La Nuit de l’Ogre, de Patrick Bauwen

Tout commence au petit matin suivant une nuit de garde aux urgences – une nuit sans urgences, précisément, ce qui contrarie beaucoup le docteur Chris Kovak, toujours prêt pour un rodéo d’adrénaline. En même temps, il suffit parfois de demander : alors qu’il s’apprête à quitter l’hôpital pour rentrer chez lui, une jeune femme monte dans sa voiture, tient quelques propos décousus le temps d’une brève balade dans les rues de Paris, puis quitte le véhicule aussi vite qu’elle est y montée… en oubliant derrière elle un sac. Et son contenu aussi inattendu que morbide.
Tu en voulais, de l’adrénaline, Kovak ? Hé ben voilà, tu es servi !
Franchement, je ne sais pas comment j’ai fait pour ne jamais vous parler sur ce blog de Patrick Bauwen. Non, vraiment, je ne comprends pas, alors que j’ai lu tous les livres de cet auteur et que, pour la plupart (exception faite sans doute de Seul à savoir), je les ai beaucoup aimés. Le summum à ce jour restant pour moi Les fantômes d’Eden, authentique pépite de suspense, de justesse et d’émotion qui…
Oui, bon, j’y reviendrai peut-être une autre fois, parce qu’on est là pour causer de La Nuit de l’Ogre, dernier paru de ce médecin urgentiste devenu au fil des années un patron du thriller français. Moins connu, mais pas moins talentueux (voire plus !) que ses illustres confrères Grangé, Chattam ou Thilliez.
La Nuit de l’Ogre fait donc indirectement suite au Jour du Chien, sorti l’année dernière. Indirectement, parce qu’il s’agit d’une nouvelle intrigue autonome, tout en y retrouvant son héros, le docteur Chris Kovak, ainsi que certains autres personnages – et, toujours à l’œuvre dans l’ombre, le terrible Chien déjà à la manœuvre dans le précédent opus. Bauwen étant aussi habile que malin, on peut lire les deux romans indépendamment, même s’il est recommandé, au moins pour le plaisir, de commencer par le Jour du Chien.
Ce qui lie aussi les deux romans, mais également tous les livres de Bauwen, c’est leur indéniable efficacité. Le thriller, Bauwen sait faire, et bien faire. Chapitres courts, style énergique, rebondissements et cliffhangers bien placés, sens du rythme, ruptures d’intrigue : tout y est pour les amateurs du genre. Avec en plus quelques pincées d’humour bienvenues, petit détail qui, à mon sens, fait se démarquer le garçon de ses pairs. Bauwen est là pour vous filer les chocottes, mais il le fait sans se prendre trop au sérieux ni plomber l’ambiance démesurément, en sachant relâcher la pression de temps à autre pour détendre le lecteur, et ajouter de précieux petits morceaux d’humanité dans des histoires par ailleurs bien glauques comme il faut.
Dans La Nuit de l’Ogre, Patrick Bauwen ajoute en outre un nouvel ingrédient qui pimente ce polar largement urbain et contemporain, à savoir un hommage à la littérature populaire, aux feuilletons à suspense tels que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue ou les aventures de Fantômas de Souvestre & Allain. Sans rien vous dévoiler de l’intrigue, la figure de l’Ogre, avec son chapeau melon et sa redingote tout droit sortis de l’imagerie du XIXème siècle, hante littéralement les pages du roman, y laissant traîner une ombre dont on redoute (à raison) chaque apparition.
Bref, si vous êtes amateur de bons thrillers, notamment français, et que vous ne connaissez pas encore Patrick Bauwen, précipitez-vous, c’est du tout bon. Et si vous le connaissez déjà, n’hésitez pas. C’est du tout bon, on vous dit !
La Nuit de l’Ogre, de Patrick Bauwen
Éditions Albin Michel, 2018
ISBN 9782226436375
496 p., 22€
L’Etoile du Hautacam, de Pierric Bailly
Signé Bookfalo Kill
À la mort de sa grand-mère, Simon Meyer décide de quitter Paris pour venir s’installer dans la maison de son aïeule, dans le village de Stellange. A la capitale, il ne laisse que des regrets, un amour éteint, des amis qu’il ne comprend plus guère et des rêves de grandeur cinématographiques étouffés dans l’œuf.
Sur la route, pourtant, un étrange événement change tout. Voici qu’il retrouve Stellange, non plus en Lorraine, mais perché sur un plateau en suspension à quinze kilomètres au-dessus des Pyrénées, au-dessus de la station de Hautacam à laquelle il est relié par une tour de béton. Et lui, Simon, que l’on surnomme là-haut « l’enfant du soulèvement », est un peu le héros local, celui qui a permis au village de devenir L’Étoile du Hautacam l’un des lieux les plus courus du monde, lieu de plaisirs et d’une vie dont toute concurrence et toute mesquinerie semblent chassées. Mais les apparences valent-elles quelque chose dans un monde chimérique ?
Bien que le récit nous emmène très vite en haute altitude, il faut attendre la troisième partie du livre pour le voir décoller. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir campé auparavant force péripéties et personnages loufoques ; mais le style de Pierric Bailly, totalement neutre, n’est jamais en adéquation avec la folie d’un propos qu’il place notamment sous le patronage ambitieux de Lewis Carroll – l’étrange événement qui fait basculer l’intrigue est une rencontre autoroutière avec un lapin blanc…
Pendant les trois quarts du roman, le ton est donc d’une platitude désolante. Anecdotique ? On peut parfois se régaler d’un roman pas très bien écrit, mais dont le récit est si impeccablement mené qu’on en oublie les scories de la plume. Mais là, ça coince. Comment croire à ces quelques personnages loufoques (une vieille dame chauve qui passe des heures à parler aux poules, un homme qui se transforme en coq – oui, il y a un truc avec les gallinacés…) alors que la plupart des autres manquent totalement de personnalité, souvent réduits à un simple prénom ? Comment s’amuser des aventures de ces héros flous quand les descriptions sans relief s’enchaînent et que le rythme peine à s’emballer ? Vous devinez la réponse : je n’ai pas pu. J’ai traversé le roman sans jamais l’investir, pas rebuté mais jamais emballé non plus.
Quand je dis néanmoins que la fin de L’Étoile du Hautacam est meilleure que le reste, c’est parce que Pierric Bailly y explicite enfin son idée romanesque, celle de rendre hommage à la culture populaire, aux films de séries B ou Z, aux récits d’aventure – et que, soudain, l’écriture devient fluide, inspirée, comme si le romancier avait enfin trouvé la clef de la porte menant au pays des merveilles. Trop tard, malheureusement, juste de quoi donner au lecteur le regret d’être passé à côté d’une histoire qui aurait pu être digne de figurer de l’autre côté du miroir.
L’Étoile du Hautacam, de Pierric Bailly
Éditions P.O.L., 2016
ISBN 978-2-8180-2127-9
328 p., 17€
Sale temps pour les braves, de Don Carpenter
Signé Bookfalo Kill
Dans les années 40 et 50, entre Portland et San Francisco, Billy Lancing, un adolescent noir, tente de s’en sortir grâce à son don pour le billard ; Denny Mellon, petite frappe sans ambition, et son ami Jack Levitt, orphelin ténébreux qui n’a rien mais veut tout, traînent, zonent, détruisent et se cherchent. Leurs parcours se croisent et se répondent de salles de billard en hôtels miteux, de petits boulots minables à l’errance sans but, de la maison de correction à la prison, des accidents de parcours aux possibles rédemptions…
« La société n’en a rien à foutre de ce qui t’arrive, et tu le sais. La société est un animal, comme nous tous.
– Je ne te savais pas si philosophe.
– Je ne te savais pas si naïve. » (p.283)
Il y a des romans dont il est particulièrement difficile de parler. Ce sont souvent des œuvres dont la lecture impressionne, dont on comprend d’emblée qu’elles sortent du lot et s’inscrivent dans la catégorie rare des classiques instantanés. Quand on veut en parler, faire partager son émotion et son plaisir, on se heurte en général à la faiblesse de nos propres mots, bien inférieurs à la qualité et à la force de ceux de l’auteur.
Vous l’aurez compris, Sale temps pour les braves est, pour moi, de ceux-là. N’étant ni critique littéraire ni journaliste, mais simple lecteur, je vais néanmoins essayer de vous expliquer, en quelques mots, pourquoi j’ai été subjugué par ce roman magistral.
Il y a tout d’abord l’écriture de Don Carpenter, d’une maîtrise et d’une maturité d’autant plus saisissantes qu’elles appartiennent, lorsque paraît le roman en 1966, à un auteur de 35 ans dont c’est la première œuvre. Avec un sens du détail époustouflant, Carpenter décrit avec la même acuité l’atmosphère tendue des salles de billard, les rapports entre respect et défi des meilleurs joueurs, les lois complexes des différents jeux ; les errances insouciantes et dangereuses des jeunes désœuvrés ; la folie de Las Vegas ; ou la vie en prison, les règles officielles et celles, tacites, qui réglementent le quotidien des condamnés, la violence sous-jacente, les relations complexes entre les prisonniers.
Il faut ici saluer le travail exceptionnel de la traductrice Céline Leroy, car elle a su à l’évidence faire vibrer dans un français inspiré la langue brillante de Don Carpenter. Si la lecture de Sale temps pour les braves est aussi agréable qu’impressionnante, son travail y est pour beaucoup.
Outre la manière dont le romancier restitue une certaine Amérique d’après-guerre – comment ne pas penser à Sur la route de Kerouac ? -, ce qui fait la force et l’intérêt majeurs du livre, c’est le travail sur la psychologie des personnages, en particulier Jack Levitt. Tout au long du roman, on suit le fil de ses réflexions – sur l’existence en général et la sienne en particulier, sur le rapport à l’argent, sur la liberté et les limites que lui impose la société.
« Même traitement pour tout le monde, pensa-t-il, on est là, on vieillit, on meurt et rien d’autre n’arrive. » (p.95)
Les passages introspectifs sont longs et nombreux, pourtant jamais on ne s’ennuie, pas plus qu’on n’a l’impression pénible d’une stagnation du récit. Tout repose sur l’habileté invisible avec laquelle Carpenter imbrique action et réflexion, péripéties et ruminations. On tourne les pages de plus en plus vite, autant pour savoir ce qui arrivera ensuite à Levitt que pour découvrir où ses pensées le mèneront.
L’équilibre est fragile mais tenu de bout en bout, d’autant que le romancier ménage des surprises, notamment dans la troisième et dernière partie, lorsque le destin de Jack prend un virage inattendu après sa sortie de prison…
Sale temps pour les braves est l’un de ces immenses romans dont les Américains ont le secret, à la fois ambitieux et accessible, riche de sens et populaire au meilleur sens du terme. Je pourrais sans doute continuer à gloser à son sujet, mais je ne dirais rien de plus, et en beaucoup moins bien, que Dan Carpenter. Je vous laisse donc avec les braves…
Sale temps pour les braves, de Don Carpenter
Traduit de l’américain par Céline Leroy
Éditions Cambourakis, 2012
ISBN 978-2-916589-89-3
384 p., 23€
Les compagnons de la lune rouge, de Claire Mazard
Signé Bookfalo Kill
Paris, 1866. Faustine, bientôt 16 ans, est une adolescente indépendante, joyeuse et généreuse. Elle vit de liberté en vidant les poches des bourgeois, ayant découvert dans ses doigts agiles un don exceptionnel pour le larcin libertaire. Le but de sa vie : sortir Violette, sa “petite mère”, de la pauvreté.
Un homme mystérieux, qui la suit et l’observe depuis quelque temps, finit par l’aborder pour lui proposer de rejoindre une société secrète dont il fait partie. C’est le début d’un destin exceptionnel pour la jeune Faustine…
Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un roman pour adolescents aussi naïf. Dans le registre des bons sentiments, Claire Mazard dégomme toute la concurrence réunie et fait de l’ombre aux bons vieux dessins animés sirupeux de notre enfance. Ridiculisée, Candy ! Au moins, la romancière ne s’en cache pas, qui tente d’assumer ses tendances au gnan-gnan dans une postface sans équivoque.
Tous les clichés moutonnent donc allègrement : le patron cruel qui exploite ses employées, les gens du peuple pauvres mais dignes dans la misère, les histoires d’amour compliquées ou contrariées, les gentils très gentils et les méchants très méchants…
Sans parler de l’héroïne : intelligente, belle, habile, agile, charismatique, courageuse, dévouée, désintéressée… Plus parfaite, tu meurs. Il se trouvera sûrement de jeunes lecteurs (lectrices, surtout) en manque de romantisme pour s’identifier à elle. Au temps pour ceux, sans doute nombreux, qui apprécient les contrastes.
Tout ceci passerait peut-être si le style ne s’avérait pas aussi ingénu que le contenu. Certes, le critère a de l’importance avant tout pour le lecteur adulte que je suis. Aussi, quand je lis : “Cette fille était GE-NI-ALE” (p.8), je tique. Quand les dialogues dégoulinent de mignardise (“Les rossignols sont des promesses de bonheur, tu sais, ma fille. Mais nous sommes heureuses, déjà, ensemble, alors ce rossignol sera une promesse… de vie meilleure !” (p.96)), je grince des dents. Ah, et l’art subtil des points de suspension – bien maltraité ici…
Les lecteurs adolescents se préoccupent-ils de stylistique ? Le débat est ouvert. Pas tous, sûrement, mais certains oui. Et quand je vois le talent de certains auteurs – Timothée de Fombelle, Jean-Claude Mourlevat, Marie-Aude Murail pour ne citer que ces trois pointures de la littérature jeunesse en France –, le soin qu’ils apportent à leur écriture et le succès qu’ils rencontrent, je me dis qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
Tiens, puisqu’on parle de Marie-Aude Murail : elle aussi a rendu hommage au roman d’aventures populaire. Elle aussi en a pris tous les ingrédients et les a mélangés à l’exemple des maîtres, de Dickens à Dumas en passant par Leroux et Hugo. Le résultat, c’est Malo de Lange (Ecole des Loisirs) : drôle, enlevé, émouvant, le tout très bien écrit. Comme quoi c’est possible.