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Utopia Avenue, de David Mitchell

Londres, 1967. Dans l’effervescence des Swinging Sixties se forme un improbable groupe de folk-rock psychédélique nommé Utopia Avenue. Chapeauté par l’excentrique manager canadien Levon Frankland, ce groupe fictif connaît une ascension fulgurante et croise la trajectoire de Syd Barrett, Francis Bacon, Leonard Cohen ou Janis Joplin…


Ils sont quatre, musiciens fauchés ou à la rue, génies méconnus, mal embarqués ou abandonnés, plus un impresario qui les réunit et croit en eux pour devenir LE groupe de demain. L’histoire est vieille comme le rock, mais David Mitchell s’en empare avec une énergie contagieuse, et une vitalité réjouissante qui fait pulser le texte tout au long de ses 750 pages qui défilent sans en avoir l’air.

Un, deux, trois, quatre… BOUM ! Oyez donc l’histoire extravagante, fabuleuse et tragique du groupe Utopia Avenue, qui s’établit dans la douleur, connut une gloire ahurissante et une chute tout aussi éblouissante. Utopia Avenue, vous vous souvenez ? Non ?
Normal, ce groupe n’existe pas. Jamais le bassiste Dean Moss, le guitariste Jasper De Zoet, le batteur Peter Griffin (dit Griff), et la chanteuse et claviériste Elf Holloway ne montèrent ensemble sur scène pour renverser les foules avec la fulgurance de leurs génies assemblés.

Et pourtant, on y croit, dur comme fer, de la première à la dernière page, comme si on parcourait la biographie d’un groupe véridique. On y croit sans retenue, parce que David Mitchell, le véritable génie à l’œuvre dans ses pages, se donne corps et âme à ses personnages pour leur donner chair, voix, inspiration, douleur, imagination. Parce que chacun d’entre eux existe, tient debout, épatant de vérité et flamboyant de liberté, avec d’autant plus d’originalité que leur créateur leur donne les atours d’un groupe atypique (une sorte de folk-rock psychédélique plutôt insaisissable), emmené par un manager cultivé et élégant, honnête et altruiste, loin des clichés attendus du requin impitoyable pour un tel personnage.

On y croit aussi parce que Mitchell sait ce qu’il raconte quand il cause de musique. Il peut même se faire assez technique par moments, alors qu’on suit les répétitions et séances de travail du groupe s’échinant à créer son identité musicale. Un bonheur quand on s’y connaît un peu, pas du tout un obstacle si on n’a jamais su lire une partition, ou si on confond un tambourin avec un trombone à coulisses.
Ce qui compte, ce qu’on expérimente dans ce roman incroyable, c’est l’authenticité du sentiment musical. La manière dont l’urgence de s’exprimer par la musique s’empare de certaines personnes au point de dévorer leur vie. La pulsation inimitable d’un live miraculeux où chaque note tombe à sa juste place, comme la frustration exaspérante des ratages, des concerts foireux, ou de la parole juste qui échappe au contrôle de l’esprit et à l’inspiration.
Utopia Avenue est un immense roman sur la musique, ce qui est en soi un miracle. Partager l’émotion musicale est l’une des choses les plus difficiles à faire par écrit, parce que la musique parle par définition avant tout aux sensations, à l’intuition (même si on peut parfaitement la recevoir et l’intégrer d’une manière plus cérébrale). Mitchell surmonte l’obstacle, et met à portée de tout lecteur l’exigence dévorante de l’expression artistique en celui qui s’y dévoue sans retenue.

On y croit, encore, parce que le romancier réussit son immersion dans l’époque, ce fameux Swinging London qui, à la fin des années 60, préfigure les années de révolution et de rébellion contre l’ordre établi, entre libération sexuelle débridée, aspiration dans les paradis artificiels des psychotropes, engagement politique contre la guerre (celle du Vietnam fait rage et emporte son lot de jeunes gens qui n’avaient pas demandé à crever les tripes à l’air dans une jungle lointaine), et tentative de renversement d’un « vieux monde » où sévit encore la ségrégation.
David Mitchell y parvient par la véracité de sa reconstitution historique, bien sûr, mais aussi en amenant sur la route de ses héros des figures alors débutantes, devenues aujourd’hui des icônes – David Bowie, Francis Bacon, Janis Joplin, Syd Barrett ou Leonard Cohen, entre autres. Des apparitions loin d’être anecdotiques, toujours justes, parfois cocasses, qui aident à saisir les nuances de ces années et préfigurent l’importance culturelle et sociologique de ce qui se joue à ce moment-là.

Amateurs de gros pavés qui se dévorent, Utopia Avenue est évidemment fait pour vous. Les autres, ne vous laissez pas arrêter par la taille de la brique : les pages, traduites avec maestria par l’excellent Nicolas Richard – un des plus grands traducteurs de l’anglais par chez nous – rouleront aussi vite qu’un tempo à 150 battements par minute, et vous y serez en si bonne compagnie que vous ne pourrez qu’être tristes d’arriver si vite à la fin. Un pur régal !

Utopia Avenue, de David Mitchell
(traduit de l’anglais par Nicolas Richard)
Éditions de l’Olivier, 2022
ISBN 9782823618372
752 p., 25€

Disponible en poche chez Points depuis février 2024 :
ISBN 9782757899809
768 p., 11,90€

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