Retour à l’accueil

Henua, de Marin Ledun

Henua. La terre natale, la terre-mère.
Henua Ènana, la Terre des Hommes, véritable nom de l’archipel des Marquises, où est retrouvé le corps de Paiotoka O’Connor, une jeune mère respectée, éprise de liberté, aimant passionnément Nuku Hiva, son île.
Le lieutenant de gendarmerie Tepano Morel – né d’un père métropolitain et d’une mère marquisienne – est dépêché depuis Tahiti pour enquêter, secondé sur place par Poerava Wong. Si ses investigations lui révèlent progressivement l’envers du paradis marquisien, elles lui permettent également de renouer avec ses racines et la mémoire de sa mère, personnalité connue de beaucoup sur l’île.
Jonglant avec les fantômes de son passé et sa quête de vérité, le lieutenant découvre un pays rongé par les conséquences de la colonisation et hanté par le spectre des essais nucléaires français, où le silence est d’or et où les secrets sont bien gardés…


Depuis sa parution en février, le nouveau polar de Marin Ledun n’a pratiquement récolté que des lauriers. Et comme c’est à mes yeux totalement mérité, je ne vais surtout pas ajouter de fausses notes à cette symphonie d’éloges.
Après deux romans-monstres, des enquêtes chorales sur des sujets particulièrement lourds, Leur âme au Diable (sur l’influence mortelle du lobby du tabac dans les années 80) et Free Queens (consacré aux magouilles sordides d’un brasseur international, célèbre pour les étiquettes vertes de ses bouteilles, parti à la conquête du marché africain en s’appuyant sur des réseaux locaux de prostitution pour promouvoir sa marque), Marin revient à une structure plus simple. Henua, en effet, adopte la forme d’un roman policier d’investigation tout à fait classique : un meurtre, une enquête.

Par les investigations que mènent ses protagonistes, leurs rencontres et leurs déplacements à travers l’île, les interrogatoires qu’ils conduisent, le roman tire un vaste ensemble de fils narratifs qui lui permettent d’aborder plusieurs thèmes importants : les violences contre les femmes, la pauvreté locale, les ravages de l’alcoolisme et de la drogue, les atteintes environnementales (notamment par le biais de la chasse sauvage contre des espèces d’oiseaux endémiques)…
Autant de sujets caractéristiques du roman noir, qui rattachent la Polynésie à la marche forcée de la planète et à ses dérives, et font de ce roman une vaste chambre d’échos sociale, économique et politique en prise directe avec le monde d’aujourd’hui.

Pour dévoiler progressivement ces sujets, Marin Ledun joue avec habileté du cadre insulaire de son intrigue. Qui dit île dit volontiers huis clos, le genre de cadre où tout se tait aussi aisément que tout se sait, et où il est particulièrement ardu de dévoiler la vérité. Faire émerger la parole du silence est un passage obligé du genre policier, qui prend ici tout son sens et toute sa valeur.

Si Henua doit en passer par là, réalité du terrain oblige, le roman s’enrichit pourtant de sujets plus strictement régionaux qui en font la singularité. Avec une authenticité due à sa fréquentation régulière des Marquises, à son amour et à son respect total pour ces îles, Marin Ledun prend aussi le temps de raconter la beauté merveilleuse de Nuku Hiva, s’attardant dans des descriptions luxuriantes qui créent des poches de sérénité et d’admiration bienvenues.
De même, dans des pages essentielles, il salue la reconquête de leur histoire, de leur langue et de leur culture par les Marquisiens, autant de lignes de force que la colonisation faillit détruire – autre sujet que Marin Ledun n’élude pas, au contraire, évoquant également les dégâts provoqués par les expériences nucléaires menées par la France dans le Pacifique, et les conséquences qu’elles infligent encore aujourd’hui à l’archipel et à ses habitants.

Remarquablement tenu dans le cadre rigoureux d’une intrigue au cordeau, Henua doit aussi sa richesse à ses personnages.
Avec son patronyme schizophrène, suspendu entre une appartenance locale (bien qu’un peu superficielle, son prénom étant un dérivé artificiel de Stéphane) et un nom de famille éminemment métropolitain, Tepano Morel est un protagoniste complexe et touchant. Son parcours personnel, inscrit dans le cours de l’enquête, qui s’enrichit notamment du portrait très émouvant de sa mère, fait partie de ces plus qui distinguent un beau et grand roman noir des autres. Engagé dans sa mission comme il est tenaillé par ses doutes et ses questions sur ses origines (il a grandi en France et ignore tout des Marquises, dont sa mère ne lui a rien dit), Morel est une figure tout à fait ledunienne, entêté jusqu’à l’obstination même s’il s’avère moins énervé, moins radical que ses prédécesseurs de papier dans l’œuvre du romancier.

Moins solitaire aussi, et c’est une autre différence notable. Morel doit en effet collaborer avec Poerava Wong, policière autochtone qui, sous une plume moins inspirée, aurait pu être réduite au rôle réducteur de guide touristique. Si, effectivement, elle aide le policier (et les lecteurs avec lui) à décrypter les codes de l’île, elle s’épaissit au fil des pages d’un caractère de feu et de tourments personnels qui l’enrichissent et la rendent indispensable au récit.

Enfin, un mot pour la victime, Paiotoka O’Connor, pas non plus réduite à son seul statut de cadavre déclencheur de l’enquête, loin s’en faut. Les investigations menées façon puzzle dessinent peu à peu le portrait d’une femme plus énigmatique qu’elle n’en avait l’air, éprise de liberté et d’indépendance, portée par ses rêves, puissante et fragile à la fois, irritante et attendrissante – omniprésente à chaque page, et diablement attachante.

Profondément humain, prenant le temps de s’emparer de son cadre si singulier et de lui rendre justice, loin des clichés de carte postale exotique qui en dissimulent la beauté, la profondeur et la richesse, Henua est autant une déclaration d’amour littéraire aux Marquises qu’un polar parfaitement mené, sinuant entre les faux semblants jusqu’à faire tomber tous les masques, au terme d’une montée en tension parfaitement tenue et d’un final spectaculaire.
Une nouvelle belle réussite signée Marin Ledun.

Henua, de Marin Ledun
Éditions Gallimard, coll. Série Noire, 2025
ISBN 9782073044174
416 p., 19€

6 réponses à « Henua, de Marin Ledun »

  1. Et pourquoi ne pas aller aux Marquises pour le prix d’un roman ? Bonne idée, je l’avais noté, mais oublié, il faudra que je pense à le lire ;)

    1. Le voyage grâce à Marin est incontestablement plus économique et moins épuisant que le vrai, et on attrape beaucoup de ces îles si lointaines grâce à ce roman :)
      Bon, le voyage en vrai, ça doit tout de même être quelque chose…

      1. Mais on ne bronzera pas en le lisant ! :lol:

  2. Très très belle chronique sur Henua dont tu as su dire toute la beauté et la complexité. Je viens de le terminer moi -même et j’ai publié également une chronique. Je découvrais l’auteur avec ce titre. Ce que tu en dis me donne envie d’aller le découvrir avec ses autres titres. Merci à toi !

    1. Merci ! Je viens de lire ta chronique en retour et te retourne le compliment :) J’aime beaucoup la mise en page de ta chronique, avec les extraits et les illustrations. C’est du boulot dis donc, bravo !!!
      Marin a une œuvre très riche et variée, il y a de belles choses à découvrir, dans des styles différents d’Henua. J’espère que tes futures découvertes te plairont !

      1. Merci à toi ! 🙏😉

Laisser un commentaire