Impossible, de Erri De Luca


Éditions Gallimard, 2020
ISBN 9782072860829
176 p.
16,50 €
Impossibile
Traduit de l’italien par Danièle Valin
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme donne l’alerte. Or, ce ne sont pas des inconnus. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police.
Rencontre improbable, impossible coïncidence surtout, pour le magistrat chargé de l’affaire, qui tente de faire avouer au suspect un meurtre prémédité…
M’étant montré longuet lors des dernières chroniques du blog, je vais me rattraper avec le nouveau roman d’Erri De Luca. D’abord parce qu’il est bref, comme la plupart de ses livres. Ensuite parce qu’il contentera sans doute les tiffosi du grand écrivain italien, fidèles à la cohérence de son œuvre, à sa sensibilité, son engagement et son dépouillement visant à l’essentiel. Enfin parce que je n’en ai pas apprécié la lecture plus que cela.
Impossible est un livre brillant dans son propos, où l’on retrouve justement une réflexion riche et stimulante sur l’engagement, politique et citoyen. Dans ce livre, elle prend la forme d’un dialogue, rapidement plus philosophique que judiciaire, entre le magistrat chargé d’une chute suspecte en haute montagne, et l’homme qu’il soupçonne précisément d’être l’auteur d’un crime déguisé en accident.
Éliminant descriptions et mises en situations, la forme dialoguée permet d’aller à l’essentiel de la pensée, d’où le choix de De Luca, qui a beaucoup à dire sur le sujet. Il est donc question des années de plomb, du sens de l’engagement politique et citoyen, de combat, de fraternité, de responsabilité. Mais aussi du passé et du présent, de ce qui les constitue, les réunit ou les oppose. Mais encore de montagne, de nature, du rapport de l’homme à ces vastes espaces.
Bref, tout un ensemble de thèmes et de préoccupations que les habitués du romancier italien ont l’habitude de croiser dans ses livres, tandis que ceux qui le découvriront peut-être avec ce livre trouveront sans doute de quoi stimuler leur intelligence.
C’est brillant, donc. Mais, dois-je l’avouer dans les termes les plus directs, c’est aussi un peu chiant.
Désolé, je ne trouve pas meilleur terme. (Je n’ai pas tellement cherché non plus, car celui-ci s’est imposé.) En dépouillant la forme romanesque sans pour autant basculer dans la forme théâtrale, Erri De Luca assèche l’approche du texte et le rend froid, désincarné, réduit au pur débat d’idées au détriment de la chair qu’apportent les décors et les personnages, lorsqu’ils sont approfondis.
Et ce ne sont pas les lettres qu’écrit le suspect à la femme qu’il aime, intercalées entre deux séances d’interrogatoire, qui arrangent les choses. Censées compenser en sentiment l’aridité de l’interrogatoire (et aussi allonger le texte), ces missives à sens unique tirent souvent en longueur et n’ajoutent pas grand-chose à l’ensemble.
Intéressant dans le fond, parfois ennuyeux en raison de sa forme, Impossible est un livre un peu schizophrène. Impossible de l’apprécier totalement, impossible de le dénigrer. Il porte bien son titre, le bougre.
Bref, pas un livre marquant de cette rentrée pour moi.
À première vue : la rentrée Gallimard 2020

Intérêt global :
Voici venir mon moment préféré lorsque je travaille sur la rubrique « à première vue » : la présentation de la rentrée littéraire Gallimard…
D’ordinaire pléthorique et relativement indigeste, ce qui occasionne de ma part quelques fréquentes poussées d’urticaire critiques, la rentrée 2020 de Tonton Antoine s’inscrit dans la tendance générale à la baisse des gros éditeurs, pour prendre en compte les répercussions de la crise sanitaire du premier semestre. Si, si, je vous assure ! Au lieu d’une vingtaine de titres, le tarif habituel, nous n’aurons droit qu’à… 13 parutions (si j’ai bien compté, parce qu’il n’est pas facile de s’y retrouver dans l’avalanche de sorties estampillées Gallimard, entre les poches, les essais, les livres audio, les polars…)
Et dans ces 13, on retrouve essentiellement de la grosse cavalerie. Pas forcément synonyme de qualité ni d’enthousiasme délirant, hein, je vous rassure. Même si certains auteurs, dans le lot, sont sans doute incontournables. Je vais essayer de leur réserver la meilleure place dans ses lignes.
COMME SON TITRE L’INDIQUE
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
On le connaît surtout en brillant amuseur public, membre de l’OuLiPo, plume virtuose quand il s’agit de jouer avec les mots. Mais c’est aussi un excellent écrivain tout court, qui fait par ailleurs son entrée chez Gallimard avec ce nouveau roman, après être passé chez Lattès et le Castor Astral, entre autres. Un signe ?
En mars 2021, un avion en provenance de Paris atterrit à New York après un vol marqué par de violentes turbulences. Trois mois plus tard, le même avion réapparaît au-dessus de New York, avec le même équipage et les mêmes passagers à son bord – provoquant une crise médiatique, scientifique et politique sans précédent…
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce résumé promet une escapade originale, une belle réflexion sur le double et l’identité, et un bousculement salvateur de la logique.
Et puis, comment ne pas accorder du crédit à quelqu’un qui écrit :
« A quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies… »
IL CAPO
Impossible, d’Erri De Luca
(traduit de l’italien par Danièle Valin)
La montagne pour décor. Un texte bref (moins de 200 pages), une pensée et un style épurés, une intelligence percutante. On connaît, Erri De Luca nous a déjà fait le coup à plusieurs reprises. Et pourtant, on y retourne à chaque fois, parce que la déception est pratiquement impossible avec cet immense écrivain italien, sensible et engagé.
Cette fois, tout commence par une chute. Un homme dévisse dans les Dolomites, un autre donne l’alerte. Fait troublant, les deux se connaissaient de longue date, compagnons de lutte révolutionnaire quarante ans plus tôt. L’homme tombé avait dénoncé celui qui a signalé sa dégringolade. Le juge chargé de l’affaire refuse d’y voir une coïncidence et suspecte une vengeance savamment agencée. Entre le jeune magistrat et le vieil homme commence alors, sous couvert d’interrogatoire, un dialogue sur l’amitié et la trahison, la justice et l’engagement.
DE LA SAGESSE, DE L’ÉDUCATION ET DES RÊVES
Les caves du Potala, de Dai Sijie
En 2019, L’Évangile selon Yong Sheng a marqué le grand retour de Dai Sijie vers le succès depuis Balzac et la petite tailleuse chinoise. Son nouveau roman sera donc sûrement scruté, au moins par la presse. Le Potala du titre est l’ancien palais du Dalaï-Lama au Tibet. En 1968, après l’avoir investi et forcé le dignitaire religieux à l’exil, les Gardes Rouges emprisonnent le peintre Bstan Pa, et le soumettent à un interrogatoire serré. L’artiste y répond, et y résiste, en opposant à la violence politique la sagesse du bouddhisme et une vie dédiée à l’art.
Fille, de Camille Laurens
Être une femme, assumer son sexe, trouver sa place dans la société en tant que femme, affronter le sexisme ordinaire, ces questionnements sont au cœur du travail de Camille Laurens. Ce nouveau roman au titre révélateur s’ouvre à Rouen, dans la famille Barraqué, dont Laurence est l’une des deux filles. Elle grandit dans la certitude, assénée par l’éducation de ses parents et le contexte social, qu’en toutes choses les hommes décident et dominent. L’expérience de l’âge adulte puis de la maternité, dans les années 90, vont l’amener à reconsidérer cette posture, et à repenser son existence à la lumière du féminisme.
Broadway, de Fabrice Caro
Fabcaro lorsqu’il dessine (Zaï Zaï Zaï Zaï) reprend son nom complet lorsqu’il se fait littéraire. Un domaine où il rencontre également le succès, puisque Le Discours, son précédent roman, a largement rencontré ses lecteurs, et va devenir à la rentrée un spectacle seul en scène adapté et interprété par Simon Astier, ainsi qu’un film réalisé par Laurent Tirard, avec les acteurs à la mode Benjamin Lavernhe et Sara Giraudeau.
Autant dire que son nouvel opus est lui aussi attendu, et que son résumé promet de retrouver son univers si particulier, mêlant humour raffiné, sens de l’absurde et profonde mélancolie existentielle. Axel est un homme qui a réussi. 46 ans, marié, deux enfants, un emploi, une maison, des voisins sympas qui vous invitent à leurs barbecues ou à faire du paddle à Biarritz… que demander de plus ? Hé bien, du rêve, du vrai. Celui des origines. Le rêve scintillant et glorieux d’une carrière pleine de succès sur les planches de Broadway… Et si c’était le moment de franchir le pas ?
DE L’ART
Térébenthine, de Carole Fives
On connaissait Carole Fives en observatrice acide des relations familiales. La voici qui semble faire un pas de côté, et élargir son point de vue – tout en conservant une base autobiographique car, comme son héroïne, elle est passée l’École des Beaux-Arts.
Ce que fait donc sa narratrice, au début des années 2000, alors que la peinture est considérée comme morte. Même dans ce supposé sanctuaire de l’art pictural, rien n’est fait pour encourager les jeunes vocations, qui se heurtent à l’hostilité des professeurs ou des galeries d’exposition.
Il n’en faut pas plus pour que la jeune femme s’obstine, montant notamment avec des amis un groupe clandestin qui œuvre dans les sous-sols de l’école, à l’insu de tous, refusant de baisser les bras et de ne pas croire dans la possibilité de l’art quoi qu’il arrive…
Art Nouveau, de Paul Greveillac
Je serai curieux (un peu, pas trop non plus) d’entendre l’auteur parler de son livre. Parce que, sur le papier, nombre de choses m’intriguent à son sujet. Son héros s’appelle Lajos Ligeti, et est un architecte viennois qui, en 1896, part à Budapest pour tenter de développer en toute liberté, dans une ville où tout est à faire, ses propres conceptions artistiques et architecturales.
Bon.
Réflexe personnel : je fais tout de suite une recherche pour savoir si c’est une fiction inspirée de faits et de personnages réels ou non. Je trouve bien un Lajos Ligeti, mais qui est né à Budapest en 1902, et était orientaliste et philologue.
Du coup, je suis perplexe : pourquoi nommer ainsi son personnage, d’un nom qui n’est tout de même pas anodin ni passe-partout ?
C’est peut-être se prendre la tête pour rien, hein. N’empêche, reconnaissez que c’est troublant. Un romancier qui fait bien son travail ne nomme pas son personnage sur un coup de tête. Un nom, c’est déjà du sens. En tout cas, ça me perturbe. Presque autant que de savoir s’il va réellement être question d’Art Nouveau dans le roman, car le résumé évoque les envies de construction en béton du protagoniste, choix de matériau qui sera plutôt l’apanage du mouvement suivant, l’Art Déco… Cela dit, en 1896, on est en plein Art Nouveau, donc ça se tient.
Bref, tout ceci m’intrigue. Mais ce n’est pas pour autant que je lirai ce livre, pour être honnête.
(Donc, tout ça pour ça, hein ? Ben ouais.)
DES ÉCRIVAINS
Les secrets de ma mère, de Jessie Burton
(traduit de l’anglais par Laura Derajinski)
Rose Simons cherche des informations sur sa mère, disparue peu après sa naissance. En enquêtant, elle découvre que la dernière personne à avoir officiellement vu Élise est une écrivaine, alors au faîte de sa gloire littéraire, qui vit désormais recluse et oubliée…
Par l’une des jeunes romancières anglaises les plus prometteuses de ces dernières années.
La Dernière interview, d’Eshkol Nevo
(traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche)
Un célèbre écrivain répond aux questions de ses internautes, ce qui l’amène à s’interroger sur son couple, ses relations compliquées avec ses enfants, son angoisse pour son meilleur ami atteint d’un cancer…
Je ne connais pas Eshkol Nevo. Je ne l’ai jamais lu, ni ne me suis intéressé de près ou de loin à son parcours. Il semblerait qu’il soit un auteur important en Israël, et à lire des interviews, qu’il ait des choses intéressantes à dire. Pour être honnête, ce n’est pas avec ce nouveau roman que je pense changer la donne.
Les funambules, de Mohammed Aïssaoui
Le héros de ce roman exerce la curieuse profession de biographe pour anonymes. Il écrit la vie des gens dont personne ne parle, les glorieux inconnus du quotidien. Depuis quelque temps, il s’intéresse aux bénévoles qui consacrent leur temps et toute leur énergie à aider les plus démunis. Peut-être dans l’espoir de retrouver Nadia, son amour de jeunesse…
VOICI VENU LE TEMPS DES RITES ET DES CHAMPS
Les roses fauves, de Carole Martinez
L’auteure du Cœur cousu s’appuie sur une étonnante tradition espagnole pour nourrir l’intrigue de son nouveau roman (et faire étrangement écho à son premier) : en Andalousie, les femmes qui sentaient la mort approcher cousaient des coussins en forme de cœur, qu’elles bourraient de petits papiers où elles rédigeaient leurs secrets. Après leur disparition, les coussins étaient confiés à leurs filles, avec l’interdiction absolue de les ouvrir.
Lola, l’héroïne du roman, coule des jours paisibles en Bretagne, entre le bureau de poste où elle travaille et son jardin où elle cultive son petit bonheur tranquille. Dans son armoire, elle conserve précieusement les coussins des femmes de sa famille. Jusqu’au jour où l’un d’eux, en se déchirant par accident, révèle les secrets d’une de ses aïeules et bouleverse son existence…
Le Palais des orties, de Marie Nimier
Au fond d’une campagne française à l’abandon, entre des hangars de tôle rouillée et des champs d’ortie, une famille avec deux enfants vivote tant bien que mal, entre débrouille au quotidien et joie tranquille. Un jour, une jeune femme débarque. Frederica fait du woofing : contre le gîte et le couvert, elle offre son aide et ses bras pour la culture des champs. Elle amène aussi une forme de passion à laquelle Nora, la mère, ne va pas rester insensible.
Les orties, ça pique. Et l’amour aussi.
ET SINON…
Comédies françaises, d’Eric Reinhardt
Parce que je ne sais pas sous quelle rubrique le classer, et parce que je n’ai jamais réussi à m’intéresser à son travail (peut-être à tort, hein), voici Eric Reinhardt bon dernier, ce qu’il ne sera probablement pas auprès de la presse qui a l’habitude de le défendre et de le mettre en avant.
Son protagoniste, un jeune journaliste de 27 ans, décide de s’intéresser aux débuts d’Internet. Son enquête l’amène sur les traces d’un ingénieur français dont les recherches révolutionnaires sur le système de transmission des données furent brutalement suspendues par les pouvoirs publics au milieu des années 70. Cette découverte le met sur la piste vers le pouvoir des lobbies, incarné par un puissant industriel dont l’ombre rôde dans les parages.
BILAN
Lecture certaine :
L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier
Lectures probables :
Impossible, d’Erri De Luca
Broadway, de Fabrice Caro
Lecture éventuelle :
Les caves du Potala, de Dai Sijie
À première vue : la rentrée Christian Bourgois 2020

Intérêt global :
La prestigieuse maison Christian Bourgois n’a plus de Bourgois que le nom, depuis que la veuve du fondateur, Dominique, a dû abandonner les lieux en avril 2019. Elle n’en reste pas moins une marque réputée, qui se trouve à un moment charnière de son histoire, poussée par la nécessité de se renouveler tout en respectant son imposant catalogue d’origine (on y trouve des auteurs aussi différents que Tolkien, Annie Dillard, Martin Suter, Laura Kasischke, Antonio Lobo Antunes, John Fante, Angela Carter, Fernando Pessoa, Richard Brautigan – en j’en oublie plein d’autres).
Christian Bourgois avait construit la renommée de sa maison sur le domaine étranger. La rentrée 2020 joue la carte du contre-pied en mettant en avant deux auteurs français sur les trois parutions annoncées. À voir si c’est une bonne stratégie…
Un jour ce sera vide, de Hugo Lindenberg
Premier roman. L’histoire d’une amitié forte entre deux garçons lors d’un été en Normandie. D’autant plus forte et influente que, pour le narrateur, la famille de son ami Baptiste représente l’idéal qu’il croit chercher de toutes ses forces…
Classique sur le papier. Dans ces cas-là, c’est l’écriture et la finesse des sentiments qui doivent faire la différence.
De parcourir le monde et d’y rôder, de Grégory Le Floch
Après Dans la forêt du hameau de Hardt, premier roman paru aux éditions de l’Ogre en 2019, Grégory Le Floch amène son deuxième opus chez Bourgois, nanti d’une couverture et d’un titre intrigants. Le résumé ne l’est pas moins : le narrateur trouve par terre un objet non identifiable. Ses recherches pour comprendre de quoi il s’agit le conduisent à des rencontres improbables, chaque personne interrogée ayant un avis différent sur la question qui l’obsède.
Indéniablement, à première vue, le plus barré des trois titres proposés.
Les autres Américains, de Laila Lalami
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet)
Un sans-papier mexicain est témoin d’un accident mortel dans une petite ville de Californie, en plein désert de Mojave. Sa situation l’empêche de témoigner, d’autant que le drame est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît.
Un roman polyphonique où plusieurs habitants de la ville prennent tour à tour la parole, offrant en creux une réflexion sur l’immigration.
Là encore, un roman américain qui semble assez classique, même si son sujet, éternellement préoccupant, peut toujours mériter de nouveaux éclairages. Reste à vérifier, par la lecture, s’il apporte vraiment quelque chose de neuf dans la production pléthorique venue des États-Unis.
BILAN
Lecture vaguement potentielle :
Un jour ce sera vide, de Hugo Lindenberg
(parce que, banal ou non, si c’est bien fait, j’aime beaucoup ce genre d’histoire)
Ostwald, de Thomas Flahaut

Un accident nucléaire majeur se produit à la centrale de Fessenheim, dans l’est de la France. Très vite, une zone de sécurité est instaurée autour des lieux, qui ne tarde pas à être élargie même si les autorités se montrent rassurantes. Les populations locales sont évacuées par l’armée et regroupées dans des camps ou des hangars.
Au milieu de cette foule hagarde, inquiète du flou des explications qu’on lui donne au compte-gouttes, deux frères, Félix et Noël, songent à leurs parents, séparés depuis quelques années. Leur mère est en sécurité à Marseille et tente en vain de les rapatrier vers elle ; leur père, qui habite à Ostwald, près de Strasbourg, ne donne plus signe de vie.
À la suite d’événements dramatiques dont Noël est témoin, les deux frères décident de fuir le camp où ils sont cantonnés. Ils arpentent alors la région où ils ont grandi, entre Belfort et Strasbourg, découvrant des paysages abandonnés, sinistrés, des villes et des villages abandonnés de leurs habitants, à la recherche d’une solution et de leur propre identité dans un monde qui s’effondre…
Voilà un premier roman singulier qui, pour s’emparer de sujets familiers (la quête de soi, les rapports familiaux), le fait dans ce contexte à la fois original et terriblement réaliste qu’est un incident nucléaire. Il est malheureusement fort plausible que cette pétaudière de Fessenheim finisse par nous claquer à la figure pour devenir un nouveau Tchernobyl, et Thomas Flahaut s’empare de cette hypothèse sans en rajouter, sans message politico-écologiste non plus, avant tout à des fins dramatiques. Les scènes d’évacuation, de constitution des camps ou de fuite dans des paysages à l’abandon figurent parmi les plus saisissantes du livre.
Le primo-romancier s’appuie sur une recette éprouvée – chapitres très courts, deux ou trois pages en moyenne, style sec et dialogues intégrés au récit sans marqueurs identifiants – pour développer une atmosphère anxiogène où tous les repères disparaissent les uns après les autres. Une manière métaphorique d’aborder le passage à l’âge adulte, lors duquel on s’interroge sur le rapport au père, à la mère, au frère, à la femme ou à l’homme qui nous attire… Flahaut, lui-même âgé de 26 ans, place ces problématiques classiques au cœur de son roman, mais le contexte exceptionnel de l’intrigue leur donne une profondeur supplémentaire, un éclairage nouveau.
Jolie découverte de la rentrée, Ostwald montre qu’un romancier peut traiter dans son premier livre de sujets sans doute personnels, intimes, sans pour autant nous casser les pieds avec une forme autofictionnelle sans intérêt ni portée universelle. Belle entrée en littérature pour Thomas Flahaut, donc.
Ostwald, de Thomas Flahaut
Éditions de l’Olivier, 2017
ISBN 978-2-82361-165-6
169 p., 17€
Zone 52, de Suzanne Stock
Signé Bookfalo Kill
Partie étudier à Chicago, loin de chez ses parents, Melissa Stacker travaille comme serveuse pour subvenir à ses besoins. Une nuit en sortant du boulot, elle est agressée par deux hommes dans un couloir glauque de la gare. En tentant de s’échapper, elle tombe sous les rails – et voit le train engagé sur la voie dérailler brutalement juste devant elle, alors qu’elle s’attend horrifiée à mourir écrasée.
Un miracle ? Si l’on croit les hommes, apparemment mandatés par le gouvernement, qui surgissent soudain dans sa vie et tentent de l’enlever, ce qui s’est passé ne doit rien au hasard. Sans le savoir, Melissa est porteuse d’un secret extraordinaire – le genre de secret pour lequel des individus déterminés seraient prêts à tuer n’importe qui…
En dépit de quelques fragilités stylistiques, le deuxième polar de Suzanne Stock, déjà remarquée pour Ne meurs pas sans moi, est un roman qui vaut le coup d’œil. La romancière a le sens du rythme et sait parfaitement emballer le tempo pour empêcher son lecteur de lâcher prise dès les premières lignes lues.
L’efficacité est le maître-mot de Zone 52, qui s’appuie par ailleurs sur une intrigue bien conçue (dont je n’ai pas dévoilé plus à dessein), pas forcément d’une originalité folle, mais dont Suzanne Stock a le bon sens de doser les effets et d’éviter les lourdeurs ou les démonstrations trop appuyées. Les rebondissements s’enchaînent avec fluidité, les révélations surgissent au compte-gouttes, et les personnages bien campés dans l’ensemble (même si certains, comme l’agent du FBI Jessie O’Malley, auraient mérité plus d’épaisseur) achèvent de dynamiser le récit.
Sans pouvoir vous en dire plus, et pour cause, j’ai surtout apprécié que Suzanne Stock aille au bout de son histoire sans facilité ni concession au polardement correct. Elle fait preuve en l’occurrence d’une audace à saluer – qui me pousse en outre à lui « pardonner » des dialogues parfois naïfs (elle use et abuse des points de suspension) et quelques séquences d’émotion à bon marché, notamment avec le personnage de Jay, petit garçon très mignon et un peu trop superficiellement tire-larmes à mon goût.
Avec Zone 52, Suzanne Stock démontre en tout cas un savoir-faire remarquable en matière de suspense, de construction et d’efficacité, qui me donne envie de revenir sur son premier roman à côté duquel j’étais passé. Un thriller prenant et de bonne facture !
Zone 52, de Suzanne Stock
Éditions le Passage, 2016
ISBN 978-2-84742-342-6
245 p., 18€
A première vue : la rentrée Stock 2016
À première vue, chez Stock comme chez la plupart des éditeurs, on voit arriver une rentrée sérieuse comme un premier de la classe, mais manquant clairement de fantaisie (à une exception près peut-être). C’est déjà pas mal, me direz-vous. Mouais, mais on n’aurait rien contre un peu d’excitation et d’inattendu. Pas sûr de les trouver sous la couverture bleue de la vénérable maison désormais dirigée par Manuel Carcassonne, qui aligne de plus beaucoup (trop) de candidats sur la ligne de départ : neuf auteurs français, deux étrangers, ça sent la surchauffe…
AUCUN LIEN : Une fille et un flingue, d’Olivier Pourriol
Elle est sans doute là, la touche de folie de la rentrée Stock ! Ancien chroniqueur littéraire muselé du Grand Journal (expérience amère dont il a tiré un récit décapant, On/Off), mais aussi et surtout spécialiste de cinéma, Pourriol met en scène deux frangins, Aliocha et Dimitri, fans de cinoche et obsédés par le désir de réaliser un film. Comment y parvenir quand on est fauché et inconnu ? En appliquant à la lettre le précepte d’un grand maître du Septième Art : « Un film, c’est un hold up » (Luc B.) Un « braquage » que les deux frères vont tenter de réussir avec l’aide de Catherine D. et Gérard D., en plein Festival de Cannes… Annoncé comme une comédie délirante, Une fille et un flingue est le genre de bouquin qui passe ou qui casse, sans juste milieu. Pourriol a tout le talent médiatique nécessaire pour défendre son livre sur les plateaux de télévision, mais son livre saura-t-il se défendre tout seul ?
GENÈSE II, LA REVANCHE : Au commencement du septième jour, de Luc Lang
Je n’ai jamais rien lu de Luc Lang, auteur emblématique de Stock, faute d’avoir réussi à m’intéresser à son travail jusqu’à présent. Cela changera peut-être avec ce nouveau roman, récit d’une vie trop parfaite pour être honnête et qui s’écroule brutalement lorsque la supercherie est dévoilée. Cette vie, c’est celle de Thomas, dont la femme Camille a un jour un terrible accident de voiture à un endroit où elle n’aurait jamais dû se trouver. Tandis que Camille reste plongée dans le coma et que tout s’écroule autour de lui, Thomas entame une vaste enquête qui va lui faire passer en revue toute son existence, sa relation avec son père, ses frère et soeur, ses enfants… Luc Lang revendique l’inspiration de Cormac McCarthy (rien de moins) pour ce roman présenté par son éditeur comme son plus ambitieux.
ALLÔ PAPA TANGO CHARLIE : Bronson, d’Arnaud Sagnard
Premier roman qui met en parallèle une ligne autobiographique et la vie du comédien Charles Bronson, depuis une jeunesse misérable durant la Grande Dépression jusqu’à la gloire hollywoodienne, renommée et richesse dissimulant la hantise quotidienne d’un homme rongé par la peur. Ce genre d’exercice a déjà donné de fort belles choses, notamment sous la plume de Florence Seyvos (Un garçon incassable, autour de Buster Keaton), alors pourquoi pas ?
C’EST UNE MAISON BLEUE : Les visages pâles, de Solange Bied-Charreton
Les trois petits-enfants de Raoul Estienne se retrouvent dans la vieille demeure chargée de souvenirs du vieil homme qui vient de s’éteindre. Faut-il vendre la maison ou la garder ? La question agite les héritiers autant que la Manif pour Tous, au même moment, déchire la société française, et oblige les uns et les autres à faire le point sur leurs existences… Je ne sais pas s’il faut attendre grand-chose d’un roman dont les personnages se prénomment Hortense, Charles ou Alexandre, mais bon. Il paraît que c’est « caustique » (dixit l’éditeur).
C’EST L’AMOUR A LA PLAGE (AOU CHA-CHA-CHA) : Maures, de Sébastien Berlendis
Les vacances d’été, la mer, les dunes, le camping, le dancing, l’adolescence, la découverte des filles… Tout ceci est follement original, n’est-ce pas ? Déjà vu, déjà lu, il faudrait vraiment une plume exceptionnelle ou un point de vue extrêmement singulier pour distinguer un tel récit. Toujours possible, mais on n’y croit guère…
POKER FACE : L’Indolente, de Françoise Cloarec
En 2008, Françoise Cloarec avait signé un succès surprise avec La Vie rêvée de Séraphine de Senlis (qui avait donné une adaptation cinématographique non moins triomphale, Séraphine, avec Yolande Moreau). Elle revient au milieu de la peinture avec cette enquête littéraire sur Marthe Bonnard, dont on découvre après le décès de son peintre de mari, Pierre Bonnard, qu’elle n’était pas du tout celle qu’elle avait toujours prétendu être.
DANS DEUX CENTS MÈTRES, TOURNEZ A GAUCHE : À tombeau ouvert, de Bernard Chambaz
Le 1er mai 1994, le pilote Ayrton Senna se tue au volant de sa Formule 1, en ratant un virage et en allant s’écraser contre un mur à 260 km/h. A partir de ce drame diffusé en direct et en mondovision télévisuelle, Bernard Chambaz tire un roman sur la fascination pour la vitesse, croisant le destin de Senna avec ceux d’autres pilotes célèbres mais aussi avec ceux de ses proches, dont son fils mort dans un accident de la route.
L’AMANTE DU VIETNAM DU NORD : L’Éveil, de Line Papin
Stock lance une auteure de 20 ans dans l’arène, avec un premier roman sous forte influence de Marguerite Duras, une histoire d’amour torride dans la touffeur de Hanoï, la capitale du Vietnam (où est née Line Papin). On annonce une jeune prodige, il faudra voir si elle est authentique.
AU CHARBON : Anthracite, de Cédric Gras
Dans un décor de guerre, une tragi-comédie sur fond de pays qui s’écroule – ce pays, c’est l’Ukraine, violemment divisée après la sécession en 2014 de la région minière du Donbass qui décide de rejoindre la Russie. Parce qu’il s’est obstiné depuis l’événement à y faire jouer l’hymne national ukrainien, un chef d’orchestre est obligé de prendre la fuite avec son ami d’enfance à bord d’une bagnole aussi décrépite que les paysages industriels qu’ils traversent… Premier roman.
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L’ÉNERGIE EST NOTRE AVENIR, ÉCONOMISONS-LA : Un travail comme un autre, de Virginia Reeves
Alabama, années 20. Avec l’aide de son ouvrier agricole, un fermier détourne une ligne électrique de l’Etat pour augmenter le rendement de son exploitation. Tout roule jusqu’à ce qu’un employé paye de sa vie cette installation sauvage. Wilson, l’ouvrier, écope des travaux forcés dans les mines, tandis que son patron est envoyé au pénitencier. Confronté à la violence extrême de la prison, il tente tout de même d’envisager l’avenir… Premier roman de l’Américaine Virginia Reeves.
POÉTER PLUS HAUT QUE SON… : Ce qui reste de la nuit, d’Ersi Sotiropoulos
En 1897, Constantin Cavafy n’est pas encore le grand poète grec qu’il est appelé à devenir. Écrasé par l’affection de sa mère, tourmenté par son homosexualité, à la recherche de son style et de sa voix, il fait un séjour de trois jours à Paris qui va tout changer pour lui. La romancière grecque Ersi Sotiropoulos dresse un portrait littéraire de Cavafy en s’interrogeant sur le lien entre création et désespoir, dans un livre dense et exigeant (une manière polie de suggérer autre chose, je vous laisse deviner quoi).
Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Signé Bookfalo Kill
Il y a Beauval, petite ville de province où tout le monde se connaît.
Il y a d’abord la mort d’un chien, abattu par son propriétaire.
Il y a ensuite la disparition d’un enfant de six ans.
Il y a enfin une tempête qui dévaste la ville et ses environs, en ces derniers jours de décembre 1999.
Puis il y a Antoine, douze ans, au cœur des événements. Trois jours qui vont changer sa vie à tout jamais.
Pas facile d’évoquer davantage le nouveau roman de Pierre Lemaitre sans tailler dans l’intrigue et affaiblir son intérêt. Autant vous prévenir, certains résumés ici ou là sur Internet ont tendance à déflorer le mystère ; si vous cherchez des avis sur Trois jours et une vie, promenez-vous donc avec prudence sur la Toile, sous peine de voir au moins un tournant de l’histoire perdre de son éclat. Ce serait dommage, il n’y en a pas tant dans ce livre.
Je ne peux en effet dissimuler ma relative déception à l’issue de cette lecture. A force, on devient exigeant avec les auteurs qui ont fait leur preuve. Pour Pierre Lemaitre, nous étions restés sur un prix Goncourt inattendu mais totalement mérité, venu couronner l’ambition et la puissance d’Au revoir là-haut, grand roman populaire au meilleur sens du terme. Ce couronnement suivait une œuvre remarquable d’intelligence et d’originalité en polar, où Lemaitre avait su, dès Travail soigné, son premier livre, s’inscrire dans le genre tout en se jouant de ses codes avec une audace jouissive.
Bref, Lemaitre, ce n’est pas n’importe qui. Et, quitte à paraître très sévère, il vaut beaucoup mieux à mon avis que cette histoire poussive, sorte de roman noir au parfum pesant de terroir mal digéré, guère plus intéressant qu’un scénario de téléfilm pour France 3.
Alors, oui, quand même, Trois jours et une vie aborde en profondeur le thème de la culpabilité (quitte à en abuser un peu, d’ailleurs), campe correctement le microcosme d’une petite ville provinciale où chacun se connaît parce que chacun s’espionne et dégoise sur les autres, sport local dont l’hypocrisie apparemment inoffensive éclate au grand jour lorsqu’un drame effroyable la met en pleine lumière. Lemaitre sait aussi se placer à hauteur d’enfant sans naïveté déplacée pour suivre pas à pas son héros tourmenté. Surtout, les meilleures pages du roman, au cœur du livre, mettent en scène le déchaînement de la tempête avec une énergie qui rappelle le prologue étourdissant d’Au revoir là-haut.
C’est déjà pas mal, n’est-ce pas ? Oui, mais c’est tout. A ces sujets, à ces atmosphères, à ces personnages déjà vus, Pierre Lemaitre n’ajoute rien, n’apporte rien de neuf. Trois jours et une vie manque à mon sens de personnalité, de prise de risque, ne porte pas l’empreinte de son auteur ; les dernières pages, censées retourner le lecteur in extremis, m’ont paru téléphonées, et de fait je n’ai pas été sensible à cette pseudo-révélation jaillie de nulle part, qui m’a fait me demander s’il ne manquait pas un chapitre ou deux pour conclure l’histoire. Quand je repense à certains rebondissements d’Alex, ou au twist de Travail soigné…
Bref, Trois jours et une vie a tout du roman post-Goncourt, preuve que le maelström accompagnant la consécration littéraire a tendance à laisser les meilleurs auteurs exsangues. Pierre Lemaitre n’est pas le premier ; espérons juste qu’il saura s’en remettre et nous épater à nouveau dès son prochain livre. On y croit !
Trois jours et une vie, de Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel, 2016
ISBN 978-2-226-32573-0
279 p., 19,80€
Battues, d’Antonin Varenne
Signé Bookfalo Kill
En 2014, Antonin Varenne m’avait flanqué une mémorable raclée littéraire avec Trois mille chevaux vapeur (à tel point que je n’ai pas réussi à le chroniquer à l’époque !), énorme roman d’aventures se déroulant au XIXème siècle, entre la jungle birmane et le Far West américain, époustouflant aussi bien par sa maîtrise du récit que par la profondeur des personnages et la puissance du style.
Bref, en toute logique, j’aurais dû être sur la réserve pour son livre suivant, parce qu’on ne peut s’empêcher d’attendre trop d’un auteur qui vous a autant secoué. Sauf que le gars a vraiment du talent, et une capacité à revenir là où on ne l’attend pas du tout. En l’occurrence, c’est même chez un autre éditeur (Ecorce, au lieu d’Albin Michel) que Varenne est réapparu. Un retour rapide, aussi inattendu que discret, qui constitue pourtant une nouvelle grande réussite.
Oublié le siècle des grands aventuriers, délaissés les territoires vastes et sauvages (quoique), le romancier français nous invite cette fois de nos jours, dans une petite ville française, perdue en pleine campagne, au milieu des forêts. Un environnement primordial, puisque l’exploitation des arbres constitue la dernière industrie capable de donner du travail dans ce coin paumé du pays. La ville de R. en vit largement, ainsi que de l’élevage. Pas étonnant, alors, que deux grandes familles rivales – les Courbier côté forêts, les Massenet côté troupeaux – s’en disputent l’hégémonie depuis des générations.
Rémi Parrot, lui, est garde-chasse. Défiguré par un accident lorsqu’il était enfant, il vit en solitaire sur la Terre Noire, seul bout de territoire rescapé de l’ancien domaine de ses parents que lui ont peu à peu arraché Courbier et Massenet. Alors qu’il organise une battue officielle aux sangliers impliquant une grande partie des hommes de la ville, la situation dégénère soudain. Une mort suspecte met le feu aux poudres, passant les secrets, les rancoeurs tenaces, les méfiances ancestrales et les jalousies au tamis impitoyable de la vérité…
Entre les mains d’un autre, Battues n’aurait pu être qu’un médiocre roman de terroir, matrice potable d’une saga de l’été sur France 3. Mais avec Varenne à la manœuvre, cette histoire (dont je suis loin d’avoir tout évoqué) prend des proportions dantesques, servie par son extraordinaire finesse psychologique et surtout son art de la construction romanesque. Car, s’il est difficile de résumer Battues sans en déflorer le mystère, c’est aussi parce qu’Antonin Varenne en a déconstruit l’intrigue avec une habileté phénoménale, la rendant du même coup encore plus passionnante et addictive.
Brisant la linéarité, il alterne des phases de récit classique, mais rapportées dans le désordre, avec des compte-rendus d’interrogatoire qui dévoilent peu à peu la personnalité et les zones d’ombre de certains personnages. Pour pimenter le tout, chaque chapitre est introduit par un titre le remettant dans un contexte vaste (par exemple, « Vingt ans après l’accident, douze heures après le premier mort »). Petit à petit, Varenne révèle ainsi la vaste trame d’un suspense courant sur plusieurs décennies, puzzle aussi délicat que diabolique dont il faut attendre de poser la dernière pièce pour saisir le tableau dans toute sa complexité. Et comme il est vraiment doué, jamais on ne se perd dans les méandres de son histoire.
Ajoutez à cela une analyse subtile des mentalités, la solidité de personnages qui semblent ne jamais avoir tout dit, et un portrait profond du cadre campagnard et forestier de l’intrigue (caractéristique centrale de la collection Territori des éditions Écorce, qui propose ainsi une sorte de « nature writing » à la française), et vous avez un polar brillant qui prouve, était-il besoin de le faire d’ailleurs, l’immensité du talent d’Antonin Varenne. Un auteur français à découvrir d’urgence et qui, comme ses héros, est sans doute loin d’avoir tout dévoilé de son art.
Battues, d’Antonin Varenne
Éditions Écorce, coll. Territori, 2015
ISBN 978-2-35887-106-8
277 p., 17,90€
Un mensonge explosif, de Christophe Reydi-Gramont
Signé Bookfalo Kill
On a beau être un gros lecteur, on ne lit jamais assez, et il arrive souvent de laisser sur le bord de la route un livre dont on soupçonne pourtant qu’il pourrait nous plaire (je suis sûr que vous êtes familiers de ce sentiment). Pourtant, parfois, une circonstance heureux, ou le hasard, permet de se rattraper. Vous l’aurez compris, c’est ce qu’il vient de m’arriver avec Un mensonge explosif, un polar superbe et captivant.
Avec une belle audace, Christophe Reydi-Gramont y revient sur l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001. Une explosion que l’enquête officielle a certifiée accidentelle, ce dont certaines personnes doutent pourtant – parfois non sans raison, puisqu’ils détiennent des informations susceptibles de leur faire croire à d’autres hypothèses. C’est le cas de Stéphane Dexieu, un journaliste tombé sur des documents si sensibles qu’il a dû partir en cavale avec femme et enfant, sous de fausses identités -jusqu’à ce qu’une mort assez horrible les rattrape à Rio de Janeiro.
Alerté par cette disparition suspecte, Clovis Lenoir, commissaire à l’Antiterrorisme, songe que finalement, il faudrait tout de même creuser la piste de l’attentat, qui n’arrangerait pas grand-monde. Appuyé par Magne, son supérieur, il se lance dans des investigations tortueuses, qui vont l’amener à reconsidérer bien des choses et à découvrir que la vérité, si elle existe sous une forme précise, est beaucoup plus complexe que tout ce qu’il a imaginé…
Je vous dirais bien que ce premier polar de Reydi-Gramont est une bombe, mais j’aurais peur de faire une blague d’un goût douteux… Ah, trop tard, c’est fait. Bon, tant pis, je la garde. Et puis de toute façon, c’est vrai. Coup d’essai, coup de maître pour ce romancier bordelais, qui mêle réalité et fiction avec une aisance de vieux grognard du crime de papier, exploite une documentation volumineuse sans jamais nous étouffer (alors que certains passages techniques auraient pu être arides, ce n’est jamais le cas), s’amuse avec les théories du complot avec la distance nécessaire pour ne pas donner l’impression de tomber dans le panneau, lance des pistes et jette des ponts entre les continents, de la France à l’Amérique du Sud en passant par la Russie, comme dans les meilleurs polars inspirés par la mondialisation économique et politique, et ses conséquences interminables.
Un mensonge explosif s’appuie sur une multitude de personnages tous très solides, une maîtrise admirable du rythme et un style sans faiblesse, aussi bien dans le récit que dans les dialogues. Polar emblématique des parutions du genre aux éditions Liana Lévi (qui en publient peu, mais avec un goût certain et suivant une véritable ligne éditoriale), il associe plaisir de lecture, suspense et intrigue intelligente, sans oublier une pointe d’humour toujours bienvenue et un bon paquet d’originalité. En bref, de quoi s’éclater.
(Désolé.)
Un mensonge explosif, de Christophe Reydi-Gramont
Éditions Liana Levi, 2014
ISBN 978-2-86746-729-5
363 p., 19€