COUP DE COEUR : Anatomie d’un soldat, de Harry Parker

Lors d’une mission en Afghanistan, le capitaine Tom Barnes marche sur une mine artisanale, bricolée par des insurgés. Grièvement blessé, il est rapatrié en Angleterre, où il finit par être amputé des deux jambes. Une fois la survie physique assurée, commence alors le long et douloureux combat pour reprendre une vie normale…

Parker - Anatomie d'un soldatLes amis, je ne vais pas y aller par quatre chemins : Anatomie d’un soldat est un très grand livre, mais si j’en juge par un certain nombre d’indices hélas concordants (presse limitée, ventes faibles, absence des listes de prix littéraires), les lecteurs français sont en train de passer à côté. Ce n’est de la faute de personne, on ne peut pas tout lire ni tout mettre en avant ; mais dans le cas de ce premier roman, c’est vraiment dommage, alors je vais essayer d’inverser la tendance et de vous convaincre d’y jeter un coup d’œil.
À savoir tout d’abord, l’histoire de Tom Barnes est grosso modo celle de Harry Parker. Pourtant, si ce dernier a choisi la voie du roman pour relater son histoire, ce n’est pas pour pleurnicher sur son sort ou éveiller la pitié de ses interlocuteurs. La forme même d’Anatomie d’un soldat, énorme point fort du livre, en est d’ailleurs la preuve la plus éclatante.

En effet, au fil de chapitres souvent assez brefs, l’histoire de Tom Barnes est racontée par les témoins les plus inattendus : quarante-cinq objets qui, de près ou de loin, ont pris part au drame. Prennent ainsi la « parole » à tour de rôle : un garrot, le sac à main de sa mère, une paire de baskets appartenant à un jeune insurgé, un sac d’engrais, une scie d’amputation, une pile électrique, un goutte-à-goutte… Narrateurs de leur propre contribution au récit, ils permettent à Parker d’offrir à l’événement un regard distancié, presque clinique, qui chasse tout pathos sans pour autant étouffer l’émotion. Les objets sont neutres par nature, mais leur conférer une « voix » est l’occasion de saisir tout ce qui se passe autour d’eux, de relater les propos, les gestes, les réflexions des hommes, et c’est là que se nichent les sentiments du récit.
Ils constituent également une large variété de points de vue, autorisant l’auteur à passer de Barnes au camp des insurgés, puis de revenir à l’hôpital ou de partir chez les parents du soldat ; Parker ne se focalise ainsi pas sur le seul cas de son personnage et offre un vaste tableau des événements, évoquant par exemple avec habileté la situation en Afghanistan. Un choix qui souligne à nouveau le souci de l’écrivain de mettre à distance son cas personnel, pour offrir plutôt une réflexion puissante sur ce qui lui est arrivé, sans manichéisme ni volonté de juger qui que ce soit.

Évidemment, l’idée d’Anatomie d’un soldat est de raconter la déflagration incroyable que constitue une telle blessure dans la vie d’un homme. Le motif de l’explosion est d’ailleurs au cœur du roman, puisque ce dernier ne suit pas une progression linéaire. En passant d’un objet à un autre, Harry Parker passe aussi d’un temps du récit à un autre d’une manière qui semble aléatoire, comme si chaque chapitre était simplement juxtaposé au suivant, sans ordre logique. Une fausse impression que l’avancée dans la lecture permet de chasser. Anatomie d’un soldat est construit avec un art romanesque confondant d’intelligence, surtout pour un premier livre. Il obéit à une montée en puissance impressionnante, parfois éprouvante (certaines scènes sont extrêmement… réalistes, on va dire), laissant même s’instaurer un véritable suspense – alors même que l’issue est connue d’emblée.

On résume ? Anatomie d’un soldat est un pur objet romanesque, inventif, au style parfaitement maîtrisé, dont la solution narrative permet en outre de souligner le rôle extraordinairement intime que jouent d’innombrables objets dans notre vie quotidienne ; des objets dont on oublie l’existence parce qu’ils sont nous familiers, et à qui Harry Parker confère une puissance vitale, une émotion brute, et surtout une portée universelle permettant à tout lecteur d’être profondément touché par cette histoire si personnelle. Comme on dit : coup d’essai, coup de maître. Ne le manquez pas !

Anatomie d’un soldat, de Harry Parker
(Anatomy of a soldier, traduit de l’anglais par Christine Lafferière)
Éditions Christian Bourgois, 2016
ISBN 978-2-267-02974-1
416 p., 22€

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7 Réponses

  1. Cat

    Il t’a fait une bonne impression pour un premier roman. La thématique m’intéresse et c’est plutôt curieux et intéressant de faire parler les objets. Je note. Belle journée…

    23 septembre 2016 à 09:04

    • Oui, l’idée de départ est magnifique, et Harry Parker l’exploite avec beaucoup d’intelligence. C’est vraiment un roman brillant, rude et émouvant, du genre qui peut faire bouger les lignes d’un lecteur. J’espère que tu auras l’occasion de le lire !
      Belle journée et bonne semaine à toi !

      26 septembre 2016 à 07:42

  2. clementvacque

    Ca me fait penser à « Anima » dans lequel Wajdi Mouawad faisait s’exprimer successivement des animaux pour évoquer des choses là aussi extrêmement difficile. Assiste t’on à la naissance d’un nouveau genre littéraire?

    30 septembre 2016 à 17:48

    • Remarque très juste ! Harry Parker pousse le dispositif encore un peu plus loin en confiant la narration à des objets inanimés, mais la démarche est similaire, en effet.
      Et « Anima », quel roman c’était également !!!

      3 octobre 2016 à 21:44

  3. BARR William

    Un grand merci pour votre superbe article, très bien mené et qui rend justice à ce texte extraordinaire.
    Une question : comment connaissez-vous les chiffres de vente ?
    Quant à la presse « limitée » : ce premier roman a tout de même eu droit à un article dans – entre autres – « Le Monde, » « L’obs », la NRF, « Le Magazine littéraire » et « Télérama » : je ne puis croire que ces critiques auraient échappé à votre oeil de lynx !!!

    25 octobre 2016 à 15:10

    • En tant que libraire (mon vrai métier quand je ne gribouille pas sur ce blog, c’est-à-dire la plupart du temps), j’ai accès à certains chiffres. Pas les plus précis du monde, mais ils permettent d’avoir une idée des ventes globales d’un titre.
      J’ai certes un peu exagéré l’exposition « limitée » du roman de Harry Parker, à des fins de dramatisation – je l’avoue sans honte, hein ;-) Bien des romanciers se contenteraient d’avoir ces quelques articles, surtout aussi élogieux qu’ils l’ont été. Mais l’impact de ces papiers m’a paru assez limité dans la pratique quotidienne de mon boulot, hélas… (On pourrait d’ailleurs se demander si la presse « classique » est encore prescriptrice ? Vaste débat…)

      25 octobre 2016 à 22:38

  4. keisha41

    Ce livre est un coup de coeur, je viens de le lire… grâce à ma médiathèque. Espérons qu’il va bien circuler!

    21 décembre 2016 à 16:16

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