À première vue : la rentrée littéraire d’automne 2021 !
Juillet est là, et qui dit juillet dit rentrée. Plus précisément, rentrée littéraire. Et plus précisément encore, le moment est venu de faire place à la désormais traditionnelle présentation de rentrée littéraire sur Cannibales Lecteurs.
Bref, c’est l’heure de la rubrique « à première vue ».
Comme chaque année, j’en rappelle brièvement le principe : il s’agit d’une présentation subjective et non exhaustive de l’habituelle déferlante de parutions littéraires qui nous inonde grosso modo du 15 août au 15 septembre (521 titres annoncés cette année, contre 511 l’année dernière).
Subjective : si je m’efforce de rester aussi neutre que possible, il peut arriver que je mordille un peu à l’évocation de tel résumé déjà lu déjà vu, quand je ne râle pas carrément en abordant le programme des mastodontes, aussi obèse que prétentieux et souvent vain en grande partie.
Non exhaustive : si la diffusion et la distribution des livres font ces derniers temps l’objet de grandes manœuvres tirant vers une concentration inquiétante (pour aller vite, les gros groupes sont de plus en plus gros et voraces, mettant en péril la qualité de la diffusion auprès des libraires – tâche essentielle assurée par les représentants, et qui nous permettent de détecter en amont nombre de perles et de succès inattendus -, voire la variété de l’offre), il y a toujours autant d’éditeurs. Voire de plus en plus, puisque de nombreuses maisons sont apparues ces derniers mois.
En 2020, j’avais déjà bien commencé à étoffer la liste des éditeurs évoqués ici. Cette année, je poursuis l’élargissement du panel, notamment pour parler des petites maisons – ce qui va de pair avec ma propre volonté de chercher des nouvelles voix, des nouvelles pistes de lectures, de nouveaux univers.
On parlera donc, par exemple, de la Peuplade, des Avrils, de Dalva ou d’Emmanuelle Collas – tout en continuant, bien sûr, à parcourir le programme des autres éditeurs, y compris les mammouths (Gallimard, Flammarion, Seuil et compagnie), car il est impossible d’en faire l’économie, à moins d’en faire une question de principe. Mais ce n’est pas le propos ici.
J’en oublierai forcément certains. N’y voyez aucun snobisme ni mépris de ma part. Juste un manque de temps et, sans doute, de curiosité et d’attraits pour les éditeurs en question, vers lesquels je n’ai pas l’habitude de me tourner, à tort ou à raison.
N’oublions pas que la lecture est avant tout affaire d’intuition, de goût, de plaisir, d’identification. Plus on lit, plus on s’accroche à certaines lignes éditoriales plutôt qu’à d’autres. C’est naturel, mais cela ne ferme aucune porte par principe. Si une jolie découverte doit surgir d’ailleurs, elle sera la bienvenue sur ce blog.
Enfin, dernier point, que je copie-colle de mon article de présentation de l’année dernière, parce qu’il n’y rien à en retrancher.
Ces présentations sont l’expression de ma plus profonde subjectivité, et n’hésitent pas à véhiculer, quand l’occasion se présente, une bonne dose de mauvaise foi, d’ironie ou d’agacement.
Je vous en prie, chers amis, relevez-le si cela vous sied, mais ne prenez pas la mouche. Non, je n’aurai lu pratiquement aucun des livres dont je parlerai au moment où je les présenterai. Ces articles ne sont pas des critiques. Ils peuvent, en revanche, devenir parfois des billets d’humeur, l’humeur en question étant plus ou moins mauvaise suivant la qualité apparente de ce qu’on me présente. C’est le jeu de la rubrique « à première vue », et il faut faire avec.
N’hésitez pas à discuter, à commenter, à contester, à m’ouvrir des horizons que je croyais à tort sans intérêt. Mais ne vous énervez pas, je vous en conjure.
Tout ayant été dit, il n’y a plus qu’à commencer : découvrez ci-dessous en images le programme de notre première semaine de présentation, qui débutera lundi matin par les éditions Actes Sud.
Et, d’avance, bonnes lectures à tous !
La Demoiselle à cœur ouvert, de Lise Charles


Éditions P.O.L., 2020
ISBN 9782818050736
352 p.
21 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Octave Milton, un écrivain français réputé, obtient une place de pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, sur la foi d’un projet fumeux de roman familial puisant ses racines dans la capitale italienne. Arrivé sur place, il fait la connaissance des autres artistes qui vont, comme lui, résider durant un an dans le prestigieux établissement. Loin de s’investir dans son propre travail, Milton procrastine, ce dont atteste son abondante correspondance électronique avec son agente et ancienne amante, mais aussi avec sa mère, son frère, et différentes personnes sollicitant son attention par mail.
Peu à peu, pourtant, il commence à puiser de l’inspiration dans certaines de ses rencontres, détournant la fascination qu’il exerce en particulier sur la gent féminine pour en tirer une matière littéraire souvent cruelle. Le genre de petit jeu qui, si on ne respecte pas certaines limites, peut avoir des conséquences dramatiques…
Drôle de livre. Très accrocheur d’emblée, pour qui n’est pas rétif à la forme épistolaire. Car La Demoiselle à cœur ouvert est entièrement composé d’échanges de mails entre Octave Milton et ses différents correspondants. Du point de vue stylistique, on est bien sûr très loin de l’élégance et du déploiement de langue des Liaisons dangereuses. L’écriture électronique implique souvent de la brièveté, du pragmatisme, presque une absence de forme, autant de caractéristiques qui pourraient décourager tout déploiement littéraire.
Sauf que Lise Charles est maligne. En choisissant un écrivain comme protagoniste, elle dispose d’une voix dont le métier est d’écrire convenablement. Elle peut ainsi jouer de la contrainte du mail, alterner entre messages très brefs, parfois expéditifs, et d’autres plus développés, où la voix de son personnage prend son ampleur. Au fil du livre, on se rend compte que l’architecture d’ensemble est parfaitement pensée, certains messages se répondant par exemple à plusieurs dizaines de pages d’écart, d’autres jouant avec humour du fait que plusieurs correspondances peuvent se croiser au même moment, ce qui crée des décalages drolatiques.
Bref, aucune facilité dans ce choix formel, La Demoiselle à cœur ouvert est au contraire un véritable travail d’écrivain, intelligent et maîtrisé.

Vient le problème du choix du cadre de l’intrigue, et de ses conséquences.
Le délicieux petit monde de l’édition est régulièrement mis en scène dans la littérature française, suscitant chez le lecteur un intérêt souvent inversement proportionnel à la fréquence de ses apparitions. Il faut reconnaître que les préoccupations des acteurs de Saint-Germain-des-Prés peuvent paraître bien éloignées de celles des lecteurs…
Par je ne sais quel miracle, Lise Charles parvient à contourner cet écueil, en dépit du fait qu’elle n’hésite nullement à évoquer des personnalités bien réelles – Muriel Mayette par exemple, ancienne directrice de la Comédie-Française, à la tête de la Villa Médicis de 2015 à 2018 ; ou son mari, sans doute plus connu du grand public qu’elle, puisqu’il s’agit de Gérard Holtz (le récit de la visite de la Villa menée par ce dernier est un délicieux moment du livre !) On n’est pas loin du « name dropping »… et pourtant non. Bizarrement, le dispositif fonctionne sans qu’on ait l’impression d’être exclu du récit, comme d’une blague dont on ne comprendrait pas les ressorts comiques.

La Demoiselle à cœur ouvert échappe d’autant moins à cette problématique que la romancière a choisi de l’inscrire dans une période très particulière de la maison P.O.L.
En effet, Octave Milton se trouve à la Villa Médicis de septembre 2017 à août 2018 (peu ou prou). Or, le 2 janvier 2018, en plein cœur de cette période, Paul Otchakovsky-Laurens, le fondateur de P.O.L., s’est tué en voiture sur une route de Guadeloupe, semant chagrin et consternation chez ses proches, ses fidèles collaborateurs et bien sûr ses auteurs.
Avec beaucoup de pudeur, l’événement est relaté dans le livre, où l’on croise des messages de Jean-Paul Hirsch, directeur commercial de la maison (bien connu et très apprécié des libraires) et de Frédéric Boyer, successeur de Paul Otchakovsky-Laurens à la tête des éditions portant ses initiales, et où Octave Milton se fait bien sûr l’écho de la profonde tristesse ayant frappé Lise Charles et tous ses collègues écrivains.
Quiconque travaille dans le milieu du livre garde un mauvais souvenir de cette effroyable nouvelle, et c’est pourquoi, sans doute, ce passage m’a marqué et touché. Le lectorat moins averti y sera-t-il sensible ?

En même temps, il faut sûrement se poser la question d’une autre manière.
Les lecteurs réguliers des éditions P.O.L. ne seraient-ils pas un peu plus avertis que les autres ?
À quelques exceptions peut-être plus « grand public » ou plus médiatiques que d’autres (Emmanuel Carrère, Martin Winckler), les livres publiés par cette maison ciblent précisément un lectorat un peu plus avisé.
Sans snobisme aucun, simplement parce qu’il en faut pour tous les goûts, toutes les envies, toutes les curiosités, tous les niveaux de lecture. Et qu’on a autant besoin en France, pour sauvegarder la variété et la richesse de la production, d’un P.O.L. que d’un Michel Lafon. (Pas tout le temps, Michel Lafon, non plus, hein. Faut pas déconner.)
Du reste, Lise Charles fait du milieu littéraire un bouillon de cuisine dont elle tire une bonne partie de la saveur de son roman. Par la voix volontiers sardonique de son protagoniste, elle se montre mordante, vacharde, irrévérencieuse. Elle égratigne joyeusement les travers d’acteurs n’ayant souvent de « culturels » que l’horrible prétention et l’insupportable orgueil.
Elle fait de la Villa Médicis une sorte de laboratoire où mijotent l’opportunisme, le cynisme, la méchanceté, l’égoïsme – de quoi se demander ce que va penser la vénérable institution de ce tableau peu flatteur, surtout de la part d’une de ses anciennes pensionnaires…
Cet art du coup de griffe est l’une des forces du livre. Il lui procure de l’humour, une vision sans concession des petits mondes étriqués de la culture, cet univers où circule parfois beaucoup d’argent pour pas grand-chose. On s’amuse donc beaucoup, sans avoir besoin d’être initié.

Surtout, La Demoiselle à cœur ouvert ne se limite pas à cet aspect. Passée la mise en place du cadre et des personnages, et à la suite d’Octave Milton qui découvre peu à peu ses nouvelles sources d’inspiration, le roman s’enrichit de scènes et d’échanges superbes, où il va être question de passion amoureuse, et surtout d’enfance et d’adolescence – aspect sur lequel je ne souhaite pas m’étendre, car il survient tardivement dans le récit, mais y joue un rôle déterminant, jusqu’à la chute brutale et cruelle sur lequel se referme le livre.
Sans qu’on sache jamais vraiment où se placer, tant le protagoniste est à la fois manipulateur et humain, en recherche d’idées comme de sentiments, si bien que son parcours sur une corde raide dont il ignore la présence sous ses pieds finit par devenir aussi fascinant qu’inexorable.
J’avais commencé la lecture de ce roman après en avoir parlé avec une collègue et amie (coucou Géraldine) qui avait su trouver les mots justes pour éveiller ma curiosité. Sur le papier, je n’en attendais pas grand-chose. Je n’en ai sans doute que plus apprécié cette lecture inattendue, souvent magnétique, parfois agaçante, mais dans l’ensemble très stimulante – notamment dans sa dernière partie, remarquable. Pour ceux que le résumé interpelle, je conseille !
Le Service des manuscrits

« A l’attention du service des manuscrits ». C’est accompagnés de cette phrase que des centaines de romans écrits par des inconnus circulent chaque jour vers les éditeurs. Violaine Lepage est, à 44 ans, l’une des plus célèbres éditrices de Paris. Elle sort à peine du coma après un accident d’avion, et la publication d’un roman arrivé au service des manuscrits, Les Fleurs de sucre, dont l’auteur demeure introuvable, donne un autre tour à son destin.
Particulièrement lorsqu’il termine en sélection finale du prix Goncourt et que des meurtres similaires à ceux du livre se produisent dans la réalité. Qui a écrit ce roman et pourquoi ? La solution se trouve dans le passé. Dans un secret que même la police ne parvient pas à identifier.
Depuis le succès surprise mais mérité du Chapeau de Mitterrand, Antoine Laurain cherche, consciemment ou non, à reproduire la recette magique qui avait fait de ce roman l’agréable petit miracle fin et pétillant qu’il était. Hélas, de même que Rhapsodie française ou La Femme au carnet rouge, j’ai trouvé sa nouvelle tentative décevante.
Au début, pourtant, j’avais envie d’y croire, même si cette histoire de manuscrit dont le contenu fait écho à la réalité n’est pas neuve. Peu importe, le procédé peut donner de belles choses. (Là, tout de suite, je pense à Garden of Love, de Marcus Malte. La comparaison, à vrai dire, n’est pas flatteuse pour Antoine Laurain.)
J’ai donc plongé, sans mal car la construction est prenante, et la plume fluide. Quoique, un peu moins inspirée peut-être, moins enlevée, plus convenue dans sa manière de poser les personnages, qui titillent les clichés avec trop d’insistance. Le psy cachottier, l’éditrice omnipotente – mais sympa (trop d’ailleurs pour ce qu’est réellement le milieu littéraire) -, la policière obstinée… Mouais.
Le problème, néanmoins, le vrai problème est ailleurs : Antoine Laurain n’est pas un auteur de romans policiers. L’intrigue du Service des manuscrits reposant entièrement sur un suspense, si celui-ci s’évente trop vite et sort des rails de la crédibilité, c’est tout le livre qui vacille. J’ai donc vu venir la solution de très loin ; avant de la vérifier, l’ai trouvée convenue ; l’ayant lue, ai été déçu. Acharné à conserver son histoire du côté de la facilité, pour ne pas dire de la légèreté, Laurain la rend improbable, et relativement niaise.
Du coup, je me pose une question : si l’auteur avait été un parfait inconnu, ce livre aurait-il franchi la barrière du service des manuscrits ?
Je vous laisse réfléchir à cet épineux problème…
L’Arbre du pays Toraja, de Philippe Claudel
Signé Bookfalo Kill
Un cinéaste d’une cinquantaine d’années voit son meilleur ami, qui est aussi son producteur, être emporté en un an par un cancer foudroyant. Bouleversé par cette disparition, il s’interroge alors sur notre rapport à la mort et au vivant, tandis son existence, au point de bascule, est tiraillée entre un ancien amour qui finit doucement, et une fascination pour une voisine mystérieuse, dont la vie se déroule fenêtre sur cour en face de sa table de travail…
Oui, je sais. Ça pourrait être chiant. Ou déprimant, ce qui ne serait guère mieux, au bout du compte. Ça devrait être chiant ou déprimant, à vrai dire. Mais Philippe Claudel n’est pas le premier pékin venu – et heureusement, sinon je n’aurais probablement pas lu ce livre.
Pour tout dire, je ne sais pas bien comment parler de L’Arbre du pays Toraja, où la question de la mort occupe une place centrale sans pour autant plomber le livre – car il y est aussi question de création, d’amitié et d’amour, ingrédients tout aussi essentiels et attachés à la vie. Dans un drôle de numéro d’équilibriste littéraire, Claudel parvient à tracer un chemin fragile entre mélancolie et espoir, nostalgie des temps révolus et possibilité d’un avenir où l’amour cohabiterait avec l’absence. Sans être joyeux, son roman n’est pas triste. Il évolue d’un pas paisible mais décidé dans un paysage aux nuances de gris harmonieuses – une couleur qui réussit à Claudel, au point de s’être glissée dans le titre d’un de ses romans les plus puissants, le bien nommé Les âmes grises.
Il y parvient ici par la grâce d’un style totalement maîtrisé, jouant du rythme des phrases et des temps du récit sans avoir l’air d’y toucher – la marque des grands, bien sûr. La lecture se déroule sans effort parce que le récit laisse accroire qu’il n’en a fallu aucun pour le mener. Lire Philippe Claudel pourrait presque donner l’illusion qu’écrire est facile…
Roman bilan assez largement autobiographique (Claudel, devenu par ailleurs cinéaste, reste marqué par la mort de son éditeur emblématique, Jean-Marc Roberts, en 2013), L’Arbre du pays Toraja s’avère une ode à la vie, délicate et complexe, faisant la part belle à deux figures féminines émouvantes et sensuelles, tirant à elles seules le livre vers un côté lumineux qui ouvre grand la porte à un sentiment de réconfort inattendu. Un très joli moment de littérature.
L’Arbre du pays Toraja, de Philippe Claudel
Éditions Stock, 2016
ISBN 978-2-234-08110-9
209 p., 18€
Jason Murphy, de Paul Fournel
Signé Bookfalo Kill
Tous les lecteurs de la Beat Generation connaissent les poèmes de Jason Murphy, mais le bruit court qu’il aurait composé un roman, écrit sur un rouleau avant même le célèbre Sur la route de Jack Kerouac. Certains affirment que le professeur Marc Chantier l’aurait eu un moment en sa possession.
Un éditeur et une étudiante s’envolent sur la trace du fameux « scroll » de Paris à San Francisco. Chacun a ses raisons, chacun a ses chemins, chacun a ses moyens et c’est à qui arrivera le premier…
Contrairement à mes habitudes, le résumé ci-dessus n’est pas de moi mais de l’éditeur. Pourquoi ? Histoire de démontrer qu’on fait dire ce qu’on veut à une quatrième de couverture. Sans être mensonger, ce pitch est assez trompeur, puisqu’il donne l’impression d’une véritable chasse aux trésors à San Francisco, doublée d’une lutte à distance entre deux rivaux prêts à tout pour s’approprier l’objet de leur quête.
Or il n’en est rien. Le passage de l’éditeur sur place est expédié en un chapitre, et celui de Madeleine, l’étudiante, s’il est plus détaillé, ne survient qu’ensuite et à la fin du livre.
Maladresse ou malhonnêteté commerciale, peu importe, revenons au livre lui-même. Jason Murphy est un roman plutôt plaisant, avec des personnages vite attachants, bien que le tout soit écrit avec une nonchalance, voire parfois un dédain pour la langue qui ne satisfera pas le lecteur exigeant en la matière. Dès le premier chapitre, Paul Fournel aligne les dialogues (séparés d’espaces blancs, histoire d’augmenter le nombre de pages) et en fait l’essentiel du corps de son texte, ce qui en rend la lecture rapide et légère – pour ne pas dire souvent superficielle.
S’ajoutent à cela quelques clichés embarrassants (« Il la regarda intensément, droit dans les yeux, et la bouscula de son regard noir », p.54) et des tournures familières ou orales (« Elle la tenait enfin sa Tour Eiffel locale », p. 155), voire incorrectes (« Toute cette bande-là ne sont pas de très grands écrivains », p.84 – à qui le dites-vous…)
Bref, si certains passages sont nettement plus inspirés, heureusement, on ne lit pas Jason Murphy pour la plume de son auteur.
Reste le sujet. S’il semble sur le papier réservé aux fans de la Beat Generation, pas forcément les plus nombreux, il permet au néophyte (j’en suis) d’apprendre un certain nombre de choses sur ce mouvement littéraire américain, notamment grâce à une longue rencontre fictionnelle entre Madeleine et Lawrence Ferlinghetti, co-fondateur de la célèbre librairie City Lights à San Francisco et éditeur de Ginsberg, Kerouac et compagnie.
D’ailleurs le passage à San Francisco s’avère le meilleur du roman – coup de chance, il arrive dans le dernier tiers du livre et permet de quitter celui-ci dans des dispositions assez aimables. Fournel raconte joliment la ville du Golden Gate Bridge, du Panhandle au quartier mythique de Haight & Asbury, et en profite pour s’emparer enfin de son histoire. Il fait même preuve de subtilité en concluant presque entre les lignes, sur un joli pied de nez, l’histoire de Murphy et de son fameux rouleau.
Ah oui, quand même, une dernière chose avant que j’oublie. Jason Murphy n’existe pas. En dépit d’une sympathique tentative de mystification sur Wikipédia, une recherche basique sur le site de City Lights permet vite de s’en assurer. Hé oui, Paul Fournel fait partie de l’OuLiPo, il est donc joueur.
Jason Murphy, de Paul Fournel
Éditions P.O.L., 2013
ISBN 978-2-8180-1765-4
191 p., 16€
Les voleurs de Manhattan, d’Adam Langer
Signé Bookfalo Kill
Comment faire, lorsqu’on est un trentenaire fâlot et qu’on écrit des nouvelles bien tournées mais anecdotiques, pour s’imposer dans le milieu littéraire new yorkais, où tout est affaire de relations, d’ego, de stratégie marketing et surtout de paraître ? Réponse : on ne peut pas. Ian Minot, qui végète comme serveur au Morningside Coffee, en fait l’amère expérience.
Jusqu’au jour où il rencontre Jed Roth, un ancien éditeur lui aussi révulsé par les nouvelles pratiques de l’édition locale. Ensemble, ils mettent au point un plan diabolique : transformer un roman d’aventures épique, écrit plusieurs années auparavant par Roth, en une (fausse) autobiographie signée Ian Minot – une histoire tellement rocambolesque que tout le monde ne pourra faire qu’y croire… Et ainsi, se venger en le dupant d’un petit monde qu’ils exècrent tous les deux.
Au début, je me suis demandé si ce roman pourrait intéresser beaucoup de lecteurs ignorant l’essentiel des moeurs particulières du monde du livre. Certes, le milieu éditorial (ici new yorkais, mais ça marche aussi pour la France et pour d’autres pays, à n’en pas douter) est très bien dépeint, avec ses compromissions, ses productions déshonorantes, ses personnages antipathiques, sa curieuse mentalité dans laquelle l’amour de la littérature n’occupe qu’une place minime. C’est amusant, cruel et bien vu ; et donc, peut valoir le déplacement rien que pour ça, y compris pour les « non-initiés ».
Les lecteurs les plus assidus s’amuseront également des néologismes créés par Langer à partir de noms d’auteurs célèbres ou de références littéraires, et regroupés dans un glossaire à la fin du livre. Comment ne pas sourire en le voyant parler de « cheshire » plutôt que de sourire (cf. Alice au pays des merveilles), de « franzens » pour désigner des lunettes branchées, ou de « gatsby » pour un blazer chic et élégant ? Le roman en est joyeusement truffé, et cela devient presque un jeu de les retrouver et d’essayer de deviner ce qu’ils signifient sans filer en fin de livre pour découvrir la définition.
Mais il fallait davantage pour faire décoller le roman. Après avoir patiemment tissé sa toile, fort bien campé ses caractères, détaillé le mécanisme du piège mis en place par Roth et Ian, Adam Langer sort une jolie surprise de son chapeau : une mise en abyme qui précipite son héros dans les affres de la création incarnée, une sorte de roman dans le roman dans le roman – où quand la réalité s’anime des traits de la fiction pour devenir pire qu’elle.
L’idée est très maligne, excellemment mise en oeuvre, et donne au dernier tiers des Voleurs de Manhattan un souffle inattendu et bienvenu ; du rythme, du suspense, un peu de folie, bref tout ce qu’il faut pour quitter le livre avec un sourire satisfait aux lèvres.
Si ce n’est pas le titre le plus ambitieux qu’ait publié l’excellent Oliver Gallmeister (éditeur français de Craig Johnson, Trevanian, David Vann, Tom Robbins et j’en oublie), c’est sans aucun doute sur le sujet un roman plus abouti que Comment je suis devenu un écrivain célèbre, chroniqué l’année dernière par Clarice ici même.
Un très bon moment de lecture, en somme. A recommander notamment à tous les apprentis écrivains, histoire de les déniaiser si besoin est !
Les voleurs de Manhattan, d’Adam Langer
Editions Gallmeister, 2012
ISBN 978-2-35178-050-3
254 p., 22,90€
On en dit également du bien ici : Là où les livres sont chez eux, Les chroniques d’Alfred Eibel
Petits bonheurs de l’édition de Bruno Migdal
Ex-étudiante en édition, j’ai eu moi aussi, à faire avec le fameux stage en édition. Vous savez, le stage de 3 mois, qui parfois se prolonge pendant 6 mois. Et même avec toutes les connaissances éditoriales du monde et 5 ans de stages, vous n’êtes jamais à la hauteur et c’est à peine si on vous accorde un entretien d’embauche… pour un autre stage.
Bruno Migdal connait donc, lui aussi, le délice de cette exquise expérience. A 42 ans, ce monsieur reprend les études par amour pour la littérature lit-on sur la quatrième de couverture. Saluons au passage cet acte de bravoure, retourner user ses fonds de culotte sur les bancs de la fac à son âge. Il réussit à obtenir un stage, vraisemblablement de trois mois, dans une prestigieuse maison d’édition parisienne. J’aurai aimé connaître ses tuyaux, parce que pour avoir tapé à toutes les portes, je n’ai eu qu’une micro-maison d’édition jeunesse à qui j’ai servi de larbin.
L’auteur nous dévoile, au détour d’une plume très littéraire, les chroniques de son stage. Il y est lecteur. C’est lui qui reçoit tous les manuscrits littéraires (environ 5 à 6 par jour), les lit (ou les survole quand le début du texte est mauvais), fait des fiches descriptives à destination de ses supérieurs (pourquoi ce livre doit être rejeté? Pourquoi celui-ci mérite une lecture plus approfondie?) et se charge d’écrire des lettres de refus. Apparemment, l’auteur y met tout son coeur pour éviter d’envoyer à l’écrivain en herbe, un « votre ouvrage ne correspond pas à la ligne éditoriale de notre maison ». Ca change!
Petits bonheurs de l’édition, journal d’un stage, reste un ouvrage anecdotique. Sympathique au demeurant, à l’image de l’auteur pour qui on s’attache, ce livre reste malheureusement un peu distant, un peu froid, comme la maison d’édition j’imagine. Une goutte d’eau dans le pavé éditorial.
Petits bonheurs de l’édition, journal de stage, de Bruno Migdal
Editions de la Différence, 2012
9782729119560
141p, 10€50
Un article de Clarice Darling.
Comment je suis devenu un ecrivain celebre, de Steve Hely
Je ne sais pas vous, mais moi, ce qui m’attire dans un livre, c’est son titre. Puis sa quatrième de couverture. Le nom de l’auteur est ici complètement inconnu, normal, c’est son premier roman.
Les éditions Sonatine remplissent à merveille l’appel marketing qui fait vendre. Belle couverture, titre très accrocheur et quatrième de couverture géniale, qui fait de ce livre, la huitième merveille du monde (bravo au stagiaire !)
Sans oublier LA phrase d’un journal américain qui glorifie ce livre.
Bref, le concept packaging est là et tant mieux pour eux si ça fait vendre. Reste maintenant à ouvrir l’ouvrage.
Il rédige donc Cendres dans la Tornade, un ramassis de clichés tous plus dégoulinants les uns que les autres. En fait, il ne fait que reproduire ce qu’il sait des best-sellers américains. De l’amour passionnel, des enfants cancéreux, une tragédie imminente (Katerina fait encore beaucoup pleurer dans les chaumières américaines), une vieille (pour le lectorat de plus de 60 ans), des virées en voiture sur les routes américaines (pour le côté Jack Kerouac et faire plaisir aux magnats du pétrole) bref, un salmigondis de clichés tous plus outranciers les uns que les autres.
Mais le problème, c’est que ça marche. Le livre est publié. S’ensuit alors une longue angoisse à scruter les sites tels Amazon pour connaître le classement du livre. Sans vous dire la suite…
Dans Comment je suis devenu un écrivain célèbre, tous les clichés littéraires sont là. Le jeune raté qui écrit un roman pour draguer son ex, la maison d’édition fauchée qui ne parie pas un kopek sur l’auteur, les autres « écrivains » immensément riches grâce aux parutions de leurs « romans », les journalistes qui courent après le scoop littéraire… A peu de choses près, on s’y croirait.
Steve Hely s’amuse à démonter toutes les étapes de publication d’un roman, de la source d’inspiration à la promotion avant la chute inexorable des ventes.
Ca aurait pu être bien. Il m’est arrivé parfois de rire à certaines phrases de ce livre. Ou à certaines situations. Cependant, mon premier constat en refermant cet ouvrage a été « ouf… » Ouf dans le sens, bon sang que ça a été long. 370 pages de rebondissements en tout genre, pas une seule minute pour souffler. Steve Hely ne s’appuie pas sur ses personnages, ne les développe pas. Il ne s’attarde jamais vraiment sur les sentiments de son personnage. On passe de Tata Evelyn à Derek ou Hobart en moins de 5 secondes top chrono et on fatigue à force de se perdre dans le sillage de Pete Tarslaw, le héros du bouquin.
Au final, Comment je suis devenu un écrivain célèbre n’est pas si drôle que la quatrième de couv’ veut bien nous le faire croire. C’est au plus un roman sympa à lire sur la plage cet été, roman qui ne vous laissera pas de grands souvenirs. Ce qui est sûr, c’est que ce sera toujours plus divertissant et enrichissant intellectuellement que le nouveau Guillaume Musso…
Comment je suis devenu un écrivain célèbre de Steve Hely
Editions Sonatine
ISBN 9782355840623
370 pages 18€
Une chronique de Clarice Darling
31 mai 2011 | Catégories: Romans Etrangers | Tags: édition, Comment je suis devenu un écrivain célèbre, plage, roman, Steve Hely | 2 Commentaires