DÉBUTS D’UN LECTEUR #4
J’ai douze ans.
Je suis en cinquième, encore accroché à l’enfance, pas pressé de la quitter. Rêveur, le genre de gosse à la marge, dont le plus grand bonheur reste de jouer dans sa chambre pendant des heures, seul si possible, et de se perdre dans les livres.
En sixième, j’ai eu une très bonne prof de français, mais je ne garde aucun souvenir des lectures qu’elle aurait pu nous proposer. Pas de livres qui comptent cette année-là, ou alors je ne me souviens pas que je les lui dois.

En cinquième, en revanche, c’est autre chose. Au début de l’année, Madame D. nous paraît très intimidante. Façon Minerva McGonagall, mais sans la capacité à se métamorphoser en chat. (Quoique…) Mince, un peu sèche, l’œil charbonneux, elle assied sa présence avec autorité et promet d’être exigeante.
Elle annonce en particulier que, durant toute l’année, nous devrons lire un livre tous les quinze jours. Deux semaines ! Aux yeux de certains, c’est la promesse de souffrances insurmontables. Mais Madame D. a une idée derrière la tête. Elle sait qu’il faut cesser de faire de la lecture une épreuve, un devoir scolaire – autrement dit, une punition.
Il faut dédramatiser le rapport au livre.
Donc, nos lectures ne seront jamais sanctionnées par une note.
Comme il faut tout de même vérifier que personne n’en profite pour faire l’impasse, Madame D. a une autre idée géniale : toutes les deux semaines, lors de notre dernière heure de cours avec elle le mardi soir, elle nous propose de confronter nos opinions lors d’un club de lecture, dans lequel s’opposeront ceux qui ont aimé et ceux qui n’ont pas aimé, arguments à l’appui bien sûr.

Le résultat est un peu foutraque, mais tout de même assez réussi. La plupart des élèves se prennent au jeu. Les soirs de club, le débat fait parfois rage. Et Madame D. laisse aussi la parole à ceux qui n’ont pas réussi à terminer le livre. Elle entreprend de leur faire expliquer pourquoi cette lecture a été un échec pour eux. Sans jugement, et sans mauvaise note donc, ce qui évite le sentiment d’humiliation, la crainte de se faire disputer, et aide à faire comprendre que lire, ce n’est pas forcément subir. On a le droit de ne pas aimer, de ne pas comprendre, de ne pas y arriver.
Pour un lecteur déjà aguerri comme moi, c’est évidemment un bonheur absolu. L’exercice est beaucoup plus stimulant que de souligner les COD en bleu ou d’apprendre par cœur des dictées préparées…
Sans compter que Madame D. a une haute idée de ses élèves. Avec elle, cette année-là, nous nous sommes frottés à des grands classiques qui n’étaient sans doute pas encore de notre âge, mais tant pis, essayer était plus intéressant que réussir.
En outre, Madame D. essaie de varier les niveaux de difficulté, et les genres aussi. C’est ainsi qu’elle nous propose un jour de lire Les disparus de Saint-Agil, de Pierre Véry. Un roman assez court, plutôt facile, d’autant plus abordable qu’il s’agit d’un suspense.
Dans le dortoir de la pension de Saint-Agil, Mathieu, numéro 95 pour ses amis, ne dort pas. Le surveillant général aux allures d’espion n’est pas en vue : Mathieu gagne la salle des sciences naturelles où veille le squelette Martin. C’est là le repaire de la bande des «Chiche-Capon» dont il fait partie avec le numéro 22 et le numéro 7.
Tous leurs trésors sont cachés là. Dont un gros cahier témoin de leurs secrets. Ils ont fait le serment de traverser la mer et de poser le pied sur le sol mythique de l’Amérique. Grandiose projet, funestes destins… Alors que Mathieu s’apprête à inscrire quelques lignes dans le cahier secret, un léger crissement lui fait dresser la tête, avant de le précipiter vers le dortoir.
Le lendemain, le numéro 95 disparaît, premier des étranges événements qui vont troubler la calme pension Saint-Agil…

Était-il considéré comme un classique à ce moment-là ? Et aujourd’hui, ce roman paru en 1935 est-il encore prescrit en classe ? Je n’en sais rien, mais on me l’a rarement demandé lorsque j’étais libraire, me semble-t-il.
Peu importe. Ce qui compte, ce sont les images que ce roman imprime alors dans ma mémoire, et qui restent incroyablement vivaces aujourd’hui. Les réunions secrètes du club des Chiche-Capon sous la présidence du squelette de la classe de biologie, les promesses solennelles de trois amis rêvant d’un avenir plus riant que leur présent, les disparitions mystérieuses, les silhouettes inquiétantes des adultes, les menaces sourdes qui rampent dans les couloirs du pensionnat…
Suspense, humour, peur : parfaitement dosés sous la plume goguenarde de Pierre Véry, auteur réputé dans les années 30 et 40, ces ingrédients entrent dans mon répertoire de lecteur et ne sont pas près d’en ressortir ; car quand ils sont maniés avec art, ils forment le terreau du meilleur de la littérature populaire – au sens le plus noble et le plus indispensable du terme.

Les disparus de Saint-Agil tient évidemment dans ma bibliothèque une place d’honneur, dont j’aimerais bien le ressortir à l’occasion pour des retrouvailles que j’espère à la hauteur de mes souvenirs d’enfant.
À noter qu’il existe au moins deux adaptations de ce roman, dont la première, réalisée par Christian-Jaque en 1938 avec Erich Von Stroheim, Michel Simon et Mouloudji dans le rôle d’un des gamins, est particulièrement réussie.
Et vous, un professeur a-t-il compté dans votre parcours de lecteur ? Ou quelqu’un d’autre ?

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