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Sur la dalle, de Fred Vargas

On le sait maintenant, quand il y a bizarrerie, on appelle le commissaire Adamsberg à la rescousse (et tant pis si cela l’oblige à quitter sa juridiction parisienne, on sait bien que chez Vargas, le réalisme n’est pas de mise). Cette fois, autant pour ses qualités d’enquêteur imprévisible que pour l’éloigner de la capitale où une bande de mafieux menace d’attenter à sa vie, le pelleteur de nuages est expédié en Bretagne, dans le sympathique village de Louviec, à côté de Combourg où grandit François-René de Chateaubriand.
Le détail n’est pas mentionné que pour le folklore : il se trouve qu’un descendant de l’illustre écrivain, et son sosie parfait, vit justement ici. Et qu’il se retrouve suspect principal d’un meurtre, auquel s’ajoute la menace insaisissable d’un boiteux dont tout le monde entend la claudication mais que personne ne voit jamais…
Du pain bénit pour Adamsberg, qui va se trouver sur place un dolmen (la dalle du titre) pour ses longues méditations pleines de bulles intérieures, des alliés de circonstance, à boire et à manger en profusion, et de quoi nourrir son goût pour le mystérieux et l’irrationnel.


Résumé comme cela, aucun doute : on est bien chez Fred Vargas. Surtout si on y ajoute une bébête qui joue les trouble-fête, en l’occurrence… une puce. Après les chats, les araignées, les hérissons ou les sangliers, il fallait bien se renouveler.

Se renouveler

Le verbe s’impose à l’heure d’aborder la dixième enquête du commissaire Adamsberg, parue si longtemps après la précédente (Quand sort la recluse, six ans auparavant) qu’on commençait à croire la romancière en panne sèche, ou à la retraite. Très sincèrement, après lecture de cet énorme opus, cela aurait peut-être mieux valu.

Se renouveler, donc. Est-il possible de le faire quand on recourt aux mêmes personnages, aux mêmes astuces, aux mêmes techniques, roman après roman, pendant de si longues années ? La question se pose aussi bien pour Vargas que pour d’autres auteurs lancés dans de longues séries. Et la réponse, souvent, se ressemble : c’est de plus en plus dur.
Mais après tout, pourquoi ? Pourquoi vouloir à tout prix se renouveler, quand les lecteurs sont au rendez-vous et se réjouissent de replonger dans un univers si délicieusement familier ? Le plus difficile, en fin de compte, est de rester à la hauteur de ces attentes.

Et c’est bien là que le bât blesse pour Fred Vargas. Au fil de la série Adamsberg, il y a eu de l’exceptionnel (Pars vite et reviens tard, Sous les vents de Neptune), du très bon, et de l’un peu moins bien (Dans les bois éternels), mais jamais de dérapage incontrôlé. Jusqu’à Temps glaciaires, déjà trop long, inconstant, un peu fastidieux, en dépit d’idées originales bien dans son style. Quand sort la recluse avait relevé le niveau, notamment grâce à une confrontation électrique et stimulante entre Adamsberg et Danglard, son adjoint rationaliste, qui donnait un souffle nouveau à ces personnages.
Et puis, plus rien. Jusqu’à cette dalle fort pesante, fort glissante, qui écrase de tout son poids une intrigue famélique dont l’autrice fait le tour trop vite, avant de s’étaler de tout son long durant plus de 200 pages de remplissage consternant.

Droit dans le dolmen

Sur la dalle est raté, je le dis tout net. Il est raté en tant que suspense : l’intrigue principale, ou supposée telle, est donc réglée à mi-livre. Quand on constate, un peu inquiet, qu’il reste encore 200 pages, deux options se présentent : soit l’autrice nous prépare une surprise exceptionnelle, un retournement de situation bluffant, soit elle va droit dans le mur. En l’occurrence, pour ce roman, c’est droit dans le dolmen. Pas de surprise, mais le surgissement d’une seconde intrigue, évoquée au début du livre, impliquant Adamsberg et une machination ourdie contre lui depuis Paris en guise de vengeance.
A partir de là, plus rien ne va. Les rebondissements sont ridicules, l’histoire sans intérêt, c’est du remplissage bête et méchant qui n’apporte rien et se conclut d’une manière affligeante.

Plus grave encore, rien ne tient debout dans l’ensemble du livre. On le sait, Vargas se moque du réalisme. En général, elle compense par une inventivité ébouriffante, de l’humour, une belle profondeur des personnages, des dialogues aux petits oignons, et une construction d’intrigue qui avance avec la fluidité d’un nuage glissant dans un ciel bleu.
Ici, rien de tout cela. Les dialogues sont innombrables et interminables. Pour les mettre en scène, la romancière met ses personnages autour d’une table et les fait manger. Il n’y a guère que dans Kaamelott que j’ai vu autant de séquences de nourriture – mais dans Kaamelott, c’est drôle et ça fait sens. Dans Sur la dalle, c’est le simple aveu d’un manque total d’imagination.
Et quand ils arrêtent de manger, nos enquêteurs se distinguent en se plantant de manière systématique. Pas une seule fois ils ne prennent la bonne décision. Leurs investigations sont une longue chaîne d’erreurs et de mauvaises interprétations qui débouchent sur des catastrophes en série, et un paquet de morts qu’ils ne semblent guère regretter d’avoir provoqué. Même pour un « rompol » façon Vargas, cela fait trop pour ne pas devenir ridicule.

Le syndrome Danglard

L’échec de ce roman se manifeste par un symptôme très parlant, paradoxalement très vargassien : à part au début, le commandant Danglard, cantonné à Paris loin de l’action, est totalement absent de l’enquête. Effacé, rendu muet, l’antagoniste positif d’Adamsberg. Alors, laissé à l’abandon, le commissaire lunaire de la romancière tourne en rond, parle trop, semble se renier lui-même, et donc se plante complètement. Et tout autour de lui, les autres personnages récurrents, la sublime Violette Rétancourt en tête, s’épuisent en clichés d’eux-mêmes, réduits à leur plus simple expression, presque vidés de sens.
Ce refus de Danglard, pourtant si bien exploité dans Quand sort la recluse, c’est un aveu d’impuissance de la part de Fred Vargas. Comme si, en rompant la connexion qui avait toujours si bien fonctionné entre le commissaire et son commandant, elle renonçait à une part d’elle-même, de son identité. Comme si elle avait essayé de se renouveler – on y revient -, mais que ça n’avait pas marché, parce qu’il était finalement impossible de faire autrement.

Sur la dalle est une vraie déception, d’autant plus forte que j’aime énormément l’univers de Fred Vargas, sa singularité qui la rend inimitable dans le paysage littéraire français. A-t-elle forcé ? A-t-elle été poussée par son éditeur ? A-t-elle vraiment cru à cette histoire ? Autant de questions sans réponse, mais qui en amènent à une dernière, plus douloureuse : si ça ne marche plus, si ça ne résonne plus, à quoi bon ?
Il n’empêche que, s’il doit y avoir un prochain Vargas, je serai sans doute au rendez-vous. Doigts croisés pour que la petite musique si familière et si chère à mon cœur s’élève à nouveau…

Sur la dalle, de Fred Vargas
Éditions Flammarion, 2024
ISBN 9782080420503
512 p., 23€

Disponible en poche chez J’ai Lu depuis le 29 mai 2024 :
ISBN 9782290397848
576 p., 8,90€

2 réponses à « Sur la dalle, de Fred Vargas »

  1. Perso, j’ai eu peur de le lire tant de mauvaises critiques pleuvaient, mais Ge m’a convaincu de me lancer et à l’arrivée, j’ai bien aimé… même si c’est évident, ce n’est pas le meilleur de Vargas, mais comme tu le dis, plaisir de retrouver son univers si particulier. Et j’attends, bien sûr, son prochain ! ;)

  2. Je n’ai pas lu ce livre. Temps glaciaires m’a refroidi. La recluse m’a réconcilié avec cette autrice. J’ai du mal à retrouver le style aérien de Me Vargas. Les intrigues sont inegales ou mal traitées malheureusement… L’éditeur ou tout du moins son organisation interne aurait il/ elle une influence négative sur l’inspiration de Me Vargas ?

    Je relis avec plaisir ces anciens opus presque tous de très haute volée.

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