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À première vue : la rentrée Seuil 2021


Intérêt global :


Loin des enflammades éditoriales de leurs illustres « gros » confrères que sont Gallimard, Grasset ou Flammarion, les éditions du Seuil ont opté cette année pour une rentrée plus ramassée que d’habitude : sept titres seulement (contre onze l’année dernière). Un effort notable, qui va de pair avec un programme gagnant en clarté.
Dans tout ceci, je mettrai une grosse pièce sur le nouveau roman de David Diop (notamment dans la perspective des prix littéraires), ainsi que sur un véritable objet de curiosité venu tout droit d’Allemagne – qui pourrait s’avérer aussi bien un bijou rutilant qu’une insupportable baudruche à dégonfler de toute urgence…


La Porte du voyage sans retour, de David Diop (lu)

Avant même la parution de ce nouveau livre, 2021 est déjà l’année David Diop. En effet, son précédent, Frère d’âme (Prix Goncourt des Lycéens 2018 et beau succès de librairie), vient tout juste d’être distingué de l’International Booker Prize – une première pour un auteur français.
Dans ce contexte favorable, La Porte du voyage sans retour pourrait constituer une consécration quasi définitive – d’autant que ce roman a tout ce qu’il faut pour séduire un public aussi large qu’exigeant. David Diop s’y inspire de la vie de Michel Adanson, naturaliste et botaniste du XVIIIème siècle qui, à sa mort, lègue à sa fille Aglaé une série de carnets relatant un voyage qu’il accomplit au Sénégal en 1750. Là, non seulement il découvre que les Noirs ne sont en rien inférieurs aux colons blancs, mais il se lance également sur les traces d’une mystérieuse jeune femme qui, sans doute kidnappée et promise à l’esclavage, aurait réussi à échapper à ses bourreaux pour trouver refuge aux confins du pays.
Documenté avec élégance et sans ostentation, et porté par une plume dont le classicisme n’a jamais rien de suranné, ce roman mêle le souffle de l’aventure et de l’exploration à de multiples niveaux de lecture, entre récit de transmission filiale, quête amoureuse, fascination pour la force des histoires et des contes, le tout porté par un humanisme réconfortant.

Le Grand rire des hommes assis au bord du monde, de Philipp Weiss
(traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)

Ces derniers temps, les éditions du Seuil aiment relever des défis éditoriaux hors normes. L’année dernière, c’était Les lionnes, effrayant pavé de 1152 pages constitué d’une seule et même phrase. Cette année, il s’agit à nouveau d’un roman dépassant les mille pages, mais réparties cette fois en cinq volumes, dont un… de bande dessinée – de manga, pour être précis.
Tout est fait pour épater dans ce projet extraordinaire. Chaque volume propose un type d’approche littéraire différente. On y trouve une tentative d’autobiographie d’une femme sous forme d’encyclopédie, un récit intimiste d’un jeune homme amoureux au Japon pendant le tremblement de terre de 2011, des carnets de notes d’une scientifique remettant en cause la théorie de l’évolution, et la transcription des enregistrements audio d’un petit garçon survivant du tsunami de Fukushima. Et donc, un manga mettant en scène une jeune femme dans un Tokyo virtualisé.
Est-ce que le tout fonctionnera ? Difficile à dire, d’autant que les libraires n’ont pu avoir accès qu’à quelques extraits de chaque volume – chacun pouvant, par ailleurs, être lu dans l’ordre que l’on veut. Mais c’est une proposition suffisamment dingue pour avoir envie de se pencher un peu plus dessus.

Fenua, de Patrick Deville (vu)

Fenua signifie « territoire », « terre », « pays » (ou souvent « île ») en tahitien. Par extension, c’est le nom que l’on donne à l’archipel comprenant Tahiti et les îles avoisinantes. Et c’est donc le nouveau sujet de Patrick Deville, qui s’est fait une spécialité de transformer lieux ou personnages réels en objets de curiosité littéraire.
Comme toujours avec lui, Fenua est à la fois une invitation au voyage, une exploration géographique, un parcours historique et un hommage à tous ceux, voyageurs et écrivains, qui l’ont inspiré, au fil de chapitres juxtaposés comme autant de rêveries et d’abandons à l’aventure.

Rêver debout, de Lydie Salvayre (vu)

La romancière adresse quinze lettres pleines de verve, d’ironie et de passion à Cervantes, dans une défense enflammée de son célèbre héros, le chevalier universel, Don Quichotte, pour lequel elle souhaite une pleine et entière réhabilitation.
Lu une quarantaine de pages que j’ai trouvées amusantes et souvent pertinentes, dans lesquelles transparaît bien sûr la profonde admiration de Lydie Salvayre pour le romancier espagnol et pour son œuvre.


Farouches, de Fanny Taillandier
Depuis la villa de Jean et Baya, la Méditerranée scintillante donne à penser que tout est paisible. Mais à l’approche du solstice, la colline où habite le couple est bientôt parcourue de diffuses menaces, à peine perceptibles mais bien réelles : d’invisibles sangliers saccagent les jardins; des règlements de comptes entre bandes rivales défraient la chronique de Liguria, la ville la plus proche ; une inconnue habite depuis peu la maison longtemps restée vide près de la falaise…

La Dame couchée, de Sandra Vanbremeersch
La dame du titre, c’est Lucette Destouches, dont l’auteure a été l’assistante de vie durant presque vingt ans, jusqu’à sa mort en 2019. Une expérience aux premières loges de celle qui était la veuve de Louis-Ferdinand Céline, et qui vécut en autarcie, comme à l’écart du monde dont elle laissait néanmoins entrer quelques proches et animaux de compagnie.

Les filles de Monroe, d’Antoine Volodine
Dans une vaste cité psychiatrique où cohabitent malades, infirmiers et policiers, vivants et morts, l’ordre établi est remis en cause par un afflux de guerrières envoyées par Monroe, un dissident exécuté des années plus tôt. Breton et son acolyte sont chargés d’identifier les revenantes à l’aide d’une lunette spéciale.


BILAN


Déjà lu (et approuvé) :
La Porte du voyage sans retour, de David Diop

Lecture probable :
Le Grand rire des hommes assis au bord du monde, de Philipp Weiss

Lectures parcourues (et ça ira comme ça) :
Fenua, de Patrick Deville
Rêver debout, de Lydie Salvayre

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À première vue : la rentrée Grasset 2021


Intérêt global :


Après m’être dépatouillé sans trop de peine des présentations de rentrée Flammarion et Gallimard, je m’étais détendu, ravi d’aborder les programmes à la fois plus modestes en quantité et plus excitants en curiosité des petites et moyennes maisons. Hélas, j’avais oublié Grasset. (Et Stock, qui viendra plus tard – chaque peine en son temps.)
Grasset, donc. Grasset et ses quatorze nouveautés (eurk). Pour me consoler, je pourrais vous dire que nous sommes en 2021, et qui dit année impaire, dit nouveau roman de Sorj Chalandon. C’est le cas, et si les amateurs de son œuvre s’y retrouveront sans doute, je trouve ce livre curieusement schizophrène – on en reparlera en temps voulu.
On signalera aussi le transfert – étonnant à mes yeux – de Léonor de Récondo, en provenance des éditions Sabine Wespieser dont elle éclairait le catalogue depuis quelques années, et dont le nom sur la couverture jaune de Grasset me paraît anachronique. À suivre, donc.
Pour le reste… hé bien, c’est du Grasset. Soit un programme hétérogène mais assez prometteur, avec des habitués, de possibles belles curiosités (pensée émue pour Nicolas Deleau, dont j’avais adoré par surprise, l’année dernière,
Des rêves à tenir), et pas mal de titres promis à un effacement rapide des tables de librairie comme des mémoires. Le jeu classique des gros éditeurs en rentrée littéraire, en somme.


NOUS SOMMES TOUS LES ENFANTS DE QUELQU’UN


Enfant de salaud, de Sorj Chalandon (lu)

C’est du pur Chalandon. Je dirais même : sans surprise. Puisant comme souvent dans son expérience de journaliste, le romancier choisit cette fois de prendre comme cadre historique le procès de Klaus Barbie, qu’il couvrit à Lyon en 1987 pour Libération. À cette restitution souvent poignante et douloureuse, il mêle (à nouveau) l’histoire de son père, dévoilant peu à peu le passé très complexe, presque schizophrène, de ce dernier pendant la Seconde Guerre mondiale.
Jusqu’à présent, Chalandon s’était toujours refusé à choisir un journaliste comme héros-narrateur, craignant le mélange des genres et préférant éviter les codes de l’auto-fiction. La décision était bonne, il aurait dû s’y tenir : mélange des genres il y a, et cette idée de mixer le procès Barbie (sans mise en perspective littéraire de l’événement) et la vie de son père ne fonctionne pas très bien. En tout cas, le dispositif m’a paru artificiel.
Ce qui n’empêche pas le roman d’être riche de belles pages, dures et émouvantes, dont Sorj Chalandon a le secret. Et fait regretter qu’il n’ait pas focalisé sur l’histoire de son père, tellement incroyable et fascinante qu’elle aurait mérité un livre à elle toute seule.
Pour moi, il manque à ce livre la mise à distance qui avait donné toute leur force au Quatrième mur, à Mon traître et au Retour à Killybegs. Mais les amateurs de la plume cœur battant de Chalandon s’y retrouveront sans aucun doute.

Mise à feu, de Clara Ysé (en cours)

Nine, six ans, et Gaspard, huit ans, vivent avec leur mère, l’Amazone, sous l’œil de leur pie Nouchka. Mais un incendie ravage leur maison, et les deux enfants se retrouvent confiés à leur oncle, l’inquiétant Lord, tandis que leur mère prend le large vers le sud. Tous les mois, elle leur écrit la promesse de se retrouver bientôt dans un nouveau refuge d’amour. Devenus adolescents, Nine et Gaspard décident de prendre leur destin en main…
Je crois beaucoup à l’instinct. Le mien me pressait de me pencher sur ce livre qui m’intriguait autant que m’avait attiré le merveilleux Pense aux pierres sous tes pas d’Antoine Wauters (Verdier, 2018). Bien entendu, de ce que j’ai lu de Mise à feu, les deux textes n’ont rien à voir, et ce premier roman est loin d’être aussi puissant, engagé et irradiant que Pense aux pierres. Néanmoins, il s’en dégage une atmosphère singulière, tressée par une écriture soignée, qui m’incite à pousser plus loin ma curiosité pour découvrir ce que Clara Ysé cherche à dire au final.
Là aussi, on en reparle à la rentrée.

Revenir à toi, de Léonor de Récondo (en cours)

Magdalena, une comédienne réputée qui se prépare à monter sur scène à Avignon pour jouer l’Antigone de Sophocle, apprend qu’on vient enfin de retrouver sa mère, disparue depuis trente ans. Toutes affaires cessantes, elle prend le premier train vers le sud-ouest, où se cache Apollonia, prête à mettre à nu sa vie toute entière dans ces retrouvailles si attendues.
Léonor de Récondo a donc quitté son éditrice historique, Sabine Wespieser. « Fin de route artistique en commun », d’après les deux protagonistes. Ce sont des choses qui arrivent.
À la lecture des premières pages (je ne suis guère avancé, ce n’est donc qu’une première impression), je crois comprendre pourquoi. Je ne reconnais pas le style de la romancière, sa manière poétique et musicale d’empoigner son histoire dès les premières lignes pour dérouler sa partition avec une évidence lumineuse. Cela viendra peut-être au fil des pages. Je croise les doigts pour que ce soit le cas. Avis complet à suivre à la rentrée.

La Carte postale, d’Anne Berest

En 2003, l’écrivaine reçoit une carte postale anonyme sur laquelle sont notés les prénoms des grands-parents de sa mère, de sa tante et de son oncle, morts à Auschwitz en 1942. Elle enquête pour découvrir l’auteur de cette missive et plonge dans l’histoire de sa famille maternelle, les Rabinovitch, et de sa grand-mère Myriam qui a échappé à la déportation.

La France goy, de Christophe Donner

Henri Gosset, le grand-père de l’écrivain, arrive à Paris en 1892. Il rencontre Léon Daudet qui l’initie à l’antisémitisme et lui présente de professeur Bérillon, célèbre hypnotiseur. Henri devient professeur dans son École de psychologie. Il tombe amoureux de Marcelle Bernard, institutrice anarchiste.
Une saga familiale aux sources de l’antisémitisme en France et de la montée des nationalismes.


LE C(H)OEUR DES FEMMES


S’il n’en reste qu’une, de Patrice Franceschi

Une journaliste occidentale enquête sur deux membres d’un bataillon de femmes kurdes combattant Daech. Impossible, cependant, de comprendre et restituer leur dévouement inflexible à la cause, la pureté de leur engagement et la grandeur tragique de leur destin, sans se perdre à son tour. Dépassant son statut de journaliste, la narratrice se lance à corps perdu dans un voyage initiatique jusqu’au bout des plus grands idéaux, dans le chaos des guerres humaines.
Nouveau roman de l’écrivain voyageur doté d’une plume inspirée et envoûtante, et d’une finesse souvent confondante dans la compréhension de l’esprit humain.

Le Rire des déesses, d’Ananda Devi

Ce n’est pas parce que vous ne valez rien aux yeux des autres que vous n’êtes rien.
Veena est une prostituée d’une ville pauvre du nord de l’Inde. Elle a une fille de dix ans, Chinti, que toutes les femmes du quartier ont prise sous son aile – en particulier Sadhana, qui est une hijra, une femme née dans un corps d’homme.
Un swami (un homme de Dieu) tombe amoureux de la petite Chinti. Persuadé qu’elle est une réincarnation de la déesse Kali et qu’elle sera capable de le rendre lui-même divin, il la kidnappe et l’emmène en pèlerinage. Sans se douter que Veena et Sadhana, la prostituée et la hijra, les plus méprisées des créatures humaines, se lancent à sa poursuite pour le tuer et sauver Chinti…


Loin, à l’ouest, de Delphine Coulin
Le destin de quatre femmes d’une même famille sur plus d’un siècle : Georges qui porte un nom d’homme, Lucie, sa belle-fille détestée puis aimée, sa petite-fille Octavie, à la beauté étrange, et son arrière petite-fille Solange qui enquête sur son aïeule. Leurs histoires révèlent le poids qui pèse sur les femmes et comment la puissance de l’imagination peut être salvatrice.

Rien que le soleil, de Lou Kanche
Une enseignante mutée à Garges-lès-Gonesse traîne sa jeunesse sans relief. Jusqu’au jour où elle remarque l’un de ses élèves de première, et que ses s’embrasent. Affolée par l’interdit, elle finit par prendre la fuite, échoue à Marseille où elle retrouve un ami d’enfance qui lui fait découvrir les secrets d’un monde de violence dont elle ignorait tout. Jusqu’à ce que, sous le soleil brûlant de l’été, s’ouvre la perspective d’aller encore plus loin, de l’autre côté de la Méditerranée, vers la promesse d’Alger…
Comme je crains beaucoup le soleil, je vous laisse bien volontiers ce premier roman.

Jewish Cock, de Katarina Volckmer
(traduit de l’anglais par Pierre Demarty)

Je me vois déjà traduire le titre à mes clients non-anglophones… Bref, voici le monologue d’une jeune femme chez son gynécologue, où elle se livre sans détour sur sa vie sexuelle, son obsession pour les sex-toys et ses fantasmes, qui répondent aussi à une évasion loin du carcan familial et du poids de l’Histoire.


LE POIDS DE L’HISTOIRE


Delta Blues, de Julien Delmaire

Gros pavé (500 pages) que ce quatrième roman du slameur Julien Delmaire, dont j’avais lu sans grande émotion le précédent, Minuit, Montmartre.
Loin de Paris, il nous entraîne cette fois dans le delta du Mississippi en 1932, où un couple de jeunes gens noirs et pauvres s’efforce de sauvegarder la force de son amour dans une Amérique brûlée de soleil et dévorée par les flammes terrifiantes du Ku Klux Klan, sur fond de musique blues.

Les prophètes, de Robert Jones, Jr.
(traduit de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg)

On reste au Mississippi mais on remonte encore un peu dans le temps, pour atterrir dans les champs de coton, ceux de la famille Halifax que cultivent des centaines d’esclaves. Si les conditions de vie sont sordides et le quotidien violent, Isaiah et Samuel ont la chance d’y échapper un peu car, responsables des chevaux de l’exploitation, ils ont le droit de dormir à l’écurie, à l’écart des autres. C’est aussi là qu’ils peuvent cacher leur amour.
Hélas, sous l’influence d’Amos, un autre esclave, la bonne parole des Évangiles se répand dans les rangs, stigmatisant plus que jamais la passion secrète des deux hommes… Et le retour du fils Halifax, qui s’intéresse bientôt de près à Isaiah et Samuel, les met encore plus en danger.
Ce premier roman vient s’ajouter à ceux, de plus en plus nombreux, qui s’emparent de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis. Preuve que cette blessure n’est pas près de se refermer – si elle peut un jour être soignée.

Le Dernier tribun, de Gilles Martin-Chauffier

On remonte encore dans le temps, radicalement cette fois, puisque nous voici à Rome, en pleine Antiquité.
Un philosophe grec, Metaxas, y relate l’affrontement épique entre Cicéron, héraut du peuple qui défend en réalité les intérêts du Sénat et de l’aristocratie, et Clodius, qui se fait élire tribun de la plèbe. Leur bataille devient plus acharnée encore lorsque le premier prend le parti de Pompée, et le second celui de César. S’ensuivent dix années de lutte féroce, jusqu’à la chute de la République romaine.
Un choix de sujet et d’époque qui a le mérite de changer radicalement de ce qu’on peut lire d’habitude.

Passage de l’Union, de Christophe Jamin

Étonnant premier roman. Il met un scène un avocat amené à défendre, lors d’un procès d’assises, un homme dont le crime s’explique par la disparition de sa sœur durant la Seconde Guerre mondiale, dans les mêmes circonstances qu’une certaine… Dora Bruder, rendue célèbre par un roman de Patrick Modiano.
Or, l’écrivain assiste lui-même au procès, et il décide d’aider l’avocat à retrouver la trace de la sœur de l’accusé. Une quête qui va les amener à s’intéresser à un certain Joseph Joanovici, un ferrailleur ayant fortune en collaborant avec l’Allemagne et plus connu sous le sobriquet de Monsieur Joseph…


BILAN


Déjà lu :
Enfant de salaud, de Sorj Chalandon

Lectures en cours :
Mise à feu, de Clara Ysé
Revenir à toi, de Léonor de Récondo

Lecture certaine :
S’il n’en reste qu’une, de Patrice Franceschi

Lecture potentielle :
Les prophètes, de Robert Jones, Jr.

Lectures hypothétiques :
La Carte postale, d’Anne Berest
Le Rire des déesses, d’Ananda Devi


Le Rire du grand blessé, de Cécile Coulon

Signé Bookfalo Kill

Bienvenue dans un monde où la lecture est devenue un outil d’asservissement du peuple. La littérature telle que nous la connaissons, celle des auteurs libres penseurs et inventeurs de leurs propres histoires, a été mise à l’index, au profit de textes fabriqués sur mesure par des Ecriveurs, auteurs spécialisés de Livres Frissons, ou de Livres Fous Rires, ou de Livres Tendresse. Ces romans calibrés sont dispensés à la foule lors des Manifestations à Haut Risque, grands-messes organisées dans des stades où des milliers de gens peuvent, ensemble et sans la moindre retenue, se laisser aller à leurs émotions les plus primaires, au rythme des mots lancés du haut de son estrade, intouchable, par le Liseur.

Bienvenue dans un monde où l’analphabète est roi. Tenez, tel 1075. Cette montagne de muscles, incarnation de la discipline et de la rigueur, est Agent de Sécurité – ces gardes surentraînés qui protègent le Liseur et gardent la foule sous contrôle pendant les Lectures. Inflexible, incorruptible, incapable de lire la moindre lettre, il est le meilleur de tous.
Jusqu’au jour où, à la suite d’un accident, il se retrouve cloué dans un lit d’hôpital. Il suffit alors de pousser une porte pour que tout bascule…

Coulon - Le rire du grand blesséJ’ai déjà dit tout le bien que je pensais de Cécile Coulon qui, à 23 ans, en est déjà à son quatrième roman. Ce n’est certes pas avec ce nouveau livre que je vais me dédire. Cette demoiselle a une facilité de plume évidente, du talent et beaucoup de culot – celui, par exemple, de venir chasser sur les terres de l’anticipation où Ray Bradbury, avec Fahrenheit 451, et George Orwell, avec 1984 (mais aussi Daniel Keyes, dont le sublime Des fleurs pour Algernon est évoqué dans le livre) ont posé de sérieux jalons.
Sans complexe, Cécile Coulon se mesure à ces références ; et si je suis obligé de reconnaître qu’elle n’est pas tout à fait à la hauteur, ce n’est pas par manque de talent mais parce que son roman est beaucoup, beaucoup trop court. Ses premières pages esquissent un monde futuriste aussi foisonnant qu’inquiétant, et contiennent des promesses que la brièveté du texte empêche de développer. D’où une certaine frustration, inévitable.

En dépit de cette réserve, Le Rire du grand blessé est tout de même très brillant. Paradoxalement, sa brièveté est aussi une force, elle le rend précis et percutant. Cécile Coulon a choisi de se concentrer sur 1075, un personnage remarquablement taillé et pensé de bout en bout, mais aussi sur Lucie Nox, la créatrice du Programme des Liseurs et des Ecriveurs qui porte son nom.
Leurs trajectoires croisées composent un nœud inextricable, d’une grande acuité psychologique, où l’auteur serre son véritable sujet, celui de l’amour de la lecture et de la nécessité d’une défense de la diversité culturelle, pour empêcher nos sociétés modernes de sombrer dans le conformisme et le nivellement intellectuel par le bas.
Une démonstration ancrée dans notre temps, indispensable et d’une grande justesse, qui se joue entre les lignes d’une critique féroce de la société de consommation culturelle telle qu’on tente de nous l’imposer en ce moment, soumise à la globalisation et une volonté insupportable de contrôle de la pensée et de la diversité intellectuelle.

Cécile Coulon est l’une des jeunes et nouvelles voix de la littérature française parmi les plus intéressantes et prometteuses. Même incomplète, cette nouvelle pierre de son œuvre en est une preuve qui mérite largement le détour, en attendant la suite, forcément excitante.

Le Rire du grand blessé, de Cécile Coulon
Éditions Viviane Hamy, 2013
ISBN 978-2-87858-584-1
132 p., 17€