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Les naufragés du Wager, de David Grann

1740. Le vaisseau de guerre royal le Wager est envoyé en mission secrète pour piller les cargaisons de l’Empire espagnol en Amérique du Sud. Mais il fait naufrage après avoir passé le cap Horn. Une poignée de malheureux survit sur une île désolée au large de la Patagonie. Cannibalisme, meurtres, mutineries : leur vie devient un enfer tandis que trois factions s’affrontent sur la stratégie pour rejoindre le Royaume-Uni.
Alors que tout le monde croyait l’équipage disparu, un premier groupe de rescapés réapparaît au Brésil 283 jours après la catastrophe. Mais une fois rentrés en terres anglicanes, commence alors une autre guerre, celle des récits…


Ce pourrait être la trame d’un grand roman d’aventure maritime historique – et, de fait, Les Naufragés du Wager peut se lire de cette manière, parce qu’il en a la puissance, l’originalité et la précision.
Sauf qu’on est chez David Grann, et que donc tout est véridique (dans la limite, sans doute, de ce qu’un chercheur peut accomplir dans la reconstitution d’événements historiques vieux de bientôt trois siècles).

Le talent de David Grann dans cet exercice n’est plus à démontrer. Si le succès critique et public de La Note américaine l’a définitivement consacré, avec à la clef une adaptation au cinéma par Martin Scorsese sous son titre original, Killers of the Flower Moon, cela fait longtemps qu’il exerce avec bonheur son art minutieux de l’investigation, et son intelligence à démonter les rouages d’actes mystérieux ou criminels parfois retors1. Il a même contribué à en résoudre certains, qui avaient résisté à des enquêteurs pourtant chevronnés – c’est vous dire l’opiniâtreté et le génie du bonhomme.

Le talent de David Grann n’est plus à démontrer, mais il est à souligner, en rappelant surtout que l’auteur est journaliste (au New Yorker) et non historien. Ce qui fait sa spécificité et, sans doute, sa réussite, c’est d’appliquer des méthodes de journalisme, au sens le plus noble du terme, à la recherche historique, en mixant le tout par des qualités narratives absolument remarquables.
Avec Les Naufragés du Wager, il pousse encore le curseur d’un cran, en remontant beaucoup plus loin dans le temps, à une époque moins documentée, en particulier d’un point de vue visuel. J’imagine qu’il a éclusé durant de longues années les archives, notamment britanniques, car son travail de reconstitution est encore une fois phénoménal, incroyablement complet.
De la fabrication des navires au XVIIIème siècle à l’organisation du quotidien sur les ponts, en passant par les méthodes de recrutement forcé pour constituer les équipages, les conditions de vie éprouvantes à bord et les immenses enjeux géopolitiques attachés à la maîtrise des océans, tout y passe, avec un luxe de détails qui n’est jamais excessif, au contraire.

Pour faire tenir le tout et passionner le lecteur, Grann compte, à raison, sur la rigueur et la fluidité d’une construction qu’on ne peut qualifier que de littéraire. Le garçon a de la plume, et s’appuie sur un sens aigu du récit, caractérisé ici par le balancement parfait d’une narration en trois mouvements : la tragique aventure maritime (avec un passage d’anthologie du Cap Horn en sept fois !), le naufrage et ses suites dramatiques, le retour des survivants et ses conséquences politiques.
Cette troisième partie, tout aussi passionnante que les deux précédentes, décrypte la manière par laquelle un fait divers (car cet événement, en dépit de son ampleur, n’est finalement que cela, au départ) peut devenir l’enjeu de récits destinés à modeler la matière historique, et à lui faire dire ce que ses acteurs souhaitent transmettre à la postérité, même s’il faut pour cela tordre les faits ou en taire certains. En s’efforçant lui-même de prendre de la hauteur pour garder une position en surplomb s’approchant au maximum d’une posture « objective », David Grann s’intéresse donc à l’écriture de l’Histoire, et questionne l’idée même d’objectivité du fait historique – et donc son propre travail.

À sa sortie en France, je dois avouer que je pariais assez peu sur un succès des Naufragés du Wager, en raison de son sujet principalement. Étant moi-même amateur de récits ou romans historiques maritimes, je pensais mon intérêt pour ce livre un peu biaisé, et je n’étais pas certain que les lecteurs de La Note américaine aient forcément retenu le nom de son auteur au point de se précipiter sur son nouveau livre sans réfléchir.
La suite m’a donné tort, heureusement, et le livre a conquis de nombreux lecteurs en librairie. Ce qui prouve que l’intelligence peut encore rencontrer un large public, que ce dernier existe toujours, et qu’il reste des raisons d’espérer (même si les raz-de-marée occasionnels et éphémères à base de plans BDSM crapouilleux ou d’héroïne technicienne de surface tendent à laisser croire le contraire).

Bravo, au passage, aux éditions Allia, Globe et du Sous-Sol, qui ont successivement contribué à faire connaître David Grann en France, car c’est précisément leur travail qui permet à la balance de ne pas s’effondrer totalement du côté de la facilité. Alors que la culture est de plus en plus attaquée dans le monde, y compris dans notre pays, il faut continuer à soutenir ces artisans-là, si précieux, et leurs passeurs les libraires. Et ne rien lâcher, jamais.

1: des enquêtes littéraires à retrouver par exemple dans le recueil Le Diable et Sherlock Holmes, publié par les éditions du Sous-Sol puis par Points en poche.

Les naufragés du Wager, de David Grann
(traduit de l’anglais (USA) par Johan-Frédérik Hel Guedj)
Éditions Points, 2025
ISBN 9782757880265
544 p., 10,20€

Première édition :
Éditions du Sous-Sol, 2023
ISBN 9782364684119
448 p., 23,50€

6 réponses à « Les naufragés du Wager, de David Grann »

  1. Super, j’avais envie de le lire, mais bon, j’avais peur d’avoir le mal de mer :)

    1. Ce ne sera pas forcément le pire des maux qui te menaceront en embarquant sur le Wager, crois-moi ;-)

      1. Ah, tout va bien, alors :lol: Il faut dire que j’ai voyagé sur le radeau de la Méduse aussi, alors, que pourrait-il y avoir de pire ? :roll:

      2. Ah bah oui, voilà, il fallait commencer par là ! Tu as un bon C.V., c’est ok, tu es embauchée :D

      3. Allez, j’embarque alors !

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