Mauvais sang ne saurait mentir, de Walter Kirn
Signé Bookfalo Kill
A la fin des années 90, le journaliste Walter Kirn accepte une mission étrange : transporter du Montana à New york, dans son pick-up déglingué, une chienne gravement handicapée qu’un millionnaire de la Grosse Pomme a adoptée. Cet homme s’appelle Clark Rockfeller – oui, comme la grande famille américaine. Fasciné par son étrangeté, croyant y déceler un sujet romanesque, Kirn entretient son lien avec Clark, à tel point qu’ils deviennent amis, d’une amitié bizarre, compliquée, dont le journaliste ne parvient pas à se dépêtrer en dépit des nombreuses mésaventures, parfois humiliantes, qui l’émaillent.
Aussi tombe-t-il de haut en découvrant, des années plus tard, que Clark Rockfeller n’existe pas, et que cet homme qu’il a pourtant fréquenté de près est un manipulateur de génie, accusé de meurtre…
En France, nous avons Christophe Rocancourt ; aux Etats-Unis, ils ont Christian Karl Gerhartsreiter. Deux imposteurs compulsifs, deux mystificateurs ayant élevé leur art à un niveau de duperie qu’aucun acteur de Hollywood ne pourrait atteindre. C’est donc le récit des méfaits extraordinaires de Gerhardtsreiter que fait Walter Kirn, tandis qu’il suit le procès de celui qu’il rencontra sous le nom de Clark Rockfeller, et que des dizaines d’autres personnes ont connu sous d’autres identités, pour finir aussi abusées que lui l’a été.
C’est une histoire d’autant plus stupéfiante qu’elle est totalement vraie. Mauvais sang ne saurait mentir n’est pas un roman, mais bien le récit journalistique d’une amitié trompée, dans lequel Kirn s’attache autant à retracer le parcours invraisemblable de Gerhardtsreiter, sa quête effrénée du rêve américain, depuis son arrivée d’Allemagne jusqu’à son procès pour meurtre, qu’à essayer de comprendre comment lui, journaliste, diplômé, réputé intelligent et clairvoyant, a pu se laisser abuser de la sorte.
Cette réflexion sur la naïveté, la crédulité, s’avère aussi intéressante que l’histoire de l’accusé, véritable artiste du mensonge, prestidigitateur du quotidien, obsédée par la fiction au point de vouloir en devenir une en volant la réalité des autres.
Le seul petit point faible du livre reste son style. Comme je l’ai dit, Walter Kirn est journaliste, et son écriture s’en ressent. Il lui manque la verve du romancier pour insuffler au texte une puissance supplémentaire, et le récit reste relativement plat, factuel, malgré quelques passages plus inspirés que les autres.
Néanmoins, le sujet de Mauvais sang ne saurait mentir supplante ce défaut, et une fois qu’on a intégré le fonctionnement littéraire de Kirn, on ne peut que se laisser aspirer par l’histoire vertigineuse et pourtant bien réelle de Christian Karl Gerhardtsreiter.
Mauvais sang ne saurait mentir, de Walter Kirn
Traduit de l’américain par Eric Chédaille
Éditions Christian Bourgois, 2015
ISBN 978-2-267-02721-1
261 p., 21€
Et tu n’es pas revenu de Marceline Loridan-Ivens
Cela fait cinq minutes que j’ai refermé l’ouvrage. Mais il m’a fallu une éternité pour le finir. Je ne voulais pas que cela cesse. Je voulais que Marceline Loridan-Ivens reste encore un peu avec moi, pour me parler, m’expliquer les mille vies qu’elle a vécues.
Il m’est impossible de vous faire une critique de Et tu n’es pas revenu, co-écrit avec Judith Perrignon. Comment le pourrais-je?
Cet ouvrage, c’est un cri du cœur, le cri d’une petite fille de 15 ans. Une ado qui cherche à fuir avec son père, la Gestapo venue les arrêter. La course effrénée dans le jardin et la clôture infranchissable. Puis la prison, le transport, la déportation et, pour son père, la mort.
« Toi, tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas. » Cette phrase prononcée par son père à Drancy, elle décide de la prendre comme une prophétie. Elle est revenue, pas lui. Et tu n’es pas revenu décrit l’absence, le gouffre, le traumatisme. C’est une lettre d’une fille à son père disparu, elle-même à l’aube de sa propre mort.
Ma gorge en est encore nouée. Cela fait 15 minutes que le livre est refermé. Pour sûr qu’il restera longtemps, très longtemps, dans mes pensées.
Et tu n’es pas revenu de Marceline Loridan-Ivens
Éditions Grasset, 2015
9782246853916
107p., 12€90
Un article de Clarice Darling.
Trompe-la-mort de Jean-Michel Guenassia
Trompe-la-mort est peut-être le roman de Guenassia qui m’a le plus déroutée. Je m’explique :
– Le Club des Incorrigibles Optimistes retraçait l’histoire d’un garçon puis d’un homme, sur fond de guerre d’Algérie. Le héros cherche à grandir dans une famille qui l’étouffe et trouve en l’amitié de vieux réfugiés des pays de l’Est, le refuge dont il avait besoin.
– La vie rêvée d’Ernesto G. retrace un siècle de vie de Joseph Kaplan à travers les méandres de l’Europe et de l’Afrique du Nord, entre une famille encombrante et un ami mystérieux.
Pour Trompe-la-mort, peu de famille. Et celle qui reste n’est pas facile à gérer. Trompe-la-mort, c’est l’histoire de Thomas Larch, un jeune homme britannique, né en Inde d’une mère indienne et d’un père anglais qui survit à tous les pires accidents auxquels il est confronté.
Guénassia nous embarque dans des destinations folles : New Delhi, l’Irak, l’Afghanistan… sur les traces de son héros, petit garçon plein d’entrain jusqu’à son départ pour l’Angleterre à 8 ans, à cause de la maladie de sa mère. Et puis vient un drame, un traumatisme qui le poussera à quitter la maison au plus vite pour l’armée britannique et ne plus penser à son passé. Jusqu’au jour où…
Cet auteur a un incroyable talent de conteur. Vraiment, on s’attache immédiatement aux personnages et on a du mal à décoller ses yeux de ces pages. Mais cette fois, j’avoue, j’ai été déçue. En refermant le livre, je me suis dit : « Tout ça pour ça? » J’aurais préféré une autre fin. Après avoir digéré ma lecture, je me dis même que ce roman vibrionnant est peut-être trop brouillon pour moi. La troisième partie surtout, celle du mariage puis du retour aux sources.
Je reste sur un petit goût d’inachevé mais je reste une fidèle de Jean-Michel Guenassia. Hâte de savoir de quoi parlera le prochain, sûrement de voyages, d’un petit garçon devenu grand et d’une vie hors du commun!
Trompe-la-mort de Jean-Michel Guenassia
Éditions Albin Michel
9782226312464
388p., 22€
Un article de Clarice Darling.
L’Archange du chaos, de Dominique Sylvain
Signé Bookfalo Kill
Je n’ai eu qu’une fois l’occasion de vous parler de Dominique Sylvain (l’année dernière, lors de la parution d’Ombres et soleil) ; mais d’une manière générale, c’est une romancière que j’apprécie depuis longtemps, pour son ton décalé, souvent plein d’humour, et ses univers singuliers, développés dans ses deux séries majeures, avec la détective Louise Morvan d’un côté, avec l’improbable duo Lola Jost-Ingrid Diesel d’un autre.
Avec l’Archange du chaos, son opus 2015, la voici qui change radicalement de registre et de genre et, autant le dire tout de suite, c’est une bonne nouvelle. Pourtant, avec ce thriller sombre et nerveux, elle opte pour un schéma narratif plus classique, peut-être moins original, mais elle le maîtrise à merveille, faisant de ce nouveau polar un authentique page-turner que l’on ne peut s’empêcher de dévorer, de plus en plus vite, pour s’enfoncer dans les mystères sanglants d’une intrigue où se mêlent références historiques et mystiques.
Tout commence sur une scène de crime sordide, la cave d’un immeuble en construction en plein Paris où l’on retrouve le corps nu et atrocement torturé d’une jeune femme. La mise en scène laisse craindre, à raison, un tueur en série. Le commandant Bastien Carat est chargé de l’enquête, tandis qu’il doit composer avec une équipe fragilisée par la mise à pied récente d’un collègue brillant, mais coupable d’un dérapage alcoolique de trop, et l’arrivée en remplacement d’une jeune transfuge de la brigade financière, Franka Kehlmann…
Les personnages ont toujours été le point fort de Dominique Sylvain. On ne change pas une méthode gagnante, c’est encore le cas ici. Tandis que le récit file à un rythme soutenu, porté par un style asséché, puissant et rugueux, dans un Paris dont le décor est formidablement exploité, la romancière plante ses héros en quelques traits vifs, qu’elle arrondit de zones d’ombre judicieusement dévoilées au fil des pages. Carat, physique colossal aux failles inattendues, et Franka, tiraillée entre son frère photographe génial mais fantasque, son père ombrageux et envahissant, et le spectre du suicide de sa mère, forment le duo central du roman, où Dominique Sylvain, optant pour le réalisme, sonde avec talent les relations tortueuses entre les policiers et les juges, les rapports de hiérarchie compliqués, les jalousies et les trahisons, les espoirs et les chagrins d’une vie de flic de terrain.
S’il fallait évoquer un auteur en comparaison, je citerais volontiers Pierre Lemaitre et sa série des enquêtes de Camille Verhoeven. Comme lui, la romancière tient le choc de la noirceur jusqu’à la fin (qui laisse présager des suites douloureuses), sait surprendre le lecteur au moment où il s’y attend le moins, distille aussi des échappées plus légères, quelques touches d’humour pour ne pas nous asphyxier. Si le roman est rude et les meurtres cruels, jamais Dominique Sylvain n’en rajoute, ne cède à la surenchère gratuite, appuyant son intrigue sur des recherches impeccables dont elle dévoile les secrets avec un art consommé du suspense.
Bref, sous un titre peut-être anodin pour le genre, un peu trop « thriller français » à la Chattam ou Grangé (même s’il se justifie), ce changement de cap est une très belle réussite. A découvrir sans hésitation, en attendant une suite déjà prometteuse.
L’Archange du chaos, de Dominique Sylvain
Éditions Viviane Hamy, 2015
ISBN 978-2-87858-599-5
330 p., 18€