LA LITTÉRATURE (JEUNESSE) #2
Bon.
Évidemment.
Après ce que j’ai dit dans mon précédent post sur l’importance de la littérature jeunesse, comment faire abstraction DU phénomène de ce champ littéraire, celui qui, sans aucun doute possible, et quoi qu’on puisse penser de son autrice aujourd’hui (et il y a beaucoup à penser, malheureusement), a véritablement tout changé ?


Il faut avoir conscience de l’importance hors du commun que représente Harry Potter dans l’histoire des livres pour enfants.
Bien au-delà d’être un simple phénomène d’édition et un rouleau compresseur commercial, métamorphosé ensuite en franchise cinématographique à très gros succès, la saga de J.K. Rowling a magistralement décloisonné la littérature pour enfants. En fait, elle a proprement pulvérisé les murs de la pièce qui la retenait prisonnière d’une vision beaucoup trop réductrice, étouffant sa puissance littéraire intrinsèque.
Comment ? En faisant prendre conscience aux éditeurs, aux autres auteurs, aux libraires et aux lecteurs qu’il était tout à fait possible de faire avaler des pavés de 1000 pages à des gamins sans qu’ils rechignent – au contraire, ils en redemandaient, les bougres !!!
En terme d’explosion, on est sur du Big Big Bang. Il suffit de se promener aujourd’hui dans les allées d’un rayon de littérature jeunesse pour s’en rendre compte. Les étagères et les tables débordent : des gros livres, des petits livres, des sagas en 17 volumes ou des one-shot percutants, des périples fantastiques ou des histoires du quotidien, des comédies désopilantes ou des drames bouleversants.
Il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges, pour tous les lecteurs, ceux qui s’éclatent dans les livres comme ceux qui peinent un peu plus. Cette diversité, cette richesse, c’est en partie au petit sorcier à lunettes qu’on les doit.

Et comment je l’ai rencontré, moi, le gosse dans son placard avec sa cicatrice en forme d’éclair sur le front ?
Là encore, c’est à ma camarade de l’IUT que je dois cette découverte ô combien importante. Lors d’un déjeuner dans le réfectoire, la voilà qui, yeux pétillants d’enthousiasme, commence à nous raconter le début du premier tome, sans trop en dire – mais en disant juste ce qu’il fallait, en réalité, pour nous harponner bien proprement.
En tout cas, j’ai foncé droit dans le mur – celui de King’s Cross, bien sûr ! Je sais que mon cerveau s’est définitivement mis à clignoter lorsque ma condisciple a évoqué la mystérieuse voie 9 3/4 d’où partait le train à vapeur des petits sorciers… C’était un détail parmi d’autres, mais celui-ci, allez savoir pourquoi, m’a particulièrement séduit.
À ce moment-là, je ne me précipite pas pour autant en librairie. J’attends, en réalité, d’y entrer en tant qu’apprenti professionnel, lors de mon premier stage, pour retrouver Harry, presque par hasard.
Ce stage, je le fais dans une librairie parisienne aujourd’hui disparue et dont je tairai le nom, par bonté d’âme, histoire de jeter un voile pudique sur son management très approximatif, son ambiance à géométrie variable selon l’humeur de la patronne (et de sa fille, qui y tenait le rôle d’adjointe), et son fonctionnement relativement chaotique. Néanmoins, ce sont mes premiers pas en librairie, j’y suis, j’apprends, notamment auprès de certains collègues intéressants et généreux de leur temps.
C’est ici, dans ce magasin où je suis pourtant resté quatre mois à peine, que j’ai découvert quelques livres et auteurs déterminants dans mon parcours de lecteur et de libraire, notamment Jonathan Coe, Henning Mankell ou Caleb Carr.

La librairie en question dispose d’un plan assez peu pratique, labyrinthique et difficile à occuper en tant que libraire. Les sciences humaines, en particulier, se trouvent à l’arrière de la boutique, dans une pièce à part (en réalité, un ancien fond de commerce voisin, racheté pour agrandir la surface initiale) qui dispose donc d’un pas de porte indépendant. Pour cette raison, il faut toujours qu’il y ait un membre de l’équipe dans cette partie du magasin, pour empêcher de la transformer en libre service pour « clients » indélicats.
Quand le libraire attitré n’est pas là, il faut le remplacer. En tant que stagiaire, j’échoue donc souvent dans cette pièce, où des heures peuvent s’écouler sans que quiconque se préoccupe de savoir ce que j’y fabrique. Il m’arrive de ranger des livres, de retaper les rayons, voire d’essayer de renseigner des clients, mais la plupart du temps, je m’ennuie copieusement.

Près de l’entrée intérieure du rayon sciences humaines, il y a un présentoir aux couleurs de Gallimard-Jeunesse (une PLV dans le jargon, Publicité sur Lieu de Vente), taillé pour y aligner des livres de poche de la collection Folio Junior. C’est là, un beau jour de désœuvrement complet, que je repère ce fameux livre dont a parlé ma camarade de l’IUT. Harry Potter à l’école des sorciers… Oui, c’est bien ça !
(À l’époque, avant que le phénomène ne démarre vraiment, Gallimard avait publié les trois premiers tomes de la série directement en poche. Et dans des versions incomplètes, légèrement expurgées de quelques phrases sans doute jugées superflues, je ne sais pas du tout pourquoi… Le succès surgissant, les choses sont très vite rentrées dans l’ordre, les versions suivantes sont revenues au complet, et les éditions en grand format ont fait leur apparition.)

Discrètement, je l’embarque derrière le poste du rayon sciences humaines, et je l’ouvre, dans l’idée d’en parcourir les premières pages pour voir ce que ce petit livre vaut vraiment.
J’ai toutes les peines du monde à le reposer. Et je dois rivaliser de malice pour ne pas me faire gauler en train de lire par la patronne (c’est interdit pendant les heures de boulot, bien entendu), sans pour autant renoncer au délice de cette lecture foisonnante, inspirée, merveilleusement inventive, et en même temps si classique, si familière, déjà intemporelle.
Le week-end suivant, j’emprunte les trois tomes parus, les emporte chez moi, et les engloutit en à peine deux jours.
Proprement stupéfixé, le gars.
La suite appartient à l’histoire que nous sommes nombreux à avoir partagée. Le succès grandissant, puis le triomphe interplanétaire à partir du quatrième volume, l’attente insoutenable de la parution de chaque nouveau tome, le plaisir incommensurable de découvrir que les livres deviennent de plus en gros, de plus en plus riches, de plus en plus sombres et ambitieux aussi ; et puis les films également, pas parfaits certes, incomplets, mais qui ajoutent un peu de magie à celle des mots.







Pour comprendre les raisons de cette réussite, il faudrait bien plus qu’un modeste article de blog. Des livres ont déjà été écrits sur le sujet, prenant des angles parfois inattendus : philosophie, sociologie, psychanalyse, histoire, tout y passe ! Et cela n’a rien de surprenant dans le fond, tant la saga Harry Potter est riche en symboles et en significations variées.

Néanmoins, ce qui, pour moi, garantit un succès aussi durable, c’est la justesse intemporelle avec laquelle J.K. Rowling saisit les motifs qui parlent à son public, dans son acceptation la plus large possible (les enfants comme les adultes !) : enfance, adolescence, famille, amitié, solidarité, éveil des sentiments, mais aussi adversité, jalousie, maltraitance…
Autant de sujets de réflexion ou de préoccupation universels, intemporels, dans lesquels il est facile de se projeter comme de se retrouver, d’autant qu’ils sont portés par une vaste galerie de personnages dont la richesse et la diversité permettent de développer toutes ces problématiques.
Sans oublier un sous-texte tendu de volume en volume sur la Seconde Guerre mondiale, qui enrichit la série d’une mise en perspective à la fois profonde et discrète sur le racisme, l’organisation méthodique de la violence et de la destruction, les mécanismes de la terreur ou la manière dont on peut (on doit ?) résister lorsqu’on est confronté à une telle menace.
Le tout nimbé, bien sûr, d’une approche de la magie à la fois créative et nourrie de recyclages habiles (Rowling s’est inspirée de beaucoup d’œuvres antérieures), qui rend la lecture ludique, addictive, amusante ou émouvante.
Comme Le Passeur, Harry Potter a changé ma vie de lecteur en profondeur. L’œuvre de J.K. Rowling m’a définitivement convaincu que la littérature jeunesse constituait un territoire à explorer avec passion, au même titre que n’importe quelle littérature.
Aujourd’hui, je pense même qu’elle fait partie des plus inventives, des plus excitantes, des plus foisonnantes qui soient, et qu’elle peut s’enorgueillir de compter dans ses rangs quelques très belles et grandes plumes, notamment françaises, de Timothée de Fombelle à Marie-Aude Murail, de Jean-Claude Mourlevat à Anne-Laure Bondoux, de Claude Ponti à Clémentine Beauvais – sans oublier Astrid Lindgren, Philip Pullman, Roald Dahl, Anne Fine, Michael Morpurgo, Susie Morgenstern…
Ils sont si nombreux qu’il n’y a qu’une seule solution pour n’en oublier aucun : foncer en librairie ou dans une médiathèque, et plonger sans retenue dans leurs rayons jeunesse !!!

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