COUP DE COEUR : Zephyr, Alabama, de Robert McCammon
Zephyr, dans l’Alabama, est une ville idyllique pour Cory Mackenson, onze ans. Un lieu rassurant où, en 1964, la vie est encore simple ; on travaille à l’usine de papier ou à la laiterie, les familles aussi différentes soient-elles sont unies, les amitiés sont éternelles et même si parfois les comètes zèbrent le ciel, des bolides hurlants filent sur les routes et certains habitants font preuve d’excentricité, c’est un incroyable terrain de jeu pour un enfant à l’imagination étincelante qui souhaite devenir écrivain. Malheureusement, un froid matin de printemps, alors que Cory accompagne son père dans sa tournée, ils sont témoins d’un accident : une voiture finit dans les eaux sombres et insondables de Saxon’s Lake. Malgré une tentative de sauvetage désespérée, le malheureux conducteur ligoté derrière son volant plongera inévitablement dans les profondeurs obscures et le père de Cory dans l’horreur qui se tapit toujours trop près de nous…
En anglais, ce roman s’intitule Boy’s Life. Soit, à un détail près, ce qui fut longtemps le titre de travail de E.T. l’Extra-Terrestre (A Boy’s Life). C’est peut-être un détail pour vous, mais… En effet, le roman de Robert McCammon et le film de Steven Spielberg ont plus d’un point commun : ils adoptent le point de vue d‘un enfant d’une dizaine d’années et de ses amis, s’ancrent dans des paysages américains typiques (la petite ville rurale pour le premier, la banlieue pour le second), s’appuient sur des souvenirs personnels et des sentiments très intimes, et nimbent leur récit d’une idée surnaturelle dont l’aura sert avant tout à souligner la parfaite normalité des gens qui peuplent l’intrigue, y compris pour les plus frappadingues d’entre eux (en particulier chez McCammon). Et enfin, et surtout, ce sont l’un comme l’autre des œuvres profondément sincères, dont la puissante authenticité dépasse le cadre strict de leur univers pour toucher à l’universel.
La comparaison, sans doute, s’arrête là. Pas de vélo volant ni de gentil extra-terrestre dans Zephyr, Alabama ; si le destin des protagonistes bascule également dans une forêt dès le début du livre, c’est en raison d’un meurtre aussi sordide qu’inexplicable, qui traumatise le père de Cory et secoue violemment l’imaginaire du jeune garçon, ouvrant la voie à la carrière d’écrivain dont le désir irrépressible l’habitait déjà. L’inspiration, la création artistique, la puissance salvatrice de la littérature, sont en effet des sujets majeurs de ce roman. C’est là que McCammon se raconte sans doute le plus, lui qui, comme Cory, a découvert la magie de l’écriture durant l’enfance et s’y est durablement réfugié, au point de devenir un auteur de littérature de genre très réputé (plus aux États-Unis que chez nous, bien que plusieurs de ses livres aient été traduits en français), alter ego de Dan Simmons, Dean Koontz ou Stephen King.
De cette case dans laquelle ses succès rapides l’ont très vite enfermé, Robert McCammon a pourtant souhaité s’émanciper. Zephyr, Alabama est précisément le point de bascule de son travail. Roman de genre peut-être, puisqu’il joue volontiers avec les codes du fantastique, mais pas roman d’horreur, loin s’en faut. Au contraire, et s’il fallait pousser la comparaison avec King, ce roman subtil et émouvant jouerait plutôt dans la cour du Corps (alias Stand by me au cinéma), voire de Bazaar pour le côté microcosme sociétal à l’échelle d’une petite ville, avec un peu de Ça pour l’amitié soudée face à l’adversité – mais sans clown ni monstre horrifique. Que du monstre humain, et c’est largement suffisant. (Ou presque, à la réflexion : il y en a bien un qui n’est pas humain… Mais je vous laisse le découvrir !)
La grande richesse de Zephyr, Alabama réside dans la manière dont le récit prend le temps de se porter à la hauteur de ses nombreux personnages et d’en tisser les liens qui forment une communauté ; pas seulement Cory et ses amis, mais aussi leurs parents, leurs camarades d’école, et tous les habitants de Zephyr, du révérend au ferrailleur, des terrifiants truands locaux aux petites brutes qui maltraitent les plus faibles, des fanatiques blancs du Ku Klux Klan à la communauté soudée des Noirs du quartier de Bruton, gérée de main de maître par la mystérieuse Dame… Et tant d’autres, ouvrant autant d’histoires qui se juxtaposent avec humanité au cœur de ce gros roman dans lequel il est si bon de se laisser engloutir. D’une générosité exceptionnelle, Robert McCammon est tout aussi capable de réjouir son lecteur (la scène de la messe de Pâques perturbée par les guêpes est magistrale !) que de le bouleverser, saisissant au fil de nombreuses fulgurances une manière de concevoir la vie, la mort, les soubresauts de l’existence, à laquelle il est impossible de ne pas être sensible.
« Je pensais connaître la Mort. (…) Je me trompais. Car on ne connaît jamais vraiment la Mort. On ne peut pas l’apprivoiser. Si la Mort était un enfant, ce serait cette silhouette solitaire qui se tient à l’écart dans la cour où retentissent les rires des autres. Si c’était un enfant, elle resterait seule, ne parlerait que dans un murmure et poserait sur vous un regard hanté d’un savoir qu’aucun homme ne peut supporter. »
couverture du grand format
Accompagnant Cory et les siens le temps d’une année, Zephyr, Alabama est un roman initiatique parfaitement assumé, qui passe par tous les attendus du genre, sans jamais s’enfermer dans les clichés ni dans un suspense trop évident. Mais c’est aussi un texte à longue portée sociologique, qui saisit les États-Unis à un moment charnière de son histoire, alors que la marche en avant vers la consommation de masse et le tout technologique s’apprêtent à détruire, lentement mais sûrement, le tissu social local, et à semer pauvreté, défiance et violence dans la société américaine.
Bref (si je puis dire au terme d’une chronique aussi longue), voilà un livre exemplaire, grand roman de l’Amérique du vingtième siècle, très attachante chronique d’une enfance qui s’apprête à passer la main, splendide histoire d’amitié, suspense hanté d’ombres maléfiques, relation juste et fidèle d’une petite ville du sud… Aucune de ses 600 pages n’est de trop, et c’est un délice de s’y abandonner, d’y prendre son temps, et de cheminer au côté de Cory Mackenson, qui deviendra sans doute l’un de vos meilleurs amis même bien longtemps après avoir quitté Zephyr. Énorme coup de cœur pour moi, offert encore une fois par les fabuleuses éditions Monsieur Toussaint Louverture.
Zephyr, Alabama, de Robert McCammon (traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Carne) Éditions Monsieur Toussaint Louverture, coll. Les Grands Animaux, 2024 ISBN 9782381961569 612 p., 14,50€
15 réponses à « COUP DE COEUR : Zephyr, Alabama, de Robert McCammon »
Emmanuelle Ndiaye
Super chronique ! Vais être obligée de l’acheter ! En même temps je vais arrêter de me poser des questions et prendre toute la collection des Grands animaux de Toussaint Louverture… que du (très) bon comme tu le dis !
Je me suis un peu posé la question aussi de prendre toute la collection, tôt ou tard ;-) Mais il y a tout de même des titres, sans doute excellents, qui m’attirent moins que d’autres.
Comme souvent avec les romans qui m’ont marqué, je ne suis pas totalement satisfait de cette chronique, j’aimerais toujours être à la hauteur des livres en question et trouver des manières différentes d’en parler, toucher au cœur de la sincérité… Bon, si ça donne envie quand même, tant mieux !
Il est déjà noté dans ma Wish, à cause d’une chronique chez Collectif Polar (elle est terrible, elle fait augmenter ma PAL plus vite que la dette du pays !!). Bon, il est temps que je mette la main dessus ;) Et que je le lise (là, c’est toujours une autre histoire, trop à lire, mais je ne te raconte pas, tu connais) ;)
Oui, elle est redoutable, notre collègue :D
Je n’ai pas lu sa chronique, je vais aller la voir (soulagé de ne pas être exposé à la tentation puisque c’est déjà fait, gnin gnin gnin !!!)
Je n’en doute pas – beaucoup trop pour mon budget livres désormais restreint depuis que je ne suis plus libraire… Ma PAL me dit merci d’avoir changé de métier, mon sentiment de frustration beaucoup moins !
Les biblios publiques sont d’une grande aide pour les finances, ainsi que les bouquineries ! ;) Mais je comprends, fini de pouvoir se servir dans le magasin de bonbons :lol:
Tout à fait ! La médiathèque près de chez moi est d’ailleurs si bien remplie que j’en ai pour des années de lecture sans rien débourser (dont un paquet de livres que j’ai envie de lire depuis des années, ça tombe bien !)
Il se trouve que c’est grâce à elle que j’ai lu Pierre d’Angle ;-) Je n’avais que le premier tome, j’ai emprunté les trois autres là-bas – avant de les acheter parce que bon, faut pas déconner, quand c’est trop bien à ce point, ça doit finir à la maison !
Je vais louer à la biblio aussi, parce que sinon, mon salaire passerait en livres et puis, bon, la maison n’est pas extensible… j’ai déjà réussi à foutre des biblios à tous les étages (avec un mari qui ne lit pas !!)… Hem, on se calme, donc…
J’ai mis la main sur « pierre d’angle », après des fouilles archéologiques (bon, je m’assied juste et je fais travailler mes petites cellules grises – je n’ai pas 36 étagères avec de la fantasy « non lue ») :)
Idem, quand c’est un coup de coeur, j’achète le roman ensuite, en poche et en occase, parce que bon, je ne suis pas millionnaire non plus :lol:
Pierre d’Angle, j’ai hésité à les prendre en poche, et puis j’ai craqué mon PEL et pris les quatre en grand format. Les poches sont très beaux, mais je trouve les grands formats magnifiques.
J’ai vu les cover des poches, sur ton site et je les aime bien aussi… pour le coup, j’ai une grande édition… à voir ce que je ferai ensuite : grande ou petite ?? Je me connais, pour ne pas dépareiller, gnagnagna… :lol:
Merci beaucoup ! Je n’étais pas forcément très satisfait de cette chronique, pour être honnête, alors content de voir qu’elle donne envie tout de même :)
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