L’Éternel fiancé, d’Agnès Desarthe

Éditions de l’Olivier, 2021
ISBN 9782823615821
256 p.
19 €
Un jour, pendant une cérémonie de Noël organisée pour les enfants dans une salle des fêtes, un petit garçon de quatre ans se retourne vers une petite fille de son âge et lui dit qu’il l’aime parce qu’elle a des yeux ronds. Elle lui répond qu’elle ne l’aime pas parce qu’il a les cheveux de travers. Leur romance n’ira pas plus loin.
Fin de l’histoire ?
Non. Au contraire, c’est le début. Et non pas d’une histoire, mais de plusieurs. Celle de cette petite fille, et de ce petit garçon, dont les chemins ne cesseront de se recroiser durant des années, le plus souvent par hasard. Et de leurs frère et soeurs, de leurs parents, et de leurs proches. Il y aura de la musique (beaucoup de musique), une exposition d’art contemporain, des amours ratées et d’autres réussies parce qu’inattendues. Il y aura des enfants, du bonheur et du malheur.
Il y aura tous ces instants qui, mis bout à bout, et surtout racontés pour ne pas les oublier, font des vies.
La littérature française vous ennuie ? Vous en avez marre des histoires de vies, des histoires de famille ? Vous refusez de perdre votre temps avec des romans parlant du quotidien parce que le vôtre vous suffit et que vous n’avez pas envie de vous fader celui des autres, qui n’est sûrement pas plus intéressant ?
Lisez L’Éternel fiancé. Vous y retrouverez sans doute tout ce que vous affirmez redouter ou détester. Mais vous l’aurez en beau, en pertinent, en poétique, en drôle, en émouvant. Vous l’aurez en belle littérature, sincère et convaincante, et j’ai peine à croire que vous ne changerez pas d’avis – au moins un petit peu, au moins pour cette fois, pour ce livre.
Une vie (française)
Qu’est-ce qui fait la différence ? Un point de vue, pour commencer. Celui de l’auteure, en l’occurrence. L’Éternel fiancé est le roman d’une romancière accomplie, dont la profonde clairvoyance rappelle celle de son confrère à l’ombre de l’Olivier, Jean-Paul Dubois (prix Goncourt 2019).
Agnès Desarthe a appris de chaque livre comme de la vie (notamment la sienne et celle de sa famille, qui ont en partie inspiré l’intrigue), et en est arrivée à un point de maîtrise et de maturité qui surélève le texte à chaque chapitre, à chaque page.
J’en tiens pour preuve purement personnelle le nombre d’extraits que j’ai pris le temps de noter pour ne pas les oublier, et pouvoir les relire aussi souvent que possible, touché par leur clairvoyance et leur justesse, par l’écho que ces passages suscitent en moi.
C’est totalement subjectif, bien entendu. Mais cela m’arrive rarement, pour être honnête.
Tenez, un exemple parmi tant d’autres :
Tous les enfants pensent que leur mère ne changera jamais. Elle sera toujours jeune et belle (même quand elle est ingrate et déjà plus si jeune à leur naissance). Petit, on croit à la pérennité des mères comme on se fie au lever quotidien du soleil. Nous comptons sur nos mamans pour survivre à tout, demeurer intactes, inépuisables.
Des vies (pas les mieux, pas les pires)
Des réflexions aux pointes aiguisées comme des flèches de Robin des Bois, Agnès Desarthe en décoche un paquet, sur des sujets divers. Le temps qui passe, l’importance de nos choix que bien souvent l’on ne mesure qu’après coup, l’amitié, les embardées étonnantes des élections amoureuses, et bien sûr la famille, les pères, les mères, les frères et sœurs, puis les enfants – entre autres.
Quand on est vieux, on ne sert à rien. C’est comme la matière et l’antimatière. Tout le monde sert à quelque chose sur terre. Sauf nous, les vieux. Nous sommes l’antimatière du monde actif.
De tout ce qui nous lie, la romancière tisse une merveilleuse comédie humaine, vibrante de drôlerie comme de tragédie, et portée par un amour inconditionnel pour la musique – la musique qui, de tous les langages, est sans doute le plus universel et le mieux partagé. Que la narratrice soit instrumentiste, que son enfance soit façonnée par l’art du jeu musical, qu’elle s’en éloigne ou y revienne selon les moments de son existence, ce sont des composantes fondamentales du personnage, l’une de ses plus belles facettes – et elle en compte beaucoup.
Une voix
Ce point de vue doit beaucoup à la voix qui l’exprime. Qu’Agnès Desarthe soit une femme d’esprit, dotée d’un humour réjouissant, n’est pas un scoop pour qui la suit ou la lit un tant soit peu. Mais jamais sans doute son propos n’a été aussi clair, aussi aiguisé, aussi bien canalisé par les mots qu’elle choisit.
De l’humour, dans L’Éternel fiancé, il y en a toujours, mais peut-être moins que dans ses autres livres. Puisque la comédie est humaine, elle est fatalement traversée de drame, de mélancolie, de colère, d’abattement puis d’espoir, de doutes et de questionnements.
Grâce à son récit structuré par juxtaposition (on passe d’un moment de vie à un autre, dans l’ordre chronologique mais au fil de nombreuses ellipses qui concentrent l’intrigue sur l’essentiel), Agnès Desarthe joue d’une large palette existentielle qui lui permet de faire passer son lecteur par tous les états émotionnels, avec délicatesse et sans pathos.
Je pourrais conclure, classique, en disant qu’il s’agit là d’un des plus beaux romans de la rentrée littéraire – ce qui serait une assertion relativement idiote dans la mesure où je n’ai lu à ce jour qu’une trentaine des 521 titres de la dite rentrée.
Je serais plus juste et honnête en affirmant simplement qu’il s’agit de l’un des livres qui m’a le plus touché.
Mais je préfère vous laisser, encore une fois, avec les mots d’Agnès Desarthe, et leur formidable pouvoir d’évocation :
Assise sur le banc, face à l’immeuble dans lequel j’ai grandi et où, d’une certaine manière, je suis encore, serai toujours, fantôme en papier découpé du souvenir, plus tenace et plus vraisemblable que mon être de chair et de sang qui périt un peu plus à chaque seconde, s’éparpille, s’égare, je regarde le carnet que j’ai ouvert sur mes genoux et je relis la mention : « First time I’m truly awake » (Je suis vraiment éveillé pour la première fois). (…) Si je lève de nouveau les yeux vers les fenêtres de mon père, je peux me persuader que mon enfance persiste à s’y dérouler comme dans un cinéma permanent. Qui pourrait me certifier le contraire ? Comment peut-il y avoir un après puisque rien ne s’additionne ?
A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal

Signé Bookfalo Kill
« Je me dis parfois qu’écrire c’est instaurer un paysage. »
Dans la nuit du 3 octobre 2013, la narratrice entend à la radio l’annonce d’un drame : au large de l’île de Lampedusa, un bateau (trop) plein de migrants a fait naufrage, envoyant par le fond plus de 350 personnes. Passé le choc et l’émotion, vient le temps de la rêverie et de la réflexion.
« Les îles, et plus encore les îles désertes, sont pour cela des matériaux de haute volée, leur statut géologique amorçant déjà une écriture, portant un récit. »
Lampedusa. Pour les amateurs de littérature comme pour les cinéphiles, le nom a un puissant pouvoir d’évocation. Burt Lancaster, Le Guépard, Visconti, le prince Salina et le tableau flamboyant d’une noble Italie qui s’effondre… De ces souvenirs, et d’autres plus personnels, Maylis de Kerangal élabore ensuite, d’une manière aussi inattendue que poétique, une réflexion subtile sur la mémoire des noms de lieux et le signifiant des paysages ; ce qu’ils veulent dire, autant dans l’inconscient collectif que pour nous, au plus intime de nous.
« J’ai pensé à la matière silencieuse qui s’échappe des noms, à ce qu’ils écrivent à l’encre invisible. »
Mêlant intime, Histoire et géographie à un délicat terreau culturel, Maylis de Kerangal étonne à nouveau par sa capacité à créer de la littérature à partir de matériaux au potentiel de beauté insoupçonné. Après la construction d’un pont dans Naissance d’un pont ou le récit d’une transplantation cardiaque dans Réparer les vivants, elle élabore ce petit texte essentiel en partant d’un fait divers glaçant.
N’allez pas croire pour autant qu’elle ignore la tragédie ; À ce stade de la nuit est évidemment d’une actualité plus brûlante que jamais. Ses réflexions forment une boucle de la pensée qui naît du drame pour mieux y revenir à la fin, stigmatisant l’état affligeant d’un monde dont chaque journée terrible banalise un peu plus la folie qui balaie nombre d’hommes et de femmes n’ayant plus rien pour exister que de devenir des victimes.
À ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal
Éditions Verticales, 2015
ISBN 978-2-07-010754-4
74 p., 7,50€
Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal
Signé Bookfalo Kill
Vous avez sans doute entendu ou lu beaucoup d’avis positifs sur le nouveau roman de Maylis de Kerangal depuis sa parution début janvier 2014. Le moyen de faire autrement ? Réparer les vivants est un véritable tour de force. Franchement, imaginer construire une intrigue autour d’une transplantation cardiaque, et arriver à transcender un sujet aussi peu « sexy » sur le papier – passionnant peut-être, mais pas forcément hyper romanesque -, il fallait le faire.
Maylis de Kerangal l’a fait, et de quelle manière. En condensant son histoire sur une seule journée, elle crée un sentiment d’urgence chez le lecteur qui le porte dans le même mouvement affolant qui anime médecins, proches des victimes ou des patients en attente de la transplantation, et tous ceux qui ont un rôle à jouer dans ce ballet vertigineux de la vie et de la mort.
Tout commence à l’aube, par l’accident de voiture qui plonge dans un coma irréversible Simon, jeune homme en pleine santé qui revenait d’une séance de surf nocturne avec deux amis. S’ensuivent les efforts pour tenter de le sauver, l’annonce du drame aux parents ; puis le renoncement, et le choix, cruel et délicat, d’abandonner ou non les organes vitaux de la victime à d’autres qui en ont besoin pour espérer prolonger leur existence, et la course contre la montre, contre la mort, qui s’ensuit.
Il y a l’urgence, donc, mais il y a aussi la patience. Celle de ceux qui attendent parfois depuis si longtemps l’organe pouvant les sauver qu’ils osent à peine encore espérer ; celle des médecins également, envers les proches qu’il faut informer, rassurer, consoler, mais aussi convaincre ; puis lors des opérations, qui nécessitent une concentration et une habileté à toute épreuve.
Tout ceci se trouve dans Réparer les vivants. Mais ce qui fait de ce livre un véritable roman, c’est sa forme. Le style de Maylis de Kerangal s’étire en phrases souvent longues et complexes, qui parviennent à enrouler dans un même mouvement les multiples sentiments contradictoires qui agitent ses personnages ; qui expriment l’urgence et la patience, la douleur et l’espoir, en les mêlant de manière inextricable en dépit de leur antagonisme.
Si la technique de la romancière est éblouissante, je dois avouer qu’elle m’a un peu laissé à distance au début de ma lecture. La virtuosité stylistique me semblait aussi clinique que son sujet. Puis, peu à peu, l’émotion s’invite, s’immisce dans la froideur apparente du texte. Parce que Kerangal prend soin, sans jamais tomber dans le pathos, d’humaniser ses personnages, non seulement les victimes et leurs proches, forcément émouvantes, mais aussi les médecins et le personnel médical, et bien sûr les patients en attente de transplantation. Elle touche d’ailleurs à la perfection à la fin du livre, en rendant bouleversante une scène d’opération… Pas un mince exploit !
A ceux qui en doutent, Maylis de Kerangal démontre qu’il existe encore aujourd’hui en France des auteurs doués, de véritables romanciers, capables de s’emparer d’un sujet difficile, de leur temps, et de le transcender par la littérature. La preuve, impressionnante, avec Réparer les vivants.
Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal
Éditions Verticales, 2014
ISBN 978-2-07-014413-6
281 p., 18,90€
Le Deuxième homme, d’Hervé Commère
Signé Bookfalo Kill
« Pourquoi tu fumes toujours dehors ?
– Parce que c’est là qu’on fait des rencontres. »
Et c’est ainsi, en effet, que se rencontrent Stéphane et Norah, autour d’une cigarette à l’extérieur d’un bar. Coup de foudre, attirance mutuelle, séduction – puis les projets d’avenir, l’emménagement ensemble… C’est une histoire d’amour, lumineuse et magnifique. Presque trop belle pour être vrai, trop intense pour ne pas s’effriter au moindre soupçon. Pour cela, il suffit d’un rien. D’une photo, par exemple – et commence alors la descente aux enfers.
« Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie, on donne un petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde d’une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir… C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. (…) La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences (…) »
Non, ces mots ne sont pas de moi, hélas, mais de Jean Anouilh. Quelques phrases tirées d’Antigone, qui résument à merveille le mécanisme inexorable régissant la marche en avant du drame dans le nouvel opus d’Hervé Commère. Le Deuxième homme a la force sombre d’une tragédie classique, enveloppée dans la forme moderne d’un polar. Ou, pour être plus précis, d’un roman noir. C’est le roman noir du couple, une histoire d’amour frappée du sceau de la fatalité.
La construction est limpide : durant les 75 premières pages, chaque chapitre évoque la rencontre, les sentiments, la beauté foudroyante d’un amour immense. Mais chaque chute de chapitre annonce obstinément que tout ceci va mal finir. Pas question de rêver, même s’il y a des belles choses dans cette histoire. Et en effet, le roman est sombre, très sombre. D’une dureté assumée, à telle point qu’elle en devient presque belle – en tout cas fascinante, à l’image du style d’Hervé Commère, plus tortueux, plus lyrique que dans ses deux précédents romans, tout en restant aussi fluide et envoûtant.
A part ça, je préfère vous prévenir : Hervé Commère est un malin. C’est même un embobineur de première classe. Je parlais de roman noir un peu plus haut, et effectivement, outre l’aspect tragique de l’histoire qui justifie d’accorder cette étiquette au Deuxième homme, l’auteur dispose ça et là des éléments propres au genre. Des secrets, un revolver, des bolides lancés à fond sur des routes de nuit, des rendez-vous mystérieux, des mallettes pleines d’argent, des enveloppes… Mais rien n’est si simple, bien sûr.
D’ailleurs, je vous disais que la construction du roman était limpide. Mais est-ce bien le cas ? Comme tous les bons auteurs de polar, Hervé Commère est un excellent manipulateur. Pour ma part, je me suis encore fait avoir – et pourtant, j’avais relevé l’indice qu’il fallait noter pour comprendre, mais sans savoir quoi en faire…
Bon, voilà, vous êtes prévenus. Mais ne vous focalisez pas là-dessus et lisez surtout le Deuxième homme comme le superbe roman qu’il est, tout simplement.
Le Deuxième homme, d’Hervé Commère
Éditions Fleuve Noir, 2012
ISBN 978-2-265-09711-7
250 p., 18,90€
La Vie sans fards de Maryse Condé
Je ne connaissais pas Maryse Condé. Tout juste avais-je vu sur la table de ma librairie préférée, Célanire cou-coupé, mais je n’avais pas passé le cap. Qu’est-ce que j’ai dû rater! La Vie sans fards est une autobiographie comme je n’en avais jamais lue jusqu’à présent. Rousseau, c’est des foutaises. Même Momone (aka Simone de Beauvoir) avait beau jeu de se mettre en scène et de tirer à elle, la couverture. Maryse Condé est bien loin de tout ça. Elle l’annonce elle-même dans la quatrième de couverture, « Il semble que l’être humain soit tellement désireux de se peindre une existence différente de celle qu’il a vécue, qu’il l’embellit, souvent malgré lui. Il faut donc considérer la Vie sans fards comme une tentative de parler vrai, de rejeter les mythes et les idéalisations flatteuses et faciles. » Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la vie de Maryse Condé n’est absolument pas facile ni flatteuse.
Née en Guadeloupe, au sein du famille qui cherchait à tout prix l’élévation sociale et culturelle de ses enfants, elle est scolarisée au lycée en métropole, avant d’obtenir son bac et d’entrer à l’université. Sa vie s’en trouve chamboulée. Maryse Condé décrit avec une force incomparable, cette vie que rien ne prédestinait à l’écriture. Comment être noire quand on n’a jamais vécu en Afrique? Après une rupture sentimentale, elle embarque, enceinte, son premier né dans les bras pour ce continent qu’elle ne connaît pas. La terre de ses ancêtres lointains. Elle pense pouvoir s’y sentir enfin chez elle. Il n’en est rien. L’apprentissage de ce continent est lourd et difficile.
Maryse Condé n’a pas franchement eu une belle vie avant ses 30ans. Que de galères! 4 enfants, des ruptures sentimentales, des viols, des privations, des angoisses. Dit comme cela, on pourrait croire que cet ouvrage est misérabiliste. Absolument pas. Elle a su garder en elle la volonté de fer qui est la sienne, sauver ses enfants de la misère.
Cette autobiographie est la plus… vraie que j’ai jamais lue pour l’instant. Maryse Condé est franche, directe, sans détour, évoquant par exemple, la mouise dans laquelle une nouvelle grossesse la plonge, l’idée de faire adopter l’une de ses filles pour avoir moins de bouches à nourrir, et autres considérations terribles qui peuvent être celles de mères désemparées.
La Vie sans fards est un ouvrage fort, qui frappe et détonne dans cette nuée d’autobiographies. Un livre qui prouve qu’en attendant le bonheur, on peut le trouver.
La Vie sans fards de Maryse Condé
Editions JC Lattès, 2012
9782709636858
334p., 19€
Un article de Clarice Darling.
Serena, de Ron Rash
Signé Bookfalo Kill
La fin de l’année arrive, et avec elle l’heure de faire quelques inévitables bilans. En voici un, personnel : en 2011, le polar aura été placé pour moi sous le signe de la femme fatale. Mon dernier coup de coeur de l’année s’appelait Betty, d’Arnaldur Indridason ; le premier, en janvier, se (pré)nommait Serena, de Ron Rash.
Deux prénoms féminins en guise de titre, pour deux romans noirs forts et marquants, écrits par des hommes et dominés par un personnage de femme fascinante, intense – bien que s’avérant très dangereuse à fréquenter… Après vous avoir glacé avec la mante religieuse islandaise, c’est à un voyage impressionnant dans une page d’histoire américaine que je vous invite.
Nous sommes en Caroline du Nord, au début des années 1930. Le krach boursier de 29 a plongé le monde dans la détresse, jeté des millions d’hommes dans la pauvreté. Si les Etats-Unis ne sont pas épargnés, le couple Pemberton ne semble pas en avoir conscience. Lui est exploitant forestier, capitaliste sans scrupule, guidé par un très sûr instinct de destructeur ; sa femme, Serena, abrite sous sa beauté sidérante une ambition dévorante servie par un coeur de pierre, redoutable attelage par lequel elle pousse son mari à aller toujours plus loin. Pour eux, la crise est une bénédiction, une pourvoyeuse infinie d’hommes prêts à risquer leur vie – et Dieu sait que le métier de bûcheron est dangereux – pour quelques dollars.
Avançant sans répit, ils dévastent tout sur leur passage, au mépris des vies humaines et de la Nature. Et gare à ceux – adversaires écologistes s’efforçant de créer un Parc National pour préserver la forêt, associés versatiles ou ennemis plus intimes – qui se mettront sur leur route…
Ne vous y trompez pas : s’il y a beaucoup d’histoires d’hommes dans ce roman – époque et contexte oblige -, c’est bien la figure de Serena, audacieuse, vénéneuse, envoûtante, destructrice, qui domine et subjugue le récit. Parvenir à attacher le lecteur à un caractère aussi violent n’est pas un mince exploit : rien que ce tour de force exige que l’on rende hommage à Ron Rash, formidable créateur de personnages à la fois crédibles et littéraires, d’une grande complexité psychologique, aussi bien les « héros » que les secondaires, tous parfaitement croqués, plantés dans l’histoire, reconnaissables d’un mot, d’une attitude, d’un détail.
De Serena, on entend le froissement des jupons, on sent la fragrance de son parfum, on admire les courbes parfaites de son corps, on craint le regard implacable… Une héroïne inoubliable.
Mais Rash va beaucoup plus loin. Son roman est extrêmement ambitieux, par la forme comme par le fond. Sa réflexion sur les dérives capitalistes des années 30, l’attitude des grands propriétaires, la détresse des gens de peu réduits à rien, offre un miroir saisissant à notre propre époque, sans jamais que l’auteur impose la comparaison à l’aide de métaphores ou d’allusions faciles. Non, Ron Rash raconte simplement son histoire, ancrée dans son propre temps, laissant le soin au lecteur de créer les connexions nécessaires. La marque des grands auteurs et des grandes oeuvres.
Puis il y a la manière dont il évoque la Nature, personnage à part entière, seul adversaire finalement à la hauteur de Serena. Les descriptions des décors impressionnants de la Caroline du Nord – montagnes, forêts, rivières, ainsi que les animaux sauvages qui les hantent, des serpents à l’aigle que Serena domestique – trouvent un écho dans le style dense et minéral du romancier et, encore une fois, dans les caractères rudes et bruts des personnages. Tout est lié, inextricablement.
De ce fait, Rash ne cède en rien à la mode (facile) des chapitres courts et du rythme haletant. Si c’est son roman peut être qualifié de « noir », c’est avant tout une oeuvre littéraire, au style exigeant et travaillé au fil de longs chapitres aux paragraphes denses. Les dialogues, par exemple, reprennent le langage populaire des ouvriers sans sombrer dans la parodie, creusant mieux que tout les différences de niveau social avec les Pemberton et leurs alliés.
Quant à la structure générale du roman, elle évoque celle du drame élisabéthain, à la fois par sa route tracée droit vers la tragédie, que par l’intervention régulier d’un groupe de bûcherons qui assure certaines transitions (notamment les changements de saisons), commente des faits passés et annonce la couleur de ce qui va suivre, à la manière d’un choeur de théâtre antique.
Immense roman, Serena est une œuvre rare parce qu’elle repousse les limites des genres, brouille les pistes littéraires, empêche de cantonner le roman noir, et à travers lui le polar dans son ensemble, à un sous-genre (le cliché souffre mais a la vie dure.) Qu’elle ait été publiée par les éditions du Masque – éditeur sempiternellement associée à l’image surannée d’Agatha Christie mais dont le travail contemporain mérite largement le détour – est d’ailleurs un symbole qui me réjouit grandement…
Elle confirme également l’immense talent d’un écrivain américain dont la voix compte déjà, et comptera sûrement encore davantage dans les années à venir. Son nom est facile à retenir : Ron Rash.
Serena, de Ron Rash
Editions du Masque, 2011
Traduit par Béatrice Vierne
ISBN 978-2-7024-3402-4
404 p., 20,90€