Le Rire du grand blessé, de Cécile Coulon

Signé Bookfalo Kill

Bienvenue dans un monde où la lecture est devenue un outil d’asservissement du peuple. La littérature telle que nous la connaissons, celle des auteurs libres penseurs et inventeurs de leurs propres histoires, a été mise à l’index, au profit de textes fabriqués sur mesure par des Ecriveurs, auteurs spécialisés de Livres Frissons, ou de Livres Fous Rires, ou de Livres Tendresse. Ces romans calibrés sont dispensés à la foule lors des Manifestations à Haut Risque, grands-messes organisées dans des stades où des milliers de gens peuvent, ensemble et sans la moindre retenue, se laisser aller à leurs émotions les plus primaires, au rythme des mots lancés du haut de son estrade, intouchable, par le Liseur.

Bienvenue dans un monde où l’analphabète est roi. Tenez, tel 1075. Cette montagne de muscles, incarnation de la discipline et de la rigueur, est Agent de Sécurité – ces gardes surentraînés qui protègent le Liseur et gardent la foule sous contrôle pendant les Lectures. Inflexible, incorruptible, incapable de lire la moindre lettre, il est le meilleur de tous.
Jusqu’au jour où, à la suite d’un accident, il se retrouve cloué dans un lit d’hôpital. Il suffit alors de pousser une porte pour que tout bascule…

Coulon - Le rire du grand blesséJ’ai déjà dit tout le bien que je pensais de Cécile Coulon qui, à 23 ans, en est déjà à son quatrième roman. Ce n’est certes pas avec ce nouveau livre que je vais me dédire. Cette demoiselle a une facilité de plume évidente, du talent et beaucoup de culot – celui, par exemple, de venir chasser sur les terres de l’anticipation où Ray Bradbury, avec Fahrenheit 451, et George Orwell, avec 1984 (mais aussi Daniel Keyes, dont le sublime Des fleurs pour Algernon est évoqué dans le livre) ont posé de sérieux jalons.
Sans complexe, Cécile Coulon se mesure à ces références ; et si je suis obligé de reconnaître qu’elle n’est pas tout à fait à la hauteur, ce n’est pas par manque de talent mais parce que son roman est beaucoup, beaucoup trop court. Ses premières pages esquissent un monde futuriste aussi foisonnant qu’inquiétant, et contiennent des promesses que la brièveté du texte empêche de développer. D’où une certaine frustration, inévitable.

En dépit de cette réserve, Le Rire du grand blessé est tout de même très brillant. Paradoxalement, sa brièveté est aussi une force, elle le rend précis et percutant. Cécile Coulon a choisi de se concentrer sur 1075, un personnage remarquablement taillé et pensé de bout en bout, mais aussi sur Lucie Nox, la créatrice du Programme des Liseurs et des Ecriveurs qui porte son nom.
Leurs trajectoires croisées composent un nœud inextricable, d’une grande acuité psychologique, où l’auteur serre son véritable sujet, celui de l’amour de la lecture et de la nécessité d’une défense de la diversité culturelle, pour empêcher nos sociétés modernes de sombrer dans le conformisme et le nivellement intellectuel par le bas.
Une démonstration ancrée dans notre temps, indispensable et d’une grande justesse, qui se joue entre les lignes d’une critique féroce de la société de consommation culturelle telle qu’on tente de nous l’imposer en ce moment, soumise à la globalisation et une volonté insupportable de contrôle de la pensée et de la diversité intellectuelle.

Cécile Coulon est l’une des jeunes et nouvelles voix de la littérature française parmi les plus intéressantes et prometteuses. Même incomplète, cette nouvelle pierre de son œuvre en est une preuve qui mérite largement le détour, en attendant la suite, forcément excitante.

Le Rire du grand blessé, de Cécile Coulon
Éditions Viviane Hamy, 2013
ISBN 978-2-87858-584-1
132 p., 17€

6 Réponses

  1. voilà un pitch de roman fort intéressant qui effectivement n’est pas sans rappeler les auteurs que tu cites. Je ne connais pas du tout Cécile Coulon mais ce roman me tente bien. Qu’à t’elle écrit d’autre? Des romans qui jouent tous un peu avec le futur eux aussi?

    8 septembre 2013 à 17:47

    • Non, justement, ses deux romans précédents, déjà publiés par Viviane Hamy, n’ont rien à voir avec l’anticipation, ce qui rend ce nouveau livre encore plus étonnant et intéressant.
      En revanche, Méfiez-vous des enfants sages et Le Roi n’a pas sommeil (elle est balèze en titres, en plus ;-)) portent la marque de l’amour de Cécile Coulon pour la littérature américaine, dont elle fait plus que s’inspirer dans ces romans. Elle parvient à saisir l’atmosphère singulière des Etats-Unis (sans jamais y être allée, en plus, me semble-t-il) ainsi que la manière des auteurs U.S. qu’elle admire beaucoup.

      Tu peux lire ce que Clarice et moi avons écrit de ces romans ici :
      https://cannibaleslecteurs.com/2013/03/09/mefiez-vous-des-enfants-sages-de-cecile-coulon/
      https://cannibaleslecteurs.com/2012/03/07/le-roi-na-pas-sommeil-de-cecile-coulon/ (je précise que je suis beaucoup plus enthousiaste sur le fond du livre que ma camarade Clarice !)

      Cannibalement,
      B.K.

      8 septembre 2013 à 18:07

  2. jérôme béziat

    et bien moi aussi j’avais lu une critique dithyrambique dans  » le monde » de ce livre, un pas moins nouveau « 1984 », « Farhenheit 451 » … Le début, il est vrai m’a séduit et puis patatras cela ne tient pas une seconde la route… Jérôme Béziat Libraire Au bonheur des Ogres.

    9 septembre 2013 à 00:20

    • Merci Jérôme pour ton avis !
      J’ai vu ou entendu d’autres critiques similaires à la tienne, plutôt ou très déçues, et je peux comprendre qu’on le soit. Oui, ce roman est frustrant, inabouti, mais je trouve sévère de le jeter tout entier, tant il contient de belles idées – sans parler du style de Cécile Coulon, d’une maturité remarquable pour son âge. Elle n’est pas au niveau de ses glorieux modèles, loin s’en faut (c’eût été un prodige qu’elle le fût), mais elle a dessiné quelque chose dans ce roman qui me séduit.

      Bon, je lui accorde un crédit très important après ses précédents romans, peut-être trop ;-) Mais même en étant incomplet, imparfait, Le Rire du grand blessé me semble plus intéressant que bien des autres livres parus durant cette rentrée. J’aurais peut-être dû commencer par dire cela !

      Cannibalement,
      B.K.

      9 septembre 2013 à 08:41

  3. jérôme béziat

    Si tu veux mon point de vue l’important c’est que tu aies apprécié ce livre et eu envie de donner à ceux qui viennent sur ce site, l’envie de le lire. Sinon, personnellement la rentrée littéraire a le don un peu plus chaque année de m’exaspérer, après le casse tête d’en avoir sélectionné une bonne soixantaine parmi les plus de 5OO, sans oublier de prendre ceux que je n’aime pas mais qui vont se vendre et me permettre de vivre, j’en lis quelques uns et file lire tous les polars que j’ai en retard. Ps : mon coup de coeur de très loin pour l’instant : Le quatrième mur de Sorj Chalandon. Allez amitiés et surtout bonnes lectures! Jérôme

    9 septembre 2013 à 10:08

    • Je suis d’accord avec tout ce que tu as dit !
      A cette différence que, cette année, je trouve la rentrée intéressante et pleine de jolies choses… J’ai dû ingurgiter des champignons euphorisants pendant les vacances ou un truc dans le genre ;-)

      En tout cas, même si j’ai plusieurs coups de coeur, je te rejoins sur le Chalandon, qui m’a une nouvelle fois emporté sans réserve. C’est d’ailleurs pour ça que je ne l’ai pas encore chroniqué, je veux lui rendre justice comme il faut…

      Bon, et après, moi aussi je replonge dans le polar, rien lu dans le genre depuis longtemps, je me sens un peu déconnecté !

      Bonnes lectures à toi aussi, à plus !
      B.K.

      9 septembre 2013 à 22:32

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