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Les aiguilles d’or, de Michael McDowell

An de grâce 1882. New York fête la nouvelle année entre opulence et misère.
Dans les beaux quartiers, le juge James Stallworth a pour grand projet d’éradiquer le vice de l’un des coins les plus gangrenés de la ville, le tristement célèbre Triangle Noir. Avec l’aide de son fils, Edward, pasteur moralisateur aux sermons incendiaires, et de son gendre, Duncan, jeune avocat promis à un brillant avenir, le juge compte bien faire un exemple retentissant en annihilant une lignée corrompue de criminelles : les Shanks.


Le roman s’ouvre durant la nuit du 31 décembre 1881 au 1er janvier 1882. Dans un long mouvement ample qui, adapté au cinéma, vaudrait un plan-séquence d’anthologie, le prologue survole lentement les rues de New York, saisissant aussi bien la frénésie festive de la ville que les mouvements inquiétants de ses ombres, son opulence rutilante que sa misère affligeante.
Au passage, on découvre déjà, presque sans le savoir, quelques-uns des personnages qui vont animer la grande scène des Aiguilles d’Or – et voici comment, en quelques pages magistrales, Michael McDowell accroche et invite son lecteur à un théâtre de furie, de violence et de passion absolument phénoménal.

Comme de très nombreux lecteurs, j’ai succombé à l’ouragan Blackwater lors de sa sortie française en 2022, quarante ans après sa publication américaine. J’ai aussi eu le privilège de faire partie des libraires ultra prescripteurs du phénomène et de recueillir en direct l’enthousiasme d’un public moins rétif à la littérature de genre (hors polar) qu’on voudrait bien le faire croire.
Aussi, lorsque la parution des Aiguilles d’Or a été annoncée à l’automne de l’année suivante, je me suis senti à la fois excité d’explorer une nouvelle facette du travail de McDowell, et dans l’expectative. Cette publication était-elle un coup d’édition, pour surfer sur le triomphe de Blackwater (l’éditeur français, Monsieur Toussaint Louverture, ayant annoncé par ailleurs son intention de publier ou republier tous les romans de l’écrivain dans les années à venir) ? Ou l’occasion d’une nouvelle belle découverte ?

Ben mes aïeux, si je m’attendais.
En digne roman de son auteur, Les Aiguilles d’Or trace des lignes de convergence avec Blackwater : un sens impressionnant de l’atmosphère pesante, une fascination pour les intrigues familiales qu’il saisit avec finesse, une immense importance accordée au rôle des femmes dans l’intrigue et à leur présence dans la société, une curiosité pour la violence (plus ou moins) sourde qui peut dévorer une société de l’intérieur, des personnages hauts en couleur, des décors saisissants qui jouent un rôle de premier plan dans l’histoire – on y reviendra.
Dans Les Aiguilles d’Or (dont l’écriture précède celle de la saga de Perdido), Michael McDowell déploie néanmoins ces éléments avec une puissance d’autant plus impressionnante qu’elle est condensée en 500 pages. Plus ramassée, l’intrigue se concentre sur le duel entre les deux clans ennemis pour devenir une sorte d’opéra littéraire démentiel, dont les rues étouffantes de New York servent de scène épique.

New York, parlons-en. C’est un personnage à part entière du roman. Capté dans toute la noirceur gothique qu’on lui attribue à la fin du XIXème siècle, sorte de double démesuré du Londres de la même époque, que l’on retrouve à la même échelle et avec la même intensité dans L’Aliéniste de Caleb Carr, œuvre de référence absolue en la matière.
(Sans doute une des raisons pour lesquelles Les Aiguilles d’Or m’a autant séduit, d’ailleurs.)
Resserré sur deux quartiers antagonistes, dans les frontières de ce fameux Triangle Noir qui concentre toute l’humanité dont Michael McDowell veut parler, l’affrontement compose une sorte de précipité de la cité dont elle éclaire à parts égales les maisons bourgeoises et les bouges immondes, les artères scintillantes et les ruelles sordides, les façades luxuriantes et les sous-sols crépusculaires où l’on s’abandonne à l’opium.
Chaque élément de décor sert à révéler les personnages et leurs secrets, dans une mise en scène spectaculaire qui capture le lecteur au creux cet entrelacs architectural si impressionnant, si naturellement romanesque.

J’ai lu ici ou là que Les Aiguilles d’Or était manichéen. Curieuse façon de lire un roman où tous les personnages sont plus affreux les uns que les autres, et où il n’y a ni « gentils » ni « méchants » (ce qui est le propre des vrais récits manichéens, à mon sens). Certes, il y des riches et des pauvres, clairement opposés les uns aux autres, et il apparaît assez vite que McDowell tend à faire pencher la balance du côté des seconds. Mais si l’on a tendance à prendre parti pour eux, c’est avant tout parce que les autres les surpassent en vice, en dépravation, en indignité, et plus que tout, en hypocrisie et en injustice.
Le romancier semble plus chercher à sonder les limites du mal qu’ils incarnent qu’à les sauver – bien que, au bout du compte, son geste littéraire finisse par avoir des allures de rédemption, en tout cas aux yeux du lecteur qui, étrange prodige, s’attache aux uns et aux autres et se prend à souhaiter de voir certains en réchapper, et d’autres être punis comme ils le méritent.
Est-ce que cela fait de ce roman un texte manichéen ? Peut-être, en fin de compte. Mais tellement bardé de nuances que le sens binaire, péjoratif du terme, s’évanouit très vite.

Développé en une littérature vaste et puissante, ancrée dans des fondations solides, Les Aiguilles d’Or prend le temps de fouiller au cœur de son sujet, avec une certaine lenteur qui autorise la compréhension des âmes et épouse le tortueux cheminement des volontés, tout en scandant le caractère inéluctable qui frappe le destin des personnages.
Loin de se cantonner à une œuvre de sensations primaires, le texte, sous des atours sensationnels ou inquiétants, s’accorde des allures de grand roman américain dont il mérite largement le titre. Une véritable sensation.

Les Aiguilles d’Or, de Michael McDowell
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Szlamowicz)
Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2023
ISBN 9782381961361
520 p., 12,90€

P.S.: on souligne, encore une fois, la qualité exceptionnelle du travail sur l’objet livre, auquel l’éditeur est viscéralement attaché, et la somptueuse couverture signée Pedro Oyarbide, comme celles de Blackwater. Le tout directement en format poche à un prix exemplaire. Du grand art !

8 réponses à « Les aiguilles d’or, de Michael McDowell »

  1. J’ai adoré la saga Blackwater, mais je n’ai pas encore lu « les aiguilles d’or » et pourtant, ce magnifique objet livre est dans ma biblio (une occasion).

    1. Mon avis n’est pas forcément populaire, pour être honnête. Beaucoup de gens qui ont adoré Blackwater ont moins accroché aux Aiguilles d’Or, peut-être plus « classique » auquel il manque l’esprit « saga ». Il ne faut surtout pas s’attendre à la même chose pour l’apprécier à sa juste valeur ! Mais pour ma part, c’est vraiment un gros coup de cœur.

      1. Il existe des gens qui n’ont pas aimé la saga Blackwater et je les comprends, vu ainsi, il n’y avait pas grand-chose et pourtant, j’avais été scotchée !!

        Il faudra que je le lise pour savoir si je te rejoins ou pas :p

  2. Il est dans ma PAL mais je ne l’ai pas encore lu… J’avais adoré la saga Blackwater, mais un peu moins enthousiaste avec Katie… Ta chronique me donne envie de le faire remonter un peu dans la pile ! ;) Merci à toi….

    1. Moi, c’est un peu l’inverse, je n’ai pas encore lu Katie parce que j’ai peur d’être déçu après avoir tant adoré Les Aiguilles d’or ;-) D’ailleurs, je n’ai pas accroché à Lune froide sur Babylon, sorti après Katie : trop sombre, trop violent…
      Tu me diras si tu laisses sa chance aux Aiguilles !

      1. On verra bien… tant de livres à lire ! ;)

  3. Bonsoir, je n’ai lu que 3 Blackwater sur 6 mais je me suis rattrapée avec Les Aiguilles d’or (vraiment bien) et j’ai enchaîné avec Katie et Lune froide sur Babylone : deux romans très noirs mais ils se dévorent. Et je viens d’acquérir l’Amulette. Un écrivain disparu trop tôt. Bonne soirée.

    1. Merci pour ce commentaire ! j’attends le bon moment pour Katie, alors que Lune froide… m’a laissé à la porte : trop sombre, trop dur, ce n’était pas le bon moment pour une lecture de ce genre. Mais ça reviendra peut-être !

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