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À première vue : la rentrée Aux Forges de Vulcain 2021


Intérêt global :


Ces derniers mois m’ont rendu accro aux Forges. Emmenée par son brillant éditeur, David Meulemans, cette petite maison dotée d’une identité visuelle forte a fait de la singularité une marque de fabrique littéraire. Certains titres investissent la littérature de genre (notamment la fantasy) tout en se jouant souvent de ses codes pour offrir des échappées neuves, d’une haute qualité stylistique et d’une grande intelligence ; d’autres livres ouvrent des portes insoupçonnées, et mènent souvent le lecteur là où il ne l’attend pas – là où, par ailleurs, l’humain et la volonté de comprendre le monde sont toujours au premier plan.
Les trois titres de la rentrée d’automne 2020 (
Requiem pour une Apache de Gilles Marchand, Chinatown, intérieur de Charles Yu, Les abysses de Rivers Solomon) étaient tous aussi remarquables que différents les uns des autres. Le programme 2021, riche de deux titres, annonce encore de nouvelles aventures – en attendant la parution très attendue en octobre du nouveau roman de Claire Duvivier (on en reparlera en temps voulu).


Vent blanc, noir cavalier, de Luke Rhinehart
(traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont)

Aux Forges de Vulcain continue à publier l’œuvre intégrale de Luke Rhinehart, longtemps réduite en France à son seul Homme-Dé. Après les hilarants (et pertinents) Invasion et Jésus-Christ Président, le quatrième titre de l’écrivain américain (sur douze prévus) à rejoindre le catalogue annonce un registre très différent.
Dans le Japon du début du XVIIIe siècle, Matari s’enfonce dans une forêt enneigée dans l’espoir de trouver la mort. Elle est recueillie par Oboko et son ami Izzi, deux poètes aux tempéraments opposés, qui s’éprennent de la jeune femme. Celle-ci leur apprend qu’elle est poursuivie par Arishi, un violent seigneur auquel elle est promise.
Composé comme un hommage aux Sept Samouraïs de Kurosawa, ce roman promet davantage de spiritualité et de réflexion existentielle. Une nouvelle facette du talent de Rhinehart, qui me rend très curieux.

Badroulboudour, de Jean-Baptiste de Froment

On peut d’ores et déjà remettre un prix à ce livre : celui du titre que les clients écorcheront presque à coup sûr en le demandant en librairie.
Sinon, le saviez-vous ? On doit la découverte et la première traduction française des Mille et Une Nuits à un érudit du XVIIème siècle nommé Antoine Galland.
Antoine Galland, c’est également le nom du héros du deuxième roman de Jean-Baptiste de Froment, mais lui vit à notre époque, et il a d’autres soucis en tête. Fraîchement divorcé, il arrive dans un club de vacances en Égypte, où il se trouve impliqué dans un jeu étrange visant à identifier la femme parfaite parmi les vacanciers.
Une aventure bizarre au cours de laquelle il sera confronté à son célèbre homonyme du passé, dans un jeu de miroirs éclairant sur notre temps.


BILAN


Lectures certaines :
Vent blanc, noir cavalier, de Luke Rhinehart
Badroulboudour, de Jean-Baptiste de Froment

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Capitale du Sud t.1 : le sang de la Cité, de Guillaume Chamanadjian

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2021

ISBN 9782373051025

416 p.

20 €


Enfermée derrière deux murailles immenses, la Cité est une mégalopole surpeuplée, constituée de multiples duchés. Commis d’épicerie sur le port, Nox est lié depuis son enfance à la maison de la Caouane, la tortue de mer. Il partage son temps entre livraisons de vins prestigieux et sessions de poésie avec ses amis. Suite à un coup d’éclat, il hérite d’un livre de poésie qui raconte l’origine de la Cité.
Très vite, Nox se rend compte que le texte fait écho à sa propre histoire. Malgré lui, il se retrouve emporté dans des enjeux politiques qui le dépassent, et confronté à la part sombre de sa ville, une cité-miroir peuplée de monstres.


Tout a commencé par l’annonce, l’année dernière, de ce très excitant projet de fantasy française intitulé La Tour de Garde. Deux trilogies parallèles pilotées par deux auteurs, le débutant Guillaume Chamanadjian pour Capitale du Sud, et Claire Duvivier – très remarquée en 2020 pour son magnifique premier roman, Un long voyage (déjà paru aux Forges de Vulcain) – pour Capitale du Nord. Deux séries construites en miroir l’une de l’autre, se répondant à distance au rythme d’un volume à paraître chaque année.
Sur le papier, il y avait de l’audace, de l’ampleur et de l’ambition. Après lecture de ce premier tome, la promesse est bien tenue, et donne extrêmement envie de lire la suite.

À la suite d’un prologue saisissant, Le Sang de la Cité démarre en douceur, dans les pas de son héros Nox dont le métier de commis d’épicerie l’amène à se balader aux quatre coins de la ville pour livrer ses marchandises. Une entrée en matière qui peut paraître un peu lente, voire fastidieuse, mais qui s’avère une manière habile d’appréhender l’immensité de Gemina, ainsi que la complexité territoriale et politique qui préside à sa destinée.

Car le plan proposé au début du livre, forcément réduit par la dimension de la page qui doit le contenir tout entier, ne rend pas justice au vertige topographique que constitue Gemina. Rues enchevêtrées, fortifications entourant le port qui ouvre sur la mer, venelles sombres et étroites, forteresses redoutables, montagne en plein cœur de la cité, la ville est la figure principale du roman. Un dédale inexpugnable que Guillaume Chamanadjian parsème de couleurs et de contrastes, d’odeurs et de vie grouillante, avec un sens miniaturiste du détail.
Sans parler de la ville « cachée dessous », une version Stranger Things de Gemina, terrifiante et hantée de créatures effroyables, dont Nox découvre l’existence grâce à un pouvoir secret qu’il manipule tant bien que mal en s’aidant d’un mystérieux poème (une autre très belle idée du livre). Cette ouverture est à peine esquissée dans ce premier tome, et on attend avec curiosité d’en explorer les terribles arcanes dans la suite de la saga.

Le romancier prend également le temps de camper ses personnages, qui s’avèrent tous d’une richesse, d’une profondeur et d’une complexité appréciables, rehaussés pour certains de capacités magiques hors du commun (le fabuleux pouvoir de la Recluse). Des qualités indispensables pour une saga de fantasy politique aussi ambitieuse que celle annoncée ici, et très joliment mises en valeur par un auteur, rappelons-le, dont c’est le premier roman.

Il faut ajouter l’idée du jeu qui donne son titre à l’ensemble de la saga : la Tour de Garde. Un jeu de plateau et de stratégie assez complexe, muni de nombreuses pièces différentes, qu’il faut déplacer selon des règles qui font penser aux échecs. Là encore, dans ce premier tome, on ne fait qu’effleurer la signification de ce loisir qui captive les habitants de Gemina comme ceux de Dehaven ; mais le peu que l’on en découvre donne très envie de voir ce que les deux auteurs vont pouvoir en faire, car il aura sans nul doute une importance considérable dans la série.

Par ailleurs, une fois la machine lancée, Guillaume Chamanadjian alimente sans discontinuer la tension sourde qui tenaille son intrigue depuis le début, à coup de rumeurs, de coups bas, de manipulations diplomatiques et d’entourloupes politiques, jusqu’à atteindre le point de non-retour lors d’une scène de joute impressionnante.
Avant de s’offrir une bataille finale spectaculaire et crépusculaire, laissant Nox au bord d’un précipice qui promet de nouvelles aventures encore plus sombres et épiques dans le tome 2.

Un deuxième volume qu’il faudra attendre jusqu’au premier semestre 2022… mais, bonne nouvelle, entre-temps – en octobre 2021 précisément -, nous aurons droit au premier tome de Capitale du Nord, la trilogie jumelle campée par Claire Duvivier dans la cité de Dehaven. Joie et bonheur, on n’a pas fini de vibrer dans les merveilleuses rues imaginaires de la Tour de Garde !


Les embrouillaminis, de Pierre Raufast

Éditions Aux Forges de Vulcain, 2021

ISBN 9782373051063

350 p.

20 €


Un petit garçon prénommé Lorenzo habite avec ses parents dans une maison de la vallée de Chantebrie. Un jour, la maison voisine est mise en vente. Qui va venir y habiter ? Le jour de la visite, quel temps fera-t-il ? Et que va-t-il se passer ensuite ? Ce jour-là aura-t-il une influence sur le destin d’adulte de Lorenzo ?
La vie est faite de choix et de circonstances qui, souvent, nous échappent. En général, dans un roman, l’auteur impose ces conditions. Cette contrainte, Pierre Raufast décide de s’y dérober, et d’inviter le lecteur à collaborer à l’évolution du récit.
La vie de Lorenzo est entre vos mains. À vous de jouer.


Dans La Grande Librairie du 2 juin, en présentant le nouveau livre de Pierre Raufast, François Busnel a décrété que ce roman « ne ressemble à rien ». Ce n’est pas tout à fait exact. Un grand nombre de lecteurs ayant grandi dans les années 80 et 90 et ayant pratiqué la collection des Livres dont vous êtes le héros seront familiers du dispositif narratif proposé ici par le romancier. (Du reste, l’auteur en parle dans l’émission, et Busnel en présente un exemplaire.)
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que ce n’est pas le genre de choses qu’on a l’habitude de croiser en littérature « adulte ». Et ça, c’est drôlement chouette.

Le principe est simple : à la fin de chaque chapitre ou presque, un choix vous est proposé, qui va décider de la suite des aventures de Lorenzo et vous balancer, soit au chapitre suivant, soit cent pages plus loin ou cinquante pages avant. Soit au fin fond du Mexique, soit dans la cathédrale de Chartres, ou au creux de la vallée de Chantebrie ou dans les couloirs d’une prison.
Véritable régalade de déconstruction narrative, Les embrouillaminis rafraîchit le plaisir de la lecture en en brisant le naturel linéaire, et en vous baladant aux quatre coins du livre à l’aide d’allers-retours de plus en plus jouissifs. De la sorte, impossible de savoir si vous êtes proche de la fin (ou plutôt d’une fin) de l’histoire, et encore plus comment quelques conséquences vont solder vos choix.

Si Les embrouillaminis s’avère un roman extrêmement ludique, il n’est pas pour autant superficiel. La vie… non, les vies de Lorenzo sont à l’image de n’importe quelle existence, et répondent en creux à la question qui nous a tous taraudés un jour : que se serait-il passé si, tel jour, j’avais fait tel autre choix plutôt que celui qui m’a amené à mon existence actuelle ?
Pierre Raufast étoffe le parcours de son héros de nombreuses péripéties romanesques, mais au fond, les différentes trajectoires de Lorenzo, aussi fantasques qu’elles puissent être à l’occasion, sont riches des mêmes étapes que n’importe quelle existence ordinaire. Il y a des rencontres, des passions, des déceptions, des trahisons, des amitiés, de l’amour et des ruptures. Il y a la vie, dans toute son habituelle humanité. De telle sorte que, dans les choix de Lorenzo, on reconnaît parfois les siens, de près ou de loin.

C’est aussi, bien sûr, une réflexion sur l’écriture, et sur les choix qui président à l’acte de raconter une histoire. Pourquoi tel personnage plutôt qu’un autre ? Pourquoi tel rebondissement ? L’histoire telle qu’elle est racontée est-elle la meilleure, aurait-il été possible de faire mieux, ou d’une manière totalement différente pour, finalement, raconter la même chose ?
Pour quiconque a déjà écrit, ou simplement réfléchi sur les coulisses de l’écriture, sur les mystères de la narration, c’est évidemment une confrontation excitante à cette magie insaisissable consistant à inventer des histoires – qui n’a pas plus de réponse toute faite qu’il n’y a de meilleur récit qu’un autre dans Les embrouillaminis.

Roman festif et stimulant, Les embrouillaminis est l’un des rares livres dont on a envie de reprendre la lecture juste après avoir touché le mot « fin », histoire de découvrir les nombreuses autres surprises qu’il recèle. J’ai exploré différentes variations avant de le reposer pour passer à ma lecture suivante (c’est que la rentrée littéraire commence à se bousculer au portillon), mais il est certain que j’y retournerai à l’occasion, pour le plaisir de me laisser à nouveau mener par le bout du nez, avec ma totale complicité.
Une superbe réussite qui me donne envie en outre d’approcher les livres précédents de Pierre Raufast, dont les titres (La Fractale des raviolis, La Baleine thébaïde, La Variante chilienne…) sont autant de promesses d’autres moments joyeux de littérature.


P.S.: quelque part dans le livre, il y a un chapitre déconnecté des autres. Je ne vous dis pas lequel, histoire de vous laisser le plaisir de tomber dessus par hasard – ou pas… et de découvrir ce qu’il raconte !
P.S.2 : l’une des fins des Embrouillaminis suggère d’aller lire La Baleine thébaïde pour connaître la suite des aventures du narrateur. Pierre Raufast est décidément un petit malin :)


On cause un peu partout des Embrouillaminis, et c’est heureux ! Voyez plutôt chez Cultur’elle, Ma collection de livres, Lilylit, Quintessencelivres, Mémo-émoi


A première vue : la rentrée Rivages 2016

Avant l’impressionnante découverte Jérémy Fel l’année dernière, les éditions Rivages avaient frappé fort dans le « grand jeu » de la rentrée littéraire en 2014 avec Faillir être flingué, superbe western de Céline Minard qui avait conquis critiques et lecteurs. La romancière est de retour cette année en tête d’affiche d’une rentrée totalement féminine, aussi bien dans le domaine français que dans le domaine étranger.

Minard - Le Grand JeuWESTERN VERTICAL : Le Grand Jeu, de Céline Minard (lu)
Comme à son habitude, Céline Minard change de registre pour ce nouveau livre. Oubliés les grands espaces, les chariots, les Indiens et les duels au revolver, place à la minéralité de la montagne et à une recherche d’ascèse physique, mentale et morale. La narratrice du roman achète une parcelle de montagne que personne ne fréquente et y fait installer un refuge au confort spartiate et au design étudié pour faire corps avec la nature environnante. Elle marche, grimpe, cultive un potager, jouit de sa solitude et poursuit une réflexion sur une question qui l’obsède : comment vivre ? Mais son retrait du monde est bientôt perturbé par la présence d’un étrange ermite qui rôde dans les environs… Moins abordable que Faillir être flingué, ce roman minimaliste se fait souvent métaphysique, tout en impressionnant par sa maîtrise, son art du langage et son intelligence.

Llorca - La CorrectionUNE SEULE LETTRE VOUS MANQUE ET TOUT EST DÉRÉGLÉ : La Correction, d’Élodie Llorca (lu)
C’est l’histoire d’un premier roman dont le pitch pourtant alléchant s’avère vite anecdotique, créant une déception inévitable : le correcteur d’une revue s’émeut de trouver de plus en plus de coquilles dans les articles qu’il doit vérifier et rectifier. Ces fautes seraient-elles volontaires ? Et seraient-elles le fait de sa patronne, une femme troublante et autoritaire ? Alors que les coquilles se multiplient, la vie de François se détraque… L’idée des coquilles invasives était séduisante, elle est malheureusement sous-exploitée, et le roman se perd un peu en route pour finir dans la confusion. Une belle sensation de malaise néanmoins, prometteuse.

*****

St John Mandel - Station ElevenLA ROUTE ET LA TEMPÊTE : Station Eleven, d’Emily St. John Mandel
Un célèbre acteur meurt sur scène en interprétant le Roi Lear. Le lendemain, une pandémie s’abat sur la planète, dévastant une grande partie de la population. Dans les ruines du monde, une troupe itinérante continue à jouer Shakespeare, comme un symbole d’espoir… Connue pour ses romans noirs, la Canadienne Emily St. John Mandel glisse vers le roman post-apocalyptique, relevant un défi littéraire qui ne devrait pas manquer de panache. Lecture commencée, à suivre !

Smiley - Nos derniers joursSTEINBECK IS BACK : Nos premiers jours, de Jane Smiley
Les grands bouleversements du monde entre les années 1920 et 1950 vus depuis l’Iowa, à travers l’histoire d’une famille à la tête d’une exploitation agricole. Une saga familiale qui devrait reposer sur le souffle épique dont les Américains ont le secret. Et une auteure que je ne connais pas, à découvrir.


Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské

Signé Bookfalo Kill

Psychiatre spécialiste des addictions, Clarisse imagine de monter une thérapie de groupe pour ses cas les plus sévères. Elle réunit donc dans la même pièce un curé cocaïnomane et sosie du Pape François, une alcoolique en perdition, un professeur d’université fornicateur au dernier degré, une ado junkie, un joueur obsédé par la roulette, une acheteuse compulsive de vêtements et un sportif tellement accro que son corps ne suit plus et se casse en morceaux. En les confrontant à leurs perditions respectives, Clarisse espère les voir se réfréner spontanément.
Mais c’est tout le contraire qui se produit : après quelques frottements dus aux caractères explosifs des forces en présence, les sept patients, loin de se soigner, commencent à se refiler leurs obsessions et à devenir polyaddicts…

Marienské - Les ennemis de la vie ordinaireBon, oui, je sais, présenté de cette manière, ce roman pourrait ne pas en faire rêver certains d’entre vous. Je ne vais pas vous jouer de la flûte, ce n’est pas le roman de la rentrée littéraire. MAIS – mais c’est tout de même un bon livre, pour peu qu’on apprécie les comédies bien déjantées, qui n’ont peur de rien et surtout pas de cramer allègrement toutes les limites possibles de la décence et du réalisme.

La principale qualité des Ennemis de la vie ordinaire, c’est de commencer de manière tranquille (relativement tout de même, on y revient), pour ensuite voguer avec régularité vers les excès les plus loufoques, sans remords ni jamais mollir, jusqu’à un final d’anthologie.
Au début, Héléna Marienské est prise par un impératif simple : cadrer ses nombreux personnages, les poser dans leurs addictions respectives, ce qui l’oblige à les présenter l’un après l’autre. Le procédé n’évite pas le piège du systématisme ni celui de certains clichés, mais il est indispensable pour en arriver au cœur du récit : la joyeuse mise en commun des obsessions, qui s’épanouit bientôt dans un projet complètement dingue nécessitant les qualités et défauts respectifs des héros, éloge de la solidarité et de l’amitié décomplexées.

Dans son dernier tiers, le roman devient totalement barge, et on sent, à sa verve et au rythme trépidant du récit, que la romancière s’est particulièrement amusée à partir de ce moment-là. Ça tombe bien, son enthousiasme est contagieux. Je me suis franchement amusé avec ce final prenant pour cadre un tournoi international de poker, où Héléna Marienské lâche la bride à ses personnages et leur laisse la main.

Ce n’est pas toujours très subtil, mais Les ennemis de la vie ordinaire permettent de passer un bon moment, irrévérencieux (mention spéciale au curé sosie du pape : l’idée paraît balourde, mais la romancière l’exploite avec talent), assez original et au final plutôt joyeux. Rien que pour cela, ce livre est un spécimen assez rare, surtout dans une rentrée littéraire dure et morose. Donc, si vous cherchez un échappatoire singulier, votez Marienské !

Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské
Éditions Flammarion, 2015
ISBN 978-2-08-136659-6
320 p., 19€


A première vue : la rentrée Flammarion 2015

Flammarion continue à jouer la carte de la sobriété en 2015, avec seulement sept titres français et un étranger (comme l’année dernière). Et, à première vue, la qualité s’en ressent, puisque le panel est assez intéressant et varié cette année.

Reverdy - Il était une villeSIX FEET UNDER : Il était une ville, de Thomas B. Reverdy (en cours de lecture)
L’auteur des Évaporés campe son nouveau roman dans les rues abandonnées de Detroit, capitale emblématique de la crise aux Etats-Unis. Tout en dressant le tableau effarant d’une ville en faillite, désertée et quasi rendue à l’état sauvage, Reverdy suit les destins parallèles d’Eugène, un ingénieur automobile français parachuté là pour un projet bidon ; Charlie, jeune garçon qui décide d’accompagner un de ses amis maltraité par sa mère dans une escapade à la Stephen King ; et le lieutenant Brown, policier usé mais tenace qui enquête sur le nombre très élevé de disparitions d’enfant en ville… Soit un mélange étonnant, qui met un peu de temps à prendre mais finit par très bien fonctionner.

Marienské - Les ennemis de la vie ordinaireBREAKING BAD : Les ennemis de la vie ordinaire, d’Héléna Marienské (lu)
Les ennemis du titre, ce sont les patients de Clarisse, tous atteints d’addictions sévères, que ce soit au jeu, à la drogue, au sexe et autres réjouissances. Persuadée d’avoir l’idée du siècle, la psychiatre décide de les réunir pour une thérapie du groupe qui devrait, selon elle, leur permettre de résoudre collectivement leurs problèmes. Mais au contraire, loin de se soigner, les sept accros finissent par se refiler leurs addictions… Une comédie trash et malpolie (voire olé-olé par moments), de plus en plus drôle et attachante jusqu’à un final complètement délirant. Ça ne plaira pas à tout le monde, mais Marienské assume son idée avec une gouaille réjouissante.

Zeniter - Juste avant l'oubliCASTLE : Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter
Changement de registre pour l’auteure du salué Sombre dimanche, histoire d’une famille hongroise au XXe siècle. Cette fois, elle met en scène un couple, Franck et Emilie : lui est très amoureux d’elle, elle n’en a que pour un auteur de polar culte, disparu mystérieusement en 1985, dont elle est une spécialiste. A l’occasion d’un colloque qu’Emilie organise sur une île, Franck décide de la suivre et de la demander en mariage. Mais tout va vite déraper… Très tentant pour nous, notamment pour la mise en scène apparemment très réussie d’un romancier qui n’existe pas, on en reparlera à coup sûr !

HOUSE OF CARDS : Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz
Il l’ignore sûrement, mais Poutine a un parfait homonyme prénommé Vladimir Vladimirovitch. Lequel Vladimir Vladimirovitch, après avoir surpris une once d’émotion sur le visage de marbre du Président, se passionne pour la vie de son célèbre homonyme (vous suivez ?) Portrait en creux de l’un des hommes les plus puissants et dangereux de la planète, ce roman vaudra ou non le coup d’oeil selon la profondeur du regard de l’auteur.

Seksik - L'exercice de la médecineGREY’S ANATOMY : L’Exercice de la médecine, de Laurent Seksik
Une femme femme, cancérologue à Paris, tente d’échapper à l’héritage d’une famille pratiquant la médecine à chaque génération. Un roman généalogique qui sert de prétexte à une balade dans le siècle, de la Russie tsariste ou stalinienne au Berlin des années 20.

Angot - Un amour impossibleDESPERATE HOUSEWIFE : Un amour impossible, de Christine Angot
Il paraitrait à ce qu’il paraît que l’Angot nouveau est supportable, voire appréciable. Revenant une fois encore sur son histoire familiale (pour ceux qui l’ignoreraient, elle a été violée par son père lorsqu’elle était adolescente), la délicieuse Christine se focalise cette fois, mais gentiment, sur sa mère. D’où le côté plus aimable, plus apaisé, de ce roman.

SEPT A LA MAISON : Le Renversement des pôles, de Nathalie Côte
Deux couples partent en vacances sur la Côte d’Azur dans deux appartements voisins. Ils espèrent en profiter, mais la période estivale va être surtout l’occasion d’exprimer non-dits et rancoeurs. Des faux airs de Vacances anglaises, le roman de Joseph Connolly, dans ce pitch. A voir si ce sera aussi méchant ! (Premier roman)

Harrison - Péchés capitauxPEAKY BLINDERS : Péchés capitaux, de Jim Harrison
Retour sous la plume de l’illustre romancier américain de l’inspecteur Sunderson, apparu dans Grand Maître. Désormais retraité, Sunderson s’installe dans le Michigan et s’accommode de voisins quelques peu violents, le clan Ames, dont il aide même l’un des membres à écrire un polar. Mais le jour où Lily Ames, sa femme de ménage, est tuée, rien ne va plus…


Dernière donne, de Jean-Michel Guenassia

Signé Bookfalo Kill

En 1986, les éditions Liana Levi (qui ont souvent du flair, notamment en polar) faisaient paraître Pour cent millions, le premier roman de Jean-Michel Guenassia. Couronné par le prix Michel-Lebrun, distinction prestigieuse pour un auteur de roman policier, l’apprenti écrivain avait pourtant disparu ensuite de la circulation littéraire pour se consacrer discrètement au cinéma et au théâtre – avant de réapparaître en 2009, à 59 ans, avec le  Club des incorrigibles optimistes, énorme fresque publiée par les éditions Albin Michel, couronnée par le Prix Goncourt des Lycéens et par un large succès public.

Guenassia - Dernière donneSans doute motivées par les excellents chiffres de vente en poche du club… puis du roman suivant de Guenassia, La Vie rêvée d’Ernesto G., les éditions Livre de Poche font opportunément reparaître ce premier opus. Et, ma foi, toute considération commerciale mise à part, c’est plutôt une bonne idée, car ce polar désormais intitulé Dernière donne, apparemment retravaillé par son auteur, est une belle mécanique de suspense, à peine fragilisée par quelques dialogues un peu trop naïfs – infime faiblesse de jeunesse, guère préjudiciable à l’ensemble.

L’histoire en quelques mots : d’un côté, Baptiste Dupré, jeune avocat brillant, heureux marié et redoutable joueur – à tel point qu’il applique à toute sa vie le goût du risque et la science du bluff qu’il maîtrise à la perfection lorsqu’il s’assied à une table de poker. De l’autre côté, Pierre Delaunay, héritier des boîtes de nuit de son père et piégé par un associé filou, à tel point qu’il se retrouve en prison, accusé de forfaits allant de malversations financières à une complicité de meurtre.
Entre les deux, Moreno, ami indéfectible de Delaunay, qui rencontre Dupré lorsque celui-ci se présente au cercle de jeu huppé qu’il dirige. Frappé par la ressemblance physique entre les deux hommes, Moreno imagine alors un plan diabolique pour tenter de prouver l’innocence de son ami…

Au fil de premiers longs chapitres, Guenassia campe ses personnages à la perfection. Caractère, habitudes, mentalité, relations, il dessine autour ses protagonistes une toile serrée, dont les fils reliés presque sans que l’on s’en aperçoive nouent les drames inattendus qui éclatent dans un final machiavélique.
Stylistiquement, la première partie, davantage tournée vers la psychologie des personnages, est beaucoup plus maîtrisée, alors que la seconde souffre parfois de ces dialogues approximatifs évoqués plus haut, ou d’un abus de monologues intérieurs guère plus réussis ; comme si le romancier avait cherché des expédients narratifs pour accélérer le dénouement, par ailleurs remarquable et intraitable.

En dépit de ses petits défauts, Dernière donne est un premier roman d’une maîtrise remarquable, habile et prenant de bout en bout, grâce à ses personnages très aboutis et une écriture agréable et fluide. Un polar assez classique dans sa trame, mais vraiment réussi. Bonne pioche !

Dernière donne, de Jean-Michel Guenassia
 Éditions Albin Michel / Livre de Poche, 2014
(1e édition : Liana Levi, 1986)
ISBN 978-2-253-00460-8
187 p., 6,10€


Connaissez-vous Paris? Raymond Queneau

294- D’où vient le nom de la rue Coquillère?
350- Combien y avait-il d’automobiles en 1903 à Paris?
394- Où mourut le 3 Octobre 1892, J.-A.Villemin, qui découvrit l’inoculabilité de la tuberculose?
(et 452 autres questions du même genre)

Que celui ou celle qui se sent capable de répondre à ces 456 questions sans tricher sur Internet lève le doigt!

Forcément, PERSONNE (à part peut-être Raymond lui-même) ne peut le faire. Et pour cause! Si certaines sont relativement faciles pour tout parisien amoureux de sa ville, la majorité des questions sont hard-core. Et c’est tant mieux! Ras-le-bol des petits guides gentillets pour découvrir la capitale!

Extraites du jeu « Connaissez-vous Paris? » proposé par Raymond Queneau dans le journal l’Intransigeant, entre 1936 et 1938, ces questions vous font découvrir un Paris que vous ne soupçonniez même pas!

Petit bémol cependant, Gallimard s’est contenté de copier les réponses telles quelles. On aurait aimé avoir un petit complément d’informations ou un plan des rues de Paris intégré, pour nous éviter de chercher sur nos smartphones ou Interne. Cependant, le meilleur moyen de connaître une ville, n’est-ce pas de s’y perdre, sur papier ou en vrai?

Le Paris que vous aimâtes n’est pas celui que nous aimons
et nous nous dirigeons sans hâte vers celui que nous oublierons (…)
(…) Et sans un plan sous les yeux on ne comprendra plus
car tout ceci n’est que jeu et l’oubli d’un temps perdu.

Connaissez-vous Paris ? de Raymond Queneau
Ed. Gallimard (Folio)
ISBN 9782070442553
179 p. 4€60

Un article de Clarice Darling