À première vue, la revanche du retour de la vengeance

À l’origine, avant ce texte, j’avais l’intention d’en publier un autre, qui expliquait en détail les raisons pour lesquelles Cannibales Lecteurs a progressivement ralenti, puis arrêté son activité, ainsi que celles me poussant à remettre le blog en route, pour la deuxième fois cette année, à l’occasion de la rentrée littéraire qui s’annonce.
Ce n’était peut-être pas si inintéressant, mais c’était trop long, et inhabituellement bavard sur ma petite personne, ce qui n’est foncièrement ni à mon goût ni dans mes habitudes. Après réflexion, il me semble préférable de vous épargner tout ceci, et d’en faire le bref résumé que voici.
Après avoir longuement hésité, réfléchi, tâté le terrain de mes envies et de ma curiosité, j’ai décidé de relancer cette année la rubrique « à première vue », dont le principe est de vous offrir un aperçu de la prochaine rentrée littéraire, barnum annuel qui devrait ouvrir ses portes cette année à la mi-août, comme d’habitude. À condition, bien entendu, que l’ami Covid ne revienne pas foutre en l’air notre désir légitime de retour à la vie normale.
Tout d’abord, je tiens à préciser que cette présentation de rentrée littéraire sera sans doute la plus incertaine de toutes celles que j’ai publiées sur Cannibales Lecteurs. Il est possible que certaines de mes informations soient lacunaires, et que je manque certains titres, rajoutés tardivement ou absents des sites de référence qui m’ont servi de sources.
Si c’est le cas, toutes mes excuses à l’avance, et sachez qu’il n’y a évidemment aucune volonté de censure de ma part.
Ensuite, étant donné la fragilité de la situation dans laquelle nous nous trouvons toujours, rien ne dit que tous les titres dont je vais vous parler sortiront effectivement. Là encore, il faut composer avec l’incertitude, et espérer que tout se passe pour le mieux.
Cette année, j’ai décidé d’élargir la liste des éditeurs, en laissant notamment une place (méritée, au moins pour l’ensemble de leur travail, si ce n’est pour ce qu’ils vont publier en août et septembre) aux petites structures proposant un ou deux titres seulement. Par manque de temps, par flemme aussi, un peu, je ne les évoquais pas les années précédentes. Il est temps de démontrer l’étendue du champ des possibles dans l’édition française, au-delà des grosses cavaleries dont l’offre, par ailleurs, a tendance à devenir déprimante tant elle charrie de stéréotypes, de plumes sans grand intérêt et de sujets trop souvent rebattus.
Évidemment, je ne parlerai pas de tout le monde non plus. Je ne dispose pas de liste exhaustive des parutions de la rentrée, et puis, honnêtement, je n’aurai pas le temps.
Si je t’oublie, éditeur, auteur, pardonne-moi, ce n’est pas par snobisme ou pour être méchant. Et une possibilité de rattrapage sera toujours possible.
Pour simplifier les choses, je publierai les chroniques dans l’ordre alphabétique des maisons d’édition. Pas de favoritisme donc envers Actes Sud, qui ouvrira le bal, ni de dédain à l’encontre de mes chères amies de Zulma, qui le clôtureront.
Par ailleurs, certains jours, il y aura plusieurs articles à la suite, lorsqu’ils concerneront des éditeurs publiant peu de titres, histoire que tout ceci ne dure pas pendant des plombes.
Enfin, je rappelle, à toutes fins utiles, que ces présentations sont l’expression de ma plus profonde subjectivité, et n’hésitent pas à véhiculer, quand l’occasion se présente, une bonne dose de mauvaise foi, d’ironie ou d’agacement.
Je vous en prie, chers amis, relevez-le si cela vous sied, mais ne prenez pas la mouche. Non, je n’aurai lu pratiquement aucun des livres dont je parlerai au moment où je les présenterai. Ces articles ne sont pas des critiques. Ils peuvent, en revanche, devenir parfois des billets d’humeur, l’humeur en question étant plus ou moins mauvaise suivant la qualité apparente de ce qu’on me présente. C’est le jeu de la rubrique « à première vue », et il faut faire avec. N’hésitez pas à discuter, à commenter, à contester, à m’ouvrir des horizons que je croyais à tort sans intérêt. Mais ne vous énervez pas, je vous en conjure.
Tout ceci n’est qu’un jeu, un vaste spectacle. Pas la peine de se prendre la tête pour ça.
Et maintenant, accrochez vos ceintures littéraires, préparez vos listes de rentrée, faites de la place dans vos bibliothèques : c’est parti !
Alma t.1 : le vent se lève

Timothée de Fombelle
Illustrations de François Place
Éditions Gallimard-Jeunesse, 2020
ISBN 9782075139106
400 p., 18 €
1786. Le jour où son petit frère disparaît, Alma part sur ses traces, loin de sa famille et de la vallée d’Afrique qui les protégeait du reste du monde.
Au même moment, dans le port de Lisbonne, Joseph Mars se glisse clandestinement à bord d’un navire de traite, La Douce Amélie. Il est à la recherche d’un immense trésor. Dans le tourbillon de l’Atlantique, entre l’Afrique, l’Europe et les Caraïbes, leurs quêtes et leurs destins les mènent irrésistiblement l’un vers l’autre…
« Écoutez, vous qui pleurez… »
À chaud, sur le vif : encore un très grand livre de Timothée de Fombelle.
Chaque nouvelle parution me rend pourtant plus exigeant à son égard. À chaque fois, je me dis : « ce n’est pas possible, il ne va pas pouvoir faire aussi bien, aussi fort, aussi intelligent que les fois précédentes. »
Les fois précédentes, c’est Tobie Lolness, formidable échappée dans un arbre-monde. C’est Vango, résurrection flamboyante et enivrante du grand roman d’aventures historique, Dumas et Verne revisités à la sauce moderne. C’est Le Livre de Perle, merveilleuse histoire qui enchâsse une page sombre de notre Histoire et le monde des contes de fées, dans un entrelacs narratif d’une virtuosité effarante. C’est Neverland, bouleversante escapade en littérature « adulte » pour mieux parler d’enfance.
Et ce sont d’autres projets, d’autres livres, de dimensions plus modestes que ces grandes sagas, mais tout aussi forts, et justes, et percutants.
Alors, aux premières pages du Vent se lève, premier tome de la trilogie Alma, j’ai douté, un peu. Narration au présent, récit linéaire, début sage et paisible – là où les romans précédents de l’auteur s’ouvraient systématiquement sur la fuite, la peur et le chaos, tranchant dans le vif de l’intrigue pour y entrer en trombe, et revenir ensuite à la source.
Timothée de Fombelle rompt avec ses acquis et fait le choix de la simplicité. Trompeuse, apparente seulement. Petit à petit, les dimensions se révèlent, différentes intrigues se nouent, les personnages se multiplient – sans que jamais on n’en perde un de vue, sans que jamais on ne se trompe ni ne s’égare.
L’un des grands arts du romancier réside dans la complicité qu’il crée instantanément entre son lecteur et ses personnages. En quelques mots, un portrait esquissé, une manière de parler ou de se tenir, une silhouette croquée à l’essentiel mais qui, ainsi, tient debout sans effort.
Il y a Alma, bien sûr, petite fille échappée d’une vallée perdue d’Afrique, en quête de son petit frère disparu, héritière d’un peuple presque entièrement évanoui, les Okos. Il y a Sirim, amie croisée sur sa route, et Brouillard le « zèbre sans rayure ».
Il y a la famille d’Alma, sa mère Nao, son père Mosi, ses deux frères Soum et Lam. Chacun riche d’une histoire sans âge, et de trésors prodigieux.
Il y a Joseph Mars, jeune garçon tenace et audacieux, qui dissimule bien des ruses et secrets. Il y a Jacques Poussin, le maître charpentier.
Il y a le terrible Gardel, capitaine impitoyable d’un navire négrier.
Il y a Bassac, l’armateur du navire conduit par Gardel. Et sa fille Amélie, adolescente farouche et fière de quatorze ans, qui va prendre son destin en main.
Il y a Saint-Ange, qui porte peut-être bien mal son nom.
Et puis, il y a cette foule où les noms se noient en même temps que la vie qu’on leur vole. Ces corps qu’on entasse dans les cales d’un navire, au mépris de toute dignité et de tout respect envers l’humanité. Ces âmes que l’on nie – simplement parce que ces hommes, ces femmes et ces enfants sont noirs.
Le Vent se lève est un formidable roman d’aventure, dont les cent dernières pages hérissent l’échine, mettent à bas toutes les certitudes du lecteur, et le font enrager quand le livre se termine en laissant en suspens tant de promesses à tenir dans les deux prochains tomes de la saga.
Oui, Le Vent se lève fait vibrer, encore une fois, ce plaisir pur et sincère de la littérature comme un drapeau qui claque au vent, une ouverture immense sur le monde, la fenêtre par laquelle les enfants Darling se sont envolés dans le sillage de Peter Pan et de la fée Clochette.
Mais Le Vent se lève est aussi un effroyable récit de l’esclavage. Restitué dans le détail, avec ce qu’il faut de précision pour en comprendre l’horreur, tout en faisant preuve d’une retenue pédagogique qui évite de sombrer dans le voyeurisme morbide.
Avant que les pleureuses professionnelles et autres chantres du politiquement correct à tout crin se mettent à gueuler, je précise : Timothée de Fombelle ne cherche pas à atténuer l’atrocité de ce commerce, dont il détaille brièvement mais froidement les conditions, les prix, les valeurs. Il évoque sans fard cette abomination dont notre vieux Continent comme le Nouveau Monde, de l’autre côté de l’Atlantique, se sont gavés en toute impunité, et en toute indignité.
Mais il n’oublie pas qu’il s’adresse en premier lieu à des enfants ou à des adolescents (même si les lecteurs adultes de Timothée de Fombelle sont innombrables, et aussi fidèles que moi). En fabuleux inventeur d’histoires, il privilégie toujours ces dernières à la démonstration historique. Il raconte.
Et ses personnages, on y revient, sont ses complices infaillibles dans cette tâche immensément difficile. Ce sont eux qui ouvrent les portes du réel, qui aident à comprendre les faits. C’est par eux qu’on apprend, qu’on découvre, qu’on s’instruit, au détour de leurs péripéties palpitantes. L’Histoire sert leurs aventures, pas l’inverse.
Et le résultat est imparable. Parce que l’architecture narrative est à la fois fine, complexe et limpide. Comme une toile d’araignée qui n’emprisonnerait pas le lecteur à des fins létales, mais le guiderait en douceur vers son centre, où tout finira par devenir lumineux.
Timothée de Fombelle a toute confiance en la puissance du roman. Il s’y abandonne avec une générosité, une inventivité et une intelligence qui enchantent, éblouissent, bouleversent.
Cet écrivain est capable de dénicher les plus infimes étincelles de lumière au cœur de la boue la plus épaisse – et de nous convaincre que seule cette lumière compte, et qu’il faut l’entretenir, la protéger, et la maintenir en vie coûte que coûte.
Le premier tome d’Alma réussit encore cet exploit, alors même qu’il s’enfonce dans les eaux les plus sombres que Timothée de Fombelle ait jamais explorées.
La suite paraîtra l’année prochaine.
2021 paraît, d’un coup, terriblement lointain…
P.S.: comme Tobie Lolness, le roman est enrichi d’une sublime couverture et d’illustrations signées par François Place. Cela ne gâche rien, bien au contraire.