DÉBUTS D’UN LECTEUR #6

Pour un jeune lecteur des années 80, dévoreur de livres et féru de romans d’aventure, impossible de faire l’impasse sur Jules Verne. Écrivain prolifique et incroyablement créatif, grand explorateur des mondes connus et inconnus, capable de nous faire croire sans réserve à un voyage vers la Lune comme à une plongée vers le centre de la Terre, arpenteur du globe en quatre-vingt jours ou aventurier en ballon, le romancier nantais mérite sa statue de Commandeur d’un genre pourtant volontiers déconsidéré, même encore aujourd’hui – l’aventure, ce ne serait pas de la littérature…
Je ne sais pas trop comment ses livres sont arrivés entre mes mains. Transmission familiale ? Sans doute. Mes frères ont dû les lire avant moi – et pas qu’une fois, si j’en juge par l’état de certains volumes que je garde encore précieusement aujourd’hui, alors même qu’il devient périlleux de les ouvrir sans risquer d’en voir s’envoler quelques feuillets.
Moi-même, prenant la suite, j’y suis volontiers retourné, et souvent pour certains. Le Tour du monde en quatre-vingt jours, De la Terre à la Lune m’ont vu me glisser plusieurs fois avec le même bonheur entre leurs pages. Les Indes noires, également, découvert… dans la classe de Madame D. (Quand je vous disais…)
Aucun, cependant, davantage que Vingt mille lieues sous les mers.
Été 1866. Alors que se répandent des rumeurs autour de l’existence d’un mystérieux monstre marin, le professeur Pierre Aronnax, son fidèle serviteur Conseil et le célèbre harponneur Ned Land embarquent à bord d’une frégate dans l’espoir de le retrouver. Mais ce n’est qu’une fois faits prisonniers par le capitaine Nemo qu’ils comprennent que cette créature n’est autre que le Nautilus, magnifique sous-marin et véritable microcosme aquatique. Envoûtés par les profondeurs océaniques tout autant que par le capitaine, les trois naufragés se laissent entraîner dans un voyage extraordinaire, ponctué d’épreuves et d’aventures. Leur enthousiasme les empêche cependant de voir qu’un profond désir de vengeance anime le charismatique Nemo…

Je ne l’ai pas relu en entier depuis très longtemps – depuis, sans doute, mon adolescence ; il ne me semble pas y être retourné à l’âge adulte, absorbé par toutes les autres lectures inédites qui m’attendaient, surtout quand je suis devenu libraire et que le tourbillon incessant des nouveautés m’a englouti, sans grand espoir de m’accorder la moindre pause sur une île (mystérieuse) déserte pour replonger dans des livres déjà traversés.
(En écrivant ces chroniques et en convoquant mes souvenirs d’enfant ou d’adolescent lecteur, je m’aperçois qu’à l’époque, je relisais volontiers. Plusieurs fois, si le cœur m’en disait. Je lisais sans doute vite, et beaucoup, sans me soucier forcément de chercher sans cesse des terres vierges à explorer, dans l’insouciance précieuse de ces années de formation. C’est un talent que l’on perd en grandissant, mais que l’on retrouve peut-être plus tard, beaucoup plus tard, quand vient le sentiment que ce qui est derrière nous possède une valeur inestimable.)
Il ne m’en reste pas moins des images indélébiles : une trépidante poursuite en pleine mer qui finit mal, la découverte de l’intérieur luxueux du Nautilus, la stature fière et sombre du capitaine Nemo, les silhouettes fascinantes d’innombrables créatures sous-marines aperçues par les hublots du sous-marin, un enterrement sous-marin poignant et solennel, des repas aux menus incroyables, l’exploration du monde par ses mers et ses océans… mais aussi des discussions longues, savantes et passionnées entre les protagonistes, notamment entre Nemo et le professeur Aronnax, qui sont la signature de Jules Verne, auteur épris de science et de technologie, grand penseur du présent comme des futurs possibles, et inspirateur certain du mouvement steampunk.
Tout autant que l’extraordinaire aventure qui les bouleverse, j’ai été marqué par la profondeur des personnages, de leurs sentiments et de leurs motivations, et par l’écriture sobre et sérieuse de Jules Verne – dont il ne faut pas oublier qu’il était, aussi, un grand écrivain. L’ampleur et la densité de son œuvre démontrent que l’on peut concilier littérature fantaisiste (au sens le plus ancien et le plus noble du terme) et intelligence du propos, offrant ainsi du monde une compréhension d’autant plus fine qu’elle est transmise par le biais de l’imaginaire et de la créativité.
Pour aller plus loin : faut-il encore faire lire Jules Verne aux enfants ?

Après tout ce que je viens dire, cette question peut ressembler à une provocation. Mais c’est une véritable interrogation qui m’anime depuis mes dernières années de libraire. Il m’arrivait souvent, en effet, de rencontrer des parents qui, considérant la littérature jeunesse contemporaine avec dédain (faute d’y rien connaître, malheureusement), souhaitaient initier leurs préadolescents à la littérature « classique » – sous-entendu, la seule, la vraie littérature. (Eurk.)
Comme, la plupart du temps, ces parents venaient sans leurs enfants – ou, pire, avec des gamins pas du tout convaincus par le projet -, il n’était pour moi jamais facile de proposer une réponse idéale. Tout dépend de la curiosité de l’enfant, de sa maturité aussi, de ses capacités et surtout, surtout, de ses envies.
Néanmoins, soucieux de trouver une solution, j’en venais à suggérer Jules Verne, en souvenir notamment de mon propre plaisir de lecture au même âge. À ma grande surprise, il m’a souvent été répondu que l’intéressé.e avait déjà essayé et qu’il/elle n’y avait trouvé qu’un ennui profond… Au début, j’ai mis cet ennui sur le compte d’un niveau de lecture de l’enfant beaucoup moins élevé que ce que leurs parents devaient croire (« il est très en avance pour son âge, vous savez ! »). Mais, avec le temps et la répétition du phénomène, je n’en ai plus été si sûr.
Alors, Jules Verne aurait-il terriblement vieilli en trente ou quarante ans ? Nécessite-t-il une patience que les enfants d’aujourd’hui n’ont plus ? Ou alors, ennuyait-il déjà beaucoup de gamins au moment où, moi, je me plaisais tant à le lire ?
Si vous avez des expériences à partager sur le sujet, je suis preneur !

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