Zone 52, de Suzanne Stock
Signé Bookfalo Kill
Partie étudier à Chicago, loin de chez ses parents, Melissa Stacker travaille comme serveuse pour subvenir à ses besoins. Une nuit en sortant du boulot, elle est agressée par deux hommes dans un couloir glauque de la gare. En tentant de s’échapper, elle tombe sous les rails – et voit le train engagé sur la voie dérailler brutalement juste devant elle, alors qu’elle s’attend horrifiée à mourir écrasée.
Un miracle ? Si l’on croit les hommes, apparemment mandatés par le gouvernement, qui surgissent soudain dans sa vie et tentent de l’enlever, ce qui s’est passé ne doit rien au hasard. Sans le savoir, Melissa est porteuse d’un secret extraordinaire – le genre de secret pour lequel des individus déterminés seraient prêts à tuer n’importe qui…
En dépit de quelques fragilités stylistiques, le deuxième polar de Suzanne Stock, déjà remarquée pour Ne meurs pas sans moi, est un roman qui vaut le coup d’œil. La romancière a le sens du rythme et sait parfaitement emballer le tempo pour empêcher son lecteur de lâcher prise dès les premières lignes lues.
L’efficacité est le maître-mot de Zone 52, qui s’appuie par ailleurs sur une intrigue bien conçue (dont je n’ai pas dévoilé plus à dessein), pas forcément d’une originalité folle, mais dont Suzanne Stock a le bon sens de doser les effets et d’éviter les lourdeurs ou les démonstrations trop appuyées. Les rebondissements s’enchaînent avec fluidité, les révélations surgissent au compte-gouttes, et les personnages bien campés dans l’ensemble (même si certains, comme l’agent du FBI Jessie O’Malley, auraient mérité plus d’épaisseur) achèvent de dynamiser le récit.
Sans pouvoir vous en dire plus, et pour cause, j’ai surtout apprécié que Suzanne Stock aille au bout de son histoire sans facilité ni concession au polardement correct. Elle fait preuve en l’occurrence d’une audace à saluer – qui me pousse en outre à lui « pardonner » des dialogues parfois naïfs (elle use et abuse des points de suspension) et quelques séquences d’émotion à bon marché, notamment avec le personnage de Jay, petit garçon très mignon et un peu trop superficiellement tire-larmes à mon goût.
Avec Zone 52, Suzanne Stock démontre en tout cas un savoir-faire remarquable en matière de suspense, de construction et d’efficacité, qui me donne envie de revenir sur son premier roman à côté duquel j’étais passé. Un thriller prenant et de bonne facture !
Zone 52, de Suzanne Stock
Éditions le Passage, 2016
ISBN 978-2-84742-342-6
245 p., 18€
Avenue Nationale, de Jaroslav Rudis
Signé Bookfalo Kill
À première vue, on pourrait croire que Vandam est juste un gros con bien épais du bulbe, grand admirateur de l’acteur belge lui ayant valu son surnom, qui passe des heures au bistrot à écluser de la bière en ressassant des souvenirs de vieille gloire mal digérée. En l’occurrence, Vandam se targue d’être celui qui a donné le premier coup lors de la Révolution de Velours à Prague en 1989, événement fondateur ayant entraîné la chute du communisme tchèque.
Sauf que c’était il y a longtemps. Depuis, Vandam joue des muscles quand il est témoin d’une injustice ou d’une impolitesse, drague plus ou moins Lucka, la serveuse du rade où il échoue chaque soir, se gargarise d’histoire militaire et assure ses deux cents pompes par jour, moyen pour lui d’être à la hauteur de la vie telle qu’elle va. Suffisant ? Pas sûr.
Drôle de roman ! Pas aimable, ça non. Rugueux, mais fascinant. Au fil d’un monologue violent et hypnotique, le Tchèque Jaroslav Rudis donne la parole à une brute épaisse, loser pathétique dont on comprend que l’errance et les discours xénophobes ne sont finalement que le produit d’un broyage social dans les règles de l’art. Vandam, c’est la lie du peuple, l’opinion au ras du caniveau, la mélasse des frustrations, des échecs et des dérives. C’est le cri de rage d’un nazillon naze qui a conscience de sa crasse mais tente de sauver ce qui peut l’être – en l’occurrence, son mystérieux interlocuteur, à qui il balance ses leçons de vie viriles noyées dans des vomissures extrémistes.
Pourtant, dans le magma alcoolisé, dans l’éructation minable, émerge une pensée plus vive qu’il n’y paraît, le récit de la manière dont l’Europe broie ses millions de petits soldats. Un tank en acier trempé contre une armée dérisoire de hérissons. Ca fait un sacré paquet de cadavres sur l’asphalte, mais attention, les hérissons ça pique, ça s’échappe et ça se reproduit.
Rudis gifle son lecteur à grands coups de phrases sèches au vocabulaire limité, de répétitions épuisantes qui disent à merveille une pensée rance tournant en rond autour d’obsessions misérables. Misérables ? Le mot est lâché. Hugo parviendrait-il aujourd’hui à glorifier les sans-grade, les grouillots du peuple, avec une matière première aussi dégueulasse que ces types bas du front, nostalgiques sans raison des éructations hitlériennes ? Pas sûr. Parce qu’il n’y a pas grand-chose à sauver, même en grattant bien sous la crasse.
Dans Avenue Nationale, Jaroslav Rudis plante un authentique laissé-pour-compte du monde moderne, un Valjean crapoteux, dénué de grandeur mais pas d’un charisme qui finit par sidérer à défaut de charmer. Son phrasé est celui d’un poème de la taverne, à la scansion si obsédante qu’on ne peut lâcher la page, alors même que rester en compagnie d’un type pareil n’a rien d’une partie de plaisir.
« Ils te mettent dans le crâne qu’en Europe on veut tous le bien, qu’on agit tous dans le même sens.
Ils te mettent dans le crâne que nous aussi, on doit aller dans ce sens.
Ca s’appelle de la solidarité.
Pas Rien que la Nation, mais Rien que l’Europe !
Ils te mettent dans le crâne qu’ils savent ce qu’ils font.
Ils te mettent dans le crâne qu’ils sont responsables.
Ils te mettent dans le crâne qu’y aura toujours quelqu’un qui paye.
Mais moi, je sais comment c’est.
Moi, je sais ce qui se passe.
Moi, je sens que ça tremble.
Que c’est fatigué.
Que ça fond comme les glaciers.
Que ça brûle comme les forêts vierges d’Amazonie.
Que ça se hérisse.
Que de nouvelles batailles se préparent.
Le scénario de la crise, c’est rien d’autre qu’un plan de bataille.
Alors entraîne-toi.
Trime.
Tu survivras que comme ça.
La paix n’est qu’une pause entre deux guerres. »
Avenue Nationale est un roman hostile mais envoûtant, qui plonge comme rarement dans le crâne moussu d’un abruti luttant contre ses propres limites, avec un orgueil forçant le respect. Chaque page est une baffe glanée dans la baston piteuse des fins de soirée à la taverne. On n’a pas envie de s’éterniser, on voudrait échapper à la bagarre qui vient inexorablement, mais on s’attarde et on prend sa branlée bien comme il faut. Au final, je ne pourrais pas dire que j’ai aimé ce livre, mais il m’a captivé par sa puissance politique et son absence totale de concessions.
Alors, oui, objectif atteint, monsieur Rudis, mais je ne suis pas pressé que vous me repayiez une tournée. Avoir envie de gerber pendant deux cents pages n’est pas une expérience qu’on a envie de reproduire tous les jours. Même s’il faut reconnaître que c’est une expérience littéraire stimulante !
Avenue Nationale, de Jaroslav Rudis
(Národní Trída, traduit du tchèque par Christine Laferrière)
Éditions Mirobole, 2016
ISBN 978-2-37561-027-5
205 p., 19,50€
La valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guénassia
La vie des artistes torturés a toujours été source d’inspiration en littérature. Camille Claudel a fait couler beaucoup d’encre mais la palme revient peut-être à Vincent Van Gogh.
Jean-Michel Guenassia s’est emparé de son histoire, avec les toutes dernières théories liées à sa mort, et nous livre un très beau récit, comme il sait si bien faire.
Marguerite Gachet est la fille du docteur d’Auvers-sur-Oise. Orpheline de mère jeune, elle est très indépendante et progressiste, au grand dam de son père qui aimerait la marier avec le fils du notable du coin. C’est sans compter sur la demoiselle qui ne se laisse pas faire. Un jour, on sonne à la porte. Un type un peu paumé se présente, envoyé par un autre médecin pour prendre l’air et se faire soigner chez le docteur Gachet. La rencontre entre les deux va être fulgurante. Elle, la jeune fille en fleur, vivra cette expérience comme un coup de foudre. Lui, l’artiste maudit, bien plus âgé qu’elle, verra les choses sous un autre angle. Et si la mort de Van Gogh n’était pas si accidentelle qu’on a bien voulu le faire croire?
Guenassia raconte très bien les histoires de famille, parfois sur plusieurs générations, comme c’était le cas avec La vie rêvée d’Ernesto G. ou d’amitié avec son Club des Incorrigibles Optimistes. Il est passé maître dans l’art des romans choraux (j’ai un petit doute sur le terme) mais cette fois, avec La valse des arbres et du ciel, il y a moins de personnages. Ce qui lui permet certainement de les fouiller plus en détail.
Le dernier ouvrage de cet auteur, Trompe-la-Mort, m’avait laissé un peu dubitative et déçue. Cette fois, je retrouve le Guenassia des débuts où les pages se tournent à un rythme effréné pour ne pas abandonner les personnages trop longtemps jusqu’à la prochaine lecture.
Un très bon roman à offrir aux fêtes de fin d’année, qui plaira à un large public, pas forcément féru d’art, mais qui aime les belles histoires.
La valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guenassia
Éditions Albin Michel, 2016
9782226328755
304 p., 19€50
Un article de Clarice Darling.
Anna, de Niccolo Ammaniti
Signé Bookfalo Kill
Sicile, 2020. Depuis quatre ans, un virus implacable surnommé « La Rouge » (car le corps de ses victimes se couvre de plaques rouges, signes avant-coureurs de la mort inéluctable qui s’approche) fauche tous les adultes. Seuls les enfants survivent, jusqu’à la puberté. Après la mort de sa mère, Anna, âgée d’une douzaine d’années, se retrouve seule responsable de son petit frère Astor, qui n’a que quatre ans. Quand ce dernier disparaît, elle se lance non seulement à sa recherche, mais aussi en quête d’un moyen d’échapper au virus…
En France, Niccolo Ammaniti cherche toujours son public – qu’il mérite, tant son œuvre, largement reconnue en Italie (il a notamment reçu le Strega, équivalent du Goncourt, pour l’extraordinaire Comme Dieu le veut), est riche et passionnante. Malheureusement, ce n’est sans doute pas avec Anna qu’il va le trouver. Bien que fan de son travail depuis des années, je suis obligé d’admettre que ce roman post-apocalyptique n’est pas une franche réussite ; il n’apporte en tout cas rien au genre, ni par l’évolution de son intrigue, ni par ses personnages, ni par son style.
Le post-apocalyptique est à la mode en ce moment. Il faut croire que l’état de notre planète inquiète de plus en plus de romanciers, et c’est assez légitime qu’ils soient nombreux à s’emparer du genre pour partager leur préoccupation. Revers de la médaille, il faut désormais s’employer pour rivaliser d’originalité – qualité dont Ammaniti manque hélas dans Anna. Si on ne peut lui reprocher l’histoire du virus, classique et efficace, le romancier ne fait pas grand-chose de neuf du climat délétère qui en résulte.
Oh, ça tient la route – mais pas la comparaison avec, par exemple… la Route de Cormac McCarthy, chef d’œuvre marquant du post-apo ces dernières années. En dépit de la violence qui préside au moindre acte des personnages, Anna manque d’intensité, de souffle, de profondeur, et ressemble surtout à un roman d’aventure dans lequel il ne se passe pas grand-chose – le comble, surtout qu’il tire en longueur ses plus de 300 pages.
Et puis surtout, à quoi bon cette histoire ? Quand on s’attaque au post-apocalyptique, c’est qu’on a quelque chose à raconter. Dans cette même rentrée littéraire, Emily St John Mandel en fait la démonstration avec son superbe Station Eleven (éditions Rivages, j’essaie de vous en parler bientôt). Là, difficile de voir ce qu’Ammaniti avait en tête. La Rouge, punition immanente pour la façon dont les hommes se comportent ? Ouais, bon…
Même si l’on avance qu’il entreprend d’analyser la violence naturelle des enfants en situation extrême, le roman souffre alors de la comparaison avec Sa Majesté des mouches, terrible référence auquel on est obligé de penser ici. Les personnages d’Anna sont affreux, sales et méchants, certes, mais dépourvus de l’atroce « grandeur » qu’avait réussi à conférer Golding à ses héros. Même Anna, protagoniste courageuse et intelligente, a peiné à susciter mon empathie, tant le romancier rame à donner de la chair et de puissance à l’enjeu (protéger et sauver son petit frère) qu’il impose à son héroïne.
Bref, vous l’aurez compris, Anna est pour moi une grande déception, surtout de la part d’un auteur qui avait si bien su combiner enfance et violence dans son magnifique Je n’ai pas peur. J’espère retrouver bien vite mon Ammaniti favori, qui m’avait déjà laissé sur ma faim avec son précédent livre, Moi et toi. Croisons les doigts pour que ce ne soit qu’une mauvaise passe…
Anna, de Niccolo Ammaniti
(Anna, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher)
Éditions Grasset, 2016
ISBN 978-2-246-86164-5
320 p., 20€
Numéro 11, de Jonathan Coe
Signé Bookfalo Kill
Certes, Jonathan Coe est plutôt un romancier « classique » d’un point de vue formel, mais il faut se méfier de l’eau qui dort. L’animal est souvent capable de surprendre, voire de déconcerter – ce qui est le cas avec son nouveau roman, dont je me demande bien comment je vais réussir à vous le résumer sans trop en dire.
Numéro 11 est en effet composé de cinq parties qu’on dirait juxtaposées, tant elles traitent de sujets différents et jouent de registres changeants – idée suggérée d’ailleurs par le sous-titre du roman, Quelques contes sur la folie des temps.
« La Tour Noire » mêle chronique d’enfance et ambiance de conte gothique (avec une ou deux scènes de trouille parfaitement maîtrisées), sur fond de critique politique ; « le Come back » tire à boulets rouges sur la téléréalité et les ravages de la célébrité artificielle ; « le Jardin de Cristal », poétique et mélancolique, s’intéresse à l’université anglaise et à certaines de ses dérives potentielles ; « le Prix Winshaw », aussi violent qu’hilarant, matraque la presse à sensation et la course en avant incontrôlable de la communication décomplexée sur Internet ; et « What a whopper ! » soulève le voile sur la vie hallucinante des super riches, dans un mélange détonnant de réalisme glacé, d’analyse sociale implacable et… de fantastique.
Oui, il y a tout ça dans Numéro 11, dont la continuité est assurée par certains personnages que l’on retrouve d’une partie à l’autre, en particulier Rachel et Alison, deux amies que l’on suit de l’enfance à l’âge adulte au cours de trajectoires dissemblables, pas toujours heureuses mais systématiquement édifiantes. Cette variété impressionnante de tons et de sujets est à la fois la (grande) force et la (petite) faiblesse de ce roman. Gourmand, Jonathan Coe semble ne pas vouloir choisir entre les propos qu’il souhaite aborder, et leur association paraît parfois saugrenue, le passage d’une partie à une autre désarmant.
Mais après tout, pourquoi pas ? En dépit de cette construction – ou peut-être justement grâce à elle -, Numéro 11 est très rapide et agréable à lire, bien aidé par le style toujours aussi fluide du romancier anglais. Coe a le sens du spectacle, des variations et des atmosphères, capable de passer sans effort d’un passage oppressant à une comédie policière réjouissante ou à une réflexion pointue sur la satire en tant que genre littéraire, dans une mise en abyme passionnante – la satire étant précisément l’un des domaines de prédilection de l’écrivain.
D’ailleurs, rappelez-vous de son chef d’œuvre, Testament à l’anglaise, comédie cinglante qui mettait en scène la terrifiante famille Winshaw, incarnation du cynisme flamboyant des années 80. Winshaw… comme dans « le Prix Winshaw », titre de la quatrième partie de Numéro 11 ? Oui, messieurs dames, sans en être une suite (les deux romans peuvent se lire de manière totalement indépendante), Numéro 11 est un peu la réponse contemporaine de Testament à l’anglaise. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que rien ne s’est arrangé, comme le prouve dans la fiction la prospérité florissante de la famille emblématique imaginée par Coe il y a plus de vingt ans.
Le tableau social, économique, politique que dresse Jonathan Coe de ce début de XXIème siècle est aussi effroyable que l’on veut bien le penser. Le fossé se creuse inexorablement entre le peu de gens qui ont tout et l’immense majorité qui a peu ; la dernière partie le met en scène dans une vision froide de notre monde qu’un recours habile et mesuré au fantastique rend encore plus terrifiante.
Beaucoup plus audacieux et risqué qu’il n’en a l’air, au point d’en être parfois un peu fragile, Numéro 11 démontre encore une fois que le savoir-faire, l’à-propos et l’intelligence de Jonathan Coe restent d’une actualité brûlante. Un auteur à ne décidément pas sous-estimer, et un roman à tenter !
Numéro 11, de Jonathan Coe
(Number 11, traduit de l’anglais par Josée Kamoun)
Éditions Gallimard, 2016
ISBN 978-2-07-017839-1
444 p., 23€
Aquarium, de David Vann
Signé Bookfalo Kill
Après Goat Mountain, David Vann l’avait juré, il en avait fini avec ses terribles histoires de père, de fils et d’armes à feu. Aquarium confirme son changement de registre : voici l’auteur américain au milieu des poissons, entre une petite fille et sa mère.
Et on s’en prend plein la gueule.
Ah oui, parce que Vann n’avait pas précisé qu’il passerait pour autant à la franche comédie ou à la légèreté… Aquarium est plein de comptes à régler, de rêves brisés, de cruauté et de violence. Bref, c’est un vrai roman de David Vann – et, ma foi, même si certains passages sont presque insoutenables, j’ai adoré ce nouveau livre.
Tout commence donc au milieu des poissons, à l’aquarium de Seattle. C’est là que Caitlin, douze ans, aime se réfugier après l’école, en attendant que Sheri, sa mère, vienne la chercher en sortant de son travail – un boulot éreintant au port à conteneurs, où elle aide au chargement des grues. Mère et fille vivent seules, dans le dénuement mais très soudées. Jusqu’au jour où un vieil homme aborde Caitlin à l’aquarium. Chaque après-midi, il se trouve désormais là quand la fillette arrive de l’école, et celle-ci commence à apprécier ces moments passés en compagnie de cet inconnu affable, aussi fasciné qu’elle par les poissons. Mais quelles sont les intentions exactes du vieil homme ? Le jour où Sheri apprend ce qui se passe, tout bascule…
Bon, autant être honnête, le début de l’intrigue est cousu de fil blanc. Je l’ai résumé tel que David Vann voudrait sans doute qu’on le fasse, en préservant autant que possible l’aspect à la fois énigmatique et menaçant du vieil homme ; mais vous devinerez sans doute assez vite où le romancier veut en venir, surtout si vous connaissez déjà son œuvre.
Je n’insiste néanmoins pas, car la puissance dérangeante d’Aquarium réside avant tout dans la manière dont évolue la relation entre Caitlin et sa mère, vue par le prisme des rapports que la fillette développe en même temps avec le monde extérieur. Ce dernier est non seulement incarné par le vieil homme, mais aussi par Steve, le nouveau petit ami de Sheri, ainsi que par Shalini, la meilleure amie (et bientôt plus) de la fillette.
David Vann ose beaucoup dans ce nouveau roman, il choquera d’ailleurs sûrement. Aquarium frappe par sa violence, aussi bien physique que psychologique ; il étonne également par l’audace et par la liberté rafraîchissantes que le romancier prête à sa jeune héroïne. Et on ne peut qu’être admiratif devant la supériorité narrative de l’auteur, capable de donner une voix crédible à Caitlin, narratrice du roman ; capable de faire entendre la voix d’une petite fille de douze ans, avec ce que cela comporte de naïveté et d’ignorance, sans pour autant trahir la complexité de son personnage ni tomber dans le piège de la niaiserie.
Il y parvient grâce à la subtilité de la composition de son texte, construit sur une vaste métaphore marine et sous-marine, où les sentiments s’incarnent sous forme aquatique et où les personnages sont comme des poissons projetés hors de l’eau, cherchant à respirer malgré tout. Tour à tour, porté par la puissance du récit, on se laisse porter par les courants de l’éveil amoureux, doux et chauds, ou on souffre d’asphyxie, asséché par la dureté d’un combat inhumain opposant une mère à sa fille.
Aquarium est un roman initiatique au même titre que Sukkwan Island, en ce sens que l’apprentissage et la découverte se font dans la violence et la douleur. Chez David Vann, l’adolescence est un choc, un déchirement, le théâtre d’un affrontement sanglant et cruel avec les parents, qui renverse les perspectives et laisse des cicatrices. Le tableau familial prend encore ici un sacré coup de canif, déchirant la toile d’un bonheur illusoire – d’où peuvent naître, néanmoins, la possibilité d’un avenir meilleur et l’hypothèse de l’amour. Et c’est très beau.
Aquarium, de David Vann
(Aquarium, traduit de l’américain par Laura Derajinski)
Éditions Gallmeister, coll. Nature Writing, 2016
ISBN 978-2-35178-117-3
280 p., 23€