaire un peu maladroite. Pourtant, l’étincelle se produit : le fils de la femme de ménage et l’intello hautaine connaissent ensemble leur premier amour.
Un an plus tard, alors que Marianne s’épanouit au Trinity College de Dublin, Connell s’acclimate mal à la vie universitaire.
Un jour, tout est léger, irrésistible ; le lendemain, le drame pointe et les sentiments vacillent.
Entre eux, le jeu vient tout juste de commencer.
Le hasard de nos lectures fait parfois bien les choses.
J’ai lu Normal People quelque temps avant le somptueux roman de Clémentine Beauvais, Songe à la douceur. Les deux livres n’ont pas grand-chose à voir, notamment sur la forme, mais ils traitent tous deux du sentiment amoureux chez les jeunes gens d’aujourd’hui. Et je ne peux m’empêcher de les mettre en miroir, le flamboiement néo-romantique de Clémentine Beauvais répondant, pour moi en tout cas, à la froide analyse psychologique et sociologique de Sally Rooney, et à son regard entomologique sur les errements sentimentaux de la jeunesse des années 2000.
Dit comme cela, vous comprendrez de quel côté mon cœur (d’incorrigible sentimental) a le plus penché. N’allez pas croire pour autant que j’ai détesté Normal People. Au contraire.
C’est un roman brillant, qui saisit par pincées minutieuses la difficulté d’aimer, de se déclarer, de se trouver et de trouver les autres, d’avoir ou non confiance en soi, de se juger à la hauteur de ses propres attentes et de celles des autres (réelles ou imaginaires), dans un monde bousculé de toutes parts par des sollicitations de plus en plus nombreuses et lourdes à assumer. Un monde trop rapide et trop encombrant pour laisser à l’amour le temps et la place d’exister dans toute son ampleur. Un monde de paraître et de faux-semblants où la réussite tient plus au spectaculaire du maquillage dont on s’affuble pour plaire qu’à la réalité des visages et de l’âme.
Dès le titre de son roman, Sally Rooney pose la question la plus fondamentale de nos existences : dans un tel monde, qu’est-ce que c’est, être normal ? Est-ce que cela existe vraiment ? Faut-il être normal, faut-il en rêver ?
C’est pourtant ce que souhaite Connell, son protagoniste masculin :
« Tout ce qu’il voulait c’était être normal, dissimuler les aspects de sa personnalité qu’il trouvait honteux et perturbants. »
Mine de rien, je pense que nous nous sommes tous plus ou moins posé cette question. Surtout à l’adolescence ou dans la vingtaine, quand on commence à se voir dans le miroir du regard des autres, et que l’on cherche sa place dans un monde d’adultes où l’on n’a pas toujours l’impression d’être le bienvenu. S’obstiner à être normal, s’évertuer à ne pas l’être, ce sont deux facettes d’une même réalité, celle de l’être humain en quête de son rôle social.
C’est tout cela que raconte Normal People, au fil des tergiversations de Connell et Marianne qui les voient se rapprocher, se fuir, s’éviter et se retrouver, bousculés dans l’évidence de leurs sentiments par tout ce qui, autour, s’évertue à les parasiter.
Pensées noueuses, impressions tronquées, rendez-vous manqués, poids écrasant de l’opinion d’autrui, sursauts d’énergie et d’espoir succédant à des tunnels d’abattement ou de doute, la très jeune Sally Rooney a dû puiser beaucoup de sa propre expérience pour restituer avec autant de clairvoyance les secousses qui agitent ses héros.
Si elle y parvient, c’est aussi grâce à la forme qu’elle a choisie pour construire son roman. Plutôt qu’un récit linéaire, elle a opté pour des sauts de puce dans le temps. Chaque chapitre suit le précédent à la faveur d’une ellipse plus ou moins longue, ce qui permet de parcourir la vie des protagonistes durant plusieurs années en ne focalisant que sur les moments les plus essentiels de leur(s) histoire(s) et de leur(s) relation(s). Comme une série de zooms opportunément avancés sur les séquences capitales du film.
L’idée est aussi pertinente qu’efficace. Le récit y trouve une dynamique singulière, précise et pointue, en zappant des passages de transition qu’un flash-back ou une simple évocation suffisent à dessiner pour comprendre comment et pourquoi Connell et Marianne en sont arrivés à chaque nouveau début de chapitre.
Si je dois ajouter un bémol à la portée, il accentuera le style, que j’ai trouvé un peu trop froid peut-être, distant, me privant d’imprimer plus en profondeur un texte un peu trop concentré sur sa pertinence pour toucher mes propres émotions, et de m’attacher à des personnages qui, du reste, il faut le souligner, ne sont pas conçus pour cela. On peut les apprécier parfois, à d’autres moments les trouver insupportables ou décevants, mais difficile d’en faire d’authentiques amis imaginaires.
C’est peut-être ce qui les rend, au bout du compte, si… normaux ?
D’autres avis ? Voyez par exemple chez Pamolico, à moitié convaincue ; Analire, beaucoup plus enthousiaste ; et aussi Lettres d’Irlande et d’ailleurs ou Charlotte Parlotte à qui, comme à moi, il manque un petit quelque chose pour crier au coup de cœur.
Presqu’îles, de Yan Lespoux
Éditions Agullo, coll. Agullo Court, 2021
ISBN 9791095718901
192 p.
11,90 €
Tu connais le Médoc ? Si oui, tu y vis peut-être. Ou tu y as passé suffisamment de temps, en vacances ou quoi, pour pouvoir me répondre avec aplomb : « Ouais mon gars, je connais le Médoc. »
Et toi, tu ne connais pas le Médoc ? Ben moi non plus. Je n’y suis jamais allé. Pas par défiance ou manque d’intérêt, hein. C’est juste qu’on ne peut pas aller partout.
De toute façon ce n’est pas grave. Tu peux maintenant (re)découvrir ce coin de France sans bouger tes orteils plus loin que ta librairie. Là, tu demandes Presqu’îles, de Yan Lespoux, aux éditions Agullo, et hop !, c’est parti. Dépaysement assuré, le tout sans prendre le risque de te faire traiter de Parisien parce que tu n’es pas du coin.
Ou pire, de Bordelais.
Blague à part, je ne vais pas être original, étant donné que la blogosphère et nombre de libraires l’ont déjà fait avant moi, mais je veux vous dire tout le bien que je pense de Presqu’îles.
D’abord parce que ces textes, ancrés dans un décor bien précis, avec ses paysages de landes, de dunes, de bord de mer, mais aussi de forêts sauvages, de pistes cahoteuses qui se perdent dans les bois, ces textes qui racontent le Médoc véritable en long en large et en travers, ces textes sont tout sauf de la « littérature régionale » ou « de terroir ». Je mets des guillemets parce que l’expression est devenue péjorative, à force d’être galvaudée par d’innombrables parutions peu qualitatives débouchant parfois sur des téléfilms France 3 médiocres ou des sagas de l’été TF1.
Je mets des guillemets pour ne pas que vous vous braquiez parce que vous détestez ce genre de productions dénuées de saveur. Ce serait dommage. Presqu’îles est une ode pudique au Médoc quotidien, à son rythme, à ses habitants, à ses habitudes. Oui, mille fois oui, et c’est passionnant.
Mais cet art de l’observation local, du cliché ethnographique, Yan Lespoux le place entièrement au service de la littérature – dans ce pays magique, dénué de frontières, où les caractères deviennent des personnages emblématiques, des figures représentatives, qui en disent plus long que ce qui est écrit, et où les paysages, bien que précis, en évoquent tant d’autres, ailleurs ou intérieurs.
Les personnages de Presqu’îles sont familiers, on les connaît, on les croise tous les jours, même sans vivre dans le Médoc ni y être jamais allé. Ils sont nos voisins, nos amis, nos ennemis, parfois nous aussi. Ils résonnent en profondeur, avec empathie. Ils nous touchent, nous révoltent, nous attendrissent, parce que Yan Lespoux, de son écriture tout en retenue, dénuée de pathos, leur donne une humanité à la fois singulière, proche et indispensable.
On passe par tous les états d’esprit au fil des nouvelles du recueil. Certaines sont drôles, d’autres tragiques. D’autres encore discrètement poétiques, ou ironiques, ou cocasses, ou mélancoliques. Le tout sans rupture de ton, grâce au style maîtrisé de Yan Lespoux qui nous fait glisser de l’une à l’autre comme si des passerelles invisibles les reliaient, et que tous leurs personnages étaient plus ou moins les mêmes, tout en défendant leurs caractères propres, leurs idées, leurs perceptions de la vie.
Et puis, je veux dire tout le bien que je pense de Presqu’îles parce que c’est un recueil de nouvelles.
« Ouais d’accord, mais moi j’aime pas les nouvelles. »
Ta gueule.
Pardon, mais il faut arrêter de dire ça. Surtout quand on n’en lit jamais, ou si peu. C’est comme les épinards, tu ne peux pas dire que tu n’aimes pas si tu n’as jamais goûté à ceux que prépare ma belle-mère. Bon, c’est une comparaison foireuse, ma belle-mère pourrait me faire manger à peu près tout, sauf des épinards. Elle a essayé, hein, mais ça n’a pas marché. Chacun ses limites.
Bref, en dépit de mes longues années en librairie, émaillées de plusieurs vitrines entièrement dédiées à la forme courte, je ne sais toujours pas pourquoi les Français se méfient autant des nouvelles, alors que chez les Anglo-Saxons, elles offrent souvent leurs lettres de noblesse à nombre de jeunes écrivains.
Écrire des nouvelles, c’est difficile. Il faut faire entrer tout un monde en quelques pages. Et, souvent, conclure par une belle chute, comme un point final bien appuyé à la fin d’une dictée. Certains grands romanciers sont incapables d’en écrire, ou quand ils s’y essaient, ils se ramassent. C’est dire à quel point ce n’est pas donné à tout le monde.
Yan Lespoux signe des débuts éblouissants avec un très beau recueil de nouvelles, et il faut le saluer pour cette splendide réussite.
Tout comme il faut saluer son éditeur, Agullo, qui s’offre en plus le luxe de déposer cette parution dans l’écrin d’une nouvelle collection. Comme son nom l’indique, Agullo Court sera dédiée à la forme brève. Le tout dans un format spécifique, semi-poche comme l’on dit, à prix très modéré (11,90 € ici, pour un recueil de presque 200 pages, c’est un effort remarquable) et doté d’une maquette hyper jolie et agréable à manipuler.
Du très, très bon boulot.
Les mystères de Larispem t.1 : le sang jamais n’oublie, de Lucie Pierrat-Pajot

Éditions Gallimard, coll. Folio S.F., 2019
ISBN 9782072837470
315 p.
6,90 €
Larispem, 1899.
Dans cette Cité-État indépendante où les bouchers constituent la caste forte d’un régime populiste, trois destins se croisent… Liberté, la mécanicienne hors pair, Carmine, l’apprentie louchébem et Nathanaël, l’orphelin au passé mystérieux. Tandis que de grandes festivités se préparent pour célébrer le nouveau siècle, l’ombre d’une société secrète vient planer sur la ville.
Et si les Frères de Sang revenaient pour mettre leur terrible vengeance à exécution ?
En 2016, ce premier tome des Mystères de Larispem a été le lauréat de la deuxième édition du Concours du Premier Roman organisé par Gallimard-Jeunesse (avec Télérama et RTL). Un prix parfaitement mérité, tant Lucie Pierrat-Pajot, pour son premier livre, fait preuve d’ambition, d’audace et d’originalité, le tout couplé à un sens du suspense et du mystère remarquable.
L’audace, c’est de partir d’une page d’Histoire de France à la fois tragique et souvent méconnue, notamment des jeunes lecteurs, faute d’être bien enseignée (voire enseignée tout court) lorsqu’on étudie le XIXème siècle. Cette page d’Histoire, c’est la Commune de Paris, un soulèvement du peuple de la capitale qui, en 1871, fut très violemment réprimé par le gouvernement alors établi à Versailles.
De ce point de départ, Lucie Pierrat-Pajot prend le parti de créer une uchronie en osant imaginer une issue plus heureuse : une victoire des insurgés parisiens, grâce à laquelle Paris s’affranchit du reste de la France et devient Larispem, une Cité-État qui devient, en moins de trente ans, une sorte de cité idéale, tentative d’utopie sociale et politique à la pointe du progrès technologique.
L’originalité, c’est de faire de Larispem une fabuleuse ville steampunk, où l’on croise des dirigeables, un tram aérien vertigineux, des véhicules dotés de systèmes de propulsion révolutionnaires, de superbes tours d’acier et de verre, et tout un tas de machines diverses et variées.
Dans cette ville dont les nobles et les grands bourgeois ont été chassés ou éradiqués lors de la Seconde Révolution (nom donné à la victoire de 1871), l’une des nouvelles castes dominantes est celle… des bouchers. Les louchébem, comme on les appelle dans l’argot (véridique) qu’ils ont inventé, reconnaissables aux trois couteaux qu’ils portent à la ceinture, dont Carmine, l’un des trois héros du roman, est une représentante haute en couleurs.
L’ambition, c’est de développer un large faisceau d’intrigues et de personnages (dont Jules Verne, évidemment à sa place dans cet univers largement inspiré de ses livres) qui s’entrecroisent, fluides et limpides, tout en assumant une belle atmosphère sombre et des problématiques complexes qui ne donnent qu’une envie, se précipiter au plus vite sur le tome 2 pour en savoir plus !
Songe à la douceur, de Clémentine Beauvais

Éditions Sarbacane, 2016
ISBN 9782848659084
248 p.
15,50 €
Quand Tatiana rencontre Eugène, elle a 14 ans, il en a 17 ; c’est l’été, et il n’a rien d’autre à faire que de lui parler. Il est sûr de lui, charmant et plein d’ennui, et elle timide, idéaliste et romantique. Inévitablement, elle tombe amoureuse de lui, et lui, semblerait-il… aussi. Alors elle lui écrit une lettre ; il la rejette, pour de mauvaises raisons peut-être. Et puis un drame les sépare pour de bon.
Dix ans plus tard, ils se retrouvent par hasard. Tatiana s’est affirmée, elle est mûre et confiante ; Eugène s’aperçoit, maintenant, qu’il la lui faut absolument. Mais est-ce qu’elle veut encore de lui ?
Quand on se risque au petit jeu de la critique, on s’expose parfois à se retrouver un peu bête, lorsqu’il s’agit de poser des mots sur un livre qui en regorge de si parfaits, et si merveilleusement agencés, qu’on ne sait lesquels choisir pour être à la hauteur.
En général, d’ailleurs, on n’y arrive pas. On reste un peu bête, et on s’en veut, mais devant certains talents, il n’y a qu’à s’incliner, et dire : « lisez ce livre », sans chercher à essayer de paraître plus intelligent qu’on ne l’est.
Alors voilà, devant Songe à la douceur, j’ai juste envie de m’incliner, et de vous conseiller : lisez ce livre.
Parce que, depuis que je l’ai terminé, je traque les mots adéquats et ne les trouve pas. J’ai pensé faire le malin, et rédiger une chronique en vers libres, comme l’est écrit ce roman. Trop difficile, téléphoné, et le meilleur moyen de s’étaler en beauté.
Donc, quoi d’autre ? Se montrer factuel ? Raconter que Songe à la douceur est une adaptation libre et contemporaine d’Eugène Oneguine, roman lui-même en vers écrit dans la première moitié du XIXème siècle par l’écrivain russe Alexandre Pouchkine ?
Eurk, bonjour l’ennui. Vrai, mais barbant. C’est admirable, oui, parce que c’est un joli tour de force, mais est-ce si important ? Pour Clémentine Beauvais, sans doute, mais pour un lecteur (jeune ou pas) qui n’aurait pas lu Eugène Oneguine, c’est une information dont on peut se passer.
Quoique, cela peut donner envie de se pencher ensuite sur le modèle, ce qui est toujours une bonne chose.
Bon, vous voyez, je m’égare.
Alors que, tout ce que je voudrais vous dire, c’est que Songe à la douceur saisit avec une puissance rare les mille et une nuances du sentiment amoureux. Moderne et pourtant intemporel, pertinent et impertinent, débordant d’humour, de tendresse, de tristesse, d’euphorie, d’ironie. Tous ces élans qui nous agitent et nous renversent et nous bouleversent quand on a soudain la certitude d’avoir croisé la route du grand amour.
Diablement inspirée, créative à chaque ligne, Clémentine Beauvais trouve le moyen de réinventer le roman d’amour, et de le faire dans un livre à destination des ados.
Parce que c’est ça, finalement, le plus fou. Avoir conçu ce roman pour de jeunes lecteurs, oser proposer un si beau et si stimulant défi de lecture à des adolescents.
Clémentine Beauvais le reconnaît elle-même en saluant dans les remerciements du livre le courage et l’audace tranquille de son éditeur, Tibo Bérard, qui n’a pas hésité à valider ce projet affolant dans la collection Exprim’ de Sarbacane.
Certes, cette collection se distingue depuis longtemps par sa vitalité et son obstination exaltante à exploser les frontières de la littérature jeunesse. Avec Songe à la douceur, elle s’est enrichie d’une de ses plus belles pépites.
Qu’est-ce que je voulais vous dire, sinon, en guise de conclusion ?
Ah oui, je me souviens.
LISEZ CE LIVRE !
Huit crimes parfaits, de Peter Swanson

Éditions Gallmeister, 2021
ISBN 9782351782583
352 p.
23,40 €
Eight Perfect Murders
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Cuq
Libraire spécialisé en roman policier, Malcolm Kershaw reçoit la visite surprise du FBI. L’agent Gwen Mulvey enquête sur deux affaires étranges : une série de meurtres qui rappelle un roman d’Agatha Christie, et un « accident » qui fait écho à un livre de James Cain. Elle espère donc que l’avis d’un expert du genre lui permettra d’interpréter correctement les (rares) indices à sa disposition.
Et ce n’est pas tout : Malcolm, quinze ans plus tôt, a publié sur son blog une liste intitulée ”Huit crimes parfaits”, où figuraient ces deux intrigues. Serait-il possible qu’un tueur s’en inspire aujourd’hui ? Très vite, l’angoissante certitude s’impose : le tueur rôde déjà à proximité. Malcolm commence à le voir partout, et sent un véritable noeud coulant se resserrer autour de son cou…
Quand on se place sous le patronage de grandes références du genre policier, le danger est toujours de ne pas se montrer à la hauteur, même quand on le fait avec humour.
Quand, en plus, on s’aventure sur le terrain à haut risque du fantasme du crime parfait, la pente s’avère souvent irrémédiablement glissante, et emporte l’auteur impudent dans un dérapage plus ou moins contrôlable qui a toutes les chances de s’achever par un crash, au minimum une sortie de route.
Voilà le piège dans lequel Peter Swanson est tombé avec Huit crimes parfaits, sans toutefois s’écrabouiller complètement au fond du ravin, son roman faisant jouer quelques qualités pour éviter la catastrophe.
Adoptant un rythme modéré mais constant, le romancier américain réussit son entrée en matière en nous invitant dans la tête et dans la vie de Malcolm Kershaw, personnage solide, assez attachant, singulier par son métier de libraire, dont le quotidien est bouleversé par une agente du FBI et son apparente implication dans une curieuse enquête.
Assez vite néanmoins, Swanson révèle que Kershaw est un narrateur non fiable, c’est-à-dire une voix à laquelle le lecteur sait très vite qu’il ne peut pas faire totalement confiance, soit parce que le personnage ignore qu’il ne comprend pas tout ce qu’il raconte (alors que le lecteur, oui, en partie du moins), soit parce qu’il dissimule sciemment des éléments de vérité pour mieux nous balader et, au final, nous surprendre.
Remis au goût du jour et à la mode par quelques best-sellers récents (Les apparences, La Fille du train), le procédé n’est toutefois pas neuf, puisqu’il apparaît déjà sous la plume d’Agatha Christie dans l’un de ses plus célèbres romans… dont je vous tairai le nom si vous ne l’avez pas encore lu.
J’en profite au passage pour mentionner un détail d’importance : si vous n’aimez pas vous faire spolier, assurez-vous d’avoir lu les huit romans de crime parfait qui figurent sur la liste de Malcolm (quoique certains, totalement oubliés aujourd’hui, vous dérangeront moins que d’autres), et faites attention aux autres références régulièrement citées dans le livre. Peter Swanson, pour consolider son propos, a tendance à raconter quelques fins qu’il est gênant de connaître si l’on n’a pas lu les livres en question…
C’est le jeu, et je ne saurais reprocher à l’auteur de lever ces mystères indispensables à la compréhension de son intrigue et de ses personnages, mais je préférais vous avertir, par honnêteté.
À partir du moment où la fiabilité du narrateur est remise en cause, la solidité initiale de Huit crimes parfaits, bizarrement, s’érode peu à peu. Peter Swanson déploie beaucoup d’efforts, assez visibles, pour tresser de nœuds serrés une intrigue qui, à force, passe d’élaborée à alambiquée, et d’alambiquée à artificielle. Le style, classique et un peu fastidieux, n’aide pas, il faut le reconnaître.
On s’amuse, tout de même, à essayer de deviner les chausse-trapes, à soupçonner tous les personnages à tour de rôle… pour, finalement, aboutir à une révélation qui, pour être bien racontée, déçoit un peu par son manque de relief, voire sa prévisibilité.
Plus ennuyeux, la conclusion tombe à plat. Alors que, dans un polar intitulé Huit crimes parfaits, je m’attendais au moins à une tentative, soit de twist final excitant, soit de réalisation du programme annoncé, c’est-à-dire un vrai grand beau crime parfait.
Raté, pour moi en tout cas, et je suis resté sur ma faim à la lecture des dernières pages, attendant en vain un dernier rebondissement, une ultime entourloupe qui aurait mis le roman sens dessus dessous et en aurait bouleversé la compréhension de fond en comble. Il n’y en a pas, d’où ma relative déception.
Huit crimes parfaits n’en reste pas moins une lecture plaisante mais qui, vous l’aurez compris, a peu de chances de marquer les esprits.
Billy Wilder et moi, de Jonathan Coe

Éditions Gallimard, 2021
ISBN 9782072923920
304 p.
22 €
Mr Wilder and me
Traduit de l’anglais par Marguerite Capelle
Dans la chaleur exaltante de l’été 1977, la jeune Calista quitte sa Grèce natale pour découvrir le monde. Sac au dos, elle traverse les États-Unis et se retrouve à Los Angeles, où elle fait une rencontre qui bouleversera sa vie : par le plus grand des hasards, la voici à la table du célèbre cinéaste hollywoodien Billy Wilder, dont elle ne connaît absolument rien.
Quelques mois plus tard, sur une île grecque transformée en plateau de cinéma, elle retrouve le réalisateur et devient son interprète le temps d’un fol été, sur le tournage de son avant-dernier film, Fedora.
Tandis que la jeune femme s’enivre de cette nouvelle aventure dans les coulisses du septième art, Billy Wilder vit ce tournage comme son chant du cygne. Conscient que sa gloire commence à se faner, rejeté par les studios américains et réalisant un film auquel peu de personnes croient vraiment, il entraîne Calista sur la piste de son passé, au cœur de ses souvenirs familiaux les plus sombres.
En inconditionnel de Jonathan Coe, l’un des rares auteurs dont j’ai lu tous les romans, je me suis bien sûr précipité sur son nouvel opus dès que j’ai eu la possibilité de le récupérer. Billy Wilder et moi ne restera cependant pas, pour une fois, un grand souvenir de lecture, posé quelque part du côté de La Vie très privée de Mr Sim ou, plus ancien, Une touche d’amour.
Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Bizarre, hein ?
Je vais tenter de vous expliquer ce qui me perturbe. Ce texte est ma troisième tentative de chronique en deux jours. Alors que j’essayais de mettre de l’ordre dans mes pensées et d’en tirer un propos un tant soit peu intéressant, je me suis rendu compte que je parvenais juste à être pontifiant – mot gentil et ronflant pour ne pas dire chiant.
Essayant de gloser sur le contenu du roman, je me retrouvais à le paraphraser en tentant, par-dessus le marché, de faire des grandes phrases pour avoir l’air intelligent, sans arriver à en tirer d’analyse pertinente.
Bref, le combo gagnant.
Si j’essaie de résumer plutôt que de gloser, voici ce que cela donne, en quelques points énumérés :
- une narratrice attachante, Calista, qui marque le troisième recours de Coe à une voix féminine en guise de point de vue principal, après son premier roman, La Femme de hasard (plutôt oubliable), et La Pluie, avant qu’elle tombe (que j’aime beaucoup en revanche, même si ce n’est pas forcément le cas de tous les amateurs de l’écrivain). Jeune et naïve, elle se pose en héroïne typique de roman de formation, construite en opposition à l’autre personnage principal, Billy Wilder, dont elle éclaire l’expérience, la science, mais aussi les questionnements touchants sur le vieillissement et l’épuisement de la vie, notamment artistique.
- une construction imparable en trois actes, chacun centré autour d’une scène de repas qui permet, en réunissant les personnages autour d’une table, de bons plats et surtout de bon vin, de délier la parole et, au romancier, de délivrer l’essentiel de son propos.
- une grande séquence-clef au cœur du livre, que Coe décline avec beaucoup d’à-propos sous forme de traitement scénaristique qui lui donne efficacité, rythme et pertinence.
- un beau roman sur l’art, sur l’expression artistique (Calista devient compositrice, notamment de musique de film), et sur le cinéma, évidemment, qui sonne en particulier comme une déclaration d’amour à Billy Wilder, cinéaste très cher à Jonathan Coe…
Reste qu’à la lecture, j’ai eu la sensation de rester à la surface. De ne jamais totalement entrer dans cette histoire, de ne pas être touché par le propos.
La faute, peut-être, à une écriture plus neutre et distanciée que d’habitude, voire presque plate. Jonathan Coe n’est pas réputé pour sa flamboyance, mais son style, pour être discret, n’en est pas moins travaillé, poli pour gagner en fluidité, tout en brillant souvent par son humour et son ironie, marques de fabrique indiscutables du romancier britannique.
Quand il s’éloigne de ce qui ressemble à une zone de confort où il excelle, soit il gagne en sensibilité et en émotion (c’est le cas à mon sens dans La Pluie, avant qu’elle tombe), soit il s’affadit quelque peu. J’avais déjà eu cette impression dans son précédent livre, Le Cœur de l’Angleterre ; dans Billy Wilder et moi, cela me semble encore plus net.
Si je le trouve loin des standards de Jonathan Coe, ou en tout cas de ce que j’attends et espère de lui, Billy Wilder et moi reste une lecture agréable, riche de jolis moments et de personnages solidement incarnés.
Une bonne peloche du samedi soir, en somme.
Désert noir, d’Adrien Pauchet

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020
ISBN 9782373050585
544 p.
19 €
Paris. Une pilule mystérieuse fait vaciller la capitale. Elle permet, à celui qui la consomme, de revoir les êtres chers qu’il a perdus.
Jocelyn est un jeune flic. Après une intervention désastreuse, il intègre l’équipe qui a pour mission de démanteler le trafic de cette nouvelle drogue. S’engage alors une course poursuite où dealers déchus, policiers, mafieux, assassins et innocents, cherchent la source du produit miracle, qui permet d’ouvrir la porte du royaume des morts.
Mais est-il possible de sauver une société qui ne veut pas l’être ?
On peut choisir un livre pour différentes raisons. Parce qu’on apprécie l’auteur, ou l’éditeur, ou les deux. Parce que le sujet ou le résumé nous interpelle. Ou alors parce que la couverture nous saute à la figure.
Dans le cas de Désert noir, c’est d’abord la couverture, croisée sur un blog ami (coucou Yvan), qui m’a scotché. Rendons à César etc., elle est l’œuvre de Théophile Navet, dont je vous encourage à découvrir le travail sur son site internet. Ensuite j’ai vu l’éditeur, et là j’étais foutu. Obligé d’y aller.
Ce voyage, je l’ai mené sans regret, car Désert noir est un excellent roman. Pas étonnant puisqu’il sort des Forges, encore faut-il expliquer pourquoi.
Comme la plupart des titres publiés sous l’égide de Vulcain (alias David Meulemans sous son incarnation humaine), c’est un livre hybride. Il ressemble à ce qu’on peut attendre de lui d’après son résumé, tout en surprenant plus d’une fois.
Désert noir est avant tout un formidable polar. Rythmé, intense, qui explose lors de scènes d’action (l’assaut du 36 Quai des Orfèvres, mes amis, c’est du grand art) au suspense irrespirable. Et c’est du noir de chez noir, suant de violence et de désespoir, hanté de personnages complexes et déterminés à aller jusqu’au bout de leurs choix et de leurs erreurs.
Un casting de figures souvent terrifiantes que leur créateur parvient toujours, néanmoins, à envelopper d’humanité, pour aider à comprendre ce qui les a amenés sur ces sentiers menant tous plus ou moins à la perdition. Ne jamais se limiter à dire, par exemple, que les « méchants » sont des monstres, facilité de Grand-Guignol, mais au contraire chercher, cerner, expliquer d’où vient le bug dans le programme, et donner de la lumière à ces âmes crépusculaires.
Quant aux autres, les chercheurs de vérité, ils équilibrent la balance en y déposant des sentiments qui toujours nous aident à résister. Amour, tendresse, solidarité, pugnacité, dévouement.
Si ce n’était que cela, ce serait déjà très bien. En artificier prêt à prendre des risques pour que le feu d’artifice éblouisse, Adrien Pauchet pimente sa matière première avec une pincée d’échappée, un courant d’air surnaturel qui désincarcère l’intrigue de sa composante policière pour ouvrir des portes fascinantes sur une certaine idée de l’au-delà.
Avec son histoire de pilule – au nom symbolique d’Orphée – autorisant celui qui la prend à revoir ses chers disparus, le romancier pare d’un léger argument fantastique un récit puissant et empathique dont le propos est d’aller fouiller tout au fond des âmes pour en exfiltrer les chagrins.
Désert noir est, au fond, un roman bouleversant sur le manque, la douleur de l’absence, les blessures impossibles à cicatriser des deuils déchirants.
Construit sur une savante alternance de points de vue qui balance le lecteur aux quatre coins du ring pour mieux tout saisir du combat, jouant à l’occasion de la forme en faisant exploser le texte au moment de basculer dans le monde de l’Orphée, Désert noir est un roman intense, parfois perturbant, qui nous questionne sur les béances du cœur et sur ce que nous serions prêts à faire pour réparer l’irréparable, si jamais la chance nous en était offerte.
Une belle expérience de lecture, intensive et poignante, qui imprègne la mémoire de ses images vertigineuses et de ses tourments.