Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, de Christophe Donner
Signé Bookfalo Kill
Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive.
Bon, commençons par l’évidence : c’est LE titre de la rentrée. Et même si Christophe Donner l’a vraisemblablement emprunté à Orson Welles (c’est ce qu’il affirme dans le livre), peu importe, l’effet claque est garanti, la curiosité bien giflée, on a envie de savoir ce qui se cache derrière. Et, ma foi, l’inspiration est bonne, car le bouquin l’est aussi, et puissamment.
Chantre de l’autofiction, où il s’est illustré de manière aussi brillante qu’agaçante, Donner se délaisse cette fois (ouf) mais reste dans la littérature du réel, puisqu’il s’empare de personnages ô combien célèbres : Claude Berri, Maurice Pialat, Jean-Luc Godard, Michel Simon, Jean Yanne, Brigitte Bardot, Milos Forman… et surtout Jean-Pierre Rassam. Aujourd’hui, c’est peut-être le nom le moins connu de la bande, mais pour les cinéphiles comme pour ceux qui ont connu l’époque évoquée ici par le romancier, c’était une figure incontournable.
Personnage fantasque, bousculé par l’urgence de vivre, accro au jeu, au sexe, aux drogues, capable de tous les emportements et de tous les enthousiasmes pour la beauté d’un geste qui ne le passionnait jamais longtemps, Rassam se fit producteur parce que le cinéma le fascinait – son monde plus que les films eux-mêmes, à vrai dire. Grand connaisseur du milieu, puissant entremetteur, il a lancé Jean Yanne cinéaste en faisant de Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil un succès aussi énorme qu’inattendu, mais a aussi produit Godard, Forman, Rohmer, Bresson ou la scandaleuse Grande bouffe de Marco Ferreri.
En centrant sa curiosité sur ce personnage haut en couleurs, Christophe Donner restitue à merveille le formidable tourbillon d’une époque de transition majeure, marquée par mai 68, l’annulation du festival de Cannes, l’invasion de la Tchécoslovaquie (ce qui donne une scène épique où Rassam et Berri partent récupérer les jumeaux de Forman à Prague dans la voiture de Truffaut), les conflits – déjà – entre Israël, la Palestine et les pays arabes alentour, l’émergence de Septembre Noir…
Mais c’est aussi et avant tout un livre sur ces acteurs du cinéma qui s’avèrent de formidables personnages de roman. Oui, je dis bien de roman. Car, si Christophe Donner clame dans le Monde des Livres que « l’imagination est un mythe », c’est bien d’imagination dont il use pour écrire Quiconque… Il choisit les personnages qui l’intéressent, écarte les autres ; met dans leurs bouches des dialogues largement fictifs, à l’exception de quelques citations véridiques, et construit un récit qui pourrait constituer un excellent film, et non pas une biographie.
Plus d’une fois, je me suis surpris au cours de ma lecture à imaginer quel comédien pourrait incarner aujourd’hui ce Claude Berri travailleur et naïf, un peu tâcheron mais obstiné ; ce Maurice Pialat amer, grande gueule, fâché contre tout le monde ; ce Godard d’anthologie, terriblement imbu de lui-même, poseur, jouant les incompréhensibles pour mieux se faire admirer.
Et puis les femmes bien sûr, car elles jouent un rôle primordial au milieu de tous ces hommes acharnés à réussir : Anne-Marie Rassam, sœur de Jean-Pierre, qui devient la femme de Berri ; Arlette, petite sœur de Berri, que Pialat séduit et embarque, causant une rupture sévère entre les deux hommes, que leurs visions antagonistes du cinéma ne feront qu’éloigner ; Anne Chardon, amoureuse de Rassam qui veut devenir actrice, devenir Anna Karina à la place d’Anna Karina, mais n’est que mignonne…
Pour tous, Donner n’a pas que des mots doux, il les campe dans toute leur complexité : avides, avares ou généreux, égoïstes, égocentriques, narcissiques, ambitieux jusqu’à la vanité, utopistes qui finissent par se heurter à la réalité du monde ou à s’en accommoder. On les admire pour cela, et on s’attache bien volontiers à leurs étranges destinées.
Quiconque exerce ce métier stupide… a l’énergie folle et contagieuse d’un film de Scorsese, ce rythme frénétique des livres impossibles à lâcher, avec ce qu’il faut de sérieux dans la reconstitution pour avoir l’impression de plonger dans une époque que l’on n’a pas (forcément) connue. Un très bon roman, où Christophe Donner aura usé le meilleur de son imagination.
Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, de Christophe Donner
Éditions Grasset, 2014
ISBN 978-2-246-80032-3
300 p., 19€
Cette entrée a été publiée le 12 septembre 2014 par cannibaleslecteurs. Classé dans Romans Francophones et a été tagué arrive, Bardot, Cannes, Cannibales Lecteurs, Christophe Donner, cinéma, Claude Berri, Clouzot, exerce, festival, film, France, Grasset, Jean Yanne, Jean-Pierre Rassam, mai 68, Maurice Pialat, mérite, métier, Michel Simon, Milos Forman, Prague, quiconque, quiconque exerce ce métier mérite tout ce qui lui arrive, Rassam, stupide, Tchécoslovaquie.
Très alléchante cette critique !
12 septembre 2014 à 10:28
Merci ! J’espère qu’elle montre à quel point j’ai été agréablement surpris par ce livre, que je ne m’attendais pas à apprécier autant (voire à apprécier du tout) : stupidité des a priori…
15 septembre 2014 à 12:20
Un titre qui me plait, en tout cas.
13 septembre 2014 à 21:01