Requiem pour une Apache, de Gilles Marchand


Éditions Aux Forges de Vulcain, 2020
ISBN 9782373050905
414 p.
20 €
RENTRÉE LITTÉRAIRE 2020
Jolene n’est pas la plus belle, ni forcément la plus commode. Mais lorsqu’elle arrive dans cet hôtel, elle est bien accueillie.
Un hôtel ? Plutôt une pension qui aurait ouvert ses portes aux rebuts de la société : un couple d’anciens taulards qui n’a de cesse de ruminer ses exploits, un ancien catcheur qui n’a plus toute sa tête, un jeune homme simplet, une VRP qui pense que les encyclopédies sauveront le monde et un chanteur qui a glissé sur la voie savonneuse de la ringardisation…
Quand Gilles Marchand écrit, le bizarrotron posé sur son bureau à côté de lui ne doit jamais cesser de crépiter.
Le bizarrotron ? Vous ne savez pas ce que c’est ? Pour le découvrir, lisez donc Requiem pour une Apache, son nouveau roman. Et demandez quelques explications à Antonin, il sera ravi de vous en fournir.
La comédie des ratés
Antonin, vous le rencontrerez parmi d’autres dans l’hôtel de Jésus. L’hôtel, enfin, la pension. La pension, enfin… plutôt une sorte de havre où ont échoué différentes âmes en peine au cours des années.
Une drôle de faune. Pas méchants pour un sou, hein. (Quoique, vaut mieux pas chercher des noises à Marcel, l’ancien catcheur. Il a la cogne facile, même s’il est foncièrement brave par ailleurs.)
Gilles Marchand n’a pas son pareil pour (re)mettre sur pied ce genre de personnages, antihéros du quotidien, ces gens qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus, ou qu’on ne veut pas voir.
Des ratés, des losers, des oubliés, des incompris, des rejetés, des piétinés, des gens en fin de parcours. Cousins de ceux qui étaient déjà accoudés au comptoir du bouleversant Une bouche sans personne, son premier roman.
Le Comptoir des Maux
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nombre d’événements se produisent à nouveau autour d’un autre comptoir, celui derrière lequel se tient Jésus, le patron de la pension qui devient l’épicentre de la rébellion des sans-grade. Non pas parce que ces personnages sont tous des alcooliques notoires (même si, à l’occasion, ils aiment bien boire, surtout en bonne compagnie). Mais parce que le comptoir est un lieu révélateur.
C’est là que surgit pour la première fois Jolene, l’Apache du titre. Là qu’échouent les rêves et les espoirs, acharnés à tenir debout alors même que le monde entier conspire à les fracasser.
Le comptoir accueille le silence ou la parole, scelle les mystères ou lève les voiles. C’est un lieu de patience et d’écoute, de temps long et d’abandon. Et Gilles Marchand sait parfaitement en exploiter le caractère convivial, profondément humain.
Sense of humor
Mais comme ce romancier atypique ne fait rien comme tout le monde, il ajoute régulièrement de quoi faire vibrer son fameux bizarrotron.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : parmi les personnages de Requiem pour une Apache, on croise un homme réduit à l’état liquide après avoir cru voir entrer dans l’hôtel la femme (fantasmée) de sa vie, et qui vit depuis dans une bassine – posée sur le comptoir, on y revient.
Des dérapages hors contrôle du réel, il y en a pas mal dans le livre. Gilles Marchand fait penser les réverbères, ressuscite un ancien résistant de la Seconde Guerre mondiale réduit à l’état de momie après avoir été oublié pendant plus de trente ans dans un grenier, organise le vol du fameux passage piéton représenté sur la pochette du disque Abbey Road des Beatles…
Ces idées apparemment loufoques surgissent toujours avec le plus grand sérieux, plantées sans arrière-pensée par la plume de l’auteur, qui trempe abondamment dans un grand flacon de sense of humor, cette drôlerie à l’anglaise que Gilles Marchand parvient à s’approprier à sa manière – ce qui n’est pas un mince exploit.
Elles participent d’une vision singulière du monde, ce regard hors normes qui projette sur l’humanité un mélange de poésie absurde, d’un joyeux désespoir existentiel mais aussi d’humour.
« Je me presse de rire de tout… »
Car il en faut, de cette légèreté, de cette ouverture sur tous les possibles, pour contrebalancer le portrait du réel qu’esquisse Gilles Marchand dans son roman.
Requiem pour une Apache n’est pas une farce, une comédie frivole qui se contenterait d’aligner les blagounettes superficielles.
C’est un livre assez dur, souvent poignant, hanté par l’échec et la désillusion, qui dit sans ambage le monde dans lequel nous vivons, ce monde affolant contre lequel il est urgent de déployer énormément de rire, de générosité et de second degré pour ne pas se laisser broyer ni céder à sa violence.
Mais c’est aussi un livre idéaliste,un livre de résistance, qui oppose à la faillite du politique la foi des rêveurs et la vertu des créateurs.
Et un livre d’amitié, de solidarité, qui redonne ses lettres de noblesse à la notion de communauté.
Et un livre sur la musique, qui n’est jamais loin dans les romans de Gilles Marchand. Pas un hasard, d’ailleurs, que le narrateur soit un ancien chanteur dont la voix, springsteenienne à la française, chante rauque et fatiguée l’errance des gens de peu et leur légitime soif de rébellion.
We’re riding out tonight to case the promised land
J’attendais beaucoup de Requiem pour une Apache, après avoir adoré Une bouche sans personne et le recueil de nouvelles Des mirages plein les poches.
Vous l’aurez compris, je n’ai pas été déçu du tout, et suis ravi de voir s’affirmer l’univers d’un romancier si précieux par son originalité et son humanité.
Heureux soient les déglingués, car ils ne règneront jamais sur le monde, mais le sauveront en lui offrant une beauté à nulle autre pareille.
Josephine Baker de Catel et Bocquet
J’avais adoré Kiki de Montparnasse ou Olympe de Gouges, que le duo a écrit il y a quelques années déjà. Il y avait fort à parier que Joséphine Baker allait m’enchanter tout autant.
Catel a vraiment un sacré coup de crayon et cette biographie, toute de noir et de blanc, retrace la vie de la plus grande artiste noire américaine (puis française!) du 20ème siècle. Son enfance misérable, son éclosion puis sa gloire avant la déchéance. Un destin dont les Américains sont friands.
Seulement, retracer une vie de 69 ans en 460 pages, c’est difficile. Et il arrive parfois que l’on passe d’une vignette à l’autre en sautant plusieurs jours voire semaines et c’est difficile à suivre.
Les biographies en fin d’ouvrage sont en revanche les bienvenues. On ne sait pas toujours qui est qui pour les personnes les moins connues citées dans le livre et les bios sont très détaillées, très intéressantes.
En bref, encore un très bon travail de Catel et Bocquet avec la mise en lumière d’une femme extraordinaire, à la vie hors norme, tout comme les deux héroïnes de leurs deux précédents ouvrages.
Un livre à lire, à offrir, pour se remémorer cette reine du music-hall, cette grande dame de la Résistance, cette optimiste acharnée, qui recherchait le bonheur à tout prix.
Joséphine Baker de Catel et Bocquet
Éditions Casterman, 2016
9782203088405
563 p., 26,95€
Un article de Clarice Darling
A première vue : la rentrée Albin Michel 2016
Ça dérape un peu chez Albin Michel ! Neuf titres français et trois étrangers rien qu’en août, c’est plus que les années précédentes et ce n’est pas forcément pour le meilleur, gare au syndrome Gallimard… Il devrait y avoir tout de même deux ou trois rendez-vous importants, comme souvent avec cette maison, que ce soit du côté des premiers romans comme des auteurs confirmés.
LE DÉMON A VIDÉ TON CERVEAU : Possédées, de Frédéric Gros
C’est l’un des buzz de l’été chez les libraires, et c’est souvent bon signe. Pour son premier roman, l’essayiste et philosophe Frédéric Gros s’intéresse au cas des possédées de Loudun, sombre histoire de possession et exorcisme de bonnes sœurs soi-disant habitées par Satan réincarné sous la forme du curé Urbain Grandier. Nous sommes en 1632, Richelieu est au pouvoir et entend mener une répression sévère contre la Réforme ; humaniste, amoureux des femmes, Grandier est une cible parfaite… Une réflexion sur le fanatisme qui devrait créer des échos troublants entre passé et présent.
L’HOMME A L’OREILLE COUPÉE : La Valse des arbres et du ciel, de Jean-Michel Guenassia
Après un précédent roman (Trompe-la-mort) moins convaincant, l’auteur du Club des incorrigibles optimistes revient avec un roman historique mettant en scène les derniers jours de Vincent Van Gogh, en particulier sa relation avec Marguerite, une jeune femme avide de liberté, fille du célèbre docteur Gachet, connu comme l’ami des impressionnistes – mais l’était-il tant que ça ? Guenassia s’inspire aussi de recherches récentes sur les conditions de la mort de Van Gogh, fragilisant l’hypothèse de son suicide… On attend forcément de voir ce que ce grand raconteur d’histoire peut faire avec un sujet pareil.
WERTHER MINUS : Lithium, d’Aurélien Gougaud
Elle refuse de penser au lendemain et se noie dans les fêtes, l’alcool et le sexe sans se soucier du reste ; Il vient de se lancer dans la vie active mais travaille sans passion. Ils sont les enfants d’une nouvelle génération perdue qui reste assez jeune pour tenter de croire à une possibilité de renouveau. Premier roman d’un auteur de 25 ans, qui scrute ses semblables dans un roman annoncé comme sombre et désenchanté.
ABOUT A BOY : Un enfant plein d’angoisse et très sage, de Stéphane Hoffmann
Ce titre, on dirait un couplet d’une chanson de Jean-Jacques Goldman, tiens ! (C’est affectueux, hein.) Antoine, 13 ans, aimerait davantage de considération de la part de ses parents, duo d’égoïstes qui préfèrent le confier à un internat suisse ou à sa grand-mère de Chamonix plutôt que de l’élever. Mais le jour où ils s’intéressent enfin à lui, ce n’est peut-être pas une si bonne nouvelle que cela… Une comédie familiale pour traiter avec légèreté du désamour filial.
QUAND NOTRE CŒUR FAIT BOUM : Pechblende, de Jean-Yves Lacroix
Deuxième roman d’un libraire parisien spécialisé dans les livres d’occasion – ce qui explique sans doute pourquoi le héros de ce livre est justement libraire dans une librairie de livres anciens (ah). A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le dit libraire tombe amoureux d’une assistante de Frédéric Joliot-Curie, mais se trouve confronté à un dilemme cruel lorsque le conflit éclate et que son patron décide d’entrer dans la clandestinité.
MEMENTO : La Danse des vivants, d’Antoine Rault
A la fin de la Première Guerre mondiale, un jeune homme se réveille dans un hôpital militaire, amnésique mais parlant couramment aussi le français que l’allemand. Les services secrets français imaginent alors de l’affubler de l’identité d’un Allemand mort et de l’envoyer en infiltration de l’autre côté de la frontière… Après Pierre Lemaitre racontant l’impossible réinsertion des soldats survivants à la fin de la guerre dans Au revoir là-haut, le dramaturge à succès Antoine Rault s’intéresse au début de l’entre-deux-guerres dans l’Allemagne de Weimar. Une démarche intéressante, pour un livre présenté comme un roman d’aventures.
AMÉLIE MÉLO : Riquet à la houppe, d’Amélie Nothomb
Nothomb n’en finit plus de se recycler, et cette année, la peine est sévère. Je l’annonce tout net, j’ai tenu cinquante pages avant d’abandonner la lecture de ce pensum sans imagination, remake laborieux d’un conte qui rejoue grossièrement Attentat, l’un des premiers livres de la romancière belge. Franchement, si c’est pour se perdre dans ce genre de facilité, Amélie devrait prendre des vacances. Ça nous en ferait.
BATTLEFIELD : Avec la mort en tenue de bataille, de José Alvarez
Le parcours épique d’une femme, respectable mère de famille qui se lance corps et âme dans la lutte contre le franquisme dès 1936, se révélant à elle-même tout en incarnant le déchirement de l’Espagne d’alors.
MON PÈRE CE HÉROS : Comment tu parles de ton père, de Joann Sfar
L’hyperactif Sfar revient au roman, ou plutôt au récit, puisqu’il évoque son père (tiens, quelle surprise). Je le laisse aux aficionados, dont je ne suis pas…
*****
BUFFALO SOLDIER : Brève histoire de sept meurtres, de Marlon James (un peu lu)
Cette première traduction mais troisième roman du Jamaïcain Marlon James a reçu le Man Booker Prize en 2015 et arrive en France auréolé d’une réputation impressionnante. Et pour cause, ce livre volumineux (850 pages) affiche clairement son ambition, celle d’un roman choral monumental qui s’articule librement autour d’un fait divers majeur, une tentative d’assassinat dont fut victime Bob Marley en décembre 1976 juste avant un grand concert gratuit à Kingston. En donnant une voix aussi bien à des membres de gang qu’à des hommes politiques, des journalistes, un agent de la CIA, des proches de Marley (rebaptisé le Chanteur) et même des fantômes, Marlon James entreprend une vaste radiographie de son pays.
Une entreprise formidable – peut-être trop pour moi : je viens de caler au bout de cent pages, écrasé par le nombre de personnages, le style volcanique et un paquet de références historiques que je ne maîtrise pas du tout… Ce roman va faire parler de lui, c’est certain, il sera sans doute beaucoup acheté – mais combien le liront vraiment ? Je suis curieux d’avoir d’autres retours.
RAGING BULL : Sur la terre comme au ciel, de Davide Enia
Une grande fresque campée en Sicile, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 90, qui entrelace le destin de trois générations, dont le petit Davidù, gamin de neuf ans qui fait l’apprentissage de la vie, de l’amour et de la bagarre dans les rues de Palerme. Premier roman de Davide Enia, finaliste du prix Strega, l’équivalent italien du Goncourt.
COLLISION : La Vie nous emportera, de David Treuer
Août 1942. Sur le point de s’engager dans l’U.S. Air Force, un jeune homme se trouve mêlé à un accident tragique qui bouleverse non seulement son existence, mais aussi de ses proches. Une fresque humaine et historique à l’américaine.
Le Fleuve guillotine, d’Antoine de Meaux
Signé Bookfalo Kill
La Révolution française ne s’est pas tenue qu’à Paris, comme l’Histoire telle qu’elle est enseignée en accéléré tend parfois à le laisser penser. De nombreuses provinces l’ont vécue également à leur manière ; c’est le cas de Lyon, qui s’est très vite élevée contre la ligne dure prônée par les Jacobins. Républicaine mais modérée, la Capitale des Gaules ne voulait pas de la Terreur. Elle l’a payée dans le sang et la fureur, violemment réprimée par la Convention.
C’est ce que raconte Le Fleuve guillotine, gros roman historique d’une excellente facture, qui dresse avec un luxe de détails la reconstitution dans ces quelques mois, entre le 10 août 1792 (date de la chute de la royauté, pour ceux qui somnolaient contre le radiateur au fond de la classe) et la fin 1793. J’ignorais ainsi totalement que Lyon, après s’être ralliée aux Girondins et avoir éliminé les leaders montagnards envoyés dans la ville par la Convention, avait fait l’objet d’un siège en règle, durant deux mois, d’août à octobre 1793, avant de céder, affamée et pilonnée.
Avec beaucoup d’énergie et une belle verve, notamment dans les dialogues, Antoine de Meaux plonge quelques personnages solidement campés dans ce tourbillon effarant. Il évoque avec autant de précision les batailles de rue et les grands moments historiques (l’ouverture du roman, qui relate la reddition de Louis XVI à Paris, est ainsi une entrée en matière parfaite) que les soubresauts politiques et les errances de ses héros, confrontés à des choix bien trop grands pour eux, mais qui tous affrontent leur destin en affirmant des caractères que le contexte hors norme exacerbe.
Les lecteurs peu familiers de géographie lyonnaise trouveront en fin de volume plusieurs cartes joliment dessinées, qui plantent les grands lieux du récit autant que de la région où il se déroule. Une initiative qui s’avère fort utile, car de la sorte on plonge dans l’intrigue au plus près des pavés, de la superbe place Bellecour – si riche qu’elle sera symboliquement détruite par les Conventionnels après la chute de la ville – à l’Hôtel de Ville, de la Saône au Rhône, le fameux « fleuve guillotine » du titre, ainsi nommé car un certain nombre de condamnés furent exécutés sur le pont Morand, et leurs corps balancés directement dans l’eau… Ah ça, oui, on savait s’amuser à l’époque !
Le Fleuve guillotine, d’Antoine de Meaux
Éditions Phébus, 2015
ISBN 978-2-7529-1031-8
446 p., 23€
Une forêt d’arbres creux, d’Antoine Choplin
Signé Bookfalo Kill
En décembre 1941, le peintre et caricaturiste tchèque Bedrich Fritta arrive au ghetto de Terezin avec sa femme et son tout jeune fils. Son talent le fait nommer à la tête du Bureau des dessins ; il y retrouve d’autres artistes, avec lesquels il travaille sur des plans d’aménagement du camp, ainsi que sur ceux du futur crématorium.
Alors, parce qu’ils n’ont rien de mieux pour survivre et résister, Fritta et ses amis se réunissent clandestinement la nuit. Là, dans la lumière feutrée des lampes étouffées, ils reprennent leurs crayons pour dessiner la véritable vie du ghetto, dans toute sa crudité…
Par sa délicatesse, son humanité, sa finesse psychologique, son écriture tout en non-dits, Antoine Choplin est l’un de nos écrivains discrets les plus précieux. De ceux qui font rarement la une de la presse (hélas), mais qui trouvent heureusement le chemin de leurs lecteurs en librairie. Autant dire qu’il me semblait indispensable de lui accorder une large place ici.
Dans plusieurs de ses romans, Choplin a une manière récurrente : celle de s’emparer d’une page d’histoire précise pour en faire le fond de l’œuvre, son décor en quelque sorte, sans jamais chercher à composer pour autant un roman historique dans les règles. Ce fut le cas par exemple dans La Nuit tombée (Tchernobyl), Radeau (la débâcle en 1940 et le sauvetage des oeuvres d’art pour éviter qu’elles tombent entre les mains des nazis) ou Le Héron de Guernica (je vous laisse deviner), et ça l’est à nouveau dans Une forêt d’arbres creux, où l’écrivain nous fait découvrir le ghetto de Terezin.
Moins « connu » qu’Auschwitz ou Ravensbrück, ce camp d’internement n’en a pas moins une histoire aussi cruelle, en ceci que s’y ajoute un cynisme sans nom. En effet, Theresienstadt, de son nom allemand, fut conçu par les nazis comme une « vitrine » : y étaient enfermés, dans un simulacre de liberté, des artistes juifs, qui avaient la possibilité d’y exercer leur art. De nombreuses pièces musicales y furent composées et créées, de même que des écrits ou des œuvres scripturales – dont un certain nombre, miraculeusement, nous est parvenu. La Croix-Rouge internationale, autorisée à visiter les lieux, n’y vit que du feu, bernée par les maisons repeintes de frais, les jolis (faux) commerces, les enfants joyeux, les parties de football et les spectacles.
Ces éléments historiques, vous en trouverez des traces dans Une forêt d’arbres creux, lorsque le regard de Bedrich Fritta les attrape. Car c’est son point de vue qui compte et raconte. Si Antoine Choplin a choisi Fritta comme personnage principal, c’est justement parce qu’il était dessinateur. Chaque chapitre, assez court, ressemble à un tableau, ou au moins une esquisse saisie au vol – et pour cause, le romancier s’est inspiré à chaque fois d’une œuvre de son protagoniste. Les mots, choisis avec soin et parcimonie, forment une reconstitution impressionniste de scènes volées, à petites touches délicates, imposant à la poésie de la langue de contrebalancer l’horreur des situations.
A nouveau, j’insiste : Une forêt d’arbres creux n’est pas un roman historique. Les faits ont moins d’importance que ce qu’ils permettent d’évoquer de l’humanité s’élevant à contre-courant de la barbarie. Antoine Choplin rappelle à propos que résister avec un crayon ne date pas d’hier, et c’est cette rébellion discrète qui l’intéresse, la manière dont quelques hommes et femmes, connaissant la menace pesant sur leurs épaules, font ce qu’ils pensent être juste, pour eux avant tout, mais aussi pour les autres.
Il paraît inconcevable de parler de la beauté de ce roman, et pourtant… C’est bien la plus grande force de Choplin que de savoir dénicher de l’élégance, de la finesse et de l’émotion dans les contextes les plus sombres. Il y parvient à nouveau très joliment dans Une forêt d’arbres creux, œuvre profondément touchante et juste, l’un de ses plus beaux livres pour moi.
Une forêt d’arbres creux, d’Antoine Choplin
Éditions la Fosse aux Ours, 2015
ISBN 978-2-35707-065-3
116 p., 16€
Le bercail, de Marie Causse
Esther est une petite jeune femme qui, pour se payer ses études, fait des ménages chez les personnes âgées de son patelin, au fin fond du Massif Central. En même temps qu’elle astique la cuisinière ou fait les poussières, elle les fait parler de la guerre, sa curiosité sur ce sujet étant sans limite.
Un jour, on enterre la Marthe, une dame centenaire, renfermée sur elle-même, chez qui Esther n’est jamais allée. Elle sait juste qu’une rumeur circule dans le village, concernant Odette, la fille de Marthe et Alphonse, frère aîné du grand-père d’Esther. Que s’est-il passé en 1944? Pourquoi Alphonse a été fusillé? Odette, amoureuse éconduite, aurait-elle dénoncé celui pour qui elle soupirait?
Mais dans le village, c’est le mur du silence qui s’abat sur cette histoire. D’autant qu’Odette débarque et s’installe dans la maison de feue sa mère…
Marie Causse a une plume que j’ai découvert avec délectation. C’est beau, bien écrit, on sent les études littéraires chez cette brillante auteure. Si l’histoire d’Esther et de son village est symptomatique des années d’après-guerre, je dois vous avouer ma préférence pour la seconde partie du livre. Cette fois, plus de mise en scène, plus de mensonge, plus de roman. Esther redevient Marie, l’auteure, et cette dernière nous raconte l’histoire de sa famille. Elle part en quête, dans les archives et auprès des derniers anciens, de l’histoire de son arrière-grand-père, arrêté par un Français et mort en déportation, dénoncé pour avoir une cache d’armes dans un cabanon au fond d’un de ses champs. Mais… et si c’était pour couvrir son fils unique, François, que l’arrière-grand-père de Marie s’était constitué prisonnier?
Pour honorer sa mémoire et aider sa grand-mère à comprendre pourquoi son père avait été tué, Marie Causse va enquêter pendant plusieurs mois et nous fait revivre, dans cette deuxième partie, la traque à l’indice, aux infos, les journées aux archives.
C’est beau, émouvant, triste et fort à la fois. Marie Causse a cette force de l’écriture, cette beauté des intentions qui font de son livre, non pas un énième récit sur la guerre, mais un hymne d’amour à ses ancêtres, morts ou vivants.
Le bercail, de Marie Causse
Collection l’Arpenteur
Éditions Gallimard, 2015
9782070106578
239 p., 19€90
Un article de Clarice Darling.
A première vue : la rentrée Gallimard 2015
Pour le 500e article de ce blog (oh là là, déjà…), nous aurions pu imaginer quelque chose d’un peu festif, ou bien une rétrospective de tous nos blablas, un best of, que sais-je… Mais bon, l’actualité étant ce qu’elle est, au lieu de tout ça, nous allons vous présenter la rentrée littéraire 2015 des éditions Gallimard. Hé oui, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Ah, Gallimard ! Dois-je vous rebattre les oreilles comme chaque année avec cet éditeur, certes prestigieux, mais qui n’a toujours pas compris que le trop est l’ennemi du bien ? Avec vingt livres présentés en cette rentrée 2015 (17 français et 3 étrangers), la vénérable maison est à nouveau hors de toute réalité et bien loin de ses consœurs. Sans doute espère-t-elle écraser la concurrence en occupant largement le terrain…
Autant dire que ça ne marchera pas : sur l’ensemble de leur offre, peu de romans se détachent – cependant ceux qui le font sont très intéressants. Sur le papier, en tout cas.
Comme chaque année, nous nous contenterons de citer en fin d’article les titres qui nous semblent les moins attractifs – un choix subjectif totalement assumé, bien entendu. Et vous aurez le droit de ne pas être d’accord !
Y’A DU GONCOURT DANS L’AIR : Les prépondérants, de Hédi Kaddour
Il y a dix ans, Hédi Kaddour, jusqu’alors poète confidentiel, débarquait dans le paysage romanesque avec Waltenberg, somme ambitieuse couvrant une grande partie de l’Histoire du XXème siècle au fil d’un entrelacs admirable d’intrigues et de personnages, qui lui avait valu le Goncourt du premier roman. Avec ce nouveau roman d’aventures, il nous propulse dans les années 20, à l’occasion d’un tournage hollywoodien dans une petite ville du Maghreb qui va provoquer un choc des cultures propice à une réflexion plus large sur le monde d’alors, pris entre deux conflits mondiaux. Grosse attente en ce qui nous concerne.
SEAS OF RHYE : 7, de Tristan Garcia
« Romans », indique la couverture. Au pluriel donc, puisque 7 est la somme de sept histoires, apparemment indépendantes, qui finissent par se répondre et constituer une vue d’ensemble de notre société – pas au mieux de sa forme, j’aime autant vous prévenir. Au programme, et en variant formes et tons : drogue, art, politique, religion, mode, extra-terrestres et immortalité. Les plus hautes attentes sont là aussi autorisées.
GEORGE ORWELL RELOADED : 2084, de Boualem Sansal
Je ferais volontiers également du romancier algérien un candidat sérieux aux prix d’automne ; en tout cas, on parlera forcément de sa variation sur 1984, se déroulant dans un pays imaginaire, l’Abistan, placé sous la coupe du prophète Abi, « délégué de Yolah sur terre », qui conditionne le bonheur de ses sujets à une soumission totale et à un rejet des pensées personnelles. Le héros remet pourtant en cause cet état de fait et part en quête d’un peuple de renégats, qui vivraient sans religion dans des ghettos…
CHUCHOTIS II : La Terre qui penche, de Carole Martinez
Retour au Domaine des Murmures pour Carole Martinez, qui y avait décroché un Goncourt des Lycéens il y a quatre ans. Nous sommes toujours au Moyen Age, mais presque deux siècles plus tard, et les femmes occupent à nouveau le premier plan. Cette fois, le roman est articulé autour d’un dialogue entre une vieille âme et une petite fille qui partagent la même tombe – la première étant en fait l’âge l’âme de la seconde, qui évoque son enfance et, à travers elle, son époque.
PAPYLAND : Mémoires d’outre-mer, de Michaël Ferrier
A l’origine de ce livre, Ferrier mène des recherches sur son grand-père Maxime, né à l’île Maurice, devenu acrobate dans un cirque itinérant de l’océan Indien, avant de s’installer à Madagascar. C’est là, en déroulant le fil de l’enquête familiale, que l’auteur découvre l’histoire du « projet Madagascar », un plan nazi visant à envoyer les Juifs d’Allemagne et de l’Europe vaincue sur l’île afin de les y parquer. Les deux investigations cohabitent dans ce récit ambitieux qui promet d’être passionnant.
GRANDPAPYLAND : Le Bercail, de Marie Causse
Une autre enquête familiale, celle que mène la romancière sur son arrière-grand-père, arrêté en février 1944 et mort en déportation six mois plus tard. Durant son enfance, Marie Causse a collecté les souvenirs de sa grand-mère ; devenue adulte, elle mène des recherches plus approfondies, qui la conduisent à proposer dans ce livre, outre l’histoire de son aïeul, une évocation de la Résistance dans un petit village français.
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Voilà les romans francophones les plus intéressants, au nombre de six donc – ce qui en laisse onze plus ou moins sur le carreau… Avant de les évoquer rapidement, passons aux trois étrangers, beaucoup plus consistants.
SOPHOCLE RELOADED : Une Antigone à Kandahar, de Joydeep Roy-Bhattacharya
(traduit de l’anglais par Antoine Bargel)
Je me régale d’avance à l’idée des demandes que feront les clients en librairie lorsqu’ils essaieront de prononcer le nom de l’auteur :p
Plus sérieusement, tout est dans le titre : le romancier indien, qui vit aux États-Unis, repense le célèbre drame antique de Sophocle dans le cadre de la guerre en Afghanistan. Une femme en fauteuil roulant, enveloppée dans une burqa, se présente aux portes d’une base américaine pour réclamer le corps de son frère, combattant tué dans un affrontement récent. En confiant la parole à des protagonistes des deux camps, l’auteur donne à voir la guerre dans toute son absurdité.
SCARY MOVIE : Intérieur nuit, de Marisha Pessl
(traduit de l’américain par Clément Baude)
La mort mystérieuse d’une jeune femme pousse un journaliste d’investigation opiniâtre à s’intéresser de nouveau au père de la disparue, Stanislas Cordova, un célèbre réalisateur de films d’horreur dérangeants dans l’ombre desquels l’homme se camoufle depuis trente ans. Sa précédente enquête avait failli briser Scott McGrath, mais il en faudrait plus pour l’arrêter, et on plonge avec lui dans les sombres secrets d’une oeuvre hantée… Le roman sera enrichi de documents, photographies, extraits de journaux. Une originalité formelle pour un pavé de 720 pages aussi intriguant qu’intimidant.
VOTRE AMITIÉ AVEC UNE TRUITE : D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson
(traduit de l’islandais par Eric Boury)
Avec Entre ciel et terre et ses suites, l’auteur islandais est devenu une valeur sûre de la littérature nordique. Ce nouveau roman suit le retour d’un homme, expatrié au Danemark, dans la ville de son enfance. En trois époques suivant trois générations de la même famille, Stefansson interroge l’histoire de son pays, ses traditions mais aussi la manière dont il vit l’irruption de la modernité.
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Pour un peu, je ne mentionnerais pas le reste de la production francophone, parce que je ne vous cache pas que ça me fatigue d’avance… Mais, soyons honnêtes, il y a sûrement des textes honorables dans le lot, aussi les citerai-je tous, au moins par politesse.
Le Censeur, de Clélia Anfray : entré à l’Académie grâce à un unique succès, et à son art de courtisan, Charles Brifaut devient censeur des théâtres, ce qui lui donne droit de vie et de mort sur les oeuvres et les auteurs de son temps – notamment un certain Victor Hugo, dont il se plaît à briser Hernani. Mais l’arrivée d’un secrétaire inquiétant vient menacer son ascension.
Au pays d’Alice, de Gaëlle Bantegnie : l’auteure a eu une fille. C’est bien, on est content pour elle, ce n’était peut-être pas la peine d’en faire un bouquin.
Le Secret de l’Empereur, d’Amélie de Bourbon Parme : récit de l’abdication de Charles Quint, qui préfère renoncer au pouvoir lorsqu’il réalise que ce dernier ne lui permettra pas d’atteindre les idéaux auxquels il rêvait. Dans sa retraite, il se passionne pour les instruments de mesure du temps. Tic-tac.
Daniel Avner a disparu, d’Elena Costa : les parents de Daniel Avner ont été déportés. Chaque jour, après la Libération, sur l’ordre de son grand-père qui le terrorise, le jeune garçon vient au Lutetia les attendre, tout en sachant que tout espoir est vain. Premier roman.
Les irremplaçables, de Cynthia Fleury : Gallimard sort dans sa collection blanche, estampillée roman, le nouvel essai de la philosophe-psychanalyste à succès, et le balance dans sa rentrée littéraire. Si quelqu’un comprend…
Un papa de sang, de Jean Hatzfeld : l’ancien journaliste retourne au Rwanda, auquel il a consacré plusieurs livres (Une saison de machettes). Il y retrouve les enfants des bourreaux et des victimes du génocide survenu il y a déjà vingt ans, et leur donne la parole. Là, on pourrait avoir un texte fort, poignant et intelligent, reconnaissons-le.
Gratis, de Félicité Herzog : après s’être fait un nom en balançant sur son père, l’alpiniste Maurice Herzog (Un héros, Grasset, 2012), Félicité signe un premier roman narrant les grandeurs et décadences d’un homme, devenu riche grâce à une start-up, qui se réfugie à Jersey après avoir été ruiné pour concevoir une « solution à la condition humaine »…
Magique aujourd’hui, d’Isabelle Jarry : un roman d’anticipation dont le pitch évoque irrésistiblement un croisement entre Wall-E, le dessin animé Pixar, et Her, le film de Spike Jonze. Soit la relation fusionnelle entre un jeune homme et son assistant androïde.
Casanova l’aventure, d’Alain Jaubert : trente textes dont Casanova est le héros. Voilà.
Pirates, de Fabrice Loi : Marseille sert de cadre au parcours tragique d’un homme, ancien forain qui se lie d’amitié avec un ancien militaire. A un moment, apparemment, des pirates somaliens arrivent dans l’histoire, mais je n’ai pas trop compris comment. Si quelqu’un veut se dévouer pour le lire…
Hallali pour un chasseur, de Jean-François Samlong : roman initiatique et d’amour, ce récit d’une chasse interdite qui tourne mal est le douzième livre de cet auteur réunionnais.
Pendant les combats, de Sébastien Ménestrier
Signé Bookfalo Kill
Entre Ménile, le garçon si fort qu’on le compare à une bête de somme, et Joseph le maigrelet capable de réparer n’importe quoi, c’est à la vie à la mort depuis l’enfance, l’amitié la plus pure qui soit. En 1943, Joseph entre dans la Résistance et entraîne son camarade avec lui. Ensemble, ils fournissent en matériel des maquisards. La réalité implacable de la guerre les confronte à des choix aussi difficiles que radicaux…
Sébastien Ménestrier entre en littérature par la petite porte d’un format réduit (92 pages en quasi poche) et avare de mots. Chaque chapitre fait une page, deux grand maximum, et la plupart n’affiche que quelques lignes. C’est donc avec un style et une forme épurés à l’extrême que le jeune romancier entreprend de raconter une histoire qui n’est pas nouvelle : la Guerre, la Résistance, la violence, et au milieu de tout cela, l’amitié et ce qu’elle peut endurer, entre fidélité et trahison.
Il s’en sort très honorablement. Son pointillisme littéraire évoque celui d’Hubert Mingarelli, en plus prosaïque peut-être, en moins poétique. Il s’attache à des détails plutôt qu’au tout, aux gestes plutôt qu’à la parole, celle-ci s’avérant d’ailleurs l’ennemi du combat et de la cause. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, une forme aussi dépouillée demande beaucoup de précision et de justesse ; des qualités dont Sébastien Ménestrier ne manque pas, ce qui lui permet de faire souvent mouche, notamment dans des scènes émouvantes où le pathos n’était pas permis.
Pendant les combats est poignant, certes, mais trop court, trop léger pour faire impression ou pour sortir du lot. La mise en scène de l’amitié entre les deux hommes est réussie, subtile, tenant en quelques mots, mais elle n’apporte rien de nouveau non plus sur le sujet.
Bref, en tous points, si l’intérêt est éveillé, l’enthousiasme n’est pas non plus de mise. Pendant les combats est un premier roman touchant, mais qui demande confirmation d’une deuxième œuvre plus consistante.
Pendant les combats, de Sébastien Ménestrier
Éditions Gallimard, 2013
ISBN 978-2-07-013959-0
93 p., 9,50€
Aurais-je été résistant ou bourreau? de Pierre Bayard
Et nous revoilà face au nouvel opus de Bayard, un bon auteur aux fortes accroches, qui brille toujours par le choix de ses titres. Après Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Saintes Ecritures pour tout libraire, après Comment parler des lieux où l’on n’a pas été, après Qui a tué Roger Ayckroyd?, après moults autres titres, voici Aurais-je été résistant ou bourreau? Le titre qui accroche inévitablement le regard, j’en ai fait l’expérience dans le métro parisien les jours passés.
Pierre Bayard fait un commentaire de textes à partir de documents concernant les conflits rwandais ou bosniaque, la répression des Khmers rouges et bien sûr la Seconde Guerre mondiale. En s’appuyant sur des livres ou des documentaires, il a reconstitué ce qu’aurait pu être sa vie s’il était né comme son père en 1922, en tenant compte de sa famille, de ses études et de sa personnalité.
En découle un intéressant essai, à cheval entre philosophie, sociologie, histoire et psychanalyse. Bayard prend appui sur les récits de Justes parmi les nations, ou au contraire de personnes reconnues comme ayant été des bourreaux. Comment en sont-ils arrivés là? Comment peut-on tuer des gens par centaines, par milliers? Quel est l’élément déclencheur qui fait qu’on passe d’une personne lambda à un monstre ou un héros. Sans jamais porter de jugement, Pierre Bayard dissèque les récits de vie, recoupe les expériences menées par Milgram (passionnant!), et voit, au travers du prisme de son père, qui il aurait être pendant la Seconde Guerre mondiale. Héros? Résistant? Juste? Soldat? Tueur?
Au fond, ce n’est pas ce qui nous intéresse dans ce livre. C’est plutôt l’incroyable façon qu’a l’auteur de découper l’âme humaine et de se questionner sur la capacité d’obéissance, la rébellion, la peur de la mort et le désir de survivre.
Aurais-je été résistant ou bourreau? de Pierre Bayard
Editions de Minuit 2013
9782707322777
176p., 15€
Un article de Clarice Darling.
Les fidélités successives de Nicolas d’Estienne d’Orves
Ça n’arrive pas souvent, les livres que je referme avec amertume parce que je les ai déjà terminés. Tout de même, 711 pages me direz-vous! Oui, mais quelles pages!
Tout commence sur la petite île de Malderney, la plus méconnue des îles de la Manche, battue par les vents et gouvernée d’une main de maître par Virginia, digne descendante anglaise. Ses deux fils, Victor et Guillaume, n’ont qu’une hâte. Fouler le continent. Car à 16 et 17 ans, les deux ados n’ont jamais rien vu d’autres que leur île natale. La seule bouffée d’air pur leur vient chaque été par l’intermédiaire de Simon Bloch, producteur parisien et ami de Picasso, Cocteau et autres sommités de la culture de l’entre-deux guerres.
La vie aurait pu continuer ainsi longtemps si une jeune fille n’avait fait son apparition sur l’île. Pauline va être l’élément déclencheur du roman, qui contribuera à la fuite de Guillaume vers Paris, en compagnie de Simon Bloch. Avant que la guerre ne les rattrape tous.
Nicolas d’Estienne d’Orves a réussi un pari fou, réunir des personnages attachants, un Paris des années 40 extrêmement bien reconstitué et un souffle romanesque, le tout porté par la Seconde Guerre Mondiale. Il sait à merveille allier personnages fictifs et monde réel. Dans son roman, vous croiserez Jean Marais, Hermann Göring et Lucien Rebatet, dont Nicolas d’Estienne d’Orves est l’ayant-droit. Il n’a donc pas eu à chercher bien loin les éléments du Paris occupé. Entre son grand-oncle résistant et fusillé et les nombreux ouvrages de Lucien Rebatet, Nicolas d’Estienne d’Orves nous livre une vision détaillée du Paris collaborationniste, teinté de résistance; une dualité qu’on retrouve à chaque instant. Les collabos/les Juifs; les deux frères; Malderney/Paris; Anglais/Français; mensonge/vérité et on peut continuer comme ça encore longtemps.
J’ai été transportée par l’histoire et vraiment, j’étais déçue de devoir quitter les personnages à la fin du roman. Il est des livres dont on voudrait qu’ils n’aient pas de fin. Les fidélités successives en font partie.
Les fidélités successives de Nicolas d’Estienne d’Orves
Editions Albin Michel, 2012
9782226242945
715 p., 23€90
Un article de Clarice Darling.
Little Brother, de Cory Doctorow
Signé Bookfalo Kill
A 17 ans, Marcus Yallow est un Américain ordinaire ; fan de jeux vidéo en réseau et excellent bidouilleur en informatique, il prend un malin plaisir à contourner les interdits et les excès qu’autorisent les technologies modernes, sans toutefois dépasser des limites morales implicites. Ses passe-temps inoffensifs prennent une autre tournure lorsqu’un terrible attentat frappe San Francisco. Arrêté à proximité des lieux du drame avec trois de ses amis, Marcus est rudement interrogé par le DHS, un service anti-terroriste prêt à tout pour arriver à ses fins – y compris emprisonner et torturer des innocents (en les faisant passer pour morts auprès de leurs proches) dans une prison cachée sur une île au large de San Francisco…
Finalement relâché, Marcus décide alors de mettre ses dons de hacker au service d’une résistance contre le terrorisme quotidien imposé par le DHS dans sa prétendue lutte contre le terrorisme politique. Une résistance qui va prendre de plus en plus d’ampleur et dont l’adolescent va rapidement devenir le leader emblématique…
Auteur de S.F. pour grands, Cory Doctorow rejoint le club hautement estimable des auteurs qui prennent les adolescents pour tout sauf des imbéciles incultes. Bon sang, que cela fait plaisir de lire ce genre de roman, quand on sait qu’il est destiné à des lecteurs de quatorze ans (minimum tout de même) !
Sous les dehors parfaitement maîtrisés et plausibles d’un thriller addictif, Doctorow donne aux ados une formidable leçon de civisme et de morale, sans jamais sombrer dans la démagogie ou le manichéisme, et en ne manquant jamais au contraire d’élever le débat vers des sommets de philosophie politique tout simplement remarquables.
Marcus fait ainsi des choix, adopte des positions qui ne sont pas toujours les meilleures, et qui l’amènent à réfléchir sur son influence, sur la portée de sa voix. Héros, certes, mais jusqu’où ? Et selon quelle responsabilité ? L’Amérique va-t-en-guerre de George W. Bush, primitive et autoritariste, en prend méchamment pour son grade au passage…
Lui-même ardent défenseur des libertés individuelles des internautes et spécialiste de la question, Doctorow utilise ses connaissances poussées sur le sujet pour conduire l’intrigue informatique du roman. Il nous ouvre ainsi les portes des réseaux parallèles, de l’Internet caché, à mille lieux des pratiques encadrées et simplifiées de l’ordinateur made in Microsoft (qui a du bon quand on est un béotien, ce qui est le cas de la plupart d’entre nous, avouons-le sans honte !) C’est brillant, passionnant, même si de temps en temps un peu ardu à suivre – il faut dire que le sujet est complexe -, et toujours utile à l’histoire.
Ajoutons à cela des personnages solides autour de (et contre) Marcus, une intrigue crédible, une histoire d’amour joliment racontée et tout sauf cucu… De quoi obtenir l’hommage réussi au 1984 de George Orwell (cf. le titre du livre, sans équivoque) dont rêvait Doctorow en attaquant l’écriture de son premier roman pour adolescents. Pari tenu, mon cher Cory !
Little Brother, de Cory Doctorow
Editions Pocket Jeunesse, 2012
ISBN 978-2-266-18729-9
443 p., 18,80€